Le Satanisme et la magie/Livre II/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 210-232).


CHAPITRE IV
LA RIDICULE ÉPOUVANTE DES LARVES


I


Il ne faut point confondre les Larves abjectes avec les scintillants esprits des éléments[1]. Les Larves, — non point des êtres, mais des embryons d’êtres — ne sont que vouloirs ou rêves humains précipités hors de leurs gaines astrales, miettes de pensées, détritus de colère et de haine, déchets d’âme imparfaits et maudits, damnés dans le sens vrai de ce mot qui signifie la dissolution éternelle. Ces Larves s’élèvent du sang répandu par le criminel, Remords qui, vivant de l’ancienne vie de l’assassiné, le persécuteront en fantômes ; elles s’échappent en une buée néfaste de la blessure mensuelle des Vierges et des Epouses, elles grimpent autour du Chaste, personnifiant son désir effréné ; elles maculent le solitaire par de libidineuses extases qui les multiplient encore. Elles habitent et s’entassent partout où les appellent une paresse, une inertie, une langueur, une maladie. Autour du méchant elles grimacent et bondissent, animées de sa fureur, messagères de ses malédictions. Autour du débile, du maniaque, de l’insensé, attirées comme par un aimant de vide et de défaillance, elles pullulent, aggressives, réalisant leur plan de destruction et leur frénésie de voracité.


Ce sont les Démons Sataniques de l’Eglise.


Démons qui tourmentent sans cesse tout homme n’ayant pas la vaillance de s’asseoir au delà de la sainteté victorieuse ou pour qui la chair n’est plus un suffisant bouclier. Ils éprouvent la volonté et même la santé de celui qui cherche à s’émanciper des hideurs d’ici-bas. Démons, esclaves momentanés de celui qui pratique le mal avec intelligence et conscience, mais qui au soir suprême de sa vie se partageront son âme comme des voleurs un banquet laissé par un fugitif. Mieux encore : lorsqu’au dernier souffle du Pervers, son corps se détend comme une prison dont les portes s’ouvrent, lorsque le geôlier divin l’Esprit[2] a regagné, mélancolique, les demeures célestes, — ange gardien dont la mission est finie, — le grouillement lâche et cruel du « moi » infâme apparaît dans sa sidérale noirceur, nœud de vipères, confusion de larves, nuée de démons prêts à rejoindre dans l’invisible leurs frères et leurs sœurs afin d’augmenter la pestilence psychique d’ici-bas.

« La lumière astrale, » l’âme du monde, le grand courant de vie qui porte les forces pures de l’homme et de l’univers — Eliphas Levi a appelé cela, le Diable[3]. Il a mal vu, ne se haussant pas au-dessus de la sorcellerie confuse, ne pénétrant dans la magie que par cette seule porte basse que lui laisse l’Eglise, — la porte de Satan. Le diable n’est point le Dieu Pan, l’immense Androgyne au double mouvement, au double sexe qui palpite dans le monde. C’est le Verbe seul qui est le Dieu Pan, — le Λογος des gnostiques, l’Adam Kadmon des Kabbalistes. L’Esprit de lumière, l’Esprit de vie ne peuvent se nommer sans profanation et blasphème, le Diable. Le Diable, c’est l’esprit de ténèbres et de mort, l’esprit, que dis-je ? l’ombre de l’esprit. Le Diable, définissons-le la collectivité des larves, l’énorme et incohérent vouloir qui fermente dans le péché du monde. En lui &e mordent et se déchirent antiques et neufs sophismes, perfides cogitations, sinistres efforts, rêveries malfaisantes, gestes dépravés, gâtant la Lumière depuis qu’il existe un homme. Il est cela, le Diable, et rien d’autre. Il est cette nuit, cette guerre, cette vulgarité, cette puanteur. Autour de la terre, serpent aux écailles de phosphore, il enroule tristement sa bestialité qui, aux yeux des voyants, des médiums et des poètes, se coagule et se dissent en grotesques chimères, en fauves qui grondent et bavent, en monstres obscènes et infirmes, en insectes, falots et stercoraires, en tortillements de fuligineuse menace.


Certains Kabbalistes prétendent même que le mal vil, les passions inférieures trouvent leurs symboles et leurs sanctuaires dans les corps des animaux malfaisants. Selon leur hypothèse, de même que l’homme idéal fut créé à l’image de Dieu, de même les bêtes répugnantes furent créées à l’image du Diable.


Il n’y aura plus de serpents et de panthères quand s’établira dans la planète le Règne de l’Esprit et de l’Amour


II


De même qu’on doit distinguer les élémentals des dix cohortes des Esprits du Ciel, il faut séparer Satan[4], le péché des hommes, de la chair et de la terre, il faut séparer le Diable, de Lucifer et de ses dix cohortes sidérales révoltées. — Ces esprits tombés ne sont plus la légion de Satan mais l’armée de l’Antéchrist.

Lucifer c’est un fatal Archange, l’Antéchrist c’est un horrible Messie[5] ; mais Satan n’existe point par lui-même, il est le Chaos, la détresse du Fœtus énorme qui ne devient jamais l’Enfant.

L’existence des saints et des saintes se hérisse de l’assaut dérisoire et criminel des larves. Frappées, liées, traînées par les cheveux, fracassées avec une frénésie telle contre le sol et les murs qu’on les dirait choisies par quelque sournois géant comme massues, les Saintes, à la cuisine, à l’église, au lit, sentent le piétinement de ces furibondes qui tantôt mordent, tantôt, plus atroces, lèchent. Troupeau qui fait trébucher le corps ne pouvant culbuter l’âme, hurle des vomissements de syllabes, brise les meubles, empeste d’une odeur anticipée de cadavre la victime résistante[6]… puis c’est encore — car la grâce peut céler l’ignominie — un bel enfant serrant contre sa blancheur nue une croix de roses, promesse de blandices et de voluptés morbides qui, souriant, s’accroupit au pli du drap râpant l’ascétique cuisse[7].


La hantise de ces fantômes déséquilibra bien des cerveaux indomptables. Paracelse, adepte illustre, couchait toujours avec un sabre de bourreau dans son lit. Parfois, au milieu de la nuit, il s’éveillait, redoutant au détour d’un cauchemar l’embuscade hostile. Alors il se dressait, épimane. L’arme au poing, il fourrageait l’atmosphère, peuplée de menaces ; bientôt, épuisé de fatigue, il s’arrêtait le front en sueur, ne découvrant plus autour de lui que têtes, bras ou jambes fluidiques, délabrés et pourfendus, un sang magique et douloureux.

Parfois les larves l’emportent, jusque dans la maison de Dieu. La légende nous a conservé les mésaventures d’un prêtre qui en était venu à ne pouvoir prononcer le saint sacrifice, traqué par elles, dérouté par leurs facéties, jouet, malgré les Apparences sacrées, de leur sotte nargue. Elles tuent aussi, ces vénéneuses filles de Satan. Madeleine Bavent, du monastère de Louviers, mourut d’elles beaucoup plus que de l’inquisition cléricale, quoi qu’en dise Michelet. Ses aveux nous terrifient, révélant la malice bouffonne du Vertige. Bêtes immondes et carnassières, coalisées avec de salaces confesseurs, elles ne lâchèrent pas la pénitente même en les prisons de Rouen, au milieu des agonies. Souvent un chat lui mettait deux pattes sur les épaules, deux pattes sur les genoux et approchant sa gueule de la lèvre émaciée, ricanait avec le regard des vampires, fouillant jusqu’en le gosier pour voler l’Eucharistique Pain. Hyptonisée, elle ne peut se débattre, victime du félin qui grandit en incube, la conquiert après lui avoir pris son Dieu. Les suggestions du vieux prêtre David, celui qui prétendait qu’il fallait faire mourir le péché par le péché et sous ce prétexte obligeait les plus vertueuses à danser toutes nues au chœur et au jardin, exaltaient l’érotisme latent de cette mystique. Cet « adamite », usant de son prestige sacerdotal, écrasait cette âme afin qu’elle ne fût plus que pâte à lubricité, boue de sacrilège. En ce marécage, les microbes de la dépravation naquirent spontanés, et un noir vol de bestioles faméliques venues de tous les abîmes, les féconda. Le curé Picart, après la mort de David, activa la pourriture du couvent. Madeleine n’était pas plutôt au confessionnal qu’on l’y harcelait. Elle voyait un petit cerf avec des ailes arrêté sur la grille, et qui se jetait sur elle dès qu’elle voulait parler. Il lui pesait autant qu’une maison ; il lui cognait la tête aux parois ; au parloir il la renversait par terre. Changeait-elle de place, elle était maltraitée plus encore et jusqu’à faire compassion (sic). Les coups qu’On lui donnait sonnaient dans le silence du couvent ; celles qui accouraient la voyaient livide et meurtrie, plombée, ignorant le poing de ces fantasques gourmades. « Une telle vie ne méritait pas d’être conservée, étant ennemie de Dieu, » écrivait l’infortunée Madeleine Bavent, encore plus humble s’il se peut qu’humiliée.


III


Tous, nous subissons ou avons subi l’assaut de l’invisible meute, la morsure des chiennes de l’Hadès. Peu, sauf les Philosophes, ont senti la virginale présence des Fils des Eléments. Il n’y a guère que les plus hauts messies qui aient communié avec les esprits célestes[8].

Combien de fois un inexprimable malaise s’installe, imprévu, dans nos nerfs, grignote notre cerveau, soulève irrésolument notre cœur, pousse notre volonté à d’insipides caprices. Tout nous-même se révolte d’être violé dans son intimité secrète, perforé, anéanti par d’horribles et stupides inconnus… On a peut-être ce jour-là trop rêvé, pas assez réalisé d’efforts, trop ouvert sa personnalité aux quatre vents de l’universelle bêtise. Et voilà qu’on divague doucement, niaisement. Les mains cherchent en vain l’objet devant soi ; la mémoire fêlée perd toute raison d’agir, le vertige gagne l’intelligence, non pas le vertige des choses hautes dans l’élévation ou la profondeur du Ciel ou de l’Abîme, mais le vertige amollissant de l’hébétude et du gâtisme, le trouble hagard, la hantise du rien.

Les hommes de santé et de force, surpris d’abord par cette vile influence, repoussent d’un roidissement de l’âme le torrent du Diable, comme un roc résiste à une vague qui l’avait d’abord enseveli. Mais les natures déjà oscillantes s’ébrèchent à la tentation occulte qui grandit. La Bête impalpable, insinuée, mange et boit le fluide vital. Si la passivité et la peur continuent, la manie taraude le cerveau de ses aiguilles obstinées jusqu’au moment où, la conscience ébranlée, s’élargit encore la fissure par laquelle avec fracas la folie entre, s’installe, — la folie, troupe de larves[9].

Aujourd’hui, la suggestion a prouvé scientifiquement l’évidence de ce phénomène. Une parole, un geste, quelquefois seulement une volition intérieure insinuent en un cerveau moins puissant une idée dominatrice qui, comme un être, y vit, y règne, s’empare, despotique, de tout le dynamisme cérébral, de sorte qu’aucune autre idée ne peut germer sauf elle, — il y a « monoidéisme », folie artificielle et momentanée[10].

Le fou, c’est l’expulsé total de lui-même, c’est le possédé, le lit aride et nu en lequel roule conculcatrice la houle des spectres.

Combien d’insanes disent : « Je suis mort depuis tel jour », le jour même où ils perdirent leur raison et leur liberté.

Combien d’hommes aussi qui, sans être enfermés dans des hôpitaux, traînent cependant un corps dégarni d’âme personnelle, auberge pour falotes ambiances, lesquelles s’attablent, ricanent, pleurent, puis s’en vont, cédant la place à d’autres voyageuses, égarées.

Ces hommes, pareils aux fous, sont des morts vivants.

Mort véritable ! Car peut-on appeler mort ce qui n’est que libération normale de l’esprit, abandonnant sa livrée de forçat, — l’envolée de Psyché loin du cadavre ! La réelle mort, n’est-ce pas plutôt l’âme disparue, enfuie, chassée, tandis que le corps continue à vivre d’une vie de plante, de baroques suggestions, scène abandonnée sur laquelle paradent des larves en déclin, vaniteuses et cabotines, sous des colifichets et des bardes de rois, de génies, de héros et de dieux !


IV


Les larves sont imbéciles ; elles jaillissent de cette double corne d’abondance fleurie au front de taureau de la sottise. Une puce se met à siffler comme une chauvesouris, un pou mord en ululant comme un loup. Mais les larves, se métamorphoseraient-elles en éléphants, elles conservent la légèreté fugitive du zéphir. Il faut pour en parler en détail, pour les analyser dans leur absurde néant, se complaire à cette recherche de la stérilité et de l’idiotie, être soi-même quelqu’un de lamentablement et de comiquement embryonnaire, une sorte de larve forcenée.


Or, en ce siècle, les providences choisirent pour cette mission le plus niais, le plus majestueux et le plus poignant des jobards, Alexandre, Vincent, Charles Berbiguier de Terre-Neuve du Thyn, qui écrivit :


LES FARFADETS
OU
TOUS LES DÉMONS NE SONT PAS DE LAUTRE MONDE


et lança cet ouvrage en trois volumes « chez tous les marchands de nouveautés des quatre parties du monde ».

Suivons ce Don Quichotte bourgeois dans sa guerre hyperbolique contre les Malandrins de l’Invisible, afin de comprendre le péril contagieux et mesquin qui attend toute débilité cérébrale penchée sur l’au delà. Berbiguier, honnête homme dans le sens inférieur de ce mot, infecté de la vertu médiocre dont s’honorent les classes moyennes, se crut marqué par le Très-Haut pour révéler au monde les pernicieux prodiges des Larves, nommées par lui « Farfadets ». Tout n’est pas mensonge dans ce tissu d’extraordinaires inepties. Au même titre que saint Antoine et le curé d’Ars, Berbiguier fut molesté réellement. Telle vérité ésotérique, comme le nombre innombrable des mirages sataniques et la présence des démons dans le cœur des hommes vivants, sort d’un amas de sinistres gaudrioles ; je vais le remuer devant vous avec le regret que Rabelais ou Flaubert ne soient plus de ce monde pour s’esclaffer largement de cette incomparable et sincère extravagance[11].

Ce niquedouille se fait tirer les cartes ; c’est l’origine de tout le mal. Désormais les farfadets ne le quittent plus. Des jeux crasseux de la sorcière, le microbe de la fantomanie cabriole et, dans sa gambade, va tomber au fond de ce crâne indigent. Médecins, amis, voisins ou voisines, qui s’approchent de lui, sont tous des farfadets. À travers son récit, ils nous apparaissent, malfaisants et mystificateurs, se jouant de la crédulité de Berbiguier, parfois la vantant, parfois l’insultant ; ce qui revient au même. Ce rabâcheur ne trouve-t-il pas son poète qui rédige une complainte en son honneur sur l’air de : « Plaignez, plaignez le pauvre enfant. » (Alexis ou l’Erreur du Bon Père) ? Il y est proclamé « le fléau des farfadets ».

La victime en effet sait aussi s’acharner sur ses bourreaux, devient le plus féroce Torquemada des démons ; nous étudierons plus loin ses vengeances. Tout d’abord suivons cet historiographe de la larve dans sa minutieuse enquête ; elle nous éclaire sur certains mystères de la basse magie, et cet expérimentateur nous sera utile par sa fatale innocence.

« Les farfadets ont les dehors trompeurs, nous dit-il, ils affectent la politesse la plus raffinée, ils font mille protestations d’amitié, se servent des expressions les plus flatteuses pour ceux à qui ils s’adressent.

« Ils empoisonnent le lait d’une mère, attisent la férocité du soldat, font naître les tempêtes.

« Ils font augmenter le prix du comestible pour rendre le peuple malheureux et l’exciter à la révolte.

« Ils persécutent les animaux domestiques : les chevaux, les bœufs, les ânes, les chiens, les chats, les écureuils, les coqs, les poules, les canards sont en butte à leurs cruautés[12].

 

« L’hiver approchait, j’installai un poêle dans ma chambre, et, pour me mettre à l’abri de la fumée, je fis passer le tuyau de ce poêle dans la cheminée, laquelle fut hermétiquement fermée. Cette opération terminée, j’entendis, à minuit, du bruit au bas de la cheminée ; j’écoutai avec attention et je reconnus la voix du docteur Pinel qui, conjointement avec quelqu’un de sa troupe, cherchait à s’introduire dans mon appartement. Mais j’avais tout prévu. J’avais fermé jusqu’à la clef du tuyau. Je me mis à rire aux éclats, et je leur dis : Eh bien ! entrez, aimable Pinel, avec votre compagnie ; que faites-vous donc dans ce petit réduit ! Ne restez pas ainsi à la porte… Je les entendis chuchoter et proférer des injures, me menacer et dire que les moyens que j’avais employés ne les empêcheraient pas de s’introduire dans ma chambre, toutes les fois qu’ils le voudraient. En effet, ils répandirent dans mon appartement beaucoup de fumée pour m’empêcher de me chauffer et de faire ma petite cuisine.

 

« En passant le soir sur le Pont-Neuf, je vis beaucoup de personnes assemblées qui regardaient en l’air, du côté de l’est-sud-est ; on y voyait une nuée très noire, et chacun en tirait des conjectures qui ne me satisfaisaient pas. Je me permis de dire à tous les discoureurs qui ne comprenaient rien à ce phénomène : a Ne voyez-vous pas que c’est l’ouvrage des magiciens ? » Ceux qui m’entouraient me regardèrent avec surprise.

« Je restai quelques instants encore et remarquai des clartés dans les nuages. Ces éclairs ressemblaient à ceux qui se fabriquent au théâtre. (!)

« En fait, les signes célestes, sont des signes certains de quelque victoire remportée par les magiciens sur leurs ennemis.

 

« Pourquoi ce nombre infini d’animaux de toute espèce, amenés sous mes croisées, que l’on fait agiter de diverses manières, — chantant, criant, sifflant, miaulant, dansant, hurlant, etc. ? Pourquoi sont-ils venus dans ma chambre faire un ravage affreux, sauter sur moi, s’élever sur leurs pattes, battre des ailes ? On eût dit que ces démons prenaient mon corps pour une salle de danse.

« Rentré chez moi, je me couchai de suite ; mais M. Prieur, quoique fatigué, ne tarda pas, comme les nuits précédentes, à s’introduire invisiblement chez moi. Je le sentis s’allonger dans mon lit, s’étendre à ma droite. La précaution que j’avais de placer mon lit tout près du mur, me fit reculer pour lui faire place. Je me disais, d’ailleurs, qu’il fallait être honnête avec son prétendu maître. Pendant ce temps, sa troupe passait et repassait sur mon corps, s’y posait à son aise, et faisait mille attouchements plus sales les uns que les autres.

« Il est bon que l’on sache que les sorciers, qui venaient me visiter, n’étaient jamais seuls, ils avaient le pouvoir de s’introduire par les trous des serrures, par les fentes des croisées, par les cheminées et les tuyaux de poêles : il y avait de quoi rire de voir leurs contorsions. Je disais à M. Étienne : Ne vous gênez pas, monsieur mon maître, il est juste que je vous fasse place. Je voulus lui prendre la main ; mais à l’instant il sauta en bas du lit avec sa troupe ; et faisant encore quelques gambades, ils s’en furent comme ils étaient venus. Je fus enfin libre. Je m’assoupis ; mais de pareils sommeils ne peuvent tranquilliser ni le corps ni l’esprit……

« Un matin, vers les neuf à dix heures, en revenant de la messe, je me souvins que ma blanchisseuse devait ce jour-là m’apporter mon linge. Je mis la main dans mes poches pour me convaincre si j’avais assez de monnaie pour la payer. J’y trouvai deux pièces de trente sous, une de vingt, quelques petites monnaies et un écu de cent sous. Après cet examen je portai la main à ma poche pour y remettre mon argent ; mais avant de l’y renfermer tout à fait, je jetai de nouveau les yeux dessus. Quelle fut ma surprise, lorsque, sur de n’avoir pas ouvert la main dans laquelle je tenais ma monnaie, je vis qu’il me manquait une pièce de trente sous ! Quoi donc ! qu’est-ce que cela veut dire ? je ne suis ni fou, ni ivre, personne n’est à mes côtés et je suis sur un terrain solide ; d’où vient cette subite disparition ? Qui puis-je accuser de ce vol manifeste ? Qui ? eh parbleu les coquins de farfadets qui me poursuivent sans cesse……

« Je fus, un soir, sous les galeries de bois du Palais-Royal. J’avais ma tabatière dans la petite poche de mon gilet ; mon habit était boutonné comme de coutume, et, par-dessus, ma redingote me couvrait entièrement. Personne ne se trouvait autour de moi au moment où je m’aperçus que ma tabatière m’était enlevée ; je ne doutais pas qu’elle ne m’eût été soustraite par sortilège. Je fus tellement inquiété de ce tour de magie, que je fus obligé de renfermer chez moi tout ce que j’avais de plus précieux……

« Ils m’enlevèrent adroitement une de mes boucles de jarretière. Je fus tellement outré de ce trait, qui m’obligeait à acheter d’autres boucles, que je me mis fort en colère contre les monstres farfadéens.

« Mes lecteurs sont peut-être surpris que ces monstres (car on ne peut les nommer autrement), que ces monstres, dis-je, s’introduisent, comme bon leur semble, dans toutes les maisons, se glissent dans les meubles les plus soigneusement fermés ; ils ont même l’adresse de se placer entre la jarretière et la culotte, ils se procurent l’agrément d’être à toute heure du jour et de la nuit dans les appartements, d’assister au lever et au coucher des dames, d’être témoins de tout ce qu’elles font ou disent dans le secret ; de contribuer souvent, par des attouchements qui n’appartiennent qu’à l’époux légitime, à porter les femmes à des actions qui les rendent coupables envers leurs maris, sans que pourtant elles aient de véritables reproches à se faire…

« Je dois observer que je me suis aperçu que les membres de cette odieuse association me travaillaient parfois la tête au point que je suis obligé de convenir en moi-même qu’il ne me reste pas l’ombre d’une idée saine ; j’oublie tout à coup ce que je suis, ce que je fais, et ce qui m’est arrivé à l’instant qui vient de s’écouler.

« Dès lors, je n’étais plus étonné d’apprendre que grand nombre de personnes deviennent folles. La cause de leur aliénation, me disais-je, c’est les persécutions de ces abominables farfadets.

« Ils sont furieux de ce que je dévoile leurs infâmes manœuvres. Ils me troublent l’imagination de manière que les meilleures idées m’échappent au moment où je veux les écrire. Ils cherchent à les dénaturer au point que je ne reconnais parfois pas mon ouvrage. Ils peuvent me priver de cet esprit d’ordre que je garde dans mes écrits alors que mon imagination est tranquille ; mais cela ne m’empêche pas de me rappeler toutes leurs atrocités.

 

« Je prétends donner la preuve contraire de ce que vulgairement on pense sur les causes de mort ou de maladies dont nous sommes atteints. Je dis que quand les coquins persécutent quelqu’un, au point de lui vouloir ôter la vie, ils le prennent à deux mains par le bas du cou, pressent les omoplates sur l’os sacrum, le secouent au point de le faire reculer ou avancer avec force, afin de l’étourdir ; au moyen de cette pression et de ces secousses, le malheureux est étouffé et tombe trois ou quatre minutes après ; voilà la seule et véritable cause de sa mort subite…

« Ce n’est pas le bois qui travaille, ce sont les magiciens qui frappent par méchanceté pour faire fendre vos meubles et vos cloisons.

« Souvent des personnes crédules sont surprises d’éternuer sans être enrhumées du cerveau, et ne peuvent trouver la cause de ces effets. Qu’on y réfléchisse, et on se convaincra de suite que ce sont des sorciers qui font voler de la poudre dans l’air pour nous procurer les éternuements.

 

« Une jeune fille me conseilla pour me guérir de me rapprocher du beau sexe. « Vous souffrirez longtemps si vous vous en tenez éloigné. »

« Elle joignit à cette prédiction la malice d’avancer la main sur ma cuisse ; je ne sentis pas alors l’effet de son attouchement. La conversation continua sur d’autres sujets. Quelques instants après, je m’en fus avec deux de mes amis. À peine dehors, je commençai à ressentir une petite douleur à la place même où cette demoiselle avait posé son doigt. Je ne guéris que lors que la jeune fille le voulut bien…

« Les insectes connus sous la dénomination de puces sont très souvent des farfadets ; mais ils sont punis d’avoir usé d’un tel subterfuge, car leur méchanceté est rétrécie par la petite dimension de l’animal, et leur bonheur à faire le mal est presque imperceptible. En revanche, ce furent des farfadets autrement habiles, ceux qui persécutèrent Jeanne d’Arc, et ils surent se déguiser en juges, prêtres et bourreaux. Mais les plus attrapés, c’est encore eux, car ils ont travaillé à la gloire et au bonheur éternel de Jeanne d’Arc, comme ils travaillent à ma gloire et à mon bonheur éternel.

 

« Les grands personnages de la troupe reçoivent cent sous, les subalternes quarante sous et les novices trente. Cette pièce fait la fortune de chacun d’eux parce qu’elle retourne toujours dans la poche du farfadet qui l’a employée.

« Voilà comment dans les grandes villes on voit tant de gens oisifs, très bien mis, et dont l’existence facile semble un problème. Ils sont généralement d’une gourmandise sans égale. À onze heures, le café, le chocolat ou l’apéritif. Le limonadier cupide accorde tout ce qu’on lui demande, sans s’informer s’il a affaire à quelque ennemi des hommes et de son commerce. Il vend ; sa dépense lui est payée, mais avec de la monnaie farfadéenne, qui revient à l’instant dans le gousset du consommateur. Dieu se sert de telles gens pour punir l’avarice des marchands.

« Semblable conduite est menée par les farfadettes. Modes nouvelles, étoffes jolies, bijoux ; il n’est rien qu’elles ne se procurent grâce à la pièce enchantée. Bien parées, elles passent pour d’honnêtes femmes ; car rien ne ressemble davantage à une honnête femme qu’une friponne.

« Je ris de bon cœur, quand je me rappelle une aventure arrivée à deux farfadets, qui cherchaient à se tromper l’un l’autre.

« Un farfadet, fatigué du plaisir qu’il se procure à l’aide de son invisibilité, veut varier ses jouissances ; il va à cet effet dans une maison de débauche. Il fait le galant, on répond à ses galanteries. Il propose paiement, on ne veut pas l’accepter ; on offre au contraire de lui donner une pièce de cent sous qui le fera gagner au jeu. Il accepte à condition qu’échange sera fait. Ce qui s’exécute. Dans le moment qu’ils se donnaient mutuellement leurs cent sous, ils entendaient l’un et l’autre un bruit dans leurs poches, leurs pièces se croisaient et revenaient à leurs places. Les deux farfadets se reconnurent et se félicitèrent mutuellement de leur adresse et de leurs projets. »

Nul ne pourrait, je crois, — en ce style prophétique et bourgeois, qui signale une des consciences les plus limpidement obtuses de ce siècle, — mieux narrer la malice des invisibles magiciens. Incontestablement, et tout en faisant la part de la tendance à l’hallucination, Berbiguier souffrit d’un trouble, anormal même pour un malade ouvert à la folie des persécutions. Ces pertes d’argent, vols de farfadets, ces batailles nocturnes et ces chatouillements (qui ne viennent pas toujours des puces seules) la vision et l’audition constante de ses ennemis et jusqu’à cette mort touchante et imprévue de l’écureuil, tout décèle la présence mystérieuse d’une malignité, d’une perfidie rôdeuses. Le farfadet, il ne le flaire pas seulement dans le plan astral, mais aussi dans des corps visibles, il reconnaît que « tous les démons ne sont pas dans l’autre monde ». Ici il a amplement et profondément raison ; il sait — et expérimentalement — que la volonté corrompue des vivants est « farfadet » elle aussi et sur des nerfs prévenus agit à distance, avec insistance et cruauté. Un autre secret, celui de notre solidarité avec les pauvres animaux qui nous accompagnent, il l’a divulgué avec toutes ses larmes sur le sort malencontreux de son pauvre Coco ». Depuis longtemps déjà, l’écureuil subissait le contre-coup des attaques dirigées contre son maître. Il devait finir bien tristement.

Coco, mon écureuil, raconte Berbiguier, était ma seule consolation. Le dernier jour de sa vie, il fut plus particulièrement caressant. Quand je me mis à table, je l’invitai à me tenir compagnie. Il vint à côté de moi, mais ne mangea pas comme à son ordinaire… Pressentait-il que c’était pour la dernière fois ? Les enragés farfadets le firent se placer entre le drap du lit et le matelas. Lorsque je voulus me coucher, au moment où je posai un genou sur mon lit, un farfadet me prit par les épaules et me bouscula avec violence. Hélas ! je sentis que j’avais écrasé mon pauvre petit écureuil. Qu’on juge de mon désespoir ! Coco n’était plus. En vain je lui prodiguai mes soins, le mal était sans remède. Les farfadets ont voulu me priver de l’objet le plus cher et pour comble de malice ils exigèrent que moi-même j’immolasse un être faible et sans défense.

Berbiguier a sans cesse la notion du « Diable » tel que nous l’avons défini, collectivité monstrueuse, courant formidable et grotesque, éparpillant ses haines et ses terreurs. Dans ce fleuve diabolique, Berbiguier baigne sans cesse, et par ses tribulations, il reçoit des intuitions étranges que la science future jugera. À son sentiment, les tempêtes et les troubles de la nature pourraient bien être dues à des hommes criminels. Les maladies, les moindres comme les plus grandes, il les attribue au « farfadet » Tourmenteur de l’homme et du Ciel ! Où peut s’arrêter une pensée débile, sur une telle pente ? Il s’égare, se trompe de plan, imagine au matériel ce qui n’est que dans le monde des reflets. De cette idée si juste de la communion entre eux, des êtres de même nature (communion inconsciente et sans pacte officiel), il tombe à imaginer une sorte de franc-maçonnerie effective des farfadets ; et, comme il ne résiste pas longtemps à la tentation d’être stupide, il donne dans la plaisanterie de la pièce enchantée que lui conte un farfadet terrestre de cette espèce dénommée vulgairement « fumiste ».

Or, Berbiguier ne se tient pas pour vaincu. La mort de l’écureuil lui donne du cœur au ventre. Le voilà qui « s’en va-t-en guerre » et non pas toujours sans succès. Il nous a légué les recettes de sa cuisine antifarfadéenne, les trames de ses conspirations :

Procurez-vous un cœur de bœuf, mettez-le sur un feu ardent, pour le faire bouillir dans une marmite contenant deux pintes d’eau.

Auparavant, vous aurez eu soin de piquer ce cœur avec des épingles et des aiguilles, en sorte qu’il ne soit plus qu’un hérisson ; puis vous vous exclamez : « Que tout ce que je fais te serve de paiement ; je désole l’ouvrier de Belzébuth. » Une fois le cœur dans l’eau, frappez-le de trois coups de couteau et répétez les mêmes paroles.

Pour accélérer la guérison du farfadéïsme, ajoutez dans le feu beaucoup de sel et de soufre. Cette combinaison fera éprouver aux mauvais esprits des tourments semblables à ceux de l’enfer.

Ne craignez pas la dépense[13] !…

Lorsque j’apprendrai qu’une vierge est menacée, je me précipiterai sur mes fourneaux et je sauverai l’honneur de la vertueuse fille. J’en agirai de même quand il s’agira de procurer un beau jour aux fêtes du roi.

Les cloches mises en mouvement à diverses heures ont encore l’avantage d’éloigner le démon des lieux saints où elles sont placées. Elles éloignent aussi par leur agitation les orages qui pourraient fondre sur le temple de Dieu.

« Ayant reçu une lettre émanant de l’autorité royale des farfadets, je m’armai de deux cents épingles noires et d’un poinçon. Je les attendis jusqu’à minuit, et je me mis au lit, sans avoir l’intention de dormir. Un quart d’heure après, j’entendis le jargon de leur commandant ; et, sur le signal convenu par cette clique infernale, je me vis assailli de toutes parts. Aussitôt que je sentis leurs mouvements, je piquai de mon poinçon ceux qui s’étaient approchés.

« Quand ils furent pris, ils voulurent remuer, je m’assurai alors de leur captivité par des épingles noires, dont je les lardai bien vivement, ce qui me divertit beaucoup…

« Mon baquet révélateur est un vase en bois que je remplis d’eau et que je place ensuite sur ma fenêtre ; il me sert à dévoiler les farfadets quand ils sont dans les nuages.

Il répète toutes les opérations de mes ennemis, qui s’annoncent tantôt sous la forme d’un serpent ou d’une anguille, tantôt sous celle d’un sansonnet ou d’un oiseau-mouche…

« Je passe maintenant à mes bouteilles-prisons. Autrefois je ne tenais captifs mes ennemis que pendant huit ou quinze jours, à présent je les prive de la liberté pour toujours, si on ne parvient pas à casser les bouteilles qui les renferment, et je les y empoisonne par un moyen bien simple : lorsque je les sens pendant la nuit marcher et sauter sur mes couvertures, je les désoriente en leur jetant du tabac dans les yeux : ils ne savent plus alors où ils sont. Ils tombent comme des mouches sur ma couverture ; le lendemain matin, je ramasse bien soigneusement ce tabac avec une carte, et je les vide dans mes bouteilles, où je mets du vinaigre et du poivre.

Lorsque tout cela est terminé, je cachette la bouteille avec de la cire d’Espagne, et j’enlève par ce moyen à mes ennemis toute possibilité de se soustraire à l’emprisonnement auquel je les ai condamnés.

« Le tabac leur sert de nourriture et le vinaigre les désaltère quand ils ont soif ! Ainsi ils vivent dans un état de gêne et ils sont témoins de mes triomphes journaliers.

« Je veux faire présent d’une de mes bouteilles au conservateur du cabinet d’Histoire naturelle, il pourra placer dans la ménagerie ces animaux d’une nouvelle espèce.

« Si parmi les curieux qui vont visiter le Jardin des Plantes et le cabinet d’Histoire naturelle, il se trouvait par hasard quelques incrédules ou quelques farfadets, le conservateur n’aurait, pour les convaincre de l’existence des malins esprits, qu’à remuer cette bouteille, et on entendrait, comme je l’entends journellement, les cris de mes prisonniers qui semblent me demander grâce…

    Je vous tiens, je vous tiens
          Dans la bouteille
              A merveille
    Farfadets, magiciens ;
    Enfin, je vous tiens.
Je vous donne vinaigre à boire,
Tabac et poivre pour manger ;
Un tel régal, je dois le croire,
Ne doit pas trop vous arranger.
    Vous aimez fort la danse,
    Et pour votre plaisir
    Vous venez en cadence
    Sur moi vous divertir,
    Je vous tiens, etc.
                Farfadets,
                A jamais
          Ici je démasque

            Vos mauvais
                Projets,
            Et vos excès,
            Et leur succès ;
            Sans pudeur
            De l’honneur
        Vous prenez le masque.
            Je veux toujours
Faire cesser vos malins tours.

Au milieu de ses excentricités Berbiguier attise d’étranges lueurs : les pointes, les fumigations, les sons pieux, le miroir magique, — il reconstruit l’antique magie, ce sot incomparable. Un instinct défensif lui fait découvrir les vieilles recettes des combats astraux. Il envoûte les farfadets, il les emprisonne, les torture, leur impose même le supplice de ses couplets de vaudeville. On pourrait avant lui croire l’œuvre active de l’occulte, jeu de mystificateur ou détraquement de raffiné. Mais ce « pauvre d’esprit » apporte à ces prodiges le témoignage de son bon sens trivial et de sa moralité scrupuleusement ridicule. Il est, ainsi que le montre son portrait, sa main sur son cœur, et ouvrant des yeux stupidement honnêtes, l’incarnation de l’ennemi même de l’occulte, tombé cette fois dans les trous de l’occulte, le type de cette classe de demi-savants, de libres penseurs, de gens étroitement sensés, peu à peu entraînés par la horde simiesque des larves dans les brouillards et les chausse-trapes de la magie. Il vulgarise l’inquiétude cérébrale des plus hauts ; caricaturiste à la fois et caricature, il risque de faire accepter sa foi par des adversaires, presque aussi bornés que lui.

De nos jours, jamais les larves ne furent plus acharnées, plus triomphantes ; la tempête de la folie, qui n’est qu’une trombe de larves, s’est abattue sur les plus intelligents et les plus sensitifs. L’art aussi de dompter et d’utiliser si possible, dans les vengeances, ce troupeau inconscient a été l’objet d’études patientes. Les monastères eux-mêmes tremblent aux assauts du démon dont l’escarmouche imprévue oblige certains néophytes à résilier en toute hâte leur bail avec le Christ ; les centres spirites voient combien de leurs médiums disparaître sous le flot fantomal. Les anciens sorciers étaient étranglés par le Diable ; aujourd’hui, moins expéditif et plus pervers, il encombre les maisons de santé d’infirmes cervelles, proies d’invisibles ennemis. M. Huysmans nous a raconté dans Là-Bas « les rapports merveilleux de Mme Cantianille B… avec le monde surnaturel ». Cantianille, qui à cette heure vit encore, dès l’âge de deux ans, fut pourrie de larves. L’une d’elles affectait le visage et le maintien de la Vierge Marie. La maladie monstrueuse se paroxysa par l’accointance d’un jeune prêtre qui, à quinze ans, la posséda pour la livrer ensuite à un démon, qui s’appelait Albert. Mais la larve la plus obstinée fut « Ossian ». Ce pseudo-barde se montrait tantôt en prophète hérésiarque, tantôt en incube. Selon un témoin des crises de Cantianille, celle-ci se réjouissait surtout de l’approche des plus laids et des plus sales démons ; ses spasmes s’augmentaient de leur ignominie. L’Ossian savait encore écrire et déposer les plus audacieux billets doux. Je ne préciserai point sa boîte à lettres préférée ; c’était au centre même de l’hystérie, en ce ventre, doux nid de tendresses, repaire de la race, métamorphosé par le sacrilège en une caverne de l’enfer au delà d’un buisson de sordides péchés. Cet antre, brûlé par la visite des incubes, exhalait de pythoniques et abondants mensonges. Le malheureux prêtre Thorey, qui écrivit deux volumes fébriles sur sa pénitente, respira ces vapeurs impures dont parle Virgile au seuil « du gosier noir de l’Aornon ». Elles montent, dit-il, jusqu’au sommet du ciel. En effet, malheur au prêtre qui s’est penché vers le sein d’une voyante ténébreuse. Ses yeux ne sont plus destinés à lire dans la limpide sagesse, ils ne s’abreuvent qu’à l’écume des plus illusoires hérésies. Cantianille possède encore, m’a-t-on conté, un funèbre don, celui de propager sa maladie psychique : quoique très vieille, elle peut allumer à son sacrilège incendie des nerfs passifs. Elle fréquentait une tranquille maison, où une fillette de seize ans, paralytique et idiote, pas encore femme, ne témoignait que d’une enfance naïve et prolongée. Par malheur, cet organisme n’était pas défendu contre l’aggression des larves générées ou attirées par la Sibylle. Un matin, la petite malade s’éveilla avec une intelligence atroce, un sexe démangé de luxure, des cris, des gestes expérimentés et séniles. Inconsciente ou non Cantianille avait semé en cette chair vierge sa propre fétidité.

Combien d’occultistes modernes, que j’avais connus ardents et de pensée droite, pour avoir appelé à eux le démoniaque essaim, en sont devenus les incurables serfs. Un d’eux recommençait l’expérience d’Apollonius de Thyane ; enveloppée d’un manteau de laine, son extase escaladait les cycles de l’Au-dessus. Un jour, son âme ne redescendit pas et d’obscures larronnes dépossédèrent son moi


  1. Ceux-ci, trouvent leur histoire dans le Commerce amoureux des sages avec les Dames et les Demoiselles des Eléments (Léon Chailley, éditeur).
  2. Pour les bouddistes L’Atma.
  3. Dogme et rituel de la Haute Magie.
  4. Dans les Noces de Sathan, j’ai représenté le mal antique intellectualisé par les inquiétudes modernes, le Damné sur la voie de la rédemption. Le baiser de Psyché qui le rachète, c’est l’âme aux radieux élans attirant avec elle l’ignominie qu’elle a purifiée par l’amour. — Symbole alchimiste de la terre noire devenant de l’or pur par la volonté lumineuse du mage. Les larmes du Christ éternel tombant dans l’abîme sont de minces piliers où s’agrippent, pour remonter au ciel, les morts et les démons repentants…
  5. Voir L’Antéchrist et le Dernier Juste. J’ai là exposé amplement cette doctrine alliciante et néfaste, — de plus en plus moderne — dont l’ennemi du Christ est le prophète. Elle s’ébauchait déjà aux lèvres de l’Enrôla des Noces de Sathan, se révélait par l’Apollonius de la Porte héroïque du Ciel.
  6. Sainte Françoise Romaine.
  7. Marie de Moë, 1830-1833. (Voir aussi le chapitre sur l’Incubat.)
  8. Les différents plans de l’astral se sont répercutes en les plaques photographiques du Dr Baraduc ; son livre prochain, l’Ame vitale et l’Iconographie de l’Invisible séparera même graphiquement le ternaire des fluides.
  9. Les Latins appelaient le fou : « plenus larvarum » et il est reste dans le langage populaire les traces de cette vérité dans quelques locutions comme ; « il a une araignée dans le plafond, » etc., etc.
  10. Le chapitre de l’Envoûtement éclaircira davantage ce point ; le fou peut être très souvent un envoûté.
  11. Un livre pittoresque, mais d’une médiocre ironie, parut en 1710, à Amsterdam, avec le titre : « L’Histoire des imaginations extravagantes de M. Oufle » ; il nous étale les ridicules d’un pauvre cerveau faible, que bouleversa la lecture des almanachs, des grimoires et des démonograplies. M. Oufle est un peu fantomane, mais surtout un illusionné, une dupe de gais compères. Il n’a pas l’ample fêlure de Berbiguier, fêlure par laquelle il émigré dans les égouts de l’invisible.
  12. Je redresse parfois les phrases chaotiques de Berbiguier, mais je ne modifie pas le sens.
  13. Recommandation que les grimoires répètent souvent, d’accord sans doute avec l’herboriste.