Le Sang du pauvre/Les éternelles Ténèbres

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Stock, Delamain et Boutelleau (p. 161-165).


XV

LES ÉTERNELLES TÉNÈBRES


Et factæ sunt tenebræ horribiles.
Moïse.


Il y a en haut de Montmartre, un peintre d’humeur farouche et doux comme les moutons du Bon Pasteur. Il jette facilement les riches à la porte de son atelier et partage avec de plus pauvres que lui le peu qu’il gagne. Aussi n’est-il pas sur le chemin de la fortune et des honneurs. Trop de probité en art et pas du tout d’entregent. Il est ce que les confrères arrivistes et pleins de pantalons nomment entre eux un raté.

Un monsieur se présente, descendant d’une automobile. Curiosité d’un côté, espérance de l’autre. Le visiteur a du temps à perdre. C’est si amusant, les ateliers d’artistes et on peut quelquefois y rencontrer des petits modèles ! Le visité, que tourmente son propriétaire, voudrait bien vendre une ou deux toiles. Rien de plus banal. Mais, ce matin, le pauvre peintre est particulièrement sombre et le bruit de l’automobile agite ses nerfs. Une conversation s’engage pourtant, bien stupide, hachée comme du chiendent. Tout à coup, on ne sait comment ni pourquoi, le monsieur, cédant à cet obscur mouvement intérieur qui porte les assassins à tout avouer, se déclare millionnaire. Il n’en faut pas davantage. L’artiste bondit.

— Vous êtes millionnaire, crie-t-il, qu’est-ce que vous venez faire ici ? Vous êtes millionnaire, vous avez une de ces voitures hideuses que j’exècre et vous ne l’employez pas uniquement à courir, du matin au soir, au secours des pauvres ! vous m’entendez bien, au secours des pauvres qui vous ont été confiés pour leur malheur et qui vous attendent en pleurant. Mais alors, vous êtes une canaille infâme, un voleur des pauvres ! Car enfin cet argent qui ne vous a rien coûté que la honte de le recevoir d’un père qui était probablement un bandit, vous le devez rigoureusement aux indigents, et vous ne pouvez le retenir sans être le plus lâche et le plus abominable des coquins… Ah ! vous ne sortirez pas d’ici avant de m’avoir entendu jusqu’au bout. Vous êtes venu comme cela en amateur, pour vous égayer de la misère d’un artiste fier qui vous comblerait d’honneur en vous invitant à lui décrotter sa chaussure, probablement même dans l’immonde espoir d’abuser de sa détresse ! Il est trop juste que vous m’entendiez, que cela vous plaise ou non. Je le répète, vous êtes une canaille, une lâche et sale canaille, infiniment au-dessous des cambrioleurs assassins qui, du moins, risquent leur peau ou leur liberté. Vous opérez ignoblement avec la complicité des gendarmes et des magistrats. Que l’argent, dont vous êtes le sac, ait été laissé par votre père ou que vous l’ayez volé vous-même, vous avez le devoir de le restituer aux victimes et vous le savez très-bien, si vous n’êtes pas un imbécile. Mais, à supposer que vous en fussiez le possesseur légitime, — ce qui est impossible et contraire à la raison, — un atome de conscience vous forcerait à vous en dépouiller. L’argent est pour la Gloire de Dieu, sachez-le bien, et la Gloire de Dieu est au sein des pauvres. Tout autre usage qu’on en peut faire est une prostitution et une idolâtrie. Mais, avant tout, c’est un vol. Il n’y a qu’un moyen de ne pas détrousser les autres, c’est de se dépouiller soi-même. Ce langage est nouveau pour vous, n’est-ce pas ? On ne parle pas ainsi dans vos milieux de crétins et de fainéants. N’importe ! cela me fait du bien de dire ces choses et de vous forcer à les entendre. Pour votre profit, je vous souhaite la ruine et la misère. Vous saurez alors ce que c’est que l’argent. Jusque-là vous resterez une brute. Si j’avais le malheur de devenir riche, monsieur le millionnaire, je n’aurais rien de plus pressé que de redevenir pauvre pour avoir le droit de boire du bon vin et de manger de délicieuses volailles. Les choses fines sont pour les pauvres, exclusivement, et les riches n’ont droit qu’aux ordures et aux tortures. Vous le comprendrez plus tard, je veux l’espérer. Maintenant, j’ai dit. Prenez votre chapeau et foutez le camp !

La richesse a une telle puissance pour avilir et idiotifier que le plus étonnant miracle serait que de telles paroles ne fussent pas tout à fait perdues. On peut se représenter l’âme du riche sous des étages de ténèbres, dans un gouffre comparable au fond des mers les plus profondes. C’est la nuit absolue, le silence inimaginable, infini, l’habitacle des monstres du silence. Tous les tonnerres et tous les canons peuvent éclater ou gronder à la surface. L’âme accroupie dans cet abîme n’en sait rien. Même dans les lieux souterrains les plus obscurs, on peut supposer qu’il y a des fils pâles de lumière venus on ne sait d’où et flottant dans l’air, comme, en été, les fils de la Vierge dans la campagne. Les catacombes, elles aussi, ne sont pas infiniment silencieuses. Il y a, pour l’oreille attentive, quelque chose qui pourrait être les très-lointaines pulsations du cœur de la terre. Mais l’Océan ne pardonne pas. Lumière, bruit, mouvement, vibrations imperceptibles, il engloutit tout et à jamais.