Le Saut-du-Doubs/02

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LA VALLÉE D’OR. — LE CHÂTEAU DE LA ROCHE.
ROCHE-D’OR.


Le soleil va disparaître derrière les cimes des montagnes ensoleillées dont le pied est déjà noyé dans une ombre crépusculaire. L’astre se couche dans sa gloire, laissant traîner sous les nuages la pourpre de son manteau oriental.

En sortant de la ville par la vallée d’Or, l’œil embrasse le panorama de son vaste cirque. C’est l’heure de la grande mélancolie du soir. Les troupeaux descendent des pâtures ; on entend le bêlement plaintif des moutons, la note grêle et saccadée des chèvres, le mugissement profond des bœufs, la cloche sonore des vaches laitières, et, par intervalles, l’appel lointain du cornet d’un pâtre. C’est aussi l’heure où les laboureurs reviennent du travail des champs. Toutes les cheminées fument, embaumant l’air d’une odeur de genièvre ; une vapeur bleue flotte dans l’atmosphère, et des colonnes légères montent droites vers le ciel comme un encens rustique. L’angélus du soir tinte au clocher carré de l’église. Le vieux couvent en façade se profile avec sa terrasse, haute comme une fortification de guerre. La chapelle de Notre-Dame-du-Mont se dessine sur un contrefort des colosses granitiques, et son toit métallique brille aux derniers feux du couchant. Au ciel, d’un bleu intense et profond, les nuages ensanglantés reflètent leurs tourbillons avec des lueurs d’incendie sur les flots assombris de la rivière bordée de saules et de peupliers. Dans une grande traînée lumineuse, le pont de pierre mire l’ombre immobile de ses arches formant des cercles noirs sur les flots clairs. Au confluent du Doubs et du Dessoubre, une petite île verdoyante, à la plage de sable jaune, ressemble à une émeraude enchâssée dans un anneau d’or. Plus loin, un jardin bâti en terrasses superposées au pied d’une montagne, figure l’escalier de quelque sombre temple aux marches chargées de fleurs. Par-ci par-là, suspendue sur les abîmes, une ferme blanche se découpe comme une tache de neige sur le velours largement ondulé des pâtures. Au fond, coupant le ciel en droite ligne, une couronne horizontale de rochers, à pic comme des falaises, domine l’étendue.

La vallée du Doubs, surnommée la vallée d’Or, à cause du sablon de son lit qui, dit-on, roule des paillettes, serpente entre deux chaînes très élevées dont les flancs sont boisés. Au premier tournant de la route, on aperçoit le Château de la Roche.

Ce qu’on désigne sous le nom de Château de la Roche est un souterrain naturel qui s’enfonce dans les flancs de la montagne à une immense profondeur, sous un rideau de rochers perpendiculaires, d’une hauteur de deux cent cinquante pieds sur une longueur horizontale de quinze cents. Des plantes et des arbustes, accrochés dans les crevasses, forment un magnifique encadrement de verdure à l’ouverture cintrée, qui mesure cent cinquante pieds d’élévation sur soixante de largeur. À l’entrée, un écho répète sept fois le cri des aigles. En avançant, on marche en ligne brisée sous les voûtes où pendent des stalactites en forme de cônes renversés, qui brillent à la lueur des torches. Le terrain marneux devient glissant. Au fond, coule un torrent qui s’échappe en triple cascade à la base extérieure des rochers. On peut le traverser sur une planche, mais la voûte s’abaisse, et, même en se courbant, il est impossible d’aller bien loin.

Le château, dont il ne reste aucune ruine debout, devait être perché sur le plateau comme un nid d’aigle. On voit encore au bas les vestiges d’une épaisse muraille avancée qui défendait l’approche du souterrain. Les seigneurs de la Roche s’y établirent pendant les guerres du comté de Bourgogne, et en firent le lieu fort des villages de leur dépendance. « D’après la tradition, l’armée du duc de Saxe-Weimar, qui ravageait la Comté, s’avança jusqu’au château pour l’emporter d’assaut, et le trouva défendu par quatre-vingts montagnards. Une fois que les assiégeants furent engagés dans le sentier profondément creusé, les montagnards roulèrent d’énormes roches qui écrasèrent une partie de l’armée, dont le reste se replia[1]. » Il suffit d’ailleurs de lire les annales de la Franche-Comté pour y trouver, à chaque page, une lutte héroïque et terrible, et son histoire tient dans un vieux dicton populaire de la province :

Comtois, rends-toi.
— Nenni, ma loi.

Le château de la Roche fut détruit en 1668, par ordre de Louis XIV. Depuis Henri IV, père du peuple, la Franche-Comté brûlait comme une mauvaise herbe.

La gorge, étroite et solitaire, va s’élargissant toujours quand on approche du village de Montjoye, et se développe du côté de Vaufrey (vallée où l’eau coule doucement). Ces deux villages sont reliés par un sentier, bordé de haies vives, sur la rive droite du Doubs.

La vallée d’Or. — Dessin de Th. Weber, d’après une photographie.

Nous sommes debout à minuit, après quelques heures de repos et une collation qui rendent leur élasticité à nos jarrets de montagnards. On est au mois de juillet, à la suite d’une longue série de belles journées, et nous pouvons espérer de voir un des plus sublimes spectacles de la nature : le lever du soleil sur les cimes dominées par Roche-d’Or, le pic le plus élevé de notre frontière orientale.

« Il forme une des extrémités du Mont-Terrible ou Monterri, chaînon du Jura bernois, plus particulièrement désigné là sous le nom de Lomont, jusqu’à Bellerive, près de Delémont, et sous la première République il donnait son nom à un département français. Au nombre des points culminants, on cite le Montgremay et le Repais, Le Mont-Terrible lui-même porte le nom de Jules-César, et on y voit encore les traces d’une station militaire romaine[2]. »

De Suisse et de France, plusieurs chemins mènent à Roche-d’Or. De Vaufrey, l’ascension se fait directement par des sentiers de montagne.

Nous voilà en route. Le paysage nocturne est éclairé par un beau clair de lune. Le ciel est poudré d’étoiles, qui scintillent comme une poussière de diamants sur le sombre manteau de la Nuit. La cime des montagnes se découpe sous l’horizon comme l’échine onduleuse d’un gigantesque reptile, sur laquelle courent de grands nuages déchirés en fantastiques chevauchées.

Cependant, au milieu du grand silence de la terre endormie, on entend le souffle de sa respiration profonde. Chaque arbre dont les feuilles sont agitées par le vent a une harmonie distincte et particulière ; par la nuit noire, on reconnaît ainsi un chêne, un sapin, un noyer, un hêtre ou un peuplier. Le bruit du feuillage est la voix des arbres, qui a ses inflexions comme la voix humaine, pour celui qui est accoutumé à écouter dans la solitude le langage mystérieux de la nature.

Bientôt nous apercevons la ferme de Montavon. En avant s’élève une stèle de granit portant la date de 1817, qui marque la ligne de la frontière. Sur la face intérieure, du côté France, est gravée une fleur de lis ; sur la face extérieure, du côté Suisse, l’Ours de Berne et la Croix fédérale.

Cette borne signale une particularité curieuse. Lors de la délimitation des frontières entre la France et la Suisse, la ferme se trouvait à cheval sur la ligne de démarcation des deux territoires ; on laissa à son propriétaire le privilège d’opter pour la nationalité de son choix, et elle devint suisse. C’est peut-être la première et unique fois qu’on voit, dans l’histoire, consulter un simple citoyen sur une question de nationalité réglée par les puissances européennes.

Non loin de là, le sentier se bifurque à l’entrée d’un vallon sombre et mélancolique, où se dressent des rochers blancs, qui apparaissent aux rayons de la lune comme des faces pâles de Titans auxquels les branches touffues des chênes forment une chevelure. Les troncs de ces beaux arbres, grands comme des cités végétales, se dressent hauts et droits, semblables aux piliers d’un temple à la voûte de feuillage.

Mais déjà une longue ligne grisâtre qui coupe l’horizon annonce que la nuit va replier ses voiles. La brise devient plus fraîche. Du côté du levant, on voit flotter de petits nuages violets, puis roses, messagers aériens avant-coureurs de l’aurore.

C’est ici qu’on peut constater l’analogie sensible entre la montagne et la mer. La mer, il est vrai, est l’étendue en mouvement ; mais la montagne est la mer solide, et son immobilité n’est qu’apparente. Toutes les teintes du ciel, tous les jeux infinis de l’ombre et de la lumière sur les rochers et les arbres, lui donnent les aspects les plus changeants et les plus variés, la couleur et la vie. Et de même, il y a des affinités secrètes entre le marin et le montagnard.

L’heure nous permet une courte halte au hameau situé sous le dernier plateau. Après un intervalle, il est permis de boire dans le creux de la main quelques gorgées d’eau de source glacée, limpide comme du cristal, qui coule dans un canal d’écorces d’arbres ; puis on s’engage dans le chemin tracé par les roues des chars à travers les pâtures.

C’est en vain que l’imagination se fatiguerait à évoquer le spectacle féerique et grandiose dont la contemplation nous récompense au terme de l’ascension de Roche-d’Or.

Le ciel d’acier, gris comme un ciel de Hollande, donne à l’air une transparence permettant à l’œil d’embrasser, à vol d’oiseau, le cercle panoramique de l’immense décor de quatre-vingts lieues qui se déroule aux pieds de l’observateur. D’un côté, sous les profondeurs de l’horizon, on distingue nettement les nombreux villages, semés comme des jouets d’enfants, dans la vaste étendue bornée par la chaîne des Vosges. De l’autre, des croupes de montagnes vertes, semblables aux vagues d’une mer solide, ondulent à perte de vue jusqu’aux glaciers des Alpes.

Une lueur plus blanche marque le point où le soleil va tout à l’heure émerger dans sa course. Depuis quelques instants, le rocher colossal qui couronne le pic au-dessus des grands abimes prend des teintes dont la coloration progressive passe par tous les tons, depuis le rose pâle jusqu’au rouge de feu. Les glaciers alpestres étincellent comme des diamants colossaux de tous les feux du prisme. Tout annonce que le moment approche où l’astre va paraître.

Les Grecs avaient le sentiment juste des images, en comparant le soleil à un char flamboyant sur lequel Apollon, emporté par le céleste quadrige, lance de l’arc d’argent ses flèches d’or jusqu’au fond des entrailles de la terre. À l’orient vermeil, leurs pointes fines et brillantes, qui forment un éventail de feu, vont pleuvoir en gerbes lumineuses, à travers le voile bleuâtre qui enveloppe les montagnes sous sa transparence vaporeuse. Ecce Deus ! Voici le Dieu ! voilà le soleil ! Comme un coursier qui escalade les dernières cimes, le disque émerge d’un seul bond.

Alors ces mille croupes de montagnes arrondies, ces mille crêtes des vagues de la mer solide s’éclairent à la fois. Mille taches d’or effleurent les cimes assombries, mille flammes s’allument à tous les sommets.

C’est fini. L’astre étincelle dans le ciel, et de grandes zones ensoleillées glissent au flanc noyé des montagnes bleues jusque dans les vallées.

Le phénomène ne dure que quelques secondes. Il se produit très rarement, même en plein cœur de l’été, à cause des brouillards qui ne se dissipent qu’à l’action plus ardente des rayons solaires, et on ne peut l’observer que dans certaines conditions atmosphériques difficiles à prévoir. Une fois l’astre au-dessus de l’horizon, le spectacle est encore féerique, mais il ne donne plus l’idée de celui que j’ai vu de mes yeux : le lever du soleil sur les cimes de Roche-d’Or. J’ai essayé de le décrire ; mais de même qu’un peintre ne saurait faire un rayon de soleil avec de la gomme-gutte, il faut convenir, avec Charles Nodier, que la parole écrite ou parlée est une sotte traduction.

  1. Bouillet, Dictionnaire d’histoire et de géographie.
  2. Adolphe Joanne, Itinéraire de la Suisse.