Le Satanisme et la magie/Livre II/Chapitre V

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Ernest Flammarion (p. 233-250).


CHAPITRE V
LES INCUBES ET LES SUCCUBES


Le Père Serclier, Henry, instituteur, et Jacques Sprenger rapportent que souvent ils virent à terre, « le ventre en sus, le corps remué de leur sale action, des sorcières qui copulaient avec le Diable ». Une puante vapeur se levait de leur peau ; vapeur qui prenait l’apparence d’un mâle. En vain des jaloux se ruèrent sur le fantôme : leur couteau ne traversa qu’un nuage.

Le chapitre des larves peut expliquer l’attrait du Démon à voltiger sur les abîmes et les rocs du sexe ; le Démon n’existe pas encore ou n’existe plus, en tant que corporéité ; aussi est-il avide de l’antre où il se repliera, alors il est incube ; de la pyramide où il se glorifiera jusqu’à être, — alors il est succube.

Ces forces de l’astral sont si confuses, si infestées de génitaux instincts qu’elles s’en prennent même aux juments. Tout leur est bon, pourvu qu’elles vivent davantage. Guaccius, démonographe et historien, écrit : « Quand les juments sont dociles au démoniaque influx, celui-ci les comble de caresses, tresse leur crinière en une infinité de nœuds gracieux ; résistent-elles, il les maltraite, les roue de coups, leur donne la morve et finalement les tue. L’expérience journalière en fait foi. »


Ces absurdes mariages entre la terre et l’obscène furent parfois féconds. Au delà l’antiquité leur attribue les monstres, que certains peuples massacraient, que d’autres vénéraient au contraire tels de vivants miracles. La fausse couche passa longtemps pour essentiellement satanique. Les comptes rendus du sabbat citent ces masses informes et visqueuses, pareilles à des vers et d’une odeur repoussante à base de soufre, qu’évacuaient les sorcières parmi les danses. — Enfants lourds à porter comme des remords, enfants tarissant les seins les mieux gonflés de vie, fils d’une semence froide arrachée au supplice d’un inconnu !

Le Père Valladier, confesseur de Marie de Médicis, explique assez subtilement la fécondation diabolique : « Satan, dit-il, peut emprunter aux hommes sommeillant l’étoffe requise à la conception, puis l’influer à une femme par façon d’illusions nocturnes. Il pourra par son agilité « émerveillable » et sans rien rompre porter la même matière en la vierge, qui par la vertu formative la retiendra et la fomentera sans même s’en apercevoir. »

Ainsi, selon la légende, l’Antéchrist devra être conçu.


Certes, je crois bien que mainte épouse dut profiter de cette hantise démoniaque dont le moyen âge trembla pour se permettre quelques galants en chair et en os, n’ayant de l’incube que la salacité. Voici le conte naïf que nous transmet Brognoli dans son manuel des exorcistes. Malgré la sérénité du narrateur, qui ne devine le subterfuge de l’adultère ?


« Barthélémy de Bonsovannis avait une femme jeune et jolie, dont il était fort amoureux. Le diable, qui brûlait du méchant désir de jouer quelqu’un, se mit en tête de lui inspirer jalousie. Comme il fallait que l’évidence du fait attint les sens grossiers de l’ivrogne, le diable prit la forme d’un jeune homme ; Barthélémy, revenant du cabaret, le trouva dans sa chambre à coucher, assis sur un canapé à côté de sa femme et paraissant l’embrasser. Cette vue le dégrisa ; tirant de sa poche un couteau italien, il s’élance furieux sur sa femme, qu’il eut certainement tuée sans un coup de poing que le diable lui asséna et qui le précipita en bas de l’escalier. Revenu à lui, il poursuivit le méchant drôle, qui n’avait pas encore eu le temps, parait-il, de reprendre son incorporéité. Comme il courait, il rencontra son beau-frère à qui il se plaignit amèrement de la conduite de sa femme. Le beau-frère surpris se fit tout raconter. Cet exposé s’aggravant des protestations indignées de l’épouse, on conclut d’un commun accord que l’amant prétendu ne pouvait être que le diable. Cette conclusion fut confirmée par un fait qui se produisit le lendemain ou surlendemain ; on vit, au moment où notre Bonsovannis baillait, une grosse mouche lui entrer dans la bouche. Immédiatement après il fut pris de fureur contre sa femme ; ce qui prouvait sans réplique que cette mouche était bien le diable. Par conséquent, la jalousie du benêt n’avait d’autre origine qu’une obsession du Malin. »


Cependant ces erreurs ne furent pas toujours que comiques ; en Poméranie, d’après le Theatrum Europæum (ch. x, p. 400), on livra au bûcher une mignonnette de dix ans à qui Ton avait fait avouer dans les supplices qu’elle avait deux enfants du Diable et qu’elle était enceinte d’un troisième !

Selon un théologien de grande érudition, pour chasser un démon incube, faites dans la cijambre hantée des fumigations avec un mélange de povre, de racines d’aristoloches, de cardamoine, de gingembre, de caryophylles, de cinnamones, de cannelle, de ioix muscade, de storax calamité, de benjoin, de bois d’alors et de trisanthes. La recette agit contre les démons aquatiques. Euvers d’autres employez le nénuphar, l’hépatique, l’euphorbe, la mandragore, la jusquiame.


I
M. DE CAUDENBERG ET MARIE-ANGE
(Exemples d’incubats et de succubats religieux et inconscients.)


Au xixe siècle l’incubat et le succubat, loin de disparaître, ont acquis une énergie plus fine, parfois cafarde, en quelque sorte savante. Eu preuves, deux exemples incomparables, celui du chevalier de Gaudemberg, qui lui-même nous a raconté ses rapports avec la Vierge[1], et celui de Marie-Ange[2].

Ancien élève de l’École polytechnique, membre de diverses sociétés savantes, M. de Caudemberg s’adonne aux pratiques du spiritisme ; des tables parlantes il passe à l’écriture automatique ; ainsi il s’entretient avec ses parents et ses amis que la mort lui avait enlevés. Mais la main seule n’est pas en jeu ; exaltant une fausse interprétation de la loi d’amour, notre spirite croit atteindre par les lèvres ses frères de l’au-delà.

« Un des effets les plus extraordinaires des communications spirituelles, dit-il, est, assurément, ce plaisir que fait éprouver à une âme heureuse le baiser, la caresse qu’on lui adresse en posant les lèvres soit sur la signature qu’elle a formée, soit sur le signe qui la représente. Cette trace matérielle n’est même pas nécessaire, et la seule pensée, avec l’intention formelle, suffit, comme je l’ai expérimenté un grand nombre de fois depuis ; la bouche ressent bientôt l’échange de la caresse que l’air avait reçue. J’envoyais à l’âme de mes amis des baisers, qui toujours m’étaient sensiblement rendus… »


Au mois de novembre 1834, étant avec sa sœur, M. de Caudemberg veut adresser des questions à la sainte Vierge. Il commence à s’y préparer par la prière ; puis, il laisse aller sa main qui trace le nom de Marie, y ajoutant le paraphe d’une jolie croix fleuronnée.


« Un sentiment de reconnaissance, et non d’amour, continue-t-il (je n’en avais pas la pensée), me porta à poser mes lèvres sur la croix… Quel fut mon étonnement, quand je sentis que ce baiser m’était ostensiblement rendu. Ce ne pouvait être un effet d’imagination, car j’étais loin de m’y attendre ! Cependant, pour dissiper ce doute, je recommençais, et la même caresse fat réitérée de manière à dissiper toute incertitude ; elle produisit dans tout mon être un frémissement qui n’était pas sans douceur. Bientôt après, dans l’ombre et le silence, avant de m’abandonner au sommeil, je portai ma pensée émue sur ce qui venait d’arriver ; il me semblait qu’un être que je ne pouvais voir, toucher, ni entendre, s’approchait de moi. Une volupté excessive se manifesta soudainement, et me transporta dans un ravissement de bonheur qui ne peut se traduire que par des exclamations et des larmes. Ces sensations indescriptibles, qui se sont prolongées ainsi pendant plus d’une demi-heure, surpassaient beaucoup celles de même nature que j’avais ressenties jusque-là ; et, lorsqu’elles cessèrent presque subitement, elles me laissèrent dans un charme indéfini. — Le lendemain et les jours suivants les mêmes plaisirs se reproduisirent avec la même intensité, comme je l’ai expliqué, sous des formes variées.

« Un jour, demandant à ma céleste amie de me dire quelque chose, elle écrivit : « Le plaisir seul est permis entre nous ; mais nous ne pouvons pas causer. » Un soir, les baisers qu’elle me rendait se précipitèrent ; ils me causèrent un trouble plein de charmes, que je n’avais pas encore goûté et qui remplit tout mon être d’un bonheur indicible. Le mystère était accompli ; le ciel et la terre étaient unis par l’amour ! Et depuis ce moment jusqu’à celui où j’écris ces lignes, il ne s’est pas écoulé un seul jour sans que ces ineffables jouissances ne se soient produites plusieurs fois ; et non pas comme on pourrait le croire d’une manière fugitive, que l’âme puisse à peine saisir, mais, à chaque fois, avec des reprises et des redoublements rapprochés qui pouvaient durer des heures entières…

« L’intensité de la jouissance s’accroît à mesure que se prolonge le plaisir…

« Ces voluptés si longues et si vives n’entraînent après elles aucune fatigue morale ou physique, voire même aucune satiété…

« Les organes qui participent au bonheur de l’âme restent pourtant tout à fait inertes, jamais le moindre effet physique n’est la suite de ces sensations.

« Dans ces moments de bonheur si complet, on sent réellement près de soi, contre soi, l’être adorable qui vous aime et qui vous le prouve par de si inestimables faveurs. On le sent sans le toucher, sans le voir et sans l’entendre, comme l’explique si bien sainte ; Thérèse, et l’on sait qui est cet esprit. Dans cette intimité si tendre et si profonde, la pensée répond à la pensée, et chaque élan d’amour est à l’instant rendu par une volupté plus vive, et par un baiser plus énergique, qui retentit quelquefois jusqu’au fond de la gorge. »


Certes, je me garderais de mettre en doute la sincérité de M. de Gaudemberg ; mais il est impossible d’admettre une telle sensualité, une volupté aussi matérielle, sans proscrire d’avance tout possible rapport avec la Vierge. Il faut, pour s’unir avec une entité aussi haute, un long et opiniâtre entraînement de mortification et de sainteté. Alors il peut y avoir amour, étreinte, mais sans ce spasme insolite, ce délice, charnel on peut dire, quoique l’organe paraisse insensible. M. de Gaudemberg est dupe de la phraséologie amoureuse de Sainte-Thérèse, qu’il prend au mot. L’amplexion mystique s’élance au delà des molles caresses. Elle ne pactise pas avec les baisers matériels et jamais la Vierge Mère aux sept glaives de douleurs n’aurait osé écrire cette parole que lai attribue ce trouble médium : « La volupté est le seul moyen de vous faire sentir le prix du Ciel. »


Cependant les femmes allant toujours plus loin que les hommes, dans la mystique expérimentale, soit diabolique, soit divine, Marie-Ange exalta l’ivresse des lèvres amoureuses jusqu’au sirop du spasme, jusqu’à la naissance de pralines, cristallisations du baiser :

Elle naquit tout emmaillotée, dit son historiographe, un brave homme instruit, très convaincu, très pieux, qui rédige ces bizarres exploits sur les conseils d’ecclésiastiques. En 1816 (elle avait dix-sept ans), Jésus Christ et la Vierge lui dictèrent des billets de la plus bizarre orthographe. Elle prophétisait comme les derviches en tournant sans appui, sur la pointe d’un de ses pieds. Elle se levait de terre, allongée, les mains jointes ; son corps éclairait sa chambre ; elle devait dépasser l’ivresse de Caudemberg, obtenir, déshabillée, puis rhabillée par d’invisibles servantes, une grâce plus immédiate, des baisers cette fois si matériels, qu’ils le sont davantage que les baisers humains !


« Dans la nuit du 23 octobre 1816, M. le curé de Lignan et d’autres personnes étant dans la chambre de Marie-Ange, qui était en extase, entendirent les baisers que Notre-Seigneur et notre chère Mère faisaient sur sa bouche, et s’aperçurent que chaque baiser produisait une petite quantité de liqueur que Marie-Ange avalait. Quand elle en eut avalé une bonne Quantité, les baisers continuant, elle laissa échapper cette liqueur par un côté de sa bouche. Alors M. le curé, s’approchant, la recueillit avec son doigt et l’avala. Quand il en eut avalé une assez bonte quantité, les baisers continuant, il en donna une léchée à chaque personne qui était dans la chambre. Les baisers continuant et les liqueurs s’échappant toujours des lèvres de Marie-Ange, M. le curé fit monter les personnes qui étaient dans la cuisine ; toutes en goûtèrent et la trouvèrent délicieuse. La source n’étant pas encore tarie, et les bai sers continuant, M. le curé remplit de cette liqueur un mouchoir blanc de toile de Rouen, que j’ai avec les reliques de Marie-Ange… Les baisers se renouvelèrent…[3].

« Plus bruyants que les baisers ordinaires, les gros baisers que recevait la jeune fille étaient souvent accompagnés chacun d’un joli bonbon. On peut dire que jamais on n’a vu ni connu de sainte qui ait reçu de la part de Notre-Seigneur et de sa divine mère autant de baisers que Marie-Ange ! » Marie-Ange était la véritable épouse des cantiques, comme disent les billets qu’elle recevait ; comment s’étonner qu’elle ait reçu des baisers ? On devrait, au contraire, voir dans ces baisers la présence irréfragable de ce que les billets affirment.

« Un jour en juillet 1817, à Cazouls dans la chambre du curé, M. Julien, nous étions huit personnes ; Marie-Ange était en extase, et nous entendimes les baisers sur sa bouche. Nous nous approchâmes et nous nous aperçûmes que chaque baiser produisait dans sa bouche un bonbon de la grosseur d’un pois. Elle en reçut près de cent. Quand la langue en fut couverte, Marie-Ange la sortit ; et quel fut notre étonnement de voir ces bonbons de toutes couleurs, rangés en ligne d’une manière admirable. »


Diabolisme hypocrite, mediumnité incubique, où l’incube est pâtissier.


II
LART DE LINCUBAT ET DU SUCCUBAT


Un disciple du chanoine Docre a écrit dans une revue de jeunes, le Mercure de France, un article à la fois mystificateur et imprudent qui lève un coin du voile sur la science positive de quelques maîtres sataniques modernes. De nos jours, il était dit que nous aurions des professeurs d’érotisme mystique. Tout le phénomène, selon eux, dépend de l’auto-suggestion. En somme, ils prétendraient n’enseigner qu’un onanisme plus subtil, la possibilité de posséder, par l’illusion, qui Ton désire, mort ou vivant, pourvu que l’on en ait une image nette.

Voici la méthode pour qui veut agir seul.

Après avoir fixé sa pensée sur l’objet convoité et avoir voulu qu’il se donne, le succubiste ou l’incubiste pénètre dans les territoires diffus de l’hypnose par la fixation intense du regard. La léthargie, puis la catalepsie ne tardent guère. Pour en échapper, irruant aux clairvoyances du somnambulisme, une source lumineuse est nécessaire, qui, frappant à point les paupières, y suscite le réflexe, permet à la suggestion de prendre corps. L’opérateur est préparé pour l’approche du fantôme. Un bandage, que les pharmaciens ont nommé la « contrepartie », aide à l’orgasme vénérien, facilite la volupté, jusqu’à ce que, l’habitude ayant dompté les hésitations charnelles, ce subterfuge devienne inutile, tant la suggestion palpite, revêt une chair obsédante, avec toutes les propriétés des corps vivants, saisissable par ses formes, ses couleurs, son odeur, son goût, les sons qu’elle émet. Un être véritable enfin, amant ou maîtresse, identique à la personne convoitée et toujours docile !

Ce misérable raffinement valait la peine d’être découvert, pour être flétri. Voilà vraiment le vice le plus ladre, le péché sensuel de l’Avare, l’union économique et pratique avec le néant ou l’enfer. Le narrateur, je le sais bien, s’écrie que ces secrets servent à la transformation morale des adeptes, les dégoûtent de toute sensualité par le trop possible assouvissement ; mais c’est profaner encore les noms, d’ailleurs immondes de succubat et d’incubat que de les apparier à ce commerce clandestin, à cette abjection solitaire. Eux du moins s’ornent d’un mystère forcené et jaloux. D’ailleurs, il n’est pas besoin de s’occuper d’occultisme pour perpétrer d’aussi médiocres méfaits. Combien, par exemple, d’intellectuelles perverses par la seule puissance de la rêverie captent le fantôme du passant et du camarade qu’elles désirèrent ; leur imagination complice, sans la tyrannie des rites, appela l’incube par la seule promesse du réel don.

Comparez à cette cafarde mise en scène la description térébrante, précise et effrayée que M. Iluysmans nous a transmise de l’accointance satanique en son roman d’En Route :


« Il (Durtal) vécut la plus épouvantable des nuits ; ce fut si spécial, si affreux, qu’il ne se rappelait pas, pendant toute son existence, avoir enduré de pareilles angoisses, subi de semblables transes.

« Ce fut une succession ininterrompue de réveils en sursaut et de cauchemars.

« Et ces cauchemars dépassèrent les limites des abominations que les démences les plus périlleuses rêvent. Ils se déroulaient sur les territoires de la Luxure et ils étaient si particuliers, si nouveaux pour lui, qu’en se réveillant, Durtal restait tremblant, retenait un cri.

« Ce n’était plus du tout l’acte involontaire et connu, la vision qui cesse juste au moment où l’homme endormi étreint la forme amoureuse et va se fondre en elle ; c’était ainsi et mieux que dans la nature, long, complet, accompagné de tous les préludes, de tous les détails, de toutes les sensations ; et le déclic avait lieu, avec une acuité douloureuse extraordinaire, dans un spasme de détente inouï.

« Et fait bizarre et qui semblait marquer la différence entre cet état et le stupre inconscient des nuits, c’était, en outre de certains épisodes où des caresses qui ne pourraient que se succéder dans la réalité étaient réunies, au même instant, dans le rêve, la sensation nette, précise, d’un être, d’une forme fluidique disparaissant avec le bruit sec d’une capsule ou d’un coup de fouet, d’auprès de vous, dès le réveil. Cet être, on le sentait distinctement près de soi, si près que le linge, dérangé par le souffle de sa fuite, ondulait et que l’on regardait, effaré, la place vide.

« Ah ça mais, se dit Durtal, quand il eut allumé la bougie ; cela me reporte au temps où je fréquentais Mme Chantelouve ; cela me réfère aux histoires du Succubat.

« Il restait, ahuri, sur son séant, scrutait avec un véritable malaise cette cellule noyée d’ombre. Il consulta sa montre ; il n’était que onze heures du soir. — Mon Dieu, fit-il, si les nuits sont comme celles-là dans les cloîtres !

« Il recourut, pour se remettre, à des affusions d’eau froide, ouvrit la fenêtre pour renouveler l’air et, glacé, se recoucha.

« Il hésitait à souffler la bougie, inquiet de ces ténèbres qui lui paraissaient habitées, pleines d’embûches et de menaces. Il se décida enfin à éteindre et répéta la strophe des Compiles que l’on avait chantée, le soir même, à la chapelle :

Procul recedant somnia
Et noctium phantasmata
Hostemque nostrum comprime,
Ne polluantur corpora.

« Il finit par se rendormir, rêva encore d’immondices, mais il se réveilla à temps pour rompre le charme, éprouva encore cette impression d’une ombre s’évaporant à temps pour qu’on ne puisse la saisir dans les draps et il interrogea sa montre. Il était deux heures.

« Si cela continue, je serai brisé demain, se dit-il ; il parvint tant bien que mal, en somnolant, en se réveillant toutes les dix minutes, à atteindre trois heures.

« Si je me rendors, je ne me réveillerai pas au moment voulu, pensa-t-il ; si je me levais ?

« Et il sauta en bas du lit, s habilla, pria, mit de l’ordre dans ses affaires.

« D’authentiques excès l’eussent moins abattu que cette fausse noce, mais ce qui lui semblait surtout odieux, c’était l’inassouvissement que laissait le viol de ces larves. Comparées à leurs avides manigances, les caresses de la femme n’épandaient qu’une volupté tempérée, n’aboutissaient qu’à un faible choc ; seulement l’on restait enragé de n’avoir étreint que le vide, d’avoir été la dupe d’un mensonge, le jouet d’une apparence dont on ne se rappelait même plus les contours et les traits. On en arrivait forcément à désirer de la chair, à souhaiter de presser contre soi un véritable corps et Durtal se mit à songer à Florence ; elle vous désaltérait au moins, ne vous quittait pas ainsi, pantelant et fiévreux, en quête d’on ne savait quoi, dans une atmosphère où l’on était, environné, épié, par un inconnu qu’on ne pouvait discerner, par une ombre que l’on ne pouvait fuir. »


III
LE VAMPIRISME


Déjà dans Là-bas, ce maître ès-lettres mystiques avait fouillé la théorie de l’Incubat.

Selon Del Rio, Bodin, saint Thomas et cet érotique historiographe Sinistrari d’Améno, les Incubes, catholiquement parlant, sont des démons masculins qui se réunissent aux femmes, les Succubes, des démones, qui tenaillent jusqu’à la volupté les nerfs masculins, devenus passifs. — Cependant, à en croire Sinistrari, ces étranges visiteurs seraient, non pas les formes de l’éternel tentateur, mais des demi-dieux païens, des Faunes, des Satyres ou de ces Farfadets, que le trop illustre Berbiguier combattait par quels effarants exorcismes !

— Esprits animaux, semi-animaux en quête d’humanisation, voraces de fluides supérieurs, âmes zoologiques quêteuses de la sexuelle énergie qui les fera évoluer des frontières de la bestialité aux portes du règne humain.

Mais Huysmans va plus loin : il régénère le vieil incubât du moyen âge par l’évocation des morts, qui n’a jamais cessé de se perpétuer à travers les siècles. — Le Succubat deviendrait ainsi « possession » du côté de la Victime, commandement magique de la part du nécromant, qui décoche à travers l’espace la flèche vivante du vampire. Ces faits seraient parfaitement connus par la Curie du Pape ; mais notre clergé les ignore, comme d’ailleurs tout phénomène mystique. De plus, l’Église aime mieux taire révocation des morts défendue depuis Moïse ; car la vulgarisation de cette science serait à son autorité le plus pernicieux attentat.

Les saints, surtout les premiers ascètes, furent harcelés par l’atmosphère des antiques courtisanes défuntes, le vent de rut, sortant des sépulchres entr’ouverts, fils de ce paganisme qui si longtemps nous représenta Eros la torche à la main pour symboliser l’existence sous le soleil, et la torche renversée pour dire l’existence chez les ombres. La Légende Dorée cite un prêtre qui, assailli par une femme nue, jeta sur elle une étole. Sous le vêtement sacré resta un cadavre, que la fraude de Satan avait pour quelques heures ressuscité.

En fait cette lutte du vivant contre la mort amoureuse, lutte qui souvent se termina par des noces, date de l’avènement du Christ. Alors on crut davantage à la survivance et à l’inimitié du cadavre. Pour le païen, tout est la Vie. Les ombres, parquées dans les îles de l’au-delà, ne connaissent point l’enfer catholique, ces ténèbres extérieures où le doux prophète envoyait cependant l’homme méchant et le mauvais ange. Le Diable, roi de tant de tombeaux, irruera désormais, avec sa milice cuirassée de linceuls, vers les couches terrifiées. L’imagination populaire prête à cette armée invisible les flottes de ses cauchemars. Elles arrivent, ces âmes en peine, non seulement du cimetière, mais aussi des cloîtres, ces mystiques jardins du renoncement, d’où elles ont été chassées, où peut-être aussi elles sont nées aux déperditions fluidiques de l’ascétisme. Les vampires de Serbie furent particulièrement impitoyables, selon Gœrres ; ils étranglaient, suçaient les veines et lorsqu’on les exhumait, leur visage frais laissait suinter du sang pur à leurs lèvres roses. Ils rendaient vampires ceux qu’ils tuaient de la sorte, développaient l’infernale confrérie par l’intermédiairee de la mort. Cette vie surnaturelle parfume le cadavre, exempt des corruptions. Pour détruire le vampire, il fallait lui traverser le cœur d’un épieu, le décapiter, puis le brûler. Sans cela des villes entières étaient décimées et les animaux eux-mêmes périssaient de langueur. (Lire pour les détails la deuxième partie de mon roman : La Douleur d’aimer.)

Etrange situation de ce cadavre presque existant dans son sépulchre qui ne le lie plus ! L’esprit et même la force animale l’ont abandonné ; il a un principe obscur et végétal, la vie à peu près d’un zoophyte. Non plus le sang chaleureux, mais le suc glacé des plantes. Néanmoins les joues fleurissent d’une mortifère rougeur, l’embonpoint gagne le corps immobile. Sans délaisser sa tombe, ce cadavre attaque les vivants par un mal mystérieux qui lui est bienfaisant. Il tente avec ses semblables d’au-dessus la terre, ses parents surtout à qui il est déjà joint magnétiquement, un échange qui engraisse le vampire et dont se desséchera la victime. C’est la force nerveuse qu’il pompe par un invisible sonde, beaucoup plus que ce sang dont il déborde et qu’il paraît sucer cependant si on s’en rapporte aux taches bleues des membres malades. Ce maléfice singulier ne va guère sans cauchemar, les anciens disaient « éphialte ».

D’ordinaire un fantôme blanc et muet étreint à la gorge, pèse sur l’estomac, vrille la colonne vertébrale et les reins, essouffle jusqu’à d’abondantes sueurs. — Si j’en crois Gœrres, le vampire est surtout de race slave. Divisons les incubistes et les succubistes en deux groupes : les uns, de par leur tempérament ou des fatalités psychiques, subissent l’emprise de ces fantômes immédiatement, « naturellement » pour ainsi dire. Tristes organismes, desséchés par le vice astral, destinés à l’étisie, à l’anévrisme ou au suicide. Les autres sont contaminés par la volonté des sociétés, ou des individualités démoniaques. Pour un savant moderne, ce ne sont que des érotomanes, et au lieu de les envoyer à l’exorciste, on les enferme dans les hospices. Néanmoins, quelques thaumaturges ignorés préservent de ces maléfices au moyen de « certaines fumigations, certaines insufflations, certains commandements portés en amulette, et écrits sur une feuille de parchemein vierge et par trois fois béni ».

Le premier groupe est attaqué par les esprits en pleine veille ; le second est secoué par l’extase satanique, soit pendant, soit hors le sommeil. En ce dernier cas, la catalepsie crée l’irrésistance. Le docteur en théologie, Johannès, disait « avoir sauvé des religieuses qui étaient chevauchées sans arrêt ni trêve, pendant deux, trois, pendant quatre jours par des incubes ».

L’ivresse sabbatique, justement parce qu’elle met en jeu des organes imaginatifs, suscite, en les étreintes, des miracles que le rêve semblait pouvoir accorder seul. La passion de l’incube, par exemple, se multiplie, se diffuse ; de même qu’en les orientales divinités, la tête et les bras deviennent innombrables, afin de symboliser leurs attributs ; de même l’incube décuple, ce qui en lui est le signe de sa perversité et de son péché[4].


IV
LA LÉGENDE DE LA MORTE ET MORTELLE FIANCÉE


Cette fusion du vampire et de l’incube préexiste dans les légendes. Histoire surnaturelle et humaine à la fois, volonté du fantôme à se survivre, obstination du germe sur le cadavre, amour et mort, mariage funèbre et tendre, impérissable désir ! Mais le diable est rusé. Avez-vous remarqué comme sans cesse son grouin, son museau, sa vile grimace sait s’adapter un masque gracieux souvent d’un irrésistible charme. Cette fois il lui a plu d’assimiler, de confondre le cimetière et le monastère ; il colore avec les purs lys de la moniale le suçoir du vampire infect. La foule a subi la suggestion démoniaque. Elle a créé la sacrilège réhabilitation du Démon paré de l’intacte robe des recluses.

La grande légende de l’incube, c’est la légende de la Fiancée de Corinthe. Il importe peu que la nonne amoureuse soit fantôme ou être réel ; elle existe de par son désir inassouvi, de par ce droit d’aimer et de vivre qu’un vœu ne peut aliéner, qu’un ordre ne peut détruire. Un jeune païen vient d’Athènes d Corinthe, afin d’épouser la jeune fille que son père lui avait accordée. L’heure est tardive ; tout le monde au lit ; la mère seule sert un bref repas à l’hôte fatigué. À peine dans la chambre, vers le premier sommeil, une forme blanche se penche sur son visage. « Ne me reconnais-tu pas, dit-elle, ou te suis-je déjà une étrangère ? » Ses joues dans ses mains, elle se met à pleurer. « Pourquoi es-tu si pâle, répond le fiancé. Si belle, les déesses doivent te protéger. — Je n’appartiens plus aux déesses Je suis la proie d’un Dieu hypercharnel. J’ai renoncé à ton baiser, à notre race. — Tu es donc la vierge attendue ; oh ! demeure ; donne-toi. — Je ne le puis, le vœu de ma mère chrétienne m’a enchaînée au cloître ; je ne pourrais être que l’épouse de tes nuits, le petit souffle qui passe dans les chambres sans lampe. — Je te veux tout de même, que tu sois esprit ou femme, infidèle à nos dieux, ou la fille de Cérès ! » L’ombre se remplit alors de râles et de soupirs, de gestes confus, d’angoisse. Ils pleurent, ils aiment, ils bravent la loi divine, ils protestent par le baiser contre l’ascétisme et contre la mort.

Mais la mort ne pardonne pas à ceux qui la violent. Le cloître est plus puissant que la vie. Dès que l’aube touche les fenêtres, l’amante chuchote : « Tu dois mourir à ton tour, bien-aimé. Ma caresse est de celles dont on languit sans guérir. Viens au tombeau, viens au cloître, abandonne le dieu trop matériel, il n’est de bonheur qu’au delà de la vie, il n’est repos que hors la vie.


  1. Girard de Gaudemberg. Le Monde Spirituel et la Science chrétienne, 1857.
  2. Vie de Marie-Ange. par M. le docteur en médecine ***, Béziers, 1863.
  3. J’ai conservé à peu près cet étrange style où revient en couplet « les baisers continuant ».
  4. Le chapitre de la Sorcière (lre partie) analyse et met en scène l’extase satanique, la naissance de l’incube et ses acharnements.