Le Satanisme et la magie/Livre II/Chapitre VI

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Ernest Flammarion (p. 251-295).


CHAPITRE VI
L’ENVOUTEMENT DE HAINE


Tout le grand secret magique gît dans l’envoûtement, qu’il soit d’amour ou de haine.

Que veulent le mage et le sorcier ? Dominer en quelque façon l’univers dont ils ont besoin, asservir les âmes, qui trop souvent les méprisent et les oppriment, régner sur leurs propres maîtres. Et cela non par la force brutale, — la pire débâcle les attendrait ; non par la force mentale qui risquerait, n’étant ni écoutée ni respectée, de n’être pas subie ; mais par une force mystique, à la fois naturelle et invisible, rets de fils durs et souples, tissés par le rat du bon La Fontaine et sous lequel peut se débattre vainement un lion.

C’est le secret de puissance.

« Mangez de ce fruit, a-t-il été dit, et vous serez comme des dieux. » Le magicien recommence sans cesse l’aventure édénique ; il recrée à son profit et pour sa vie propre le péché originel dont se lamentent toutes les races. Non plus cet Adam innocent, fasciné par le serpent, par la grande force astrale de vertige, par l’âme torse du monde, mais l’insidieux évocateur de ce serpent. Il lui commande de céder la pomme cyclique, et il ingurgite la science des clavicules et des kabbales, afin qu’une énergie inconnue régénère ses infirmités d’homme. Il n’est pas tout à fait volé, cette fois ; non plus la dupe inconsciente comme le fut légendairement le premier couple, mais, conscient instrument du serpent, recevant de ce serpent une investiture, je puis dire, sacerdotale. Le jus du fruit damné ruisselle jusqu’aux plus secrètes veines ; un esprit réel de tristesse et de puissance douloureuse s’est incarné en le pécheur qui a voulu librement son péché.

« La conscience dans le mal, » chantée par Baudelaire, c’est bien le premier arcane intérieur, la noire investiture magique[1].


I
LENVOÛTEMENT DE HAINE ET SES RITES


Qui dit « envoûtement » dit cerne, enveloppement, enroulement d’une volonté par une autre, dans une autre. Vraiment l’embrassement de l’ennemi pour l’étouffer (in volvere)[2]. Le peuple appelle ce pouvoir « tenir par le sang ». Dans une famille, croit-il, le plus fort en sang se rendra maître, s’il le veut, de ses frères, de ses sœurs, voire même de sa mère et de son père[3]. Dans cette idée du Volt, plus tard seulement limitée à la statuette, il y a la virevolte, ce mouvement circulaire de l’oiseau de proie comme du sorcier autour de sa victime, l’emprisonnement mystique d’une âme ; il y a transfert aussi de cette âme, son déroulement en une effigie. Moïse, précipitant les péchés d’Israël sur l’émissaire bouc devenu ainsi une « mumie », donna le premier exemple de l’envoûtement sacré, qui est une forme du sacrifice. Jésus, sur sa croix, c’est aussi un volt. La sensibilité, le crime de tous les hommes sont fixés sur l’instrument de torture et de gloire, la lance et les imprécations des soldats représentent l’imprécation magique, la ronce sanglante du nécromant. Voilà, me direz-vous, le mystère noir haussé bien haut. Mais en mystique les lois sont mêmes aux enfers comme au ciel, lois subtiles, lois d’harmonies, d’affinités, de concordances, lois si souples, si larges que la raison les étreint à peine, n’a jamais pu encore les classer.


Oui, par envoûtement, il faut entendre d’abord la conquête d’une volonté, puis le voyage de cette volonté vers une sorte de bagne à la disposition de son nouveau maître, qui la frappera, l’humiliera, la tuera. Tout le rite le prouve, envoûter revient à une sorte d’expédition mystique dans les contrées ravagées d’une âme ; le vainqueur a vite fait d’enchaîner les pauvres captifs fluidiques ; il les emporte en d’étroits véhicules (ces menus objets ayant appartenu à l’envoûté et dont se charge la statuette) ; il les dispose en ses cachots (la statuette elle-même) où il les nourrit de malédictions, les abreuve de leur propre sang qui ruisselle sous les verges. Que fera pendant ce temps le reste du peuple qui garde la patrie dépossédée (c’est-à-dire la sensibilité de l’envoûté) ? Il pleurera, il se plaindra, il dépérira, s’éteindra peut-être…, le cœur de son cœur n’est plus avec lui, il est là-bas dans les bastilles de l’ennemi, aux ergastulaires. Oui, chaque coup sur les épaules du prisonnier s’enfonce dans les chairs libres de celui qui a été séparé de son frère, de son fils ou de son ami.

Et il rôdera autour des barreaux de fer de la prison, se fera cueillir peut-être presque volontairement afin de ne pas laisser souffrir seul le cher camarade[4].


Ainsi l’envoûtement ne s’identifie plus, comme on l’a cru jusqu’ici, à des formules obscures et hétéroclites, à des gestes de fou ; il est logique ; dans ses frontières restreintes, dans son action diminuée d’individu seulement à individu, il recommence l’éternelle odyssée guerrière, la croisade, l’invasion, le piège belliqueux. Dans la mystique, il immisce les mœurs brutales des premiers peuples. Triste autant que douloureux, il mérite, mais avec cet excès en plus de la lâcheté et du sacrilège, l’opprobre qui s’attache aux massacres, aux razzias, aux maraudes, aux vaines annexions, aux batailles inutiles, aux embuscades dans lesquelles ruissellent les veines de générations innocentes.

Que se passe-t-il en effet ?


Je prends l’envoûtement traditionnel, celui de la Dagyde, avec la poupée de cire perpétuée jusqu’à nous. Le sorcier forme lui-même à certaines heures fatidiques l’effigie ; il prend de la cire vierge afin que d’autres influences ne détournent pas le sort. Il la pétrit à la ressemblance de l’ennemi, afin qu’elle soit, même par l’illusion, une excitatrice de sa colère, un meilleur réceptacle de l’âme appelée ; car entre les choses et les êtres qui se ressemblent il doit exister des liens mystérieux… Il est nécessaire que ce marmouset ait reçu les mêmes sacrements que son modèle ; sur lui le nom du maléfice est inscrit, il s’enveloppe de vêtements taillés en les vêtements de son frère humain, il porte au front un peu des cheveux, aux doigts un peu des ongles, en la bouche une dent de celui qui va en mourir. Avant les préliminaires, le sorcier a tendu une corde sur la tête de la « mumie », a fait un solide nœud, symbole de sa résolution indéfectible.

« Arator, s’écrie-t-il, Lepidator, Tentator, Somniator, Ductor, Comestor, Devorator, Seductor, vous tous compagnons et ministres de destruction et de haine, semeurs de discordes qui agissez librement ces maléfices, — quoiqu’il ne soit pas nécessaire de vous conjurer afin que vous accouriez ! — je vous prie et je vous conjure cependant jusqu’à ce que vous administriez et consacriez cette image, pour la haine et le malheur de……[5] »

Tout a été mis en œuvre pour que la sensibilité de l’envoûte s’accroche à l’effigie. Certes des molécules invisibles doivent s’y être posées, car nous ne pouvons rien porter longtemps sans que quelque chose de nous-même n’y demeure. Que sera-ce des dents, des cheveux, des ongles, de ce qui a poussé en nous, de ce qui a vécu de nous, de ce qui a été nous ? Il est impossible que ces morceaux du végétal que nous sommes n’aient pas conservé de notre énergie vitale. Sur les vagues de cette lumière astrale baignant et habitant tout être et toute chose, le corps astral de l’envoûté sera tiré par d’irrésistibles et impalpables filaments, chassé aussi par des vents d’attraction, l’aimant des similitudes, jusqu’à l’effigie déjà toute imprégnée de lui-même. Embuscade où le moi devient amorce au même moi. Le petit prisonnier fluidique attire par ses cris muets — ainsi qu’une volière placée devant un poste de chasse, — les fluides sains encore, mais que leur pitié vers l’enchaîné et le malade vont lier et corrompre.

Je ne sais si je m’explique avec assez de clarté. Ce qui est certain, c’est la stratégie du rite noir, cette conquête accomplie sur l’envoûté par l’adduction à la figurine des vêtements, de la dent, des cheveux, de l’ongle, d’un peu de la sensibilité de celui qu’elle symbolise. Puis l’exil dolent de ces particules appelle par affinité le nerveux influx qui, un peu endolori déjà des douleurs partagées, va se livrer bientôt à son bourreau, marche volontairement à sa torture[6] !

Et alors le combat se précise et s’étend. Le magicien s’exalte.

Clos dans son cercle, où les noms sacrés veillent comme des sentinelles autour d’un fort, vêtu selon le rite, avec au front la calotte de plomb qui amorce les rayons tristes de Saturne, armé d’une ronce, d’un couteau, de morceaux de verre, de tisons rouges, — de sa haine surtout[7], — il attaque la manie, sur laquelle pèsent les signes des archanges victorieux. Placé dans la direction de la victime vivante, il l’abomine en se servant des psaumes ; il extrait des comminatoires menaces des prophètes les versets de colère qui firent s’écrouler les murs de Jérusalem. Le doux Jésus aussi apporte ses rares phrases courroucées, les apôtres leurs reproches ; et, pour mêler les poignards rouillés des superstitions aux haches frénétiques du culte, le sorcier éventre l’arsenal des grimoires d’où s’éparpillent, orduriers et sanglants, les mots barbares, absurdes, panthéistiques en qui dorment les venins concentrés des premiers prêtres, les terreurs des premiers vaincus immolés sur les autels de la Force. Typhon s’allie à Satan, Siva fraternise avec Ahriman. Le souvenir de Moloch conforte Lucifer[8]. De tous les coins noirs de l’espace, le verbe impératif mobilise les légions des divinités déchues, fantomales et voraces, des démons les plus oubliés et les moins repus. Tantôt il rappelle les vertus de l’ennemi afin d’exciter les fatales jalousies du vertige, tantôt il célèbre les vices et les défaillances, afin que par ces chemins mystiques, pavés de péchés, la caravane orageuse parvienne jusqu’au cœur condamné.

Et le refrain de la souple et sauvage querelle, c’est la phrase, austère, farouche, que réchauffe d’une larme irritée l’ « eau maudite[9] » secouée sur le front déjà flétri de la dagyde : « Qu’il revête ma malédiction comme un vêtement, qu’elle pénètre dans ses entrailles comme un liquide, qu’elle descende dans ses os comme un Dieu. »

« Induat maledictionem sicut vestimentum, intret sicut aqua in interiora ejus et sicut deus in ossibus ejus ! »

Après un certain nombre de ces combats emphatiques et étriqués, lorsque l’effigie totalement s’écroule, elle est transpercée au cœur et jetée au feu. L’envoûté meurt en même temps que fondent les derniers vestiges de son sosie de cire[10].

Parfois, la statuette est trouvée trop molle, trop froide, trop morte. Le sorcier a besoin d’un objet plus pantelant ; l’ivresse du sang qui coule, de la chair qui se crispe, il la lui faut. Alors, il choisit comme matière de l’ « œuvre » un animal (celui duquel se rapproche le plus son ennemi) et il s’exerce sur lui avec d’autant plus de rage, s’il crie, avec d’autant plus de joie, s’il agonise dans ses blessures. Le crapaud, le serpent, la chouette, la souris ont les préférences du nécromant.

Une méthode différente, qui relève moins de cette esthétique abominablement pittoresque, c’est la « Charge »[11]. Le sorcier, s’étant procuré les indispensables cheveux, ongles, lambeaux de vêtements ayant appartenu à celui qu’il veut férir, les enveloppe, les pétrit, les amalgame à une dagyde, encore, à un crapaud, ou à tout autre reptile. Il y crache dessus, y ajoute des ordures, des fragments d’hosties, des graines, tout ce qui germe, pourrit, fermente ! Longtemps, il a magnétisé de son vouloir vénéfique le fatras informe ; il le dépose sous le sol, que foulera l’adversaire, généralement afin de ne pas le manquer, au seuil de la porte qu’il doit passer sûrement, là où son pied sans méfiance posera. Mais le danger est grand pour l’opérateur si la charge est découverte. (Voir le chapitre suivant et se rappeler la mort foudroyante du berger Hocque.) Ce maléfice sert à la haine comme à l’amour.

Enfin quelques démoniaques adoptent un procédé plus simple. Ils se contentent (voir l’Envoûtement d’Amor) de maléficier un objet, surtout un mets, une boisson, ou un fruit, et de le donner à celui qu’ils veulent atteindre. La perfide volition se communique de l’envoûteur à l’envoûte par le canal de l’objet, imprégné en quelque sorte d’un démon. Voici la conjuration qu’ils prononcent sur l’hostie malfaisante, qui sera le talisman perfide de leur détestation :

« Où êtes-vous, Semeurs de discordes, Arator, Lapidator et Séductor, où êtes-vous, ordinateurs des vexations, enfants de la haine et fabricateurs d’ennuis ? Je vous conjure et atteste par Celui qui vous créa et par Celui qui vous a confié ces ministères ; et aussi parce que vous faites ces choses volontairement et par plaisir, je vous prie et supplie que celui qui mangera de ceci ou le touchera en quelque manière soit toujours en désaccord et qu’il ne puisse jamais être rappelé à la concorde. »


II
LE CHOC EN RETOUR


Cet appel de l’envoûteur à l’envoûté, s’il fait la force du rite, fait aussi son danger. Que le persécuté devienne conscient, qu’il sache d’où essore le mal mystérieux qui le décime, — au lieu de laisser, par ignorance, ses fluides s’acheminer vers leur assassin, au lieu de consentir en les troubles profondeurs de son être à l’émigration des corpuscules sensibles, pareils à des femmes en deuil qui vont pleurer devant une prison, — il profitera justement de l’élan, vers l’effigie, de son peuple intérieur, mais il l’ordonnera en phalange serrée et sous les armes ; il mettra entête sa volonté, sa haine aussi, l’orgueil de délivrer, serait-ce par l’extermination de l’oppresseur, la partie déjà opprimée de lui-même. Et une conflagration a lieu, une bataille redoutable, dont le champ est l’effigie ; celle-ci, en effet, n’est pas seulement chargée des dépouilles de l’envoûté, de ses énergies à lui, elle est aussi comme lourde de la colère de l’envoûteur, elle a bu ses exécrations, elle suinte de ses furies.

À proprement parler, voilà « le choc en retour ». Vous avez éveillé la sensibilité de votre victime ; si ses forces actives sont efficaces, elles peuvent déchaîner contre vous un tourbillon de revanche, qui, exalté par l’instinct de défense et de conservation, risque de vous emporter aussi aisément qu’une raffale arrache une branche pourrie.

J’appellerai ce choc en retour « le choc en retour par le glaive » ; car il y a là contre l’opérateur de ténèbres comme la victorieuse pointe d’une justice, l’assaut d’une nation armée, qui répond à l’assiégeant par une vigoureuse sortie.


L’autre choc en retour que je désignerai sous cette appellation, symbolique aussi, « le choc en retour par le bouclier », c’est une réplique en quelque sorte silencieuse, le refoulement des énergies belliqueuses par une triple enceinte, haute et close, impassibilité où se brise et s’acharne la colère au point de se lacérer elle-même, ne pouvant plus rien délabrer.

Supposez l’opérateur en sa cave basse, s’exerçant sur la dagyde avec ses armes empoisonnées et sa volonté plus venimeuse encore. L’animosité grandit de ne trouver à son appel aucune ligne de résistance ou d’affinité ; lui s’exaspère vainement, la statuette mollit et pleure, agonise ; mais l’ennemi qu’elle représente doit rire de ces simagrées sans résultat. Alors le sorcier se déploie, s’extériorise plus encore, s’avance mystiquement dans l’espace. Son corps astral, sa propre larve, partant sur les indices des vêtements, de l’ongle, de la dent, des cheveux, s’achemine en effet jusqu’à l’objet de sa vindicte, et les flots de son effervescence heurtent avec un entêtement de baliste le frigide mur. Si la forteresse est solide, elle attendra patiente la fin de la bourrasque et verra par les yeux de ses créneaux l’énorme écume se replier sur soi-même, contre soi-même, se diviser, s’amincir, déchaler en une déroute qui se courrouce contre le flot primordial qui l’impulsa.

Mais supposez que les remparts soient fragiles ; la trombe aura vite fait de les fendre, de les renverser, puis de les entraîner en le mystère de son largue ; il ne restera plus rien bientôt du bastion si ce n’est quelques galeries démantelées.

Le choc en retour par le bouclier n’est victorieux que si la triple enceinte est inébranlable, c’est-à-dire si l’objet des ténébreuses manœuvres est défendu par une volonté inviolable, une pureté ascétique et une prière ardente. Il ne lui est permis d’être impassible qu’à ce prix.

Même loi de retour pour l’envoûtement amoureux. Qu’il prenne garde, celui qui veut se faire aimer à tout prix, comme celui qui veut détruire à tout prix. L’explosion passionnée tant désirée pourrait bien n’éclater qu’en lui. À force de presser l’image de celle qu’il veut sienne, il s’expose à en devenir possédé au lieu d’en être possesseur ; il descendra jusqu’en les cryptes de son cœur ce feu qu’il attisa contre elle et auquel lui-même il s’incendie


III
LES DANGERS ET LES PRÉSERVATIFS
(LENVOÛTEMENT TRIANGULAIRE)


L’œuvre de damnation devient souvent l’œuvre d’esclavage, il suffit pour cela d’une maladresse de la part du maléficiant, d’une force noble en le maléficié ; celui qui frappe est frappé, celui qui tente est tenté, celui qui croit vaincre succombe.

La « charge » surtout prépare un danger de mort à celui qui l’a fabriquée. Là le sorcier doit donner plus encore de lui-même que pour le volt celé en sa cave nocturne ; il met sa propre âme décomposée en ces fétides poisons. Autrement comment expliquer le malaise de celui qui entre dans la zone de ce choléra magique ? Les propres fluides de l’opéré cachés en la boule excrémentitielle servent bien d’amorce, mais les fluides plus nombreux de l’opérateur l’emportent sur eux ; leur malfaisance gagnera le passant attendu, gangrène invisible, vol de microbes, philtre qui a les ailes si noires qu’on ne les aperçoit plus !

L’exemple irréfragable du berger Hocque est bien fait pour terroriser l’infâme ouvrier du vénéfice. Ah ! celui-là avait bien déposé toute son âme en l’horrible et puant paquet. Les flammes, en consumant l’engin, brûlèrent ses fibres les plus secrètes. Dans sa prison, n’ayant rien pour se défendre, ni cercle, ni livrets sataniques, ni délirantes potions, il subit — dynamisme irrésistible — l’élan retourné de sa haine et il se tua comme un anarchiste qui mourrait dans l’ex plosion de la bombe qu’il fabriqua


Aussi le mage répugne à une aventure aussi volcanique, il préfère les paroles, les gestes, l’effigie muette chez lui, à l’étagère du meuble le plus secret. Moins efficace peut-être physiquement parlant, plus hypocrite, son sortilège se rabat moins aisément contre lui. Il agit sur un plan plus mystique, joue beaucoup mieux la mort de l’âme, la folie, que le coup de foudre nerveux, l’exitial spasme.

Que de ruses pour échapper au juste châtiment, qui cependant tôt ou tard retombera sur sa tête criminelle, efiuse en attendant ses embruns de remords, la poussière liquide et acide des inquiétudes, appuie cette tête d’insomnie sur un coussin de subites et malignes épingles !


Les plus insidieux et les plus puissants usent d’un subterfuge, raffinement de cruauté, qui trop souvent paralyse la loi de retour. Ils n’envoûtent jamais d’amour ou de haine un seul individu, mais deux au moins ; ils s’isolent des éclaboussures par l’utile cercle, creusent des circonvallations m ystiques autour de leur hiératique personne, défendue par d es pantacles, des talismans, des chartes sacrées ; sur eux le manteau d’Apollonius les préserve des reflux électriques ; les voyantes leur annoncent l’invasion hostile du ressac ; ils dé pistent et mieux encore ils détournent ; la force de mal déployée mais repoussée, ils en utilisent la puissance de recul à d’autres maléfices. Supposez le vent abondant contre une voile, il la pousse, mais la voile prise un peu de revers offre une résistance qui crée un angle de réflexion, inflige au souffle une direction nouvelle vers un troisième point. De même en les plus tortueuses pratiques. L’envoûteur attaque de biais, reste ainsi dans son rôle torve et lâche, échappe donc au rebond et lui offre un nouvel obstacle qui subira un choc d’autant plus pénible et inévitable que l’arme inconsciente se sera davantage durcie pour avoir été repoussée. Donc, si l’on veut, chassant la flèche funeste, qu’elle n’ait point une destination cruelle pour l’innocent, à qui, sans le savoir, on la renvoie, il est nécessaire de connaître le deuxième envoûté, la victime dernière désignée pour sauver à la fois l’assaillant et l’assailli. Si l’on arrive à protéger, par l’avertissement des voyantes, les prières assidues, l’effort mystique, le point de mire vers lequel la foudre du sorcier refluera, alors celui-ci court vraiment le danger suprême. Son maléfice lui revient enfin, plus courroucé d’avoir subi deux désastres ; et comme le mal doit tout de même s’accomplir, comme aucun vouloir haineux n’est vain, les cercles originels du Méchant entendront gronder autour de leur formidable défense les lions déchaînés qui, ne s’étant pas assouvi sur les proies promises, s’élancent sur le dompteur et l’excitateur pour le dévorer.


Et tel est l’arcane de la plus redoutable œuvre magique : l’Envoûtement Triangulaire !


IV
ENVOUTEMENT PAR LA POUDRE SYMPATHIQUE ET PAR LE SANG


Paracelse, qui voyait dans le sang le plus merveilleux concentrateur des forces magiques, est un des grands théoriciens de l’envoûtement ; il dut n’ignorer aucune de ses plus abstruses pratiques, mais je veux croire qu’il n’en usa que dans un sens médicinal et curateur. Car, une fois la communication phrénique et nerveuse établie de l’envoûteur à l’envoûté, celui-là peut, selon qu’il le désire, agir en un sens bienfaisant ou malfaisant sur celui-ci. M. Christian fils m’a envoyé ce document extrait des archives de son père et qui rappelle la méthode de Paracelse ; je le transmets tel quel, car il présente le plus haut intérêt tant au point de vue scientifique qu’au point de vue mystique.


« On prend du vitriol romain (ou pour parler moins mystérieusement universel ou catholique), c’est-à-dire commun, le plus pur possible.

« On l’expose au soleil pendant la canicule, « Arrosé de cette source de Lumière et de Chaleur », il s’altère doucement, se dessèche, se réduit en poudre, se calcine et se blanchit. Voilà le secret de cette poudre miraculeuse, dont il faut user comme suit :

« On trempe un linge dans le sang ou le pus qui sort de la plaie du blessé (?). On met un peu de cette poudre sur ce sang, et on le garde en un lieu tempéré ; ceci étant réitéré cinq ou six fois, quelquefois plus, quelquefois moins, les parties divisées se rejoignent, la plaie se referme et le blessé se trouve sain, quand même il serait éloigné de plus de mille lieues du linge où est appliquée la poudre.

« La poudre sympathique a reçu du soleil une vertu si forte et si subtile qu’elle traverse tout et étend son action malgré les obstacles.

« Dieu a fait choix d’une substance terrestre pour y marier les vertus terrestres et célestes, en image de l’union hypostatique de la nature divine et de la nature humaine dans l’incarnation du Christ. »

« La vertu du vitriol est si mordante que, appliquée sur la partie blessée immédiatement, elle tuerait le malade au lieu de le guérir.

« Le soleil éclaire la vue, mais il peut la tuer. »

« Appliquée sur le linge imbibé de sang, la poudre produit des effets tempérés.

« Si on approche ce linge du feu, le malade souffre plus ; si on le retire, il souffre moins.

« La poudre ne brûle pas le linge parce qu’elle n’est pas excitée par la chaleur qui se dégagerait du corps.

« Le sang retiré garde une communication mystérieuse, une affinité avec le sang, resté dans le malade. L’Influence est portée par l’Esprit Universel du monde. (Spiritus Dei præbitur super aquas.) »

Ces lignes, extraites d’un grimoire manuscrit et inconnu, portent le sceau de leur hypocrisie magique, bon indice de la validité de la recette. Telle que je la transmets incomplète mais déflorée, en cas d’usage malveillant, on peut, contre elle averti, se prémunir.


V
LA SCIENCE MODERNE ET LENVOUTEMENT


En somme l’envoûtement serait du magnétisme ritualisé. Dans les expériences modernes, d’une autorité scientifique bien supérieure aux phénomènes mal observés d’autrefois et souvent grossis par des imaginations ignorantes et superstitieuses, je trouve épars le rite de l’envoûtement. Qu’est-ce qui vous trouble pour admettre la puissance de cette magique cérémonie ? Vous répondez : « Il est impossible d’agir à distance sur qui que ce soit sans aucun des moyens usuels qui relèvent des sens. » Mais le magnétiseur La Fontaine endormait à distance, le docteur Richet a suggéré de loin, les expériences d’Ochorowicz ont prouvé que les forces du cerveau traversaient l’espace.

— Autre chose vous gêne ? « Je ne crois pas, dites-vous, à la valeur de l’exécration magique ; comment des paroles peuvent-elles affecter un corps humain au point de modifier comme par miracle son état d’âme, faire descendre en lui l’infortune et la douleur ? » Mais songez que l’abbé Faria a dédaigné, pour endormir, toute autre action que celle de la voix. « Dormez, » criait-il au sujet. Et le sujet dormait. Vous voyez bien que le verbe n’a pas seulement la mystique responsabilité de l’existence du monde ; le verbe plonge dans l’âme, la perfore, la retourne, la recrée, l’exalte, peut aussi l’assommer. Un hypnotiseur peut greffer par la parole toutes les maladies à l’organisme de son sujet ; comme il peut le guérir, le transformer, le pousser aux confins hyperterrestres de l’extase. — C’est le geste qui vous semble superstitieux et vous raillez les fureurs d’un poignard iconoclaste ? mais songez bien aux récentes expériences du lieutenant-colonel de Rochas. Jetez au feu le verre d’eau chargé de la sensibilité d’un somnambule ; vous lui conférez une crise redoutable. Quiconque appuie sur les membres d’une statuette chargée de la force vitale d’un sujet, transmet au sujet une douleur correspondante.

Mais, dites-vous, si l’envoûtement est possible de magnétiseur à magnétisé, comment croire à des opérations d’où l’hypnose est exclue ? Je vous réponds qu’il ne faut pas être dupe des mots. Qu’est-ce qui met à la disposition du fascinateur le fasciné ? La passivité, l’inconscience de ce dernier, d’abord, la communication de l’un à l’autre ensuite. Or, il n’y a pas que l’hypnose pour instituer cette passivité, cette inconscience. À l’état ordinaire une volonté forte enchaînera vite d’adynamiques nerfs. Ensuite l’envoûteur a toujours soin de prendre contact au préalable avec l’envoûté. La nécessité d’un objet imprégné des énergies de la victime est, comme nous l’avons dit, inséparable de l’opération.

Bref, l’envoûtement établissait depuis l’aurore des siècles la puissance du magnétisme, la fréquence de la télépathie, l’évidence de la suggestion. Mais les anciens sorciers ne tâtonnaient pas comme nos savants modernes, ils recevaient oralement une tradition lointaine aux recettes précises ; sans en discerner le fin mécanisme ils maniaient les forces inconnues avec l’aisance de vieux praticiens.

Ceci ne revient point à dire que ne puisse avoir lieu effluence mystique, intervention démoniaque, autre que la coopération constante du démon à toute œuvre de mal. Le sacrilège s’unissant au sortilège lui confère une aimantation nouvelle ; de plus sordides désordres se propagent dans le monde à la violation des principes divins.

Mais la grande objection je la sais. Vous allez me dire : je ne puis admettre que comme un rêve ingénieux l’infusion des fluides humains en une effigie ; l’âme sensible ne quitte pas le corps, elle ne peut pas — je reprends la comparaison employée déjà — être emmenée prisonnière. Ou du moins rien ne le prouve jusqu’ici. — Vous n’avez donc pas connaissance des récentes expériences (1892) du Dr Luys à la Salpêtrière ? Par le moyen d’une couronne en fer aimantée, ce savant transportait la sensibilité d’un malade en l’organisme d’un autre malade. Ce dernier, ayant sur la tête la couronne, répétait aussitôt et comme siennes les crises du premier. Le « transfert » ou possibilité d’emmagasiner et de transplanter les vibrations nerveuses d’un sujet est devenu maintenant scientifique.


M. de Rochas d’Aiglun développa cette découverte ; il a su par des méthodes prudentes recommencer devant témoins, certains phénomènes de l’envoûtement primitif ; il me paraît avoir apporté à l’efficacité de <t la charge » l’autorité surtout d’un nom docte et d’une expérimentation intègre. En effet, ayant réduit un sujet à l’état de passivité absolue et ayant approché de lui une statuette de cire, un verre d’eau ou une plaque photographique, cette statuette, ce verre ou cette plaque se chargent de l’énergie du patient rayonnée hors de lui. Quiconque ensuite agit sur l’objet atteint la personne, à la condition suivante :

Le sujet dégage jusqu’à une certaine distance sa sensibilité, la substance imprégnée a aussi un champ d’expansion précis ; si l’on influence la substance, le sujet en recevra une sensation d’intensité égale, pourvu que la distance de la substance à l’objet ne dépasse pas la somme des rayons des deux champs d’émission. Sans cela la communication est très faible ou nulle. Voilà « pourquoi, ajoute M. de Rochas, l’envoûté ne ressentait l’effet du volt que lorsqu’il passait auprès de ce volt.[12]»

L’éminent professeur, n’ayant pas reconnu encore l’influence du rite exécratoire, n’est qu’au quart de la route. Car au delà de la volonté de l’opérateur, il y a aussi les influences des volontés invisibles, messagères du sortilège, l’intervention de l’od intelligent, du mercure ailé des kabbalistiques sorts.


VI
LENVOUTEMENT À TRAVERS LES PAYS ET LES SIÈCLES


Il semblait que depuis peu de temps le monde respirât, délivré de la peur du maléfice et de l’envoûtement. Aujourd’hui le Diable souple s’arme de la suprême hypocrisie ; il rit de lui-même. Mieux encore, il est sans préjugés, sceptique, pas même négateur, il sourit. L’antiquité fut plus crédule, plus sincère. Les livres sacrés des peuples enregistrent l’universelle terreur de la mort mystique. La Perse, la Khaldée, la Judée, l’Égypte, l’Inde frémirent sous le vent des flèches malfaisantes qui sifflaient à l’arc invisible des démons. Et les lois frappèrent de mort celui qui stipendie et enrégimente les larves homicides. La Rome païenne n’a pas plus de pitié que nos inquisiteurs. Les papes fulminent, les rois décrètent[13], les tribunaux exterminent, les foules font quelquefois justice de leurs propres mains. C’est que le sorcier, comme je l’ai soutenu dans la première partie de ce livre, apparaît le véritable anarchiste éternel. Sa bombe, d’autant plus pernicieuse qu’elle est moins perceptible, éclate au temple, au palais, dans les étables, au milieu des moissons, dans le ventre des hommes ou des animaux, aux entrailles de la terre. Pire ennemi. Il tue, les bras croisés. Aussi je m’explique les effroyables tortures ; je n’ai pas contre elles l’épileptique pitié d’un Michelet. Je les condamne, mais je les comprends. Légitime défense, affolement de persécutés, devenant par épouvante des bourreaux.

Les imprécations, qui agissent, disent les textes, pareilles aux démons, restent le grand rite chaldéen ; elles « saignent l’ennemi comme un mouton », elles « font la maladie dans le corps et mettent dans l’âme le tourment ». Mieux que les hommes de guerre, elles défendent le seuil des temples, les murailles des villes, les chars des guerriers, les tablettes des souverains. (Voir les imprécations d’Apil Schim, fils de Zabu, celles de Rammaru-Nirari 1er, celles de Schalmanu-Ascharid Ier.) Elles atteignent, pareilles aux fatalités héréditaires, la semence du profanateur, ses enfants, ses petits-fils, son pays même où elles déchaînent l’inondation, l’incendie et la tempête[14].

M. Chabas, qui a déchiffré le papyrus Harris, y a découvert les procès d’un berger égyptien, mis à mort, comme si déjà nous étions au moyen âge, pour sortilèges. Moïse ne veut pas que l’on laisse vivre la sorcière. Platon, qui n’est pas très sûr de l’efficacité des figures de cire, cite le décret ordonnant de tuer l’enchanteur. La loi des Douze tables ne pardonne point à l’envoûteur, si exécré qu’il en est devenu sacré : « sacer ! »

Pline (livre XXVIII, ch. ii) « cite ceux qui arrachent les bleds étant sous terre ».


Il est impossible d’être catholique ou seulement chrétien et de ne pas croire à l’envoûtement.

Dans le « livre de Sapience » (ch. xii, vers 4) il est écrit : « Pour ce qu’ils (les Chananéens) usaient de sorcelleries exécrables et de sacrifices contraires à toute sainteté. »

Saint Paul, s’adressant aux Galathes (chap. iii, vers 1), les interpelle ainsi : « Galates mal advisés, qui vous a ensorcelés ? »

Les conciles de Carthage et de Constantinople n’omettent point « les maléfices mortels ».

Troïle de Maluets, grand jurisconsulte ; Martin d’Arles, théologien ; saint IlieVosme, Tertullien croient aux enchantements. Le sermon 207 de saint Augustin s’adresse aux sorciers « qui peuvent tuer ou guérir par suggestion du Diable ».

Un pape lui-même a été envoûté et le déclare (1317).

C’est Jean XXII, second pape d’Avignon, qui, dans un bref, adressé aux cardinaux et parlant de Pierre d’Artige et autres conspirateurs, dit en propres termes :


« Ils ont préparé des breuvages pour nous empoisonner, nous et quelques cardinaux ; et n’ayant pas eu l’occasion de nous les faire prendre, ils ont fabriqué des images de cire sous notre nom, pour attenter à notre vie en piquant ces images avec incantations magiques et évocations des démons ; mais Dieu nous a préservé et fait tomber entre nos mains trois de ces images. » (Bibliothèque archéologique historique de Tarn-et-Garonne, t. IV, 1876.)


En 337, ceux qui « de loin font mourir leurs ennemis », sont voués au bûcher par l’empereur Constance. En France, Childéric III, Charlemagne, Charles VIII, Charles IX, Henri III, Louis XIV, Louis XIV même s’acharnent en édits contre les sorciers.

Le 30 avril 1315, Eoguerrand de Marigny, convaincu de diablerie contre la vie du roi, fut pendu par ordre de Charles de Valois, oncle de Louis X.

Mais l’aventure de Robert d’Artois, telle que nous la rapportent les mémoires de l’Académie (p. 627) est plus édifiante encore :


« Entre la Saint-Remy et la Toussaint de l’année 1333 frère Henry fut mandé par Robert, qui, après beaucoup de caresses, débuta par lui faire derechef une fausse confidence, et luy dit que ses amis luy avoient envoyé de France un volt ou voust, que la Reine avait contre luy. Frère Henry lui demanda « que est-ce que voust ? C’est une image de cire, répondit Robert, que l’on fait pour baptiser, pour grever ceux que l’on veult grever. L’on ne les appelle pas en ces pays voulz, répliqua le moine, l’on les appelle manies. » Robert ne soutint pas longtemps cette imposture : il avoua à frère Henry que ce qu’il venoit de lui dire de la Reine n’estoit pas vray, mais qu’il avoit un secret important à luy communiquer ; qu’il ne le lui diroit qu’après qu’il auroit juré qu’il le prenoit sous le sceau de la confession. Le moine jura « la main mise au piz ». Alors Robert ouvrit un petit écrin et en tira « une image de cire enveloppée en un quevre-chief crespé, laquelle image estoit à la semblance d’une figure d’un juenne homme, et estoit bien de la longueur d’un pied et demi, et si le vit bien clèrement parle queuvre-chef qui estoit moult-deliez et avoit entour le chief semblance de cheveux aussi comme un jeune homme ». Le moine voulut y toucher. « N’y touchiez, frère Henry, lui dit Robert, il est tout fait, icestuy est tout baptisez ; il n’y faut rien à cestuy, et est contre lehan de France et en son nom, et pour le grever : Ce vous dis-je bien en confession, mais je en vouldroye avoir un autre que je voudroye que il fut baptisé. Et pour qui est-ce, dit frère Henry. C’est contre une deablesse, dit Robert, c’est contre la Royne, non pas Royne, c’est une dyablesse ; ja tant comme elle vive, elle ne fera bien ne fera que moy grever, ne jà que elle vive je n’auray ma paix, mais se estoit morte et son fils mort, je auroie ma paix, tantôt au Roy, quar de luy ferois-je tout ce qu’il me plairoit, je ne m’en double mie, si vous prie que vous me la baptisiez, quar il est tout fait, il n’y faut que le baptesme, je ay tout prest les parrains, et les maraines et quant que il y a mestier, fors de baptisement… il n’y fault à faire fors aussi comme à un enfant baptiser, et dire les noms qui y appartiennent. » Le moine refusa son ministère pour de pareilles opérations, remontra « que c’étoit mal fait d’y avoir créance, que cela ne convenoit point à si hault homme comme il estoit, vous le voulez faire sur le Roy et sur la Royne qui sont les personnes du monde qui plus vous peuvent ramener en honeur. » Robert répondit : « J’aimerais mieux estrangler le dyable que le dyable m’estranglast. »


Le frère révéla tout, ayant été relevé du secret de confession par la Sorbonne ; mais Robert d’Artois, qui avait comme complice le duc de Brabant, des conseillers du parlement et une foule de seigneurs, resta impuni. Philippe VI eut beau exiger la peine de mort. Le tribunal prononça son verdict en tremblant et prit la fuite. Le roi n’osa faire l’application de la sentence, et permit que Robert s’évadât…

M. Falgairolle[15], substitut du procureur de la République à Nîmes, a publié récemment selon les pièces des archives de la Lozère le procès intenté à Pépin, prêtre du diocèse de Clermont en 1347. Pépin avait envoûté l’évêque de Mende par une « manie », fabriquée un vendredi et sur la poitrine de laquelle il écrivit les noms des Dominations. Cela pour obéir au seigneur d’Apcher. Il s’était conformé pour la méthode au livre de magie De Naturalibus, composé par le roi de Majorque.

Jaloux de Glocester, le cardinal de Winchester prétendit que la duchesse, secondée par une sorcière et un prêtre, attentait magiquement à la vie d’Henri VI, roi d’Augleterre. Les trois accusés furent déclarés coupables et diversement châtiés.

Personne n’ignore le sort de ce malheureux Trois-Échelles, qui expia au bout d’une corde de sataniques conspirations. Côme Ruggieri, astrologue de Catherine de Médicis, plusieurs fois torturé, avoua un joli chiffre d’envoûtements pour le compte de la feue reine mère. On le relâcha ; car il jura en avoir fait pénitence.

Vengeurs du duc et du cardinal de Guise, des prêtres ligueurs consacraient à la messe des effigies de Henri III, dont ils traversaient le cœur en l’appelant : « Tyran Hérode ! »

Léonora Galigaï, maréchale d’Ancre, fut brûlée vive quoi-qu’elle niât avoir géhenné avec « des boulettes de cire » plusieurs personnes de la cour. Elle eut beau s’écrier : « J’avais seulement Tasceodant d’une âme forte sur des âmes faibles. » On lui répondit : « Mais cela, c’est déjà l’envoûtement. »

Le xviie siècle, si correct, si raisonnable, le siècle de Descartes et de Bossuet, du débauché Racine aussi, qui savait demander aux drogues l’agrément de nouvelles maîtresses, est gangrené de vénéfices. Le procès de La Brinvilliers et de La Voisin a établi qu’un quartier de Paris tout entier était le mauvais lieu des messes noires et des envoûtements[16].

Déjà, dès l’aurore du siècle, « les sorcières de Macbeth, dit M. Frédéric Delacroix, conseiller à la cour d’appel de Rouen[17], ont été dépassées ».

Par une rayonnante nuit d’été en 1619, le gardien du cimetière de Saint-Germain des Prés aperçoit trois vieillardes déposant en une fosse de la chair sanglante. Il les fait arrêter. On déblaie la terre souillée, on y trouve « un cœur de mouton plein de clous à lattes, bordé en forme de demi-croix et force longues épingles y tenant ». L’une des sorcières avoue que c’est un maléfice d’envoûtement.

À peu près à la même époque, une femme, jalouse d’un jeune lord, s’empare du gant de la main gauche, le fait bouillir, le traverse d’épingles, l’enfouit avec des malédictions. À l’heure dite, l’Anglais voit sa main atteinte ; peu de jours après il meurt[18]. Un livre imprimé en 1610 : « Le second jour des jours caniculaires », rapporte qu’une honnête femme menacée par une sorcière souffrit atrocement dans ses boyaux percés de part en part. Un potier fouilla le seuil et y trouva une image longue d’une palme, perforée d’une aiguille. Le sortilège jeté au feu, la femme est guérie.

Tous les livres qui ont touché de près ou de loin au satanisme parlent longuement des maléfices de Gauffridi (1610), de Grandier (1632), de David, Picard, Boullé (1647), je n’y reviendrai plus. Nul n’en ignore.

Combien plus instructif, quoique sans argutie théologique, le procès des sorciers de Pacy et du fameux berger Hocque. Beatrix, un mouchard, parvient à lui extraire après boire son secret. « Je me suis servi, dit Hocque, d’un engin composé d’eau bénite, de fragments d’hostie, d’excréments d’animaux, de riz corrompu et de grains de chapelet. Nous appelions ce charme « les neuf conjurements » ou « le beau Ciel-Dieu ».

Bras-de-Fer, autre liseur de grimoires, est chargé par Ilocque de déterrer le paquet qui est en effet découvert aux écuries. Au moment même où on le brûle, Hocque dans sa prison meurt « avec des convulsions étranges », comme un possédé !

Malgré la guerre du scepticisme, menée par Voltaire et les encyclopédistes contre les superstitions, le xviiie siècle fermente de satanisme, un satanisme de cloître, plus redoutable et plus hypocrite, qui permet au souffle révolutionnaire de l’emporter bientôt sur l’esprit chrétien, celui-ci étant lourd d’impuretés cléricales. En 1731, le prêtre Girard envoûte d’amour La Cadière. Le vieil Androgyne du temple se redresse et s’agite aux conjurations de Cagliostro. La Révolution française n’est peut-être que l’orage suprême, d’un formidable cyclone d’envoûtements

Notre siècle, si stérile en miracles, avoue çà et là, par quelques procès étranges, la persistance du rite maudit sous l’indifférence et l’épaisse raillerie des MM. Homais.

Un conseil de guerre, présidé par le lieutenant-colonel de Cantillon de Ballahègue, faisait comparaître le 28 août 1824 le soldat Lebel, lancier en garnison à Sézanne, prévenu d’avoir escroqué une somme à la famille Tournecuellière. « Oui, répond Lebel, j’ai accepté de l’argent de ces gens-là, mais pour avoir guéri d’un envoûtement leur fille. » Lebel fut condamné, quoique la famille, loin de se plaindre, confirmât par ses dépositions la réalité du prodige. En appel, le lancier fut acquitté, et on inscrivit au jugement que le mal dont la jeune fille fut sauvée avait échappé aux médecins et ne semblait pas le résultat d’un désordre des organes.

En 1842, une pétition est adressée aux Chambres par M. Croissant, qui demande à être protégé contre trois malandrins qui l’exterminent à coups de fluides. On en rit. Mais Lavaud, l’un des magiciens désigné, ayant été arrêté, M. Croissant va mieux. On relâche Lavaud sans en faire part au persécuté. Celui-ci s’en aperçoit aussitôt à la reprise des hostilités magiques. Sans que nul n’en soit avisé, Lavaud est arrêté encore. Le lendemain, Croissant est sauf de tout malaise[19].

L’affaire du berger Thorel est plus concluante encore.

En 1851, le berger Thorel, si j’en crois le marquis de Mirville, qui eut en mains les pièces du procès et fut même témoin oculaire, attaque devant la justice de paix le curé de Cideville pour trois coups de gourdin dont ses épaules furent meurtries. Voici le fait : le presbytère était, depuis assez longtemps déjà, secoué par des manifestations diaboliques : les murs résonnaient d’insolites rumeurs et les meubles entraient en danse. Un sorcier du pays avait en effet comploté de se venger du curé et des deux jeunes gars, ses élèves. Le berger Thorel fut choisi par le magicien comme l’instrument de sa haine. C’est lui, Thorel, qui apparaît à un des enfants et lui inflige devant témoins un vigoureux soufflet de cinq doigts, qui, quoique fluidiques, n’en laissent pas moins sur la joue leurs traces bleues. Les ecclésiastiques appelés trouent le fantôme à coups d’épée ; une fumée blanchâtre et fétide empuantit l’appartement : « Pardon, » clame une mystérieuse voix. Aussitôt on questionne l’invisible, qui avoue la complicité de cinq magiciens. L’après-midi, Thorel arrive au presbytère. L’enfant persécuté le reconnaît ; il ressemble tant au fantôme harceleur ! Et ceci le caractérise davantage encore : des écorchures sur tout le corps… les épées n’ont pas été vaines !… Thorel demande pardon dans le presbytère et à la mairie, mais, se traînant sur les genoux, il tente de toucher soit le petit, soit le curé, sans doute pour accroître hypocritement l’effet du maléfice. Le prêtre ne se prête pas à la ruse criminelle ; il roue de coups le coquin. Le jugement du tribunal de simple police d’Yerville (4 février 1851) déboute Thorel et le condamne aux dépens. Le sorcier garde sa raclée, et l’envoûtement est cassé par le gourdin. En somme, le mage le plus habile cède à l’éloquence d’un bâton solide ; c’est toujours l’histoire du merveilleux Androïde d’Albert le Grand, qui ne résiste pas à une correction bien appliquée.

Il y a peu d’années, si j’en crois M. J.-K. Huysmans, un certain comte de Lautrec faisait don aux églises de statues pieuses qu’il maléficiait pour sataniser les fidèles. Et les récentes mésaventures du docteur Johannès n’ont-elles pas défrayé toutes les chroniques d’Europe et d’Amérique les années 1892 et 1893[20]?

Mais à l’envoûtement moderne, j’ai réservé un paragraphe spécial.

En fait, l’envoûtement pousse en branche sordide au grand arbre mystérieux des hétérodoxes cultes. Le paganisme le connut et le reconnut. Hécate et Cottyto étaient les déesses des envoûteuses. Le sabbat, après le triomphe du christianisme, perpétua, — de par le culte du Vieux Pan, réveillé du sépulchre et la présence stercoraire et formidable du Diable, synthèse des divinités mortes, — l’art des maléfices d’amour et de haine. L’envoûtement est bien sacré (sacer !), mais sacrilègement, horriblement. Il faut le considérer comme un rite religieux, célébré à la synagogue du Diable. Vous vous expliquerez alors sa continuité, sa terreur et même son efficacité. La sorcière du moyen âge, exaltée par l’érotisme satanique, armée des reliques de son Dieu : crottes, os de mort, crapauds consacrés, simples cueillis au cimetière ou dans les landes désolées, exerce son sacerdoce de nuisance avec une autorité exécrablement mystique. Elle trouve dans les cérémonies occultes le délire, l’ébriété nécessaires à conforter, à imprégner aussi le maléfice inanimé, sans force. Son magnétisme répand une phosphorescence aveuglante, octroie une vie féroce aux matières les moins dynamiques, aux cendres même de la mort ! L’Église du Diable, c’est la vraie fabrique des engins du mal.

Aussi l’envoûtement se filie à la messe noire comme un sacrement qui ne peut exister sans le prêtre et sans l’autel.


VII
LENVOÛTEMENT MODERNE
(ATTAQUE ET DÉFENSE)


J.-K. Huysmans nous a transmis par son roman Là-bas d’étonnantes recettes du moderne envoûtement.

Le fameux chanoine Docre (on sait que ce pseudonyme cache une personnalité encore vivante) entretient dans des cages des souris blanches[21] nourries d’hosties consacrées et de poisons dosés avec science. Précieux engins, dont il ne saurait se séparer, même en voyage. Ces bestioles saturées de maléfices, il les perce au jour dit d’un habile couteau et leur sang ruisselle en un calice. Remarquez que poulets et cochons d’Inde, rassasiés de mêmes mets sacrilèges et vénéfiques, sont massacrés semblablement afin de suppéditer leur graisse infecte. Parfois c’est « un hachis composé de farine, de viande, de Pain Eucharistique, de mercure, de semence animale, de sang humain, d’acétate de morphine et d’huile d’aspic ». Autre recette : Le poisson qui, d’après la symbolique chrétienne, est une des formes figurées du Christ, on le gave de toxiques et d’espèces saintes ; suffisamment imbibé, il est retiré de l’eau, pourri, distillé, et une huile qui rend fou en est extraite. En 1879, à Chàlons-sur-Marue, le sang des souris servit aux pratiques envoûtantes d’un groupe démoniaque, et en 1883, en Savoie, un cercle de prêtres prépara l’huile horrible.

Ces substances seraient perfides à manier. Aussi Docre use de moins complexes engins contre les bonnes gens sans défense. Ayant distillé des venins, il les augmente d’acide sulfurique, propre à incendier la plaie, et c’est une lancette qu’il trempe en ce mélange.

Car voici les méthodes diverses pour transporter à qui de droit la mort mystérieuse et imprévue :

Ou bien, l’opérateur endort une femme habituée à ces exercices, la dégage de son corps, la met en situation de s’en aller, « esprit volant », vers le lieu et la personne désignés. Dans sa main la lancette volatilisée frémit et l’âme messagère entraîne avec elle l’âme de l’arme et des gouttes toxiques. Obéissante et aveugle, elle est l’inconscient bourreau d’un verdict qui est tu. Le danger de cette méthode consiste en la passivité justement de la voyante ; elle peut tout raconter si un autre magnétiseur la tient sous sa fascination et réveille en sa mémoire le souvenir du geste mortel.

Le plus pratique serait donc un esprit désincarné, une pauvre larve errante, qui, arrêtée par l’impération du magicien, s’armerait de la lancette et du philtre, accomplirait le crime en les régions difficilement explorables des au-delà de la vie. Je sais bien qu’en ce cas encore le secret n’est pas absolu. Qui sait si un sorcier hostile évoquant la même « écorce » ne lui fera pas rendre gorge, lui extirpant l’aveu de complicité ? Mais tout de même il est plus délicat de faire parler un mort que de scruter un vivant…

Comment se défendre contre ces violations de l’invisible ?

Certes, si l’attaque est malaisée, la défense ne saurait l’être moins. L’espace de trois jours seulement est donné pour se couvrir. Après ces 144 heures, si le bouclier n’a pas été forgé, la bataille est perdue. Bref, vous êtes condamné à mort. Mais s’il n’y a pas sortilège, pendant cet intervalle la loi de retour est applicable ; celui qui a porté le coup pourra en pâtir. Il existe encore deux églises qui servent à cette revanche : l’une en Belgique, à Tougres (18 kilomètres de Liège), se nomme clairement Notre-Dame de Retour ; l’autre en France, c’est l’église de Lépine, petit village près de Châlons, dont le nom révèle aussi le sortilège ; car en cette contrée les cœurs symboliques étaient torturés par les épines du terroir.

Parfois le magicien agit, en son couard attentat, avec un certain appareil de loyauté. Il avise, par une condamnation officielle, surchargée de pantacles et de malédictions, qu’il frappera à telle date, sans délai. Alors, on peut se dissimuler sous les fortifications mystiques, creuser des fossés, élever des tourelles ; mais le plus souvent il ne se paie pas de bravade, il attaque en tapinois. Or, comment prévoir la ruse mortifère ?

Parbleu ! étant avisé, c’est plus simple. Au moment venu, vous fuyez, déroutez l’invasion, vous réfugiant en un appartement nouveau. Ou bien, une demi-heure avant, vous criez : « Frappez ! me voici. » Les fluides s’égarent. Mais, si la ruse hostile s’augmente d’être incertaine, employez les voyantes, pressentez les stratégiques manœuvres grâce à leur regard extralucide qui s’avance au delà des cercles fermés par les démoniaques noms. Si le ciel vous favorise assez, écoutez d’une oreille mystiquement perspicace l’avis des volucres, des éperviers surtout, qui furent toujours les hérauts des déclarations de guerre entre mages. Certains sorciers, si j’en crois M. Christian fils, disposent chez eux, en un coin sensible et propice, un timbre délicat, harmonique aux vibrations éthérées et qui résonne à la première alerte. C’est un téléphone astral[22]. Dans les campagnes, l’envoûte court après son persécuteur. Si possédant des biceps supérieurs et des jambes alertes, il a la chance de l’atteindre et de le maîtriser, il l’oblige à jurer sur un crucifix une promesse de bienveillance. Le sorcier ayant renoncé à son attentat, ayant c fait les serments » (car telle est l’appellation de cet exorcisme) le malandrin est désarmé pour toujours.


VIII
LES BATAILLES DES EXORCISTES CONTRE LES ENVOUTEURS


L’hérésiarque moderne Vintras[23], dont les manuscrits innombrables relatent les luttes titaniques avec les prêtres noirs, donna de formidables recettes d’envoûtement et de suggestifs procédés d’exorcisme. Le docteur Boullan[24], qui eut un penchant marqué pour les dogmes et les rites de Vintras, continua la tradition de son maître. De Lyon, il foudroyait ses ennemis habitant Rome, Bruges (où, dit-on, réside le chanoine Docre, en la chapelle du Précieux-Sang) — Paris et Châlons.

Pour combattre, il possédait cinq armes :

1o La voyance ; 2o le contresigne ; 3o le choc en retour ; 4o les sacrifices institués par Elle Vintras ; 5o les hosties consacrées.

La veille de sa mort si mystérieuse, il faisait cet aveu troublant :

« Nous parlons de ce qui nous est connu par notre expérience personnelle. Depuis des années nous avons subi les attaques par la voie terrible des messes noires, par les envoûtements de toute sorte, surtout des poisons et par les procédés les plus dangereux. Malgré tout, par la volonté de Dieu qui seul est maître de la Vie et de la Mort, nous sommes debout et, en dépit de cruelles souffrances endurées, nous voilà en bonne santé après avoir traversé tant de périls de mort. »

Les périls de mort, non plus, mais la mort même, le lendemain, hélas !


Pour mieux faire comprendre les batailles du docteur Boullan, nous allons en mettre une brièvement en scène avec la certitude de n’être point démenti par ceux qui, comme J.-K. Huysmans, y assistèrent.

Auprès de lai, Mme Thibault, la voyante pénétrant au delà 4 de tous les cercles des ténèbres », poussait le cri d’alarme, confirmé, devancé souvent par le criaillement des oiseaux. (Au courant de ma visite à la rue de la Martinière, j’ai vu ces messagers de la mauvaise aventure tourbillonnant sur les toits voisins.) Trois jours auparavant, selon les lois magiques, le docteur avait reçu la déclaration de guerre avec tous les « Raca » d’usage. Averti, le vieillard se levait « comme un tigre »

— Madame Thibault, que font « ces ouvriers d’iniquité » ?

— Père, ils mettent votre portrait dans un cercueil.

— La loi du contresigne[25]et du choc en retour va les punir, répondait le Père, et il donnait l’ordre de placer la déclaration de guerre dans un cercueil semblable et de l’enterrer au grenier.

« Madame Thibault, que font maintenant ces méchants ?

— Père, ils disent contre vous une messe noire. »

Boullan bondissait. Ayant revêtu la grande robe rouge vintrasienne, que liait une cordelière bleue, et au dos de laquelle s’allongeait la croix renversée, signifiant que le règne du Christ souffrant est terminé, Boullan, tête nue et pieds nus — cela pendant toutes les hostilités — prononçait le sacrifice de Melchissédec, apanage des Élus du Garmel. Parfois « les ouvriers d’iniquité » n’étaient pas anéantis… Alors a le Père » accomplissait le sacrifice de gloire où « le rite féminin allié au rite masculin, le vin rouge au via blanc, disait-il, créait, selon la loi retrouvée par Pasteur (sic), un victorieux ferment, par quoi les autels impies étaient renversés et les officiants sataniques frappés de mort ». Au moment de la consécration, Boullan, tenant un fragment d’hostie dans chaque main, invoquait les grands archanges et les priait de terrasser ses ennemis, les satanistes. Extraordinaire spectacle que l’exaltation héroïque jusqu’au délire de ce petit vieillard à mâchoire de loup, aux yeux égarés de prophète verbérant de la parole et du geste les occultistes malfaisants que la distance ne dérobait point à sa juste fureur.

Ces rites n’étaient peut-être pas que des simagrées vaines. Un de ces combats où Boullan n’eut pas le dessus devint pour ce Napoléon de la magie une sorte de Waterloo dans l’espace.

Il s’y était pris trop tard.

Des bruits éclatèrent, comme des chocs de poing contre le front de l’opérateur[26]. Et des bosses à ce front apparurent. Puis Boullan poussa un grand cri ; il ouvrit sa robe et sur sa poitrine les assistants aperçurent une large blessure sanglante.

L’autel, une autre fois, manqua être renversé ; il était devenu le point de contact, le lieu d’explosion des deux fluides antagonistes, celui de Boullan et celui des magiciens noirs.


IX
LENVOUTEMENT NEST PAS UN DANGER POUR LE JUSTE


Le mystère de l’envoûtement de sorcellerie, l’enfantement périmé et vivace de sa larve, je les ai exposés dans la première partie de ce livre au chapitre l’Évocation du Diable, Dès que le sorcier a créé son double, il peut le projeter où il veut. Au fond voilà l’envoûtement le plus sûr, celui qui n’a pas de confident ; le sorcier agit seul, pour son propre compte et Paracelse explique en son langage clair-obscur : « Une volonté ferme et déterminée est la rnère qui engendre l’esprit malfaisant[27]. »

Mais le danger est grand du choc en retour, de la rupture du charme, plutôt ; car l’homme du Diable, en projetant ce Diable, se projette lui-même et si vous atteignez sa larve, vous l’atteignez lui ; si vous tuez sa larve, vous avez la chance de le tuer lui.

Paracelse a encore analysé cet arcane :

« L’esprit, dit-il, a comme toi des pieds et des mains ; s’il est tué, il te tue ; en effet, toi et ton esprit, vous êtes une seule et même chose. Mais retiens bien ceci : ce n’est pas ton corps qui reçoit cette blessure, quand même elle serait palpable et visible sur ton corps ; ce stigmate est produit par ton esprit qui a sous ses ordres ton corps et tes membres. »

De là une sorte d’exorcisme, grossier et commode, d’un effet sûr, usuel en les campagnes.

Nous l’avons dit : le sorcier, ayant prononcé sa prière spéciale au saint sans-autel, à Judas — Jude[28], expire un petit être qu’il sculpte devant lui, avec des mains de statuaire rythmées. Cette larve se nourrit de la vie éparse dans l’atmosphère, du sang répandu dans le cercle et des fluides reptiliens ; mais, sortie de l’étrange gnostique, elle fait toujours partie de sa chair, y tient par un fil secret. Mi-conscient, ce diable improvisé va en pèlerinage homicide vers la victime désignée par l’opérateur, s’attache à elle — harpie nouvelle, impalpable limace, sangsue fantomale qui lentement boit la vie…

Un trouble inexplicable agite l’envoûté : il se cogne à tous les meubles comme un homme ivre, rabâche comme un toque, voit devant ses prunelles lassées les mouches dansantes et noires de la cécité future, puis les insectes violets de l’étisie. Le médecin consulté hoche la tête, dit tout au plus : « Vous avez le scotome étincelant, » n’ose avouer que c’est présage de folie.

Le seul remède, c’est l’opération magique, telle que nous la décrivîmes[29], mais prise à rebours, destructrice de la larve, au lieu d’en être créatrice. Le Diable seul peut guérir les maux du Diable selon le grimoire. Généralement c’est la même incantation que pour l’envoûtement, mais dite à l’envers. Le poing du sorcier exorciste s’arme cette fois, non de la fourche satanique, mais de l’épée, dont la pointe rougie déchire tout autour l’organisme fluidique en maraude, car auprès de l’opérateur l’envoûté attend sa délivrance. Pour plus de précaution, ayant répandu autour du cercle une forte charge de poudre à canon, il y met enfin le feu. Les éclats sonores éparpillent dans l’air le fœtus-vampire. À ce moment l’envoûteur doit mourir d’un coup de sang, sa vie propre étant frappée en la vie de l’embryon… Le contresigne a créé le choc en retour, qui est impitoyable[30].

Pour terminer il ne faudrait pas croire que l’envoûtement soit je ne sais quoi de brusque, de tout à fait miraculeux, d’insensé qui terrasse comme la foudre, qui traverse comme un coup de poignard. L’envoûtement est au contraire lent s’il est sûr, prudent s’il est dangereux, tenace s’il est bien fait. L’envoûtement demande une collaboration délicate de l’éther de la terre, du fluide des étoiles, des volontés des démons rôdant autour de l’opérateur comme autour de l’opéré. Il veut une science exercée, une méchanceté aiguë de la part de l’envoûteur, une passivité, un égarement, une faiblesse de la part de l’envoûté ; il exige un champ de bataille commun, c’est-à-dire la mise au même plan des deux adversaires, — plan psychique surtout, sentimental au moins. Deux épées s’escrimeront vainement l’une contre l’autre, si l’une est à l’étage supérieur, l’autre à l’inférieur, ou dans la maison à côté. Il faut point de contact, parité en quelque sorte, communication établie. Ainsi le saint qui plane échappera aux plus insidieuses tourmentes, tandis que je ne suis pas très sûr qu’un vivant ne puisse pas torturer un mort et réciproquement.

Celui qui a pénétré, dès cette terre, en le ciel ou en le nirvan, celui-là peut braver tous les mages, tous les sorciers ; il connaît vraiment « la paix » ; c’est un « délivré » vraiment, un « élu », ainsi que disent les kabbalistes. Son âme s’est abritée dans l’intangible[31].

L’action de l’envoûtement n’est donc pas toujours « surnaturelle », au sens religieux du mot ; elle est le plus souvent naturelle au sens « scientifique » du mot. Ainsi je me rallie à Gœrres ; je fais se toucher, s’unir la mystique diabolique et la mystique naturelle.

Mon Diable dit dans la première partie de ce livre : « Je suis naturel comme pas deux. » Je pense que cette fois il ne nous a pas entièrement trompés.

Donc par les moyens humains il est possible de combattre le Diable ; mais les surhumains ont cet avantage de déplacer la guerre, de nous assompter au-dessus de ses assauts, de nous jucher hors des embûches.

Les sacrements pour ceux qui croient à une religion précise ; pour les autres la simple prière ; pour tous l’énergie, la bonté, la douceur seront les efficaces marteaux qui émousseront, tordront les pointes malfaisantes.

J’ai assisté à un envoûtement par le crapaud. Il était sommaire et mal fait, donnait un peu l’illusion de l’œuvre vile. La pauvre bête, une grenouille grise, était plongée dans un bocal ; elle pataugeait dans sa vase, quelques herbes et l’eau trouble. On la sentait mal à l’aise, envoûtée déjà par ce circulaire et mince mur de verre ; elle agrippait ses pattes contre la solide transparence, respirait i avec effort de sa gorge gonflée, ses yeux fixaient je ne sais quoi, peut-être un rêve de mort, le ciel de la liberté entre les joncs fins. Avec de la craie, le sorcier la cerna encore, inscrivant une flèche dans la direction de l’objet lointain de sa colère ; puis il tira de petits parchemins d’un portefeuille en loques, lut les démoniaques appellations. Peu à peu sa voix rauque s’éleva, ses yeux cherchèrent les yeux du batracien, appuyèrent leur méchanceté sur la petite pierre luisante sans paupière. Et la raine cabriolait, se détournait d’épouvante, fuyait la fascination qui enfin la mata. Alors, sous les menaces, les insultes, la lueur vénéneuse de la prunelle humaine, elle se gonfla, vomit un peu d’écume verte, plongea enfin jusqu’au fond du bocal, s’y effondra, crevée, chiffe de reptile.

Autant j’ai souri au sorcier et à la sorcière penchés de pitié, de fraternelle pitié vers les organismes haïs ou dédaignés, autant j’ai admiré Nécato baisant le reptile ; autant je me révulse à ce crime de misère, à la terrorisation mortelle du crapaud, à la folie de l’humble et infortuné nécromant torturant un animal plus infortuné et plus humble. J’ai pressenti l’enfer en cette basse manœuvre, l’enfer où les malheureux se martyrisent, où ceux qui souffrent tant, au lieu de pleurer ensemble, se mordent et se déchirent encore !


  1. « Mais lorsque les péchés se multiplient dans le monde, que le sanctuaire est souillé, que le masculin se détourne du féminin (par la sodomie).

    « Par là le serpent fort (Satan) commence à être suscité. Alors malheur au monde qui, dans ce temps, est alimenté par la justice du mal. Car il existe sur la terre par de tels crimes un grand nombre de bourreaux et de licteurs (magiciens noirs).

    Le Sohar (Traité de la petite Assemblée sainte, n° 367 et suivants).

    « Pour être un vrai magicien noir, il faut commettre les crimes dont parle le Sohar. À cette condition, « un pacte avec l’enfer » peut être signé, et une « alliance avec la mort » a lieu ; nous nous servons ici des paroles mêmes du prophète Isaïe (ch. xxviii, 15, 18).

    « La collectivité des magiciens noirs, c’est ce que nos Livres saints nomment l’Antéchrist ; la messe noire, c’est l’abomination de la désolation dans le lieu saint et l’envoûtement c’est le crime des crimes. »

    (Dr Johannès.)
  2. Littré veut l’étymologie in vultus, contre visage ; plus étroite, elle concorde moins avec le rite puisque c’est sur le cœur et non sur les joues que l’on agit, elle concorde moins avec l’esprit du rite.
  3. Les sorciers de Bretagne affirment que cette domination atteindra son zénith, de puissance quand les deux prénoms commencent par la même lettre.
  4. Je ne fais pas une hypothèse gratuite. Voir, au § IV de ce chapitre, les expériences du Dr Luys et de M. de Rochas.
  5. Ce livre donne pour la première fois la conjuration qui fait valide le sacrement diabolique ; voir à la bibliothèque de l’Arsenal les Grandes Clavicules.
  6. Paracelse prétend même que tout le sortilège est là. Je ne le crois pas pour ma part, et il me semble qu’à l’envoûtement est nécessaire une prise de contact préliminaire, qu’il faut, pour communiquer, un lien dynamique sinon physique. Voici, à titre documentaire, l’opinion toute mystique de ce novateur : « Si on peint sur un mur une image à la ressemblance d’un homme, il est certain que tous les coups portes à cette image seront reçus par son modèle. L’esprit du modèle passe dans cette figure peinte… L’homme désigné subira donc tout ce qu’il vous agréera de lui infliger parce que votre esprit a fixé à ce mur l’esprit de cet homme. » (Chapitre ix, De Ente spirituum.)
  7. « Lis et amicitia in natura stimuli sunt motuum et claves operum ; hinc corporum unio et fuga. — La discorde et l’amitié dans la nature sont les stimulants des mouvements et les clefs des œuvres ; de là l’union ou la fuite des corps. » (Grande clavicule.)
  8. « Il y aussi l’imprécation par Typhon-Seth. Elle menace l’ennemi par « la terreur » et par « la flamme ». Elle vaut en grec.
  9. Il y a en magie une « eau maudite », comme à l’Eglise l’eau bénite.
  10. Voici comment Jean Wier comprend l’envoûtement ; je cite ce passage, car il peut passer pour une variante de mon récit :

    « Quelques-uns pensent faire tort à autruy faisant une image au nom de celui qu’ils veulent blesser, ils la font de cire vierge et neuve et lui mettent le cœur d’une hirondelle dessous l’aisselle droite, et le foie sous la fenêtre. Item ils se pendent au col l’effigie avec un fil tout neuf, laquelle ils piquent en quelque membre avec une aiguille neuve en disant quelques mots, lesquels j’ai laissés exprès de crainte que les curieux n’en abusassent. Cette image est quelquefois faite d’airain, et pour plus grande diformité ils lui retournent les membres, comme lui faisant un pied au lieu d’une main, ou une main au lieu d’un pied, et lui retournant la face et le devant en arrière. Pour lui faire un plus cruel mal, ils font une image en forme d’un homme, ils lui écrivent un certain nom dessus la teste : et aux costés ils mettent ceci : Alif, lafeil, Zazahit mel meltat lenata leutace : puis ils l’enterrent dedans un sépulcre. Pour le méme effet, comme ils appellent, ils préparent deux images lorsque Mars domine, Pune est faite de cire, l’autre est faite de la terre d’un homme mort, on baille le fer duquel un homme sera mort en la main de l’une des images pour en percer la tête de l’image qui représente celui que l’on veut faire mourir. On écrit deux noms en l’une et en l’autre, avec des caractères particuliers que l’on fait à part, et ainsi l’autre est cachée et posée en un certain lieu. »

  11. J’apporte à mon assertion, entre divers témoignages, celui de Del Rio, qui veut surtout voir en cette basse cérémonie un pacte satanique :

    « André Casalpin escrit que les sorcières ont accoutumé d’enterrer des testes et peaux de serpents sous le seuil de la porte ou dans les coins de la maison, afin d’y semer de la haine et des dissentions. Mais ces saletéslà sont seulement les signes visibles de la convention qu’elles ont faites avecque le diable. Car le maléfice et sortilège de la haine n’a point d’autre auteur que Satan. Les drogues mêmes ne pouvaient pas naturellement faire autre chose qu’exciter un sang noir et boueux dedans l’homme, l’affliger d’une griefve mélancolie, brûler l’abondance de ses humeurs, et luy faire naître un froid pernicieux dedans le corps : d’où s’enfuiront une férocité, morosité, cruauté et misanthropie (c’est-à-dire hayne des hommes) telle qu’elle est ès loups-garoux ou lycantropes.

    « Quant au maléfice de l’oubliance, il fait parfois les hommes négligeant tellement leurs femmes qu’ils semblent n’en avoir plus aucune mémoire ny souvenance. Je le confirmerai par un exemple emprunté de Casalpin. Il y eut, dit-il, un jeune homme en la ville de saint Germinias en Istrurie, lequel devint si fort amoureux d’une sorcière, qu’il quitta sa femme belle et honnête, et tous ses enfants, pour venir vivre avec elle. Il y vécut sans souvenir des siens, jusques à tant que sa femme, avertie du maléfice, le vînt trouver, et recherchant en cachette les instruments de ce sort, trouva dessous son lit un crapaud enfermé dedans un pot, lequel avait les yeux cousus et bouchés. Elle le prit, puis lui désillant la vue, le fit brûler : et tout soudain son mari se remettant les siens en mémoire, et se réveillant de ce sommeil ensorcelé, s’en retourna quant et sa femme et ses enfants. »


    L’exemple qui va suivre est plus définitif encore, car il témoigne d’une efficacité, physique ou chimique, du charme, diminuant ou augmentant selon sa dose. En ceci Del Rio se montre plus sincère anecdotier que bon théoricien ; son idée de « pacte satanique » à propos de la charge, idée déjà toute gratuite, ne peut plus tenir debout, lorsqu’on a goûté l’histoire ci-après.


    « Une femme mariée fut par une autre sorcière sa voisine, rendue si grièvement malade pour s’être plainte de quelque dommage reçu dans son jardin qu’elle sentait continuellement des douleurs de ventre et des tranchées très aiguës dedans les deux costes, comme si deux couteaux eussent été fichés dedans son estomach. À quoy le seul remède fut par la révélation qu’en fit l’amoureux de la Sorcière de fouiller dessous l’huys de la porte, où l’on retrouva le sort, sçavoir est une certaine image de cire longue d’un empan, percée de toutes parts, et ayant deux aiguilles fichées au travers des deux costes, avec laquelle estoit diverses pièces de drap contenant plusieurs tant grains que semences, puis tout cela jetté dedans le feu, la santé lui fut rendue, mais non pas toute entière, ainsi qu’auparavant, d’autant, disoit-elle, qu’il estoit encore là demeuré quelque chose de caché, qu’on aurait pas su trouver. »

    (Del Rio.)
  12. M. de Rochas devrait dire plus exactement « la charge » magique. Cette expérience concorde avec cette phrase de Paracelse : « Si l’on couvre de terre et de pierre une image en cire, l’homme représenté par elle, est inquiet et tourmente dans le lieu où les pierres ont été amoncelées. »
  13. Une grande tablette de la bibliothèque du Palais Royal de Ninive contient vingt-huit versets d’une litanie déprécatoire contre les néfastes influences. La sixième formule est tout à fait significative, groupant l’envoûtement, le sort, l’incantation, la fascination, le mauvais œil, les philtres, le maléfice enfin sous toutes ses formes.

    « Celui qui forge l’image, celui qui enchante, la face malfaisante, l’œil malfaisant, la langue malfaisante, la lèvre malfaisante, le poison malfaisant, — Esprit du Ciel, conjure-les ! Esprit de la Terre, conjure-les. » (La magie des Chaldéens, par François Lenormant.)

  14. Voir dans la Haute Science (1893) La Magie et la Divination chez les Chaldéo-Assyriens.
  15. Un envoûtement en Gévaudan en l’année 1347. Nîmes (1892).
  16. Voir le chapitre des Messes noires.
  17. Les Procès de sorcellerie au XVIIe siècle, librairie de la Nouvelle Revue, 1894.
  18. Margaret et Flover, Découverte étonnante, 1619.
  19. Des esprits et de leurs manifestations fluidiques (t. Ier, p. 331-363).
  20. Les autres parties du monde n’ignorent pas non plus l’envoûtement. Le Père Charlevoix nous apprend qu’au xviiie siècle les Illinois fabriquaient des « marmousets » afin de hâter la mort de leurs ennemis. Le Père Mathias Garcia, dans sa Sixième lettre d’un voyage aux îles Marquises, narre l’astuce des sorciers du pays, emprisonnant dans une feuille d’arbre la salive et en même temps la volonté de celui dont ils tentent de devenir les maîtres. (Voir encore l’Histoire de l’Empire ottoman, par Briot.) Si je m’en rapporte à un article intitulé : La chasse aux bêtes paru dans la Revue des Deux-Mondes de janvier 1863, une nécromancienne de Bornéo extermina de fièvre et de langueur au moyen d’une effigie en cire qu’elle exposait au feu chaque matin. Récemment encore, en Chine, à Kouaï-Thao (province de Canton), on faisait périr à distance des hommes ou des femmes au moyen de statuettes de terre représentant des porcs, que l’on plaçait dans les maisons ou sur des tombes. Ces figures avaient reçu des bonzes une sorte de baptême. (Voir l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux, réponse du Père Léon-Marie Guerrin, sous-procureur de la Grande-Chartreuse.) Le rite de l’envoûtement est bien universel.
  21. Agrippa dans sa Philosophie occulte (Liv. III, ch. xxxii) cite un oracle d’Hécate qui recommande qu’on lui fasse présent des rats de la maison. Elle est très friande de leur sang, la Déesse noire.
  22. Les lucifériens ou palladistes, disciples d’Albert Pike, au dire d’un assez insane compilateur, fabriqueraient leur dagyde avec une cire mêlée à la cendre d’un objet familier à leur ennemi. Ils ne la perceraient pas avec des épingles, mais feraient le vide autour d’elle par une pompe pneumatique ; le maléficié en subirait un intolérable malaise.

    Pour résister à l’envoûtement par la photographie, la même secte, tous les lundis au septième coup de midi, s’enduirait le cou, les tempes et la région du cœur. « d’un Uniment composé d’essence de térébenthine et d’hostie réduite en poudre et concentrée. » Pendant la friction on répète J.-. B.-. M.-. (Jesus Bethlemitus Maledictus). Les autres jours de la semaine, sitôt levé du lit on reste trois minutes, le pouce replié dans les deux mains et à voix haute on dit en grec le verset de la sixième heure initiatique selon Apollonius de Thyane ; en voici la traduction : « L’Esprit se tient immobile ; il voit s’avancer contre lui les monstres infernaux et il est sans crainte. » Encore faut-il trente-trois jours pour que le volt photographique ait perdu toute malignité !

  23. Le lecteur trouvera ici même l’exact portrait de cet homme étrange. J’ai déjà parlé de Vintras et de Boullan dans mon volume : Les petites Religions de Paris (éd. Léon Chailley).
  24. Le portrait de ce Boullan orne ce volume ; s’il est un peu sinistre, c’est que, au dire de Mme Thibault, qui me le communiqua, il pensait à ses ennemis les magiciens au moment où on le photographia.
  25. Le contresigne est strictement l’envoûtement retourné, c’est-à-dire la manœuvre de l’attaque répétée par la défense, le même mouvement stratégique, dirigé contre celui qui en eut l’initiative. Par exemple contre l’envoûtement par le dagyde, il faut construire soi-même un autre dagyde. Au crapaud, il faut opposer le crapaud. Ainsi, subissant une attraction nouvelle, l’influence satanique se divise sur le signe et le contresigne, s’éparpille, s’abolit.

    Le contresigne produit souvent le choc en retour.

  26. Je tiens ce détail du peintre Lauzet, assistant en 1892.
  27. De Ente spirituum (ch. v et vii).
  28. En Bretagne, c’est à un saint aussi, saint Yves de la Vérité, que l’on a recours pour envoûter. Il faut : 1° glisser un liard dans le sabot de la personne ; 2° faire à jeun trois pèlerinages à la maison du saint, le lundi ; 3° empoigner le saint par l’épaule et le secouer rudement en lui disant : « Tu es le petit saint de la Vérité, je te voue un tel. Si le droit est pour lui, condamne-moi. Mais si le droit est pour moi, fais qu’il meure au jour de l’année rigoureusement prescrit » ; 4° déposer une offrande aux pieds du saint (une pièce de 18 deniers marquée d’une croix) ; 5° réciter les prières habituelles en commençant par la fin ; 6° faire trois fois le tour de l’oratoire.

    Le patient mettra neuf mois à mourir.

    L’ossuaire de saint Yves de la Vérité, transformé en oratoire, est situé en face du quai de Tréguier.

  29. (Ch. vii), Évocation du Diable (1re partie).
  30. À ce propos je me plais à signaler la vacuité intempérante des spéciaux chapitres sur l’Envoûtement dans le Dogme et le Rituel d’Eliphas Lévy. Ce mage pompeux et hypertrophique m’illusionna jusqu’au jour où je le pris corps à corps, serrant ses phrases, distillant ses pensées ; rien ne me resta en les mains que du vide sonore. Ne savait-il rien, ainsi que sa plus moderne école, ou ne voulait-il pas éventer la mèche du diable ? Le plus étrange, c’est que Eliphas préconise une sorte d’envoûtement, dénommé « envoûtement de justice ». Il ose écrire : « Il ne faut pas croire que le pouvoir de vie et de mort qui appartient secrètement au mage, ait été toujours exercé pour satisfaire quelque lâche vengeance ou une cupidité plus lâche encore. Au moyen âge et dans l’antiquité, les associations magiques ont souvent foudroyé ou fait lentement périr les révélateurs ou les profanateurs des mystères ». Le nécromant parle ensuite d’aqua toffana, de bouquet aromatisé et « d’autres instruments plus inconnus et plus étranges. » Nul n’a le droit de tuer. Jésus l’a dit, Tolstoï l’a répété. L’envoûtement de justice est tout simplement un assassinat. Décidément le mage au front d’orgueil s’achève en vil criminel.
  31. Le philosophe Olympius d’Alexandrie, disciple d’Ammonius, tenta de nuire à Plotin par des cérémonies magiques. Mais ses mauvais desseins retombèrent sur lui-même. Plotin sentait l’hostilité et parfois il lui arriva de dire : « Voici qu’Olympius a maintenant des convulsions. »