Le Sang du pauvre/Les Amis de Job

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Stock, Delamain et Boutelleau (p. 81-86).


VII

LES AMIS DE JOB


Il n’existe pas d’imbécile qui n’ait été mis au monde pour me nuire.
Wells.


Ce travail ne serait pas complet, si je ne disais rien de la puissance de l’argent pour déprimer et avilir ceux qui le possèdent ou qui croient le posséder. L’infériorité intellectuelle ou morale est une conséquence trop banale de la richesse pour qu’il soit expédient de la remarquer. L’ignorance de la pauvreté paraît plus abrutissante que l’ignorance même de Dieu, car il y a des pauvres sans Dieu qu’on ne mène pas facilement au pâturage.

Les lois veulent qu’il y ait des enfants riches condamnés par leur naissance et par leur éducation à ne jamais savoir ce que c’est que la pauvreté. Il serait moins inhumain de leur crever les yeux et de les châtrer, pour qu’à leur tour ils ne procréassent pas des monstres. Sans doute on ne peut leur cacher qu’il y a des pauvres, mais comme il y a des bêtes puantes ou venimeuses qu’il faut écarter avec le plus grand soin. Si la famille a la tradition des bonnes formules, si elle a du style chrétien, l’enfant riche recevra d’un précepteur ecclésiastique cet enseignement primordial que l’indigence fut instituée pour son décor, qu’elle est un repoussoir agréable et nécessaire qu’il convient d’apprécier à sa valeur ; qu’au surplus la miséricorde pratiquée sans intempérance a le double avantage d’être l’accomplissement d’un conseil évangélique et d’attirer la bénédiction sur les capitaux. Et c’est tout, absolument tout, pour le temps et l’éternité.

Ainsi se forment les imbéciles dont se pare le front altier de la centenaire catin qui fut autrefois la vierge chrétienne. Que voulez-vous qu’on dise à des gens qui méprisent le travail et la souffrance des autres, se croyant eux-mêmes les lys de Salomon qui ne labourent ni ne filent ; à des fainéants immondes, à des animaux de sport, à des automobilistes écraseurs qui ne savent rien, qui ne désirent rien que de retourner à leur ordure ; qui ne peuvent rien, sinon répandre, sous forme d’argent volé à tous les malheureux de ce monde, le très précieux Sang du Christ dans la boue des grands chemins, dans la boue des âmes, et qui, tout de même, se persuadent qu’ils sont les aînés et les bien-aimés !

Ah ! Jésus, humble et doux enfant de l’Étable, pourquoi eûtes-vous peur à Gethsemani ? L’Ange confortateur ne vous présenta-t-il pas la rafraîchissante vision de ces soutiens à venir de votre trône et de votre autel ? Pourquoi trembler et pourquoi frémir, ô Rédempteur ? Ils sont là les amis de Job, vos véritables et seuls amis. Ils veillent pour se soûler, ils prient à genoux les plus antiques salopes et, certainement, si la tentation leur arrive, ce ne sera pas celle de donner tous leurs biens aux pauvres. Rassurez-vous donc, Seigneur, et faites-vous crucifier avec allégresse, le monde est sauvé !

Il faudrait une harpe pour chanter convenablement la sottise et la vilenie de ces bien pensants de la bonne presse et du bon suffrage. Cependant on a beau voir et savoir, c’est incompréhensible et surpassant. Qu’on soit chrétien ou adorateur d’idoles, il est inconcevable qu’on ne pense pas à la mort, non plus qu’à cet état impossible à conjecturer qui a précédé la vie. « Nous n’avons rien apporté dans ce monde et il est certain que nous n’en pouvons rien emporter ». Tel est le Texte que je ne donne pas en latin, par égard pour ces messieurs du sport. Alors que signifient les notaires, les tuteurs, les gendarmes, les huissiers, les croque-morts et toutes les lois ? Que signifie la propriété et que signifie l’héritage ou la succession de ce misérable qui s’en va tout nu sous la terre ?

— Tu as cent millions, un souffle passe et te voilà comme un ver. On ne te laissera rien, mais rien, tu peux y compter. — Dans l’espace de quelques minutes, belle dame vous serez une charogne. Il y avait, à votre porte, un pauvre homme qui vous priait, par votre ange gardien, de l’aider à glorifier Dieu et cela vous eût été bien facile. Mais vous étiez attendue chez une autre dame, sans doute, et vous avez failli écraser ce mendiant sous votre voiture. C’était votre droit. Le curé de votre paroisse vous admire et vous avez le saint sacrement dans votre hôtel, au fond d’un oratoire où se répand quelquefois le superflu de votre cœur. Les larbins et les invités en habit noir, et aussi quelques aimables personnes décolletées passent devant la porte entre-baillée de ce sanctuaire. Vraiment je ne comprends pas que votre chauffeur ait aussi maladroitement raté le poète. Mais, tout de même, vous êtes une charogne et vous le serez de plus en plus. Ah ! si c’était possible encore, que ne donneriez-vous pas pour contenter ce malheureux, pour fermer sa bouche accusatrice et vocifératrice contre vous ? Or, cela est impossible, à jamais impossible. Votre seule excuse, à supposer que Dieu s’en contente, — comme le poète — c’est que vous êtes une idiote pour l’éternité.

L’infirmité de l’intelligence, chez ces maudits, est adéquate à la dépression des âmes. Eussiez-vous le don de persuasion d’un archange, l’entreprise la plus téméraire serait bien certainement de leur faire comprendre que leur richesse ne leur appartient absolument pas, qu’ils n’y ont aucun droit, sinon par la malice des démons inspirateurs des lois de ce monde et, surtout, par la permission mystérieuse et très-redoutable de Dieu qui se plaît à les confronter ainsi avec leurs victimes, leurs créanciers et leurs juges. Ils ne comprennent pas et ne comprendront jamais, même en enfer, où les poursuivra l’interminable cécité de leur sottise et de leur orgueil.