Le Saut-du-Doubs/03

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LA VALLÉE DU DESSOUBRE. — CONSOLATION. — LA SOURCE DU DESSOUBRE. — LE DOUBS. — NEUCHÂTEL. — LE SAUT-DU-DOUBS.


Il est cinq heures du matin. La cloche sonne l’Angelus. Le break stationne à la porte, attelé d’un robuste cheval comtois, qui file bientôt au grand trot dans la vallée du Dessoubre. Le ciel est d’un gris d’ardoise, ciel de plomb, ciel d’acier ; mais les vapeurs qui commencent à s’élever en colonnes légères sur le flanc des montagnes présagent une belle journée, et le soleil restera vainqueur du brouillard matinal.

Cette vallée du Dessoubre est incomparable. Son parcours jusqu’à Consolation, d’environ cinq lieues, est un des décors les plus pittoresques et les plus accidentés de cette partie de la Franche-Comté, aussi belle que la Suisse, mais bien plus ignorée.

La route longe le Dessoubre. La rivière courante roule ses eaux vives, claires et rapides, qui ondulent sur les pierres et bouillonnent autour d’ilots formés par des roches moussues couronnées d’arbustes verts. De tous côtés, les montagnes. L’air est vif et piquant. On respire les vitales odeurs des sapins et des chênes, et cette senteur particulière de l’eau, mêlée aux parfums des menthes sauvages et des plantes odoriférantes. Des gouttes de rosée pendent aux feuilles des arbres. De chaque côté de la route s’alignent des piles de planches.

En approchant du Vieux-Moulin, on entend le tic-tac précipité des tamisoirs, le grincement de la scierie, le grondement de l’écluse circulaire, dont la nappe de cristal rebondit, sur les rocs noirs, en neige écumeuse et roule en pluie de perles. Le long d’une jetée en maçonnerie blanche, l’eau, dormante au-dessus du barrage, se bombe et se précipite en une énorme masse glauque et vitreuse avec un bruit de mer.

Au tournant du Vieux-Moulin, la route fait un coude. Le paysage prend un aspect triste et sévère. Des roches grises, pelées, rongées par le soleil, s’accrochent au flanc de la montagne comme des ulcères. Presque au niveau de la route, on a extrait du sable, et on voit çà et là des couches rouges et jaunes semblables à des blessures. D’énormes quartiers de rocs, qui se sont détachés dans quelque tourmente, gisent au milieu des buissons. La rivière, profondément encaissée, roule sans bruit ses eaux dormantes.

Les larges flocons blancs qui nagent dans le ciel, où meurent les dernières étoiles, commencent à prendre des teintes roses.

À chaque spirale de la route, un nouveau panorama se déroule. Les montagnes étagées en amphithéâtre, dont la croupe se dore, s’escaladent et fuient, sous l’horizon bleu, en perspective infinie. Les brouillards, qui flottent à leurs flancs en écharpes de gaze, descendent à leur pied avec des ondulations lentes dans les grandes zones d’ombre, et se dissipent en vapeur comme la fumée légère de l’encens qui flotte aux voûtes des cathédrales.

Au bord des fontaines et des sources vives, qui courent sur les cailloux et se perdent dans les mousses, au-dessus des buissons et des haies, les branches flexibles se balancent sous l’élan d’un oiseau. On entend de tous côtés des frôlements d’ailes et des petits cris. Des volées d’alouettes filent dans la nue. Les merles à bec jaune sifflent, les mésanges bleues, les pinsons, les rouges-gorges leur répondent, les geais ramagent, les tourterelles des bois roucoulent, les moineaux rassemblés tapagent dans les arbres, les corbeaux jettent leur koie discordant du haut des chênes. La note claire d’un coq éclate dans le lointain comme une fanfare.

Sur le vert éclatant des pâturages, semés de métairies, les vaches laitières aux flancs rebondis agitent leur grosse cloche, les bœufs accroupis ruminent dans une impassible contemplation, les poulains échevelés, perchés sur leurs quatre fuseaux, gambadent autour du paisible cheval comtois, les moutons paissent sur la lisière des côtes, les chèvres, suivies de cabris folâtres, font tinter leurs clochettes, et s’arc-boutent suspendues aux roches grises couronnées d’arbustes grêles.

Dans le ciel vide, les aigles, rois solitaires des cimes inaccessibles, vainqueurs des nuages et bercés dans l’étendue, donnent de grands coups d’aile et s’élancent dans les routes sidérales au-devant de la lumière.

Ainsi, l’ombre fait place à la lumière, le silence au bruit, le sommeil à l’activité de la vie. Du ciel et de la terre s’élève une sourde et puissante harmonie. La nature salue l’aurore, et le chœur universel des êtres chante le réveil du jour.

On traverse Lavoyèze, le pont de Fleurey, Saint-Maurice. Le chemin devient plus accidenté. Tout le monde met pied à terre, et le cheval commence à gravir en zigzag les côtes escarpées, bien que personne ne lui ait appris les lois géométriques de la ligne brisée.

Vers onze heures, notre caravane s’arrête au moulin de Gaudion et pénètre dans la grande salle du rez-de-chaussée. Au fond de cette chambre rustique, un enfant dort dans son berceau, sous l’escalier intérieur à balustrade de chêne, au bruit de l’écluse tombant sur les palettes d’une énorme roue noire qu’on aperçoit devant la fenêtre. L’aïeule est assise, immobile, sous le manteau de la cheminée. Une jolie paysanne entre avec assurance. Pour nous faire honneur, la Bichette, c’est le nom qu’on donne aux jeunes protestantes, a mis son costume de gala, robe de drap au jupon court, au corsage à bavette blanche, et ses cheveux sont emprisonnés sous la bande de velours noir, brodée de paillettes d’argent et d’or, qui rappelle la coiffure de Marie Stuart. Bientôt la table se couvre d’une nappe qui sent une bonne odeur de ferme, sur laquelle s’alignent les assiettes peintes, les couverts d’étain, une énorme miche de pain bis et les bouteilles carrées en verre blanc remplies d’un vin pelure d’oignon où la lumière étincelle comme un feu de topaze. Ceux qui ont voyagé en montagne comprendront la satisfaction avec laquelle est saluée l’entrée d’une soupe aux choux fumante, escortée d’un plat monumental de choucroute au lard, flanqué d’un saucisson et d’un jambon fumés, et suivi d’une truite du Dessoubre, d’une pyramide d’écrevisses, d’une salade de cœurs de laitue à la crème, d’un carré de fromage de Gruyère, de moûss, confiture de petites poires sauvages qu’on appelle des blessons, d’un large rayon de miel et de fraises des bois, rouges comme du sang, dont le parfum monte aux narines. Une tasse de café couronne ce premier repas, arrosé d’un grand verre de kirsch. Les cigares allumés, nous repartons.

Quand on approche de Consolation, à peine un hameau, le paysage prend un caractère si grave, que l’homme le plus ferme se sent pénétré jusqu’à la moelle des os d’un sentiment invincible de tristesse et de désespérance. Il n’y a pas au monde un coin perdu plus calme et plus sévère, une retraite mieux choisie pour la contemplation froide des misères humaines, une solitude plus sauvage et plus imposante. Là, devant ce paysage immobile et sinistre, l’âme la mieux trempée éprouve le sentiment du néant. Le ciel pèse comme un couvercle de plomb, l’horizon se ferme comme une tombe, le ciel s’abaisse, la pensée s’arrête, l’homme est effaré. Et là, chétif et petit, au milieu d’un cirque de pierre, sombre polygone de rochers de mille pieds d’élévation, couronné de frondaisons noires, il se croit à la porte ténébreuse de l’éternité, et il s’éloigne avec la nostalgie de la mort.

En avant s’élève le séminaire de Consolation, vaste bâtiment isolé, aux murailles blanches, froid, silencieux. La base de la montagne forme une série de gigantesques entablements, sur lesquels sont posés des moulins à eau. Mais c’est en vain que la main de l’homme apparaît. Il n’a fait qu’offrir, avec ses constructions, microscopiques, un point de comparaison avec la grandeur écrasante des cimes, où la Beauté de la Nature semble assise sur les genoux de la Terreur.

Au-dessus de ces entablements, au pied même du rocher circulaire qui monte en droite ligne aux nuages dans un sombre encadrement de verdure, le Dessoubre prend sa source. Le flot, pur comme du cristal, sort d’une crypte creusée en forme de tombeau, dont la voûte profonde s’abaisse en se rétrécissant. L’eau coule d’abord dans un étroit canal de briques et se divise ensuite en ruisseaux naturels, dont la chute au bas des rochers à pic alimente les roues des moulins et des scieries. Rien de grand n’a de grands commencements, et les plus nobles fleuves n’ont guère une origine plus illustre que la Source du Dessoubre.

Nous rejoignons la route par le petit sentier escarpé que nous venons de gravir, et la voiture se remet lentement en marche dans les montagnes, roulant au galop sur les plateaux, pour reprendre bientôt ses allures pacifiques à travers les bois de sapins.

Vers cinq heures, on est sur les hauteurs voisines des nuages. Un orage se prépare. Le vent s’est levé, balayant les vapeurs et fouettant une pluie fine et glacée. Il faut avancer plus d’une heure sous les rafales, qui rendent presque inutile le toit formé par les parapluies rassemblés.

On arrive ainsi au sommet du dernier plateau. La voiture suit à fond de train les grandes spirales qui descendent à Morteau, dont on aperçoit les lumières. Elle s’arrête un instant devant la Brasserie, spécimen original des constructions en bois de la montagne, et nous dépose enfin, trempés et canardés, à l’Hôtel de la Guimbarde.

La bonne humeur reparaît sur tous les visages à la vue d’une cuisine vaste et rangée comme un arsenal. Un feu de sapin flambe avec des éclats de pétards dans la cheminée colossale, dont le foyer est élevé par une marche au-dessus du niveau du sol. La fumée monte jusqu’au sommet du toit, en traversant une immense pyramide creuse, où des bandes de lard, des jambons et des saucissons se fument pendus aux crochets de fer couverts de suie. Après s’être séché devant la fournaise, on fait honneur au souper servi dans la salle des voyageurs, et chacun gagne sa chambre pour s’endormir d’un sommeil réparateur.

Le lendemain matin, le déjeuner rassemble la caravane. Le soleil met tout en fête. Après une courte excursion à Grande-Combe, village au pied d’une roche colossale et situé à quelques portées de fusil de Morteau, la voiture reprend la route qui suit le cours du Doubs.

Nous pouvons dire, sans esprit de clocher, que les aspects du Doubs sont d’une admirable beauté. Nous ne ferons que mentionner ici le Moulin de la Mort. Un sentier tortueux, qui part du bord opposé, s’arrête au pied d’un rempart de rochers au sommet desquels on monte par les Échelles de la Mort. C’est là qu’on voit, sur les flancs des montagnes, ces blocs de pierre blanche découpés en forme de figures humaines, et les cimes se couronner de roches colossales semblables à des manoirs de géants. Mais, avant d’aller plus loin, il convient de marquer ici le parcours de la rivière qui est la marraine du département du Doubs. Nous ne pouvons mieux faire que de donner la description si exacte et si pittoresque qui figure dans la Géographie de la France, par M. Onésime Reclus, et les dessins qu’elle encadre n’ont pas besoin d’autres commentaires.

Le chemin du Moulin de la Mort. — Dessin de Th. Weber, d’après une photographie.



Le Doubs a quatre cent trente kilomètres de longueur, et cependant quatre-vingt-dix à quatre-vingt-quinze kilomètres seulement séparent sa source de son embouchure ; il n’est peut-être pas de grande rivière qui prenne plus le chemin des écoliers. Au confluent avec la Saône, il roule au moins autant d’eau qu’elle, et sa course dépasse de cent soixante-cinq kilomètres la route qu’a suivie la paisible rivière bourguignonne. Le Doubs, d’un bleu merveilleux, reste longtemps prisonnier des fissures profondes de ce Jura qui l’a vu sourdre sur un de ses plateaux, par neuf cent trente-sept mètres au-dessus des mers, près de Mouthe, dans une caverne du Noirmont (douze cent quatre-vingt-dix-neuf mètres). Il traverse le lac de Saint-Point, long de sept kilomètres, à huit cent cinquante mètres d’altitude. Il est encore très faible devant Pontarlier, et plus bas son lit fêlé laissait fuir tant d’eau, qu’au fort de la saison sèche la rivière cessait de couler en aval d’Arçon ; mais les trous, les fentes, les entonnoirs qui buvaient son onde estivale, ont cessé de la boire, depuis qu’ils sont environnés de murailles supérieures au niveau moyen du courant, inférieures au niveau des crues ; de la sorte, en eaux sauvages, le flot surabondant continue d’entrer sous terre, pour aller rebondir on ne sait par quelle source, ou disparaître à jamais on ne sait dans quels abîmes. Par l’obstacle de ces murs, une moyenne de quatre mètres par seconde échappe à l’avidité des gouffres, et il n’y a plus de déchirures dans le ruban bleu du Doubs.

Le cours du Doubs. — Dessin de Th. Weber, d’après une photographie.

Au dessous de Morteau, dans un trajet où il sépare la France de la Suisse française ou romande, il s’amortit en un lac de trois kilomètres qui n’a que quatre cents mètres de largeur, le lac de Chaillexon ou des Brenets ; mais bientôt ses eaux s’irritent contre les écueils du Tracoulot, corridor étroit dans la roche, et tout à coup elles tombent de vingt-sept mètres dans un gouffre de profondeur inconnue : c’est là le fameux Saut-du-Doubs. Longtemps encore, dans une anfractuosité de deux à trois cents mètres de profondeur, il continue à séparer la France de la Suisse, et va même faire un grand détour dans la libre Helvétie. Il ne s’apaise, et de torrent dans les gorges ne devient rivière en vallée que beaucoup plus bas, en aval de Baume-les-Dames, vers Besançon, après avoir reçu le Dessoubre, aux belles sources, aux belles cluses, aux eaux rapides, puis la rivière de Montbéliard, l’Allaine (soixante-cinq kilomètres), suisse par la moitié supérieure de son cours. Au-dessous de Besançon, grande place forte dans une boucle du Doubs, la rivière côtoie la forêt de Chaux, vingt mille hectares de chênes, de charmes, de trembles et de hêtres. La dernière ville riveraine est Dôle.

Le maître affluent du Doubs, la Loue (cent quarante kilomètres), rivalise de loin avec la Touvre par la grandeur de sa source, et ressemble à la Sorgues de Vaucluse par la sublimité des roches où sa fontaine passe de l’obscurité des grottes à la lumière du soleil. Elle sort en cascade, entre Ornans et Pontarlier, d’une paroi de cent dix mètres de hauteur, et descend par une gorge sinueuse qui, dans le bus pays, devient le fertile bassin nommé le Val d’Amour. On a prétendu que le vrai nom de cette rivière est Louve, et que ce nom, elle le doit à l’impétuosité des eaux qui tombent de sa grotte natale. Devant la claire et fraîche abondance des flots qu’amène au jour sa caverne originaire, on s’est demandé d’où tant d’eau pouvait provenir : on a pensé d’abord aux pertes du Doubs en aval d’Arçon, mais la Loue est évidemment la renaissance des ruisseaux bus par les plateaux qui dominent au loin le cirque de la source.

Les sources du Lison. — Dessin de Th. Weber, d’après une photographie.

La Loue reçoit le fameux Lison. Divers gouffres arrêtent les biefs ou ruisseaux d’un des plateaux comtois, notamment le Puits Billard, profond de trois cents mètres ; ils unissent par d’invisibles canaux les eaux qu’ils ont aspirées, puis, tout d’un coup, près de Nans-sous-Saint-Anne, dans un admirable Bout-du-Monde, à la gueule d’une caverne, apparaît le Lison, tombant aussitôt en cascade avec un tel flot d’ondes, que la Loue l’égalerait à peine au confluent sans le tribut que vient de lui verser la fontaine du Mène au-dessous de Cléron.


À quelque distance de Morteau, le paysage s’élargit. On traverse un grand bois de sapins alignés comme des piliers qui s’effilent dans la nue. Avant d’arriver au Col des Roches, la voiture longe un précipice. Du côté opposé, des métairies se détachent suspendues sur l’abîme.

Le Col des Roches est un énorme rocher, ouvert de la base au sommet en triangle renversé. On dirait de loin une cathédrale aux deux clochers pointus. Dans les anfractuosités et sur les saillies du roc, partout où il y a une poignée de terre végétale, des sapins s’accrochent par leurs racines et allongent leurs aiguilles. En face est une voûte creusée en plein roc sous le triangle renversé, puis un tunnel cuirassé, au bout duquel fuit en droite ligne la route blanche du Locle.

L’horizon est coupé par un rideau noir de sapins. À gauche, une arche de maçonnerie ; au-dessus, une crypte naturelle en forme de tombeau suspendu ; puis deux voûtes percées dans le roc vif, la première tournante, qui bornent le précipice de ce côté comme des colonnes d’Hercule.

Un quart d’heure après nous arrivons au Locle, petite ville propre et symétrique, aux maisons ornées de perrons à rampe, aux boutiques surmontées d’enseignes françaises.

En 1303, cette vallée était encore déserte, quand un paysan de Corcelles vint s’y établir avec ses fils et fonder sa première colonie.

La voiture stationne à l’Hôtel du Grand-Frédéric. Pendant qu’on met le couvert, je fais connaissance avec un gros perroquet qui n’est plus de la première jeunesse. En entrant dans la grande salle des voyageurs, j’avais aperçu cet animal excentrique, tournant sur lui-même comme un derviche en exécutant un roulement avec sa langue. Je lui tends un doigt sur lequel il prend immédiatement position avec une confiance absolue. Il interpelle tous les arrivants en français et en allemand ; dernière originalité, ce perroquet plein d’extravagance jure comme un païen.

Nous laissons la voiture au Locle, et nous prenons le train de Neuchâtel, qui part à deux heures. On traverse la Chaux-de-Fonds, pays d’horlogerie. Jusqu’à la fin du quinzième siècle ce n’était qu’un rendez-vous de chasse. Aujourd’hui c’est un bourg de vingt mille habitants, qui a élevé une statue à son enfant illustre, Léopold Robert.

Un proverbe dit qu’il vaut mieux être le premier dans sa maison que le second à Rome, et bon bourgeois que noble de rencontre. La Chaux-de-Fonds a son orgueil de roture, et refuse de figurer sur la carte au rang des villes. Elle s’intitule modestement premier village d’Europe, comme la Tour d’Auvergne se disait premier grenadier de France.

Cinq minutes d’arrêt ; le train se remet en marche. En sortant d’un bois de sapins, on aperçoit, sous le ciel clair, une longue ligne qui coupe l’horizon et se confond avec lui. C’est le lac de Neuchâtel. Au fond du tableau, les Alpes.

La ville élégante, aux maisons blanches, s’étage en amphithéâtre dans un océan de verdure, au bord de son lac adorable qui fait miroiter sa robe d’opale. Sur la surface nacrée de vert et de rose, les rides de la brise jettent de grandes taches d’ardoise.

Il ne faut pas longtemps pour connaître Neuchâtel dans ses moindres détails. Le Château domine la ville, et l’œil embrasse à vol d’oiseau les maisons et tes clochers, le lac et ses jolis villages. Là sont centralisés les divers services de la Municipalité, du Conseil d’État et du Grand Conseil, et cet État microscopique peut être cité comme un gouvernement modèle en miniature.

À l’entrée des bâtiments, on remarque une grosse pierre usée. C’est sur ce bloc que la reine Berthe posait le pied pour monter sur sa haquenée, et on l’appelle la Pierre de la reine Berthe.

On domine un magnifique panorama du haut de la Terrasse de l’église, plantée de superbes tilleuls. En descendant, on remarque la Fontaine de la Croix du marché, représentant Guillaume Tell ou Saint-Ours.

Le Musée de peinture renferme des tableaux de maîtres, Calame, Girardet, etc., et, au premier rang, des toiles de Léopold Robert.

Dans une salle du fond, à gauche de la fenêtre, on voit, sous un encadrement, la palette de Léopold Robert, léguée en 1867 par Mlle Adèle Robert, sa sœur. La palette est carrée et couverte de couleurs desséchées. Sous le verre, on remarque encore une petite branche de sapin sèche, un nœud de crêpe reliant des immortelles jaunes, et des pinceaux usés en croix.

À côté du Musée des tableaux est le Musée Challande, spécimens d’animaux des Alpes empaillés. On visite encore une curieuse collection d’antiquités lacustres.

La Bibliothèque possède de nombreux manuscrits de Jean-Jacques Rousseau, déposés par son ami Du Peyrou, qui lui resta fidèle, et qui sont religieusement conservés.

Avant le souper, nous faisons une promenade nocturne en bateau. La lune argente le miroir liquide de sa lueur bleuâtre, le lac gonfle son flot pur avec un harmonieux soupir, et l’eau clapote en mourant sur le sable du bord. Un petit phare se découpe avec la netteté d’une ombre chinoise. Des vapeurs, amarrés près du quai, dorment comme des mastodontes à fleur d’eau. On distingue les villages espacés sur la rive. Le long de la jetée, les beaux arbres d’une avenue profilent leurs arceaux noirs. Après la sévérité des montagnes, la grâce molle des lacs plonge doucement l’esprit dans une rêverie contemplative. Ainsi la nature a ses heures de grande mélancolie.

Après avoir fait honneur à un souper bien servi, nous allons dormir dans nos chambres.

Le lendemain, en descendant à l’heure du déjeuner, je passe quelques instants à regarder des écoliers, coiffés de casquettes vertes, qui manœuvrent et font l’exercice du fusil ; puis ils mettent les armes en faisceaux, forment les rangs, et vont en classe.

En Suisse, tous les citoyens sont armés ; et malgré la placidité apparente de cette contrée, qui tient si peu de place sur la carte d’Europe, il serait peut-être imprudent à une puissante armée de venir la chercher dans ses montagnes.

C’est une remarque acquise : les peuples libres sont aussi les plus éclairés. Comme en Danemark, où tout le monde sait lire et écrire, la Suisse montre sa sollicitude pour la propagande de l’instruction et la vulgarisation des sciences. À chaque pas, sur les promenades, on rencontre une chose utile : ici, un hydromètre sur une colonne de pierre graduée ; là, une boussole ; plus loin, une formule scientifique, une sentence, une inscription, un souvenir historique.

Il fait une belle journée. À midi, nous prenons le train qui nous ramène au Locle, où nous dinons solidement. La voiture est attelée, et le cheval bien reposé reprend allègrement le chemin de retour.