Le Saut-du-Doubs/04

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LE SAUT-DU-DOUBS.


Vers quatre heures de l’après-midi, nous sommes aux Brenets, en repassant par le Col des Roches. Comme Morteau, le village des Brenets a été détruit par un incendie et reconstruit à neuf. Ses maisons blanches sont élégantes comme des villas rustiques.

Le col des Roches. Tunnel des Brenets. — Dessin de Th. Weber, d’après une photographie.

La route en spirale mène en un quart d’heure au lac de Chaillexon (chal, roc, son, lac), ainsi nommé du rocher qui s’élève au milieu de ses eaux. Ce lac a trois kilomètres de long sur quatre cents mètres de large. Sur le bord sont amarrés les bateaux de promenade qui conduisent les touristes au Saut-du-Doubs. Avant d’arriver à la chute, on traverse cinq bassins communiquant ensemble par des passes. En hiver, quand la glace porte, on peut les parcourir dans une voiture à deux chevaux.

On connaît la légende populaire des deux jeunes mariés qui, dans une promenade en barque sur le lac de Chaillexon, s’aperçurent trop tard qu’ils étaient entraînés par un courant ; ne pouvant résister à son attraction, ils franchirent le Saut-du-Doubs et disparurent dans le gouffre qui ne rend pas ses proies.

Nous passerons sous silence les autres légendes et les traditions qui s’y rattachent, nous bornant à décrire les grandes lignes du paysage.


Premier bassin.


En pénétrant dans le premier bassin, l’horizon est borné de chaque côté par des montagnes boisées de sapins et d’arbustes, mêlant les tons de leur végétation, depuis le vert tendre jusqu’au noir, et dont la base est formée de rochers nus. À droite, la Croix fédérale ; à gauche, les Trois couleurs françaises sur le roc.

Sous la Croix fédérale, s’ouvre la Grotte de Toffière. De l’autre côté, dans un angle où l’eau dort, un écho merveilleux répète distinctement en Suisse ce qui se dit en France. Les modulations des chants tyroliens s’envolent et reviennent plusieurs fois avec une douceur infinie. L’eau s’étrangle en étroit et court canal.


Deuxième bassin.


On entre dans le deuxième bassin, cirque régulier de rochers perpendiculaires, encadrant la surface immobile de l’eau verte et polie comme un miroir.

À droite, on a gravé la hauteur de la crue des eaux, dont les parois sillonnées gardent la trace. D’après cette échelle, en 1801, l’eau avait monté de dix pieds, et de huit pieds en 1863, au-dessus de son niveau moyen.

Partout, comme en Franche-Comté, les rochers et les pierres prennent différents aspects, qui affectent tantôt des formes humaines, tantôt des objets fantastiques, qui changent de physionomie selon le point de vue de l’observateur ou simplement par les jeux de l’ombre et de la lumière.

Dans ce bassin, le même rocher, qui se détache en vigueur sur le ciel, présente une double silhouette, figurant d’un côté la tête de Louis-Philippe, et, de l’autre, celle de Napoléon Ier.

Dans d’autres, les rocs présentent des masses d’une régularité architecturale. De loin, on croit voir des colonnes encastrées, des entablements, des façades, comme si la nature, dans ses jeux et ses caprices, dédaignait d’achever les vastes ébauches de ces monuments primitifs.


Troisième bassin.


Ce bassin, dont l’entrée est plus large, forme un beau cirque de rochers boisés au sommet comme le précédent, mais le cercle devient elliptique et s’allonge en ovale.

À gauche, une pierre colossale : la Tête de mort.

Bassin du Saut-du-Doubs. — Dessin de Th. Weber, d’après une photographie.


Quatrième bassin.


Encore un cirque de rochers perpendiculaires, boisés de frondaisons vertes et noires.

Du côté suisse est une vaste pelouse ondulée qui s’appelle le Pré Philibert. Au mois de juillet, les riverains, français et suisses, y dînent sur l’herbe le jour de la fête du Saut-du-Doubs, qui rappelle la fête des Loges de Saint-Germain-en-Laye.

À gauche, un rocher s’élance dans les airs, figurant la Vierge tenant sur un bras l’Enfant Jésus.

Le batelier prend position pour mettre au point de vue les deux aspects d’un énorme bloc :

À droite, ce bloc figure la tête de Calvin aux lignes rigides et sculpturales. De face, c’est une tête de lion.


Cinquième bassin.


La barque entre dans un immense quadrilatère liquide aux angles arrondis. Les rochers, de forme régulière, superposés en lignes horizontales, sont boisés de sapins.

Devant soi, on voit le bureau fédéral ; à droite et à gauche, une auberge suisse et une auberge française, des barques amarrées, des pilotis de bois. On aborde.

Pour aller au Saut-du-Doubs, on monte un sentier à gauche, sablé de gravier. Au sommet est une haute pierre levée, qui s’appelle la Chandelle de pierre. On ne sait si c’est un menhir dressé à bras d’homme, ou si cet obélisque rustique a été planté là par une fantaisie bizarre de la nature dans une de ses convulsions volcaniques.

On entend déjà le mugissement sourd et puissant de la chute. On traverse un pré. Le décor s’élargit. On aperçoit, sur la hauteur, un chalet à l’armature de planches. Le roulement de la cataracte devient plus sonore. La voilà.


La chute.


En haut, tout au bord, une pierre étroite couverte d’herbe, sorte de petit promontoire en saillie, domine la chute. Il est prudent de s’asseoir pour se défendre du vertige. À droite et à gauche, c’est l’abîme. En face, la nappe de cristal se bombe. Elle soulève, au pied du roc perpendiculaire, d’énormes tourbillons d’écume au-dessus desquels voltige la poussière d’eau, vapeur légère et fine, transparente et diamantée, où sourit toujours un arc-en-ciel.

De cette élévation, on aperçoit, en amont, le lit étroit du Doubs profondément creusé au pied des montagnes. Les sapins hérissent leurs aiguilles comme des paratonnerres, sur des masses solides de rochers convulsés, hauts de six cents pieds. L’eau court sur une pente rapide, et tourbillonne à gros bouillons d’écume de neige autour des îlots de rochers noirs, entassés pêle-mêle, qui font écluse, et semblent vouloir arrêter son cours au bord du précipice béant. Soudain, le sol lui manque ; elle plonge furieuse dans un gouffre insondable, qui se perd dans les entrailles de la terre. Rien de ce qu’il absorbe ne reparaît à la surface, et jamais il n’a rendu les débris de ses victimes englouties.

Quand les eaux sont grandes, tout disparaît sous une nappe vitreuse ; basses, la chute n’a plus qu’un filet d’eau, comme ces cascades des Alpes qui tombent à pic et vont se perdre au fond d’un abîme invisible. Par les eaux moyennes, c’est ainsi que j’ai vu le Saut-du-Doubs, la chute est coupée en haut par les îlots de rochers noirs. À gauche, ce n’est qu’un large torrent. À droite, la nappe est large et franchit un entablement régulier en retrait. Au-dessous de cette marche, la double chute se réunit.

En plongeant dans les profondeurs, elle décrit sa courbe avec une telle impétuosité qu’une pierre, lancée à la surface, rebondit comme sur une armure de cristal. Les gens du pays affirment que les truites peuvent la remonter en ligne brisée comme une écluse, mais cette opinion ne mérite pas d’être discutée.

Quand on regagne le sentier, le regard embrasse deux chaînes de montagnes très rapprochées, qui encaissent la rivière au-dessous de la chute et fuient dans la perspective, croisant les arêtes de leurs flancs triangulaires en lacet de corset. Le courant très rapide du Doubs dans les gorges alimente les usines, les scieries et les moulins échelonnés sur ses rives.

Usine près du Saut-du-Doubs. — Dessin de Th. Weber, d’après une photographie.

On peut descendre du sommet par un chemin tracé sans doute pour les chèvres. Avec des chaussures solides, en se frayant un passage dans les arbustes, en escaladant ou soulevant les lianes tendues comme des cordes, en sautant de rocher en rocher, de pierre en pierre, on « le plaisir d’arriver au pied de la cataracte, qui jette au visage sa poussière écumeuse et glacée, avec un bruit de tonnerre si formidable que le sol tremble comme sous un effort souterrain.

Le Saut-du-Doubs. — Dessin de Th. Weber d’après une photographie.

Tel est le Saut-du-Doubs, dont on vient de voir le dessin.

La nuit tombe quand la voiture nous ramène à Morteau, où nous trouvons un bon souper et nos lits. Le lendemain nous sommes de retour à Saint-Hippolyte.

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À ma dernière visite, j’ai éprouvé un véritable chagrin. Le parapet de pierre du vieux pont a été remplacé par une rampe en fer ouvragé, et on a rasé les saules de la petite île qui est au confluent du Doubs et du Dessoubre pour en enlever le gravier. C’est ainsi qu’on peut changer des choses que les anciennes guerres et trois invasions contemporaines avaient épargnées. Il eût été si facile de refaire le parapet du vieux pont en pierre et de ne pas raser la petite île verdoyante !

Ces « embellissements » enlèvent à l’entrée de la ville son originale physionomie. Demain, il y aura un chemin de fer ; Saint-Hippolyte sera tête de ligne, et à mon prochain voyage, sans doute, je ne reconnaîtrai plus les champs où fut Troie.


Charles Joliet.