Le Scandale (Bataille)

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Théâtre completErnest Flammariontome 5 (p. 211-404).

À BERTHE BADY

qui anima mes petites figurines de tout l’accent de la vie et de tout le charme de la nuance, je dédie avec reconnaissance ce nouvel amas de mots dont elle a fait jaillir l’étincelle…
H. B.

LE SCANDALE
PIÈCE EN QUATRE ACTES
Représentée pour la première fois le 30 mars 1909 au théâtre
de la Renaissance
Reprise au théâtre de la Renaissance en octobre 1911
Reprise au théâtre du Gymnase en mars 1921


PERSONNAGES



Théâtre Renaissance
30 mars 1909


Théâtre
de la Renaissance
Octobre 1911

Théâtre
du Gymnase
Mars 1924
Mmes  Mmes  Mmes 
Charlotte Férioul 
Berthe Bady. Berthe Bady. Sergine.
Madame Férioul mère 
Samary. Samary. M. Berry.
Madame Auger 
Jeanne Desclos. Licenay. P. Noizeux.
Marthon Férioul 
La petite Pré. La petite Testard.
Riquet Férioul 
Le petit Debray. Le petit Debray.
Margardiou 
C. Delys. C. Delys. Picco.
Mademoiselle Blanquette 
Suzanne Syntis. Roselle. Granval.
La femme au chapeau bleu 
Clarence. Sabrier. Ducellier.
La femme au chapeau rouge 
Gizèle Gravier. G. Gravier. Engel.
Miss 
Barella. Ilsée. Bredy.
MM. MM. MM.
Maurice Férioul 
Lucien Guitry. Chautard. Francey.
Artanezzo 
P. Magnier. P. Magnier. Capellani.
Parizot 
A. Bour. A. Bour. Nunies.
Jeannetier 
André Dubosc. Capellani. Alcover.
Le préfet 
Mosnier. Léonce Perret. Marcel Andry.
L’Amiral Gravière 
Angély. Berthier. Montclair.
Gaston de Berieux 
Berthier. Raymond Lyon. Decombe.
Raduel 
Trevoux. Trevoux. Carnège.
M. Grüz 
Collen. Tourneur. Beal.
Le chauffeur 
Renez. Cognet. Derblan.

PRÉFACE

Ici on se trouvera en présence d’un fait impératif. Mais il ne faudrait pas conclure, pour cela, à un changement de manière. C’est la position morale des individus autour de ce fait, ce sont les consciences et les caractères qui gravitent autour d’une action, c’est tout cela qui constitue le Scandale et son intérêt.

Voici ce que veut signifier à peu près un de mes personnages : « Nos actions malchanceuses sont celles qui éclatent… Il y a dans la vie le bruit et le silence… Ce n’est peut-être qu’une affaire de fatalité, et c’est effrayant, la part de hasard qui entre dans la plupart des actions humaines ! Il y a des actions qui n’ont pas fait de bruit… on n’y pense pas… et pourtant quelles étranges répercussions derrière nous ! Elles s’écoulent comme des avalanches, terribles, loin des pas qui les ont déterminées… Nous n’en sommes plus les témoins, et loin de nous elles dévident leur lourd mystère et leurs générations enchevêtrées. »

C’est en effet la fatalité qui, de son poing terrible ou clément, conduit toute notre vie ! Que d’êtres ont vu leur existence métamorphosée pour le reste de leurs jours, à cause du hasard d’un baiser, à cause du hasard d’une rencontre, d’un geste, d’une action en apparence moins grave, moins importante que mille autres !



Il y a plusieurs sortes de hasards. Il y a le hasard absurde, incontrôlable, l’accident bête, imprévu. Ce n’est pas celui-là qui nous intéresse. Celui-là n’a rien à voir avec l’art dramatique. Mais il y a un autre hasard, celui qui provient de la combinaison des rêves intérieurs avec l’événement passager ; c’est celui-là qui crée l’action ; celui-là est pathétique et donne en général, à tout scandale qui éclate, le pouvoir de nous émouvoir si étrangement.

Le scandale, brusquement, s’empare de quelques êtres et livre le mystère de leur vie, de leur âme, tout à coup, à la brutale publicité et à la sanction. C’est pour nous, spectateurs, l’effraction soudaine de cette vie muette et secrète des âmes qui engendre cette curiosité passionnée dont nous ne pouvons guère nous défendre.

Pauvre et terrible fatalité qui désigne et saisit ainsi, comme un châtiment, certaines actions qui ne méritaient point ce privilège et dont la société fait tout à coup son aliment et sa morale ! Rêves déracinés, arbres abattus, désastres de rêves conçus dans le silence et précipités tout à coup au bruit et à la clarté.

Oui, ce sont les actions malchanceuses, les damnées qui payent pour les autres ; et les autres, ce sont ces actions étouffées, silencieuses, qui n’ont point fait de bruit, dont les répercussions ne sont pourtant pas moins graves ni moins criminelles, mais qui s’éteignent derrière nous sans contrôle, comme meurent, en effet, les avalanches solitaires. Le point de vue de conscience reste le même, mais, celles-là, ce sont les actions malheureuses ! Et c’est l’autre part de la vie.



Le scandale particulier qu’étudie ma pièce est d’ordre extrêmement général. Si je ne craignais pas ce rapprochement de mots ridicule, je dirais qu’il est d’ordre départemental. La combinaison des faits, les états d’âme qui motivent ces événements sont particuliers à la province. À Paris, le scandale de famille est tout autre. Il est soumis à une autre morale, à une autre conception de l’existence sociale.

La crise que j’ai mise au jour est de celles qui éclatent communément dans les provinces. Un personnage le dit prétentieusement : les éphémérides des départements regorgent d’aventures analogues… Dans bien des sous-préfectures, il y a la dame scandaleuse qui porte sa terrible légende comme une auréole redoutable et attirante.

Que d’événements analogues on pourrait sans doute rapprocher de ceux que j’ai étudiés et imaginés ! C’est à la fois un petit et un grand drame de famille. Il contient en lui-même, je le crois, une part d’humanité assez véridique et assez universelle pour qu’on s’y intéresse comme je l’ai fait moi-même — mais probablement avec moins de passion.

Toutefois, je le répète, ce n’est pas l’intrigue en elle-même qui est le point important de mon ouvrage, c’est l’impressionnabilité morale de mes personnages et, en somme, comme je le disais à peu près plus haut, la combinaison des rêves intérieurs avec l’événement passager et fortuit, combinaison qui produit la fatalité, qui l’explique aux yeux de l’analyste et la détermine aux yeux du philosophe.

Il y a de nombreux revirements au cours de ma pièce. Je ne sais s’ils dérouteront le public. Ce sont les réactions diverses produites par l’échappée du scandale. Ce scandale est une pierre de touche de la conscience.

La conclusion, s’il y en a une ? Celle-ci : il faut que le monde s’élève peu à peu à une conception supérieure du bien et du mal. De là il verra clairement qu’il y a de petites et grandes morales, mais qu’il n’y a pas de morale sans justice, ni de justice sans charité.



LE SCANDALE




ACTE PREMlER

Le jardin du casino à Luchon, le soir d’une fête des fleurs, autour d’une pelouse et d’un petit bassin avec jet d’eau. On voit le jet d’eau bouillonner. Les pelouses sont illuminées, du premier plan au dernier, par de petits lampions tricolores, posés à même sur l’herbe, et les lueurs des illuminations du casino tout proche. Au lever du rideau, une retraite aux flambeaux passe bruyamment : torches et tambours. Le cortège a refoulé un groupe de promeneurs : Maurice Férioul, Jeannetier et Grüz.



Scène PREMIÈRE


MAURICE FÉRIOUL, JEANNETIER, GRÜZ

JEANNETIER.

Toute cette journée a un je ne sais quoi d’administratif qui est à faire pleurer.

FÉRIOUL.

Je ne vois pas ça de cet œil-là. Au contraire… Les dernières fêtes de la ville d’eaux, le dernier sourire à notre adresse avant de rentrer chacun chez soi…

JEANNETIER.

Mais on sent déjà qu’après nous ce sera si vide !

FÉRIOUL.

Oui, l’hivernage… La nécropole de la serviette-éponge.

(La deuxième partie du cortège passe.)
JEANNETIER.

En attendant, Luchon bat son plein.

FÉRIOUL.

Ils en soulèvent une poussière, les bougres !…

JEANNETIER.

Et encore, c’est le seul endroit du parc où l’on puisse respirer un peu. (Regardant sa montre.) J’espère que ta femme ne va pas nous faire poser trop longtemps.

FÉRIOUL.

Non. Aussitôt le feu d’artifice terminé… C’est à cause des enfants, comprends-tu ?

GRÜZ.

Moi, je vais d’ailleurs retourner au cercle, si vous le permettez. Vous savez, il y a le juif Stilmann qui taille sa banque quotidienne. C’est la providence des décavés… Jamais je n’ai vu une déveine pareille.

FÉRIOUL.

Qu’il taille ! qu’il taille ! ça m’est absolument égal, ce soir. (Le cortège est passé.) Asseyons-nous une seconde, je suis rossé de me tenir toujours sur mes jambes… Une seconde, Grüz, ne nous lâchez pas encore.

(Deux groupes de promeneur, disséminés, se dispersent dans les allées.)
GRÜZ.

Vous avez vu qui passe ?

FÉRIOUL.

Non, dans l’obscurité, on ne distingue pas très bien.

GRÜZ.

La belle Madame Poirier, le mari et l’amant.

FÉRIOUL.

Ménage à trois ?

GRÜZ.

Il paraît, oui !

JEANNETIER.

Hein ? mon vieux Maurice, ta province en est estomaquée !… On ne voit pas ça tous les dimanches, à Grasse ?

FÉRIOUL.

Peuh ! On en voit tout autant chez nous qu’ailleurs !… À part peut-être, en effet, les maris complaisants qui ne sont pas d’usage… et quelques petits retards de morale. Nous comptons bien annuellement deux ou trois adultères, quatre ou cinq scandales, dix crimes contre nature. Enfin, comme partout… comme partout… Pourquoi nous débines-tu ?

JEANNETIER.

Tu nous vantes !… En tout cas, toi, tu es incapable d’une statistique pareille !… Avec ton indifférence bien connue !…

FÉRIOUL.

Mais, je m’y intéresse comme maire et comme conseiller général. C’est déjà beaucoup.

GRÜZ.

Eh ! vous êtes donc conseiller général dans votre pays, vous ? Je ne savais pas. Je vous connaissais comme grand industriel, mais pas comme fonctionnaire.

JEANNETIER.

Notre ami Férioul est l’homme le plus considérable de son pays !… C’est la petite providence du bon Dieu… une providence indifférente, voilà tout.

FÉRIOUL.

C’est-à-dire que, lorsqu’on dirige deux usines, qu’on se livre à la culture intensive des fleurs au pied des Alpilles, dans un petit patelin du genre de Magagnosc… et de la Gorge-aux-Loups, dont je suis propriétaire, si vous saviez comme les couchages des autres vous deviennent indifférents.

GRÜZ.

Cependant, comme maire, vous devez avoir à veiller sur la moralité de vos concitoyens.

FÉRIOUL.

À Magagnosc, pas beaucoup… Mais déjà beaucoup trop à mon gré.

JEANNETIER.

Aussi, en janvier, quand on t’aura fichu sénateur, mon vieux, je suppose que ce sera une excellente occasion de plaquer là nos concitoyens !… Ce sera comme un curé qui deviendrait évêque… Tu ne confesseras plus.

FÉRIOUL.

Oh ! sénateur ! sénateur !… Tu en as de bonnes… Savoir si je me présenterai ; tout cela dépendra du préfet avec lequel je suis évidemment en bons termes. Mais…

GRÜZ.

Dédaigneriez-vous les honneurs, par-dessus le marché !

FÉRIOUL.

Non pas ; je prends mes fonctions très, très au sérieux. Mais, pour un cultivateur comme moi, habitué à son trou de province, il y aura quelque ennui à déroger à de si vieilles habitudes. Ce n’est pas pour me vanter, mais si vous voyiez la jolie propriété qu’est la mienne, avec ses allées de narcisses, ses champs de roses…

GRÜZ.

Que vous massacrez du reste sans pitié pour en faire ces affreux parfums qui empoisonnent les salons et les tables d’hôtels des quatre coins du monde… Il y a une dame qui pue dans ma pension de famille ! C’est une infection !… Je suis allé une fois à Grasse… On y renifle la petite boutique de coiffeur, l’angélique et le vieux couvent…

FÉRIOUL.

La ville elle-même, je vous l’abandonne, mais en pleine campagne où j’habite avec Madame Férioul et les enfants, les deux tiers de l’année ! C’est si beau par là… N’est-ce pas, Jeannetier ?

JEANNETIER.

Tiens, parbleu, un des plus beaux endroits du monde… Vous n’avez pas visité les environs de Grasse, monsieur ?

GRÜZ.

Si, en excursion de Cannes. Mais on ne peut pas se rendre compte. Et vous aussi, monsieur Jeannetier, vous habitez Magagnosc ?

JEANNETIER.

Non, non, je suis médecin-chimiste et j’exerce à Grasse même.

GRÜZ.

Tiens, vous n’avez pas l’air d’un médecin !

JEANNETIER.

Pourquoi ? Vous dites cela d’un drôle d’air, vous m’inquiétez ! Dites pourquoi ?

GRÜZ.

Peut-être parce que vous êtes jeune…

JEANNETIER.

Je suis un jeune médecin, voilà. Puis, vous savez, dans le Midi, on n’a jamais l’air de ce que l’on est.

GRÜZ.

Et, en fait de fleurs, monsieur Férioul, en avons-nous assez avalé toute la journée ? bon Dieu ! Sentez-vous comme l’air est encore saturé de tous ces parfums de fleurs pourries. On mange de la poussière parfumée et on ne marche que sur des cadavres de bouquets. C’est dégoûtant, c’est mou sous le pied comme si l’on écrasait des limaces… Vous qui êtes orfèvre, qu’est-ce que c’est que ça ? (Il ramasse un bouquet.) Des tubéreuses ?

FÉRIOUL.

Oh ! non ! Pas à cette époque de l’année. Tout cela ce sont des expéditions assez vulgaires, qui viennent, pour la plupart, d’Espagne ; je reconnais la flore des petits jardins espagnols… Ce n’est pas autrement étonnant, il y a tellement d’étrangers. On compte trente-cinq ou quarante Espagnols, Américains du Sud, dans mon hôtel, et des Grecs plus ou moins convertis… Rastas sur rastas…

(On entend le bruit d’une fusée qui tombe.)
JEANNETIER.

Bon, on reçoit des fusées sur la tête, maintenant ! Oh ! mais c’est dangereux de rester loin du casino, dites donc.

FÉRIOUL.

Où est-elle tombée ?

JEANNETIER.

À deux pas, derrière nous, dans l’arbre. Un peu plus !…

GRÜZ.

Regardez la chandelle romaine mauve, là-haut. On dirait qu’elle touche la montagne, la neige. C’est spleenitique, le feu d’artifice. Cela me serre le cœur comme quand j’étais enfant.

JEANNETIER.

Tiens, mais, n’est-ce pas Monsieur Gaston de Bérieux, le petit attaché d’ambassade ?

FÉRIOUL.

Avec son odieux et insupportable ami, oui.

JEANNETIER, (il appelle.)

Monsieur de Bérieux, qu’est-ce que vous faites là ?



Scène II


Les Mêmes, DE BÉRIEUX, GEORGES RADUEL, L’AMIRAL GRAVIÈRE

DE BÉRIEUX.

Tiens ! Bonjour. Vous ne taillez donc pas de banque, ce soir, monsieur Férioul ?

FÉRIOUL.

Non ! celle que j’ai taillée hier était ma première et ma dernière. Elle m’a coûté assez cher. Vous étiez au tableau de droite ?

DE BÉRIEUX.

Non, malheureusement pour moi.

FÉRIOUL.

Vous pouvez le dire, vous auriez fait une fortune.

DE BÉRIEUX.

Je vous présente l’amiral Gravière qui a conduit jadis nos escadres dans…

FÉRIOUL.

Je sais… Je sais…

GRAVIÈRE.

Très heureux.

RADUEL.

Et puis monsieur Jeannetier, monsieur Grüz, enfin, bref… nous tous !… Madame Férioul n’est pas avec vous, ce soir ?

FÉRIOUL.

Où voulez-vous qu’elle soit, sinon avec les enfants et l’institutrice, au feu d’artifice ? C’est de rigueur. Les enfants d’ailleurs devraient être couchés à cette heure-ci. Je lui ai dit de venir nous retrouver autour du bassin. Je ne sais pas si elle l’a oublié…

RADUEL.

Voulez-vous que nous allions, mon ami et moi, l’avertir que vous êtes ici ?… Nous la trouverons bien dans la foule !

FÉRIOUL.

Oh ! mais, je vous remercie. Ne vous donnez donc pas la peine. Vous êtes trop aimable.

RADUEL.

Du tout… Rien de plus simple… C’est l’affaire, pour nous, d’une minute.

(Il s’éloigne d’eux avec de Bérieux.)


Scène III


FÉRIOUL, GRAVIÈRE, JEANNETIER, puis LA FEMME AU CHAPEAU ROUGE et LA FEMME AU CHAPEAU BLEU.

FÉRIOUL.

Vous êtes ici pour quelque temps encore, amiral ?

GRAVIÈRE.

Deux semaines, tout au plus. J’ai une saison à faire à Salies-de-Béarn.

JEANNETIER.

Encore !

GRAVIÈRE.

Pas pour moi. Pour ma femme, dont la santé est toujours chancelante. Nous faisons un peu tous les watering-places du Midi.

JEANNETIER.

Mon Dieu ! comme à la fin de l’année vous devez en avoir soupé de la vie d’hôtel et de villes d’eaux !

GRAVIÈRE.

Pas trop, monsieur, on s’y fait… Je suis de ceux qui trouvent du charme à ces stations. Et j’ai fini par prendre plaisir à ces frôlements de toutes les races ; dans des paysages rococos mais gentils… dans ces ravins si verts qu’on croirait les regarder à travers des culs de bouteilles.

JEANNETIER.

Beuh ! Beuh ! moi, vous savez, les ravins, les allées d’Étigny, le lac d’Oo…

GRAVIÈRE.

Je suis celui qui supporte vaillamment les croupiers en smoking fleuri, les vieilles dames dont la peau farine, toute cette poésie pour carte postale qui nous entoure, le kiosque à musique, la poussière…

JEANNETIER.

Même les biscuits de table d’hôte ?

GRAVIÈRE.

Même les biscuits de table d’hôte ! Même les Levantins, les Russes, les bonnes dames dans les vins de Bordeaux, d’Épernay, de Dijon ! Oui !…

FÉRIOUL, (riant.)

Allez, allez, ne vous gênez pas. Nous en sommes, nous, d’Épernay, de Dijon et de bien ailleurs encore… mais, continuez… vous ne me froissez pas.

JEANNETIER.

Et le terrible casino, monsieur, le fatidique casino, avec ses hoquets de valse lamentable… Écoutez ça !

(On entend au loin la musique.)
GRAVIÈRE.

Pourquoi pas ? C’est une rengaine qui a son charme. Cette grande descente sociale, une fois l’an, dans les phalanstères de plein air, tous ces petits morceaux de cosmopolis disséminés de par le monde, entre deux touffes de sapins noirs, mais c’est une chose nécessaire et, je vous assure, émouvante. C’est la seule occasion qu’ont tant de pauvres gens de s’arracher eux-mêmes aux pires enracinements dans les provinces, de se mêler à d’autres races, à d’autres sociétés.

FÉRIOUL.

Oui, la foire humaine.

GRAVIÈRE.

La chasse humaine… la chasse aux désirs… On attend tout de l’inconnu, du monsieur ou de la dame qui arriveront demain dans l’hôtel. Tenez, avez-vous observé, autour des tables de petits chevaux, les yeux de certaines bourgeoises les plus sûrement honnêtes ? Elles soutiennent tout à coup le regard… Elles le provoquent même avec une audace inconcevable.

JEANNETIER.

Ça, il faut avouer qu’ici l’œil et le pied ne fonctionnent pas à demi.

GRAVIÈRE.

C’est comme là, ce soir… tenez, regardez… (Il désigne quelque chose dans l’ombre.) Ces couples dans les allées, une bribe de phrase entendue… une jupe qui fuit… Et voilà… De ville d’eaux en ville d’eaux, des Alpes à la mer, du Rhin aux palaces du Caire, c’est toujours la même chose, le bruissement des espèces, leur besoin de se renouveler, de détendre leur ankylose.

GRÜZ, (bas.)

Est-ce que vous ne le trouvez pas un peu raseur ?

JEANNETIER.

Comme tous les officiers de marine, un peu raseur et distingué… (Deux feux de Bengale se sont allumés par-ci par-là. Une brusque lueur verte éclaire leurs trois dos.) Tiens ! nous voilà maintenant éclairés en vert, on se dirait devant des bocaux de pharmacien. Mais, ma parole, on nous a allumé un feu de Bengale dans le derrière !…

GRAVIÈRE.

Oh ! c’est au moins au grand arbre, à droite, là, je le parie. (Il se lève et se dirige vers les sapins.) C’est même plus loin derrière les massifs.

(On entend un grand éclat de rire prolongé.)
JEANNETIER.

Oh ! mais, qu’est-ce que vous avez déniché, quelle gaieté ! Qui rit aussi fort ? Vous avez dérangé ça, derrière les arbres, amiral ?

GRAVIÈRE.

Je ne sais pas… probablement !

JEANNETIER, (regardant.)

Une cocotte, deux cocottes qui étaient en compagnie d’un satyre, ma parole. Ah ! voilà le satyre qui prend la fuite quand il nous a vus !

FÉRIOUL.

Elles en sont pour leurs frais.

JEANNETIER.

Ce doit être deux petites cocottes de Tarbes ou de Montpellier, aller et retour, du samedi au lundi, prix réduit, ohé ! ohé !

(Deux femmes enjambent l’allée en riant.)
LA FEMME AU CHAPEAU BLEU.

Ah ! ma chère, il n’était que temps.

LA FEMME AU CHAPEAU ROUGE, (désignant Jeannetier.)

Tiens, tu as vu le type de l’hôtel du casino ?

LE CHAPEAU BLEU.

Oui ? Là ?… Tiens, c’est vrai !

LE CHAPEAU ROUGE.

Allons ! arrange-moi mon lacet de bottine. Ne te dépêche pas.

JEANNETIER.

Mais, je connais ça, c’est la femme au chapeau rouge et la femme au chapeau bleu.

FÉRIOUL.

Tu te mets bien ; il n’y a plus d’enfants… Mes compliments.

JEANNETIER.

Oh ! en tout bien tout honneur. Et puis, je n’en suis pas plus fier pour ça.

FÉRIOUL, (fixant les femmes qui rient en regardant le groupe.)

On a l’air d’avoir envie de te parler.

GRAVIÈRE.

Ne vous gênez pas pour nous, je vous en prie, monsieur.

FÉRIOUL.

Vas-y, vas-y… Bonne chance.

JEANNETIER.

Idiot, va ! (Aux femmes qui continuent le laçage laborieux de la bottine.) Dites donc, prenez garde au lacet de l’autre bottine, il est défait.

LE CHAPEAU ROUGE.

Tiens ! C’est vous ! Bonjour, monsieur ! (Elle lui fait signe de s’approcher.) Peut-on vous dire un mot ?

JEANNETIER.

Lequel ?

(Il s’approche)
LE CHAPEAU ROUGE.

Ce n’est pas vrai, dites, qu’il était défait, mon lacet ?

LE CHAPEAU BLEU.

Mais, savez-vous, par contre, qui est défait, mais défait ! ah ! mais défait ? c’est Bouboule !

JEANNETIER.

Qui ça, Bouboule ?

LE CHAPEAU ROUGE.

La petite femme qui vous parle.

JEANNETIER.

Ah bien !

LE CHAPEAU ROUGE.

Non, Bouboule n’a pas de chance… Bouboule a ponté à tort et à travers… Dites, soyez chic, venez miser un peu pour moi sur la banque du vieux juif qui n’a pas de veine, vous savez ?…

JEANNETIER.

Allons-y ; je suis grand et généreux, ce soir.

LE CHAPEAU ROUGE.

Vous n’êtes pas grand, vous n’êtes pas généreux, mais vous êtes chic.

FÉRIOUL, (appelant.)

Hum ! hum ! heu ! Frédéric !

JEANNETIER, (se retournant.)

Hein ? Quoi ?

FÉRIOUL, (désignant l’allée de droite.)

Ma femme… fais attention…

JEANNETIER.

Allez vite. (Il pousse les femmes et les entraîne vers l’allée opposée. En passant, à Férioul.) Est-ce que tu me rejoindras au cercle ?

FÉRIOUL.

Peut-être… tout à l’heure, quand ma femme aura couché les enfants et que tu seras débarrassé de ces exquises personnes. Va… j’aime mieux que ma femme ne voie pas ton inconduite.

(Les femmes s’en vont avec Jeannetier. L’une d’elles rit et chante, en s’en allant, la chanson de l’année.)


Scène IV


FÉRIOUL, GRAVIÈRE, CHARLOTTE FÉRIOUL, DE BÉRIEUX, RADUEL.

(Charlotte Férioul entre accompagnée de Raduel et de de Bérieux.)
CHARLOTTE.

Tu m’as demandée, mon ami ?

FÉRIOUL.

Mais non, pas précisément… je ne voulais pas te déranger.

CHARLOTTE.

Comment ? Ces messieurs m’ont dit que tu m’attendais derrière le casino ! J’ai cru que tu avais quelque chose d’important à…

DE BÉRIEUX.

Oh ! nous ne voulions que désigner l’endroit où monsieur Férioul vous attendait.

RADUEL.

Nous sommes désolés s’il y a un malentendu dans notre commission.

FÉRIOUL.

Mais, de toute façon, vous avez parfaitement bien fait, messieurs, je vous remercie. (À sa femme.) Alors, où as-tu laissé les enfants ? Ils n’ont pas fini ?

CHARLOTTE.

Je les ai laissés avec l’institutrice. Le feu d’artifice est terminé. Ils disent adieu aux petits Bernard qui partent demain matin. Alors, pour Riquet, tu penses, c’est tout un drame ! Sa petite amie Bernard ! J’ai dit à l’institutrice de nous rejoindre ici, ils vont arriver dans une minute, j’irai les coucher tout de suite.

DE BÉRIEUX.

Vous couchez vous-même vos enfants, madame, tous les soirs ?

CHARLOTTE.

Chaque fois que je le peux. Je suis très bonne maman. Une vieille habitude… Un baiser sur le front et un bonbon dans la bouche.

GRAVIÈRE.

Présentez-moi à Madame Férioul.

DE BÉRIEUX.

Vous ne connaissez pas l’amiral Gravière ?

CHARLOTTE.

Du tout. Je n’ai pas le plaisir… (Poignée de main.) Monsieur… (On entend de nouveau les tambours et des bruits de marche dans l’allée.) Comment ! encore la retraite ! Ah ! assez !… assez !… autre chose, au moins !

DE BÉRIEUX.

Mais non, c’est cette folle de Marioutschka qui est un peu paf, ce soir, et qu’on balade dans son panier fleuri… Vous savez… le panier qui a remporté le prix cet après-midi.

FÉRIOUL.

Regardez-moi ces fous, ces imbéciles.

(On voit passer, au fond, escortée de tziganes et portée par les gaillards du pays, une femme dans un panier fleuri. On crie.)
CHARLOTTE.

C’est si passionnant, ces fleurs, cette musique, cette gaieté…

DE BÉRIEUX.

La grande vie, telle que la rêvent les chanteuses milanaises ou les bourgeois de Montélimar… quelle marmelade !

UNE VOIX, (appelle,)

Aho ! hop ! hop !

FÉRIOUL.

Aho ! hop ! hop !

RADUEL.

Ah ! c’est donc vous qu’on appelle ?

FÉRIOUL.

Ça, c’est le cri de la famille… les enfants qui nous cherchent avec l’institutrice. Aho ! hop ! hop ! par ici ! Nous avons l’habitude de nous appeler ainsi les uns les autres.

(Il va à droite avec Gravière, au-devant des enfants. Passe un promeneur à grand chapeau de feutre, smoking, pardessus et cigare.)
DE BÉRIEUX, (à Raduel, bas.)

Oh ! le type !

RADUEL.

Quel type ? (Le promeneur s'éloigne. Charlotte est restée en scène.) Je vous assure, c’est le moment de lui parler. Ça devient dangereux… Pourquoi n’avez-vous pas osé tout à l’heure ?

DE BÉRIEUX.

Ce n’est pas si commode que ça.

RADUEL.

Allez-y donc… je vous laisse (Il s’éloigne rapidement en criant.) Venez-vous, amiral ?

(Il disparaît à droite, du côté de Férioul.)
DE BÉRIEUX, (arrêtant au passage Charlotte qui allait aussi à la rencontre des enfants.)

Je désirerais vous dire un mot, madame… en particulier. Pardonnez-moi, vous allez me trouver d’une indiscrétion probablement inconvenante, mais vous m’excuserez, je n’agis que dans votre intérêt.

CHARLOTTE.

Que voulez-vous dire, monsieur.

DE BÉRIEUX.

Le hasard m’a mis au courant de certaines choses… Oh ! le simple hasard, je vous prie de le croire… Une rencontre dans l’escalier… Je revenais du cercle, tard dans la nuit, je vous ai aperçue dans le couloir… et, justement, hier soir, vous avez échappé à un danger que vous ne soupçonnez pas. C’était d’une imprudence folle…

CHARLOTTE.

Que voulez-vous dire, monsieur ? Je ne comprends pas un mot… Vous faites erreur.

DE BÉRIEUX.

Vous ne pouviez pas le voir, mais Monsieur Férioul a justement passé la tête à la porte de sa chambre presque au moment où vous entriez dans la chambre 30. J’ai même cru qu’il épiait et je suis resté dans l’escalier à guetter avec une angoisse terrible. Mais non, j’ai bien vu qu’il n’y avait là qu’une simple coïncidence. La porte de sa chambre s’est refermée, la clef a grincé, il s’était recouché. Mais il suffit que le fait ait pu se produire… les conséquences en pouvaient être telles !… Mon devoir était de vous avertir.

CHARLOTTE.

Je ne sais pas de quoi vous parlez, monsieur. Vous m’avez prise pour une autre femme, sans doute… Il y a confusion ; vous vous méprenez étrangement. On croirait vraiment, à vous entendre… Je ne suis pas la personne que vous pensez…

DE BÉRIEUX.

Je vous en conjure, madame, ne voyez dans mes paroles que le désir de vous être utile, et si j’ai dépassé les limites de l’indiscrétion…

CHARLOTTE.

Monsieur, je vous assure que vos paroles sont pour moi une énigme, ou vous avez eu les yeux brouillés, voilà tout ; c’est ce qui ressort assurément de votre intervention.

DE BÉRIEUX.

Dans ce cas, madame, veuillez m’excuser : je vous demande mille pardons.

(Elle va aux autres qui reviennent de l’allée.)
CHARLOTTE.

Eh bien, qu’y a-t-il ? (Dans le fond, on entoure le petit Riquet.) Pourquoi êtes-vous tous autour de cet enfant ? Il est malade ? Il est tombé ? Tu t’es fait mal ?

FÉRIOUL.

Non, non, rassure-toi.

MISS, (tenant par la main la petite Marthon et désignant Riquet.)

Non, madame, il pleure un peu.

CHARLOTTE.

Pourquoi miss ? Que s’est-il passé ?

MISS.

Mais rien, mais rien. Il a seulement du chagrin parce que Mademoiselle Bernard s’en va demain ; elle vient de lui dire adieu.

CHARLOTTE.

Petite bête, va ! C’est pour ça ? Viens ici, mon chou, viens ; tu sais bien que tu la reverras.

RIQUET.

Oh ! non maman, elle habite Paris, nous ne nous reverrons plus que quand nous serons grands.

FÉRIOUL.

Eh bien, mon bonhomme, d’ici là, tu as le temps d’aller te coucher, et c’est ce que tu vas faire immédiatement.

RIQUET.

Non, non, je ne veux pas y aller encore. Je veux aller dire au revoir, au casino, à son frère…

RADUEL.

Est-il roublard, ce petit, pour son âge ! Voyez-vous ça ? Déjà menteur comme de petits hommes.

GRAVIÈRE.

Avais-je raison ? Déjà la promiscuité des villégiatures…

FÉRIOUL.

Oui, c’est malsain.

DE BÉRIEUX.

Eh bien, nous vous laissons, nous allons au casino.

FÉRIOUL.

Oui, oui, je vous rejoins.

(Ils s’en vont tous en causant. Restent seuls Férioul. Charlotte, les enfants et miss.)


Scène V


CHARLOTTE, FÉRIOUL, RIQUET, MARTHON, MISS

CHARLOTTE, (se rapprochant.)

Qu’est-ce que tu lui dis ?

FÉRIOUL.

Des choses sages. Je lui apprends déjà l’héroïsme. Absolument. Je veux que mon petit garçon apprenne, dès le jeune âge, à lutter contre ses sentiments. Tu entends, Riquet, pas de ça. Pas de larmes.

CHARLOTTE.

Voyons, tu ne vas pas lui faire de la morale à cette heure-ci !

FÉRIOUL.

Je ne perdrai pas une si belle occasion de lui en faire. N’est-ce pas, mon bonhomme, il faut qu’un petit garçon bien éduqué montre qu’il est crâne et qu’il promet de devenir un être sensé et raisonnable ? Et, de ce pas, après avoir bien embrassé ton père et ta mère, tu vas aller sagement te coucher, et, demain matin, tu ne penseras plus à ces folies.

RIQUET, (trépignant.)

Je ne veux pas aller me coucher… Je veux aller au casino… Je veux aller au casino…

FÉRIOUL.

Ah ! cette fois, je me fâche pour de bon. Prends garde ! Je déteste ces manières-là.

CHARLOTTE.

Doucement, doucement, Maurice. Tu le brusques trop, je t’assure. Ce n’est pas le moment. En deux minutes, j’obtiendrai plus que toi. Rejoins ces messieurs et laisse-moi faire. Allons, dis bonsoir à ton père, Riquet.

RIQUET.

Bonsoir, papa.

FÉRIOUL, (sévèrement.)

Et que demain tout soit effacé, tu entends ? (Charlotte, en s’en allant.) Et toi, tu me retrouveras au casino, ou bien tu te couches ?

CHARLOTTE.

Non, non, je vais revenir tout de suite, dès que je les aurai mis au lit.

FÉRIOUL.

Tu me retrouveras au bas de la terrasse. En tout cas, par là-bas… tu n’auras qu’à me hopper. (Férioul embrasse, en s’en allant, la petite Marthon qui se tient éloignée avec l’institutrice.) Bonsoir, Marthon. Une bonne bise, toi… tu es gentille…

(Il s’en va.)


Scène VI


CHARLOTTE, LES PETITS puis ARTANEZZO

CHARLOTTE, (prenant Riquet sur ses genoux.)

Eh bien, Riquet, maintenant, essuie gentiment tes yeux et je vais aller te mettre au lit, sans que tu fasses la moindre résistance. Ne boude pas. Quand ta maman était petite, comme toi, un jour, dans notre campagne de Lampi, il est venu un petit garçon en visite avec ses parents. Je ne le connaissais pas. Nous avons fait trois tours de jardin et nous nous sommes fiancés. Il est parti une heure après en pleurant et nous ne nous sommes jamais revus. Riquet, la même chose t’arrivera avec la petite Bernard. L’amour… (À ce moment, elle lève la tête et aperçoit le promeneur au grand chapeau gris. Un silence. Il lui fait signe. Charlotte, vivement, à miss.) Approchez-vous, miss. Oui, ici, avec Marthon. (Miss s’est approchée de Charlotte. L’homme se trouve assez loin derrière elle. Il fait un signe de la main à Charlotte, signe qui veut manifestement dire de rester là. Tout en parlant à ses enfants, elle fait doucement non de la tête.) Si vous êtes sages, tous les deux, je vous mènerai demain chez le photographe. Ah ! vous voyez ! Qui est-ce qui sera gentil !

MARTHON.

Je serai photographiée avec ma belle robe rouge ?

CHARLOTTE.

Oui, avec ta belle robe rouge.

(Nouvel échange, plus animé, de signes.)
RIQUET.

Et moi, avec mon pantalon à pattes d’éléphant ?

CHARLOTTE.

Oui, si tu es sage et si tu vas gentiment te coucher.

RIQUET.

Avec toi ?

CHARLOTTE.

Non, je reste. Miss, je suis un peu fatiguée, je n’irai pas à l’hôtel. Couchez les enfants.

MARTHON.

Mais, maman, tu avais dit…

CHARLOTTE.

Chut ! plus un mot. Bonne nuit, mes petits choux.

(L’institutrice emmène les enfant».)


Scène VII


CHARLOTTE, CHARLES ARTANEZZO

(Un silence. Quand elle s’est assurée que personne ne passe :)
CHARLOTTE, (de loin.)

Qu’y a-t-il ? Vous voulez me parler ? Qu’avez-vous à me dire ?

ARTANEZZO.

Je veux savoir, pour tout à l’heure…

CHARLOTTE.

Prenez garde, c’est imprudent, on peut venir, on va venir…

ARTANEZZO.

Eh bien, nous sommes du même hôtel, il n’y a rien d’extraordinaire à ce que nous nous parlions.

CHARLOTTE.

C’est égal, c’est imprudent.

ARTANEZZO.

Il s’est donc passé quelque chose ? On vous a fait une observation ?

CHARLOTTE.

Non, rien, rien…

(Il l’attire et l’embrasse.)
ARTANEZZO.

Tu pleures ? Pourquoi ?

CHARLOTTE.

Je pleure ? Je ne m’en aperçois même pas.

ARTANEZZO.

À quel propos ?

CHARLOTTE.

Je ne sais pas. Je pleure sur moi, sans doute, je pleure de vous aimer et d’être heureuse.

ARTANEZZO.

Ce n’est que ça !… Je parie que tu ne m’as pas vu passer ; tout à l’heure, pendant que tu étais là avec ton mari.

CHARLOTTE.

Si je ne vous ai pas vu ! Oh ! j’ai eu vite fait de distinguer votre visage de portrait espagnol éclairé en dessous par le feu de la cigarette… vous faisiez exprès de fumer fort pour vous éclairer la figure, n’est-ce pas ?

ARTANEZZO.

On ne peut rien te cacher… L’important c’est de savoir si tu viendras encore cette nuit dans ma chambre.

CHARLOTTE.

Chut ! Chut ! il ne faut pas dire ça ! Ménagez moi, voyons !

ARTANEZZO.

Et puis, pourquoi ne me tutoies-tu pas, ce soir ? C’est très vilain. Qu’as-tu ?

CHARLOTTE.

Pour vous tutoyer, il faut que je ne m’en aperçoive pas. Figurez-vous que je n’ai jamais tutoyé d’autre homme que mon mari. C’est vrai ! même pas mon père ! Alors, cela me semble si drôle, si drôle, si bizarre ! Et, il y a huit jours, nous ne nous connaissions pas. C’est fou, c’est affolant ! Comment voulez-vous que je vous dise « tu » comme ça, dans la vie ordinaire… Les autres femmes le font en général, je le sais bien. Qu’est-ce que vous voulez, je connais si peu les habitudes de l’amour, j’ai été surprise ! Et, j’ai beau être ravie, je suis tout de même un peu choquée ! Dame, vous m’avez tellement suffoquée par votre aplomb…

ARTANEZZO.

Oui, j’ai bien vu tout de suite que tu n’avais pas l’habitude… Ça ne trompe pas.

CHARLOTTE.

Ah non ! En effet, je n’ai pas l’habitude ! Quand vous m’avez parlé, quand vous vous êtes décidé, à l’établissement thermal, avec cette franchise, j’avais les jambes qui se sont mises à trembler, mais à trembler !… je ne pouvais même pas avaler ma salive… Je me suis laissé embrasser, c’est vrai, mais, je vous jure, je me suis laissé embrasser de terreur… Ah ! c’est que c’est tellement autre chose ! (Ils s’embrassent.) Ah ! oui, c’est autre chose ! même le baiser, figure-toi… J’ignorais les baisers, c’est-à-dire… enfin, tu me comprends… Ceux-là… ce ne sont pas des baisers chrétiens.

ARTANEZZO.

Cependant ton mari ?

CHARLOTTE.

Non. Une fois, j’avais été embrassée ainsi et j’en avais éprouvé une horreur indicible. Oui, un jour un homme qui était épris de moi, brusquement, derrière une porte, s’est permis… Au fond, cet imbécile, je le sens maintenant, s’était contenté, de mettre un peu de passion dans son étreinte, mais j’en avais éprouvé une répulsion, un dégoût sans bornes ! Il me faisait l’effet d’un fou, d’un malade !… Hélas ! maintenant…

ARTANEZZO.

Ah ! quand je t’ai vue, du premier coup d’œil, je ne m’étais pas trompé là-dessus. Une femme vraiment honnête, ça se sent.

CHARLOTTE.

Ça, je l’étais, oh ! je l’étais !… Tu ne peux pas savoir à quel point. Et, maintenant, je suis une femme perdue… j’ai des remords effroyables… le soir, je pleure dans ma chambre en y rentrant. Je fais mille serments de ne recommencer jamais, de rompre dès demain avec toi… je fais des vœux. Je regarde mes enfants ! Mon Dieu ! S’il allait leur arriver malheur !

ARTANEZZO.

Quelle superstition ! C’est absurde !

CHARLOTTE.

Sait-on jamais ! Je suis une femme ignoble ! Si ! Si ! Et de m’être donnée dans des conditions si invraisemblables, si physiques !… Car il n’y a pas à se faire d’illusion là-dessus ! Ah ! Charles… mon bel ami Charles ! Comme je te maudis, le soir… Je m’endors toujours en jurant de ne plus te parler, et puis, va te promener… Dès le premier regard que tu me lances à table, ou le matin, à l’établissement, ça y est. Brusquement, le cœur se déclanche et je me donne tout à coup au péché… Et le pire, c’est que ce n’est pas désagréable du tout.

ARTANEZZO.

Mais pourquoi t’embarrasser de remords ! Il n’y a pas de mal à aimer dans la vie ! Va donc, c’est du bon temps de pris.

CHARLOTTE.

Comme tu dis cela ! C’est effrayant comme tu me juges et la confiance que tu as en toi et dans le plaisir que tu donnes. On sent que tu te connais. Tu as une façon de poser les yeux… Dans notre pays, on appelle ça des câliniers… Tu as un petit sourire sucré. Et dire que moi, je ne connais rien de cet homme-là ! Qui es-tu, en somme ? C’est effrayant ! Tu me demandes de te tutoyer, quand j’ai encore l’envie de t’appeler monsieur ! comme la semaine dernière. C’est d’une imprudence folle, folle, de ma part, de m’être donnée à un inconnu presque dans un coup de tête, avec toute mon âme. Et folle bien plus encore de te le dire !

ARTANEZZO.

Mais, il me semble que tu as assez de renseignements sur moi ! Je ne suis pourtant pas le premier venu. À t’entendre !… Quand on a un père consul de Roumanie, une sœur à la cour… Je te montrerai toutes mes lettres, tous les papiers que j’ai dans ma chambre.

CHARLOTTE, (riant.)

Dieu, que tu es enfant… C’est amusant comme tout, ce que tu dis là !

ARTANEZZO.

Mais, tu as l’air de me prendre pour un individu quelconque ! Les Artanezzo sont très cotés à la cour et je suis Français par ma mère. Notre famille est tout ce qu’il y a de plus connue… Malheureusement, elle a subi des cataclysmes d’argent qui l’ont un peu dépréciée, voilà tout. À Paris, je suis très répandu ; j’ai des amis dans la plus haute société… Je ne m’en vante pas, je te le dis… Tiens… la princesse de Belloque, les Barriatelli, qui sont à l’hôtel Palace en ce moment.

CHARLOTTE.

Assez… assez… je sais bien… on m’a parlé de ton oncle, le baron Popesco, rue de La Boétie, je sais que tu es d’une très bonne famille. Dieu, que tu es drôle de te défendre comme ça ! Ce n’est pas ce que je voulais dire… Je te connais de réputation… Oui, mais, moralement, voilà, c’est l’inconnu ! Pourtant, tu as l’air doux, tu as l’air bon, tu ne me voudrais pas de mal, n’est-ce pas ?

ARTANEZZO.

Mais, ma mignonne, tu ne sais pas à quel point je t’aime, à quel point tu es arrivée juste au moment où il fallait dans ma vie. J’éprouve pour toi quelque chose que je n’ai jamais éprouvé.

CHARLOTTE.

C’est vrai, ce mensonge-là ? Comme c’est curieux que tu t’appelles Charles et moi Charlotte. C’était une prédestination, pas ?

ARTANEZZO.

Hé oui… Carle-Carlotta !…

CHARLOTTE, (avec une véhémence subite.)

Vingt ans, tu entends…

ARTANEZZO.

Quoi ?

CHARLOTTE.

Vingt ans de cour assidue n’auraient pas suffi à un homme pour me faire sortir de mon devoir ; et, ce qu’un autre n’aurait pas obtenu en vingt ans, toi, tu l’as obtenu en quelques heures.

ARTANEZZO.

Pourquoi ?

CHARLOTTE.

Ah ça ! je n’en sais absolument rien, par exemple. Peut-être parce que tu n’es pas de chez nous… J’ai toujours été attirée par ces yeux-là ! Je sais bien que vous avez tous des yeux de ce genre, dans votre pays. Mais ça ne fait rien ! Tu réalises si parfaitement l’idéal que je me suis fait dans ma province !… Si tu savais comme nous vivons seuls, à Grasse ! Et j’aime tant mon mari, pourtant, et mes enfants !… Oui, je les aime plus que tout au monde. Mais, que veux-tu ?… Malgré tout, on s’ennuie !… L’hiver, nous voyons une société si peu distrayante : des sous-préfets, des agents voyers, toute la séquelle du département !… Si tu voyais ces têtes !… Mais, je vais à Nice, quelquefois à Cannes ; et puis à Grasse… l’hiver, il y a des étrangers. J’en ai vu passer un qui te ressemblait déjà et qui se rendait à l’église protestante, à côté de chez nous, près de la ville. Il est resté un peu de temps et puis je ne l’ai plus revu. Il m’a fait rêver quelques jours de toi… Ah ! j’avais un tel besoin d’amour, d’être aimée, Charles, et par quelqu’un qui aurait été un peu de par delà l’horizon, comprends-tu ce que je veux dire ?

ARTANEZZO.

Oui, je le devine, ce que tu veux dire… C’est ce que j’éprouve aussi…

CHARLOTTE.

Oh ! tu viendras… tu viendras à Grasse… de temps en temps. Il faudra t’installer à l’hôtel. Ce n’est pas possible que nous soyons séparés par des lettres… je veux que tu voies nos jardins où je pensais tant à des choses que tu as toutes réalisées. Ah ! certains soirs où l’on sent le fond de son âme, dans les amandiers, dans les violettes, des moments de printemps tristes, derrière les murs, au milieu des oliviers humides de cinq heures. J’aurais voulu tenir quelqu’un entre mes bras, comme ça, caresser, caresser surtout un être caressable. Et, maintenant, le voilà réalisé, ce rêve !… Voilà… je peux poser ma tête sur un veston d’homme, sans dégoût, ta vue ne m’offusque pas comme celle de tous les gens que j’ai l’habitude de voir là-bas… je peux mettre tes doigts contre ma joue, ils sentent la cigarette orientale et le cuir de Russie, ta peau est dorée comme le raisin muscat. Ah ! j’ai honte ! d’oser dire tout cela… tu as tué au fond de moi cette chose qui s’appelle la pudeur.

ARTANEZZO.

N’aie pas honte, tu me dis les paroles, au contraire, les plus exquises, les plus adorables, et dont un homme ne peut qu’être tout à fait touché.

CHARLOTTE.

Oh ! Tant pis ! Je voudrais m’en aller un mois avec toi. Mais, ce n’est pas possible, évidemment. Je voudrais voyager à tes côtés, en wagon… Tu as vu beaucoup de pays ?

ARTANEZZO.

L’Amérique, l’Italie, surtout… vu un peu de tout, et de beaux pays, les rues de Catane, Naples, les Ostérias du Basso-Porto, la crapule de Portici…

CHARLOTTE.

Ce que tu as dû vivre, toi…

ARTANEZZO.

J’ai fait pas mal de bêtises, et je m’en repens.

CHARLOTTE.

On ne dirait pas, à te voir, que tu parles si bien le français.

ARTANEZZO.

Mais je te dis que je suis Français, par ma mère.

CHARLOTTE.

À l’hôtel, on te prenait pour un Argentin. On disait : « Avez-vous vu l’Argentin ? Il est rudement beau ! » C’est drôle, je ne te trouvais rien d’extraordinaire… Je me disais : « Qu’est-ce qu’ils ont donc tous à le trouver si beau ? »

ARTANEZZO.

Oh ! mais, tu commences à être moins aimable… dis donc. Alors, pourquoi t’es-tu laissé faire de l’œil, au théâtre ?

CHARLOTTE.

Charles ! Charles ! ne parle pas comme ça, tu me désoles.

ARTANEZZO.

Il n’y a pas d’autre expression.

CHARLOTTE.

Oh ! si. Comment peux-tu dire des mots pareils pour exprimer le trouble, l’espèce d’effarement où je me suis trouvée quand nos yeux se sont rencontrés pour la première fois ? Tu aurais posé, à cette minute, la main sur mon épaule, je me serais laissé tomber dans tes bras… Comment est-ce possible que ce soit moi, là, toute tremblante, égarée, heureuse, dans les bras serrés d’un amant ?… Quel souvenir j’emporterai de cet été, de cet endroit auquel j’aurai donné tout mon cœur ! Plus tard, quand je reverrai ces étoiles derrière ton chapeau, le bruit du jet d’eau tout près, la retraite, là-bas…

(On entend au loin le tambour.)
ARTANEZZO.
(Ils se poussent dans l’omhre des arbres. Jeannetier et Férioul passent en se promenant et en fumant.)

Fais attention, on passe…

JEANNETIER.

Eh ! le fond de l’air est frisquet, tout de même ! Encore des couples qui se cachent derrière les arbres. Tu as vu ?

FÉRIOUL.

Il n’y a que ça ici ! L’amiral Gravière a raison…

JEANNETIER.

Ben, oui, l’amour… l’amour. Il faut bien ça pour que la terre tourne.

FÉRIOUL.

C’est égal, Jeannetier, je ne vois pas sans plaisir arriver le moment où l’on va regagner son foyer, la petite popote, le bon train bourgeois, la maison qui penche sur la colline… ce ciel clair est évidemment très beau, mais il ne vaut pas notre grand ciel provençal éventé… notre grand ciel plat… Cet hiver, j’ai l’intention de faire abattre le chêne-liège, tu sais, le…

(Ils disparaissent.)
CHARLOTTE.

Mon mari ! Quelle imprudence ! Nous l’avons échappé belle ! Vite ! vite ! Je me sauve, séparons-nous.

ARTANEZZO.

Ton mari ! Mais qu’est-ce que ça me fait ! Je n’en ai pas peur, de ton mari ! il ne faudrait pas qu’il nous ennuie.

CHARLOTTE.

Je te défends de parler ainsi. Ne te trompe pas là-dessus, j’adore mon mari, je le respecte, je l’aime.

ARTANEZZO.

Oui, mais, moi, j’ai le bonnet près de l’oreille…

CHARLOTTE.

Allons, tais-toi, je n’aime pas que tu parles ainsi. Vous êtes tous un peu fous, les étrangers… Oui, j’ai remarqué ça, on n’est sensé qu’en France… Allons, vite, séparons-nous. Adieu…

ARTANEZZO.

À tout à l’heure.

CHARLOTTE.

Non.

ARTANEZZO.

Pourquoi non ? Oh ! ça, par exemple ! J’ai à te parler ce soir même. Je te désire ce soir. Oui, oui… j’ai besoin de toi seule… dans mes bras…

CHARLOTTE.

Non, non et non !… j’ai mille raisons d’être un peu moins imprudente. Je ne te l’ai pas dit, tout à l’heure, mais un petit imbécile, un goujat, s’est permis, pour faire le malin, de m’éclairer sur l’inconséquence de mes actes. Enfin, il avait raison. Je ne peux pas venir cette nuit. D’ailleurs, demain, on ne se verra pas non plus.

ARTANEZZO.

Comment ?

CHARLOTTE.

Non, nous ferons une excursion, mon mari et moi, à la vallée du Lys. Il le faut. Ce sont deux jours au moins où l’on ne se verra pas du tout. Deux jours, peut-être trois.

ARTANEZZO.

Deux jours ! Ah ! mais non, par exemple. Ah ! J’ai une déveine en ce moment ! Une malechance ! Tout rate ! Oui, rien ne me réussit, on dirait qu’il y a un mauvais sort attaché à tout ce que je fais. Tout se ligue contre moi. Depuis tout à l’heure, je cachais mon anxiété sous un sourire. Je suis un homme très malheureux…

CHARLOTTE.

Pourquoi ? Qu’est-ce que tu as ? Tu me caches donc quelque chose ? Tu as des ennuis ?

ARTANEZZO.

Oui, j’ai le spleen !… Des ennuis aussi… j’en ai…

CHARLOTTE.

Il me semblait bien le deviner à ta figure, à ta façon de parler… Tu n’avais pas l’air heureux.

ARTANEZZO.

Tes paroles me faisaient pourtant du bien. Je n’ai du plaisir qu’avec toi et, juste à ce moment, il faut que tu nous sépares… Ah ! tu ne peux pas savoir comme ça tombe mal…

CHARLOTTE.

Qu’est-ce que c’est que ces ennuis que tu as, mon chéri ? Je ne veux pas que tu sois triste.

ARTANEZZO.

Toutes sortes !

CHARLOTTE.

Mais encore ? Allons, avoue !… Ne suis-je pas ton amie ?

ARTANEZZO.

Oh ! des ennuis qui ne te regardent pas, des ennuis de famille. Je suis en froid avec mon père depuis quelques mois. Depuis lors, je patauge plus ou moins, quoique mon père soit très bon pour moi, tu sais. Mais, figure-toi, hier, je ne t’ai pas dit… Jusqu’à une heure du matin, j’ai joué. J’ai remporté une culotte.

CHARLOTTE.

Tu as perdu beaucoup ?

ARTANEZZO.

Pas mal, j’ai la déveine en ce moment.

CHARLOTTE.

Mais aussi, pourquoi joues-tu ? Et encore très gros jeu… Ah ! au fait, suis-je bête ! Je n’y pensais plus… Je t’ai acheté un talisman… Oui, chez un bijoutier… ce petit bibelot de rien du tout. J’y ai fait graver nos deux initiales, la date de notre rencontre… Oh ! c’est une petite chose très simple, sans valeur, avec, en bas, une pendeloque contenant un trèfle à quatre feuilles, qui te portera bonheur… qui sait ? puisqu’il te vient de moi et puisque je l’ai embrassé avant de te le remettre.

ARTANEZZO.

Oh ! c’est trop gentil. Je ne sais si je dois vraiment…

CHARLOTTE.

Une bêtise !

ARTANEZZO.

C’est trop d’attention ! Je te remercie… Moi aussi. Figure-toi, je t’ai commandé une broche chez le bijoutier, tu sais, je t’en ai déjà parlé ?

CHARLOTTE.

Mais, c’est de la folie ! Tu perds de l’argent et tu commandes encore des inutilités.

ARTANEZZO.

Oh ! Herschenn et moi, nous sommes en compte. Et puis, il faudra bien quelques jours pour exécuter la chose.

CHARLOTTE.

Mais, c’est absurde, voyons, je ne veux pas du tout ! D’abord, je ne veux pas accepter de présent de toi.

ARTANEZZO.

J’accepte bien le tien.

CHARLOTTE.

Ce n’est pas la même chose, un souvenir insignifiant.

ARTANEZZO.

Si, si… Alors, tu viens tout à l’heure ?

CHARLOTTE.

Oh ! je t’assure, c’est tout à fait impossible. Crois-moi. Il est nécessaire que nous soyons prudents et calmes. Cela me peine de te refuser, mais il le faut.

ARTANEZZO.

Alors, tu ne veux pas ?

CHARLOTTE.

Non, non, et non !… Adieu !… Mais, qu’as-tu ? Tu es dans un état de colère ?

ARTANEZZO.

Ah ! Il y a de quoi ! C’est bien ma veine !

CHARLOTTE.

Mais, qu’est-ce que tu as, pour être ainsi contrarié ? Charles ! Tu me caches quelque chose…

ARTANEZZO.

Eh bien, oui ! Tu m’aimes, tu me demandes de prendre part à mes chagrins et c’est si bon, un confident ! Oui, j’ai les plus grands ennuis… Mon père est toujours très généreux avec moi… Il m’envoie une pension régulière… de temps en temps, je la dépasse, et, maintenant, voilà qu’il ne veut plus entendre parler d’autres subsides que du chèque que je touche tous les trois mois au Crédit Lyonnais. Je toucherai dans un mois à peu près. Alors je serai assez riche pour faire face à toutes mes petites dettes. Mais, d’ici là… Cette perte d’hier m’ennuie énormément ; ma note d’hôtel de la saison est en souffrance et l’on me regarde déjà d’un œil suspect. C’est idiot, mais c’est comme ça… Oh ! Le monde des hôtels ! Je me suis adressé au bijoutier, celui auquel j’ai commandé la broche. Il m’avait déjà avancé quelques fonds… Maintenant, il ne marche plus. Je lui ai demandé les vingt-cinq louis nécessaires pour prendre une main sérieuse, eh bien, non ! il est là, dans la salle, il me les a refusés ! Oh ! poliment ! mais il m’a fallu avaler cette couleuvre ! Ça n’a aucune importance. Seulement, c’est idiot ! Je sentais la veine, c’était le moment de me refaire… C’est le vieux juif qui taille, alors, tu penses !…

CHARLOTTE.

Voyons, ça ne tient pas debout, ce que tu me racontes là ! Ton bijoutier accepte des commandes et t’avance de l’argent, voyons, voyons !…

ARTANEZZO.

Tu ne connais pas les combinaisons d’hommes d’affaires ! Tu es bien heureuse ! J’ai tort de dire tout cela… Je me diminue à tes yeux, je le sens bien.

CHARLOTTE.

Mais non ! Mais non !

ARTANEZZO.

Seulement, je suis franc. Tu me demandes de parler et je ne te cache rien. C’est bête tout de même de penser que, pour une petite somme insignifiante qui vous manque, quand on se sent en forme, il faut passer à côté de la veine. Comme la vie est mesquine ! Je ne suis pas un homme à jouer une matérielle quelconque, ou à me faire prêter vingt-cinq louis par le caissier sur la banque du Bey… J’ai passé quinze fois, l’autre jour, sur celle de Stilmann, j’aurais peut-être passé vingt fois. Superstition de joueur, c’est possible, mais enfin ! La veine, on la sent ou on ne la sent pas.

CHARLOTTE, (la voix vague.)

Crois bien que, si je disposais de cette somme, bien volontiers, je la mettrais…

ARTANEZZO.

Tais-toi, tais-toi… Tu es folle, voyons ! Je ne mange pas de ce pain-là ! Non ! j’attendrai l’envoi de fonds de mon père, voilà tout… Trois semaines, ce n’est pas le Pérou ! Évidemment, tu pars dans quinze jours, j’aurais voulu te rejoindre à Grasse, tout de suite, liquider la situation et partir, être heureux près de toi, ma chérie ! Enfin, tant pis ! Est-ce assez misérable et stupide, ces questions d’argent ! Comme cela salit !… Et dire que cet Herschenn qui est là, dans la salle de jeux, s’il avait eu un peu plus d’estomac…

(Il lui a pris la main en parlant. Un silence.)
CHARLOTTE, (la voix contractée.)

Pourquoi regardes-tu mes mains comme ça ? À quoi penses-tu ? Ce sont mes bagues… mes bagues que tu regardes ?

ARTANEZZO.

Je pense que je possédais, monté en épingle de cravate, un diamant presque aussi beau que celui-là, pas tout à fait, moins pur… Si je l’avais encore ! Mais je m’en suis débarrassé… Je ne porte pas de bijoux, c’est rasta. Si je l’avais encore, je n’aurais même pas eu à l’engager… je l’aurais montré à Herschenn.

CHARLOTTE.

Mais, peut-être, mon Dieu ! Si ce diamant peut vous être utile… Eh bien !…

ARTANEZZO.

Ah ! non ! non ! jamais ! jamais ! Pas de ça !… (Un temps.) Tout ce que j’aurais pu faire… mais tu me jugerais mal et je t’aime tant, et j’ai tant de honte déjà de t’avouer mes embarras… Tout ce que j’aurais pu faire, c’eût été, par exemple, de le passer simplement à mon doigt, sans même parler à Herschenn d’engagement, le moins du monde, bien entendu, simplement histoire de lui donner confiance. C’est si bêtes et si plats, ces gens-là !… En somme, c’est une avance qu’il me doit bien, cependant, pour les affaires que je lui ai fait faire.

CHARLOTTE.

Mais, certainement, vous avez raison, prenez, prenez… tenez !

(Elle fait glisser la bague de son doigt.)
ARTANEZZO.

En une heure, si j’ai la moindre passe… et je la sens, je la sens… je serai un homme à flot, et nous partirons vite chez toi, dans ton pays ! Tu verras ! Ce serait absurde, n’est-ce pas, de se voir retenu pour une misère !… Qu’est-ce que tu as ?… Tu es pâle, tu m’en veux ? Tu vois, tu me trouves indélicat… C’est évident, c’était fatal !

CHARLOTTE.

Non pas, non pas ! Allez-vous-en ! Laissez-moi !

ARTANEZZO.

Oh ! alors, si tu le prends ainsi, reprends ça, vite ! Je ne veux pas que tu penses mal de moi ! Je ne veux pas perdre ton affection et aussi ton estime.

CHARLOTTE.

Mais pas du tout, du tout… Voyons, c’est la moindre des choses… Allez… allez…

ARTANEZZO.

À tout à l’heure, dans ma chambre… écoute… je…

(Il veut la prendre dans ses bras.)
CHARLOTTE, (avec un recul de tout l’être.)

Laissez-moi, je vous en prie. Mon mari va arriver. Voilà du monde. Allez-vous-en !

ARTANEZZO.

Non, parle-moi autrement… Voyons, mais, qu’as-tu ?

CHARLOTTE.

Laissez-moi, monsieur, laissez-moi !

ARTANEZZO.

Demain ?

CHARLOTTE.

Demain, oui… mais, partez, je vous en supplie… Quelqu’un ! Quelqu’un !

(Il se sauve. Restée seule, elle met sa main sur son visage, tombe sur le banc. On l’entend murmurer en sanglotant : « Quelle horreur ! Quelle horreur ! » À ce moment, le cri lointain : « Aoh ! hop ! » Elle se redresse lentement et répond : « Aoh ! hop ! » Un temps. Elle pleure, tassée.)
LA VOIX DE FÉRIOUL.

Où es-tu donc ?

CHARLOTTE.

Ici, au bassin.

(Elle essaye, fébrile, de se composer un visage, puis elle se courbe dans l’attitude de quelqu’un qui cherche quelque chose par terre.)


Scène VIII


FÉRIOUL, CHARLOTTE, JEANNETIER

FÉRIOUL.

Tu es là ? Que fais-tu ?

CHARLOTTE, (continuant à chercher.)

Figure-toi… Oui, je suis revenue après avoir accompagné les enfants… Je cherche ma bague que j’ai laissé tomber ici, tout à l’heure.

FÉRIOUL.

Ta bague ?

CHARLOTTE.

Oui, mon diamant seul…

FÉRIOUL.

Diable ! Mais c’est ennuyeux, cela… Tu es sûre qu’elle est tombée ici ?

CHARLOTTE.

Ne t’inquiète pas, je vais la retrouver tout de suite. Je ne peux pas l’avoir perdue ailleurs qu’ici. Je ne l’avais plus en arrivant à l’hôtel.

JEANNETIER.

Vous l’avez peut-être laissée dans votre chambre, Charlotte ?

CHARLOTTE.

Non, je l’avais à mon doigt tout à l’heure. Je vous dis qu’en rentrant à l’hôtel je ne l’avais plus. C’est avec les enfants, ici, tout à l’heure, certainement… Oh ! nous sommes sûrs de la retrouver.

FÉRIOUL.

Mais, on n’y voit pas grand’chose.

CHARLOTTE.

La lune éclaire bien, pourtant.

FÉRIOUL, (à Jeannetier qui allume des allumettes.)

Diable ! diable ! Démenons-nous, parce que, d’ici demain, nous aurons beau prévenir les jardiniers, le concierge…

(Chacun, une allumette allumée à la main, se penche et cherche. Un temps.)
JEANNETIER, (tout à coup.)

Ah !

FÉRIOUL.

Tu as trouvé ?

JEANNETIER.

Ah ! non… C’est un petit morceau de verre qui brillait !… (Silence.) Une fois, il m’est arrivé de chercher plus d’une heure quelque…

FÉRIOUL.

Chut ! Ne parle donc pas, ça trouble ! Cherchons ! Cherchons !

(En silence, l’allumette à la main, le corps plié, ils cherchent. Férioul siffle.)

RIDEAU

ACTE DEUXIÈME

La scène représente l’intérieur de la villa des Férioul, à Grasse, à mi-chemin de Magagnosc. Hall-galerie donnant, par de vastes vitrages, à droite, sur la vallée fleurie et les coteaux de Grasse. Perron. À l’extérieur, l’horizon. La pointe de la mer sous l’Esterel. On voit le dévallement des orangers, des champs de fleurs cultivées. Belle journée d’octobre, luisante et soleilleuse. Au fond, la porte du cabinet de travail de Férioul. Elle est capitonnée. À gauche, à côté de la porte d’entrée de l’intérieur, on voit la porte vitrée grande ouverte de la salle à manger. On ne distingue pas l’intérieur de la salle à manger, mais, au lever du rideau, on entend des voix et des rires.



Scène PREMIÈRE


MARGARIDOU, PARIZOT puis FÉRIOUL

(Nouveaux rires. On entend la voix des enfants ; la porte du fond s’ouvre. Une bonne, en costume de pays, Margaridou, fait entrer Parizot.)
MARGARIDOU.

On est encore à table.

PARIZOT.

Oh ! ça ne fait rien !… ça ne fait rien… Ne dérangez personne… Ne m’annoncez pas… J’attendrai…

VOIX DE FÉRIOUL, (de la salle à manger.)

Qui est là ?… Tiens, c’est vous, Parizot ?

PARIZOT, (sans s’avancer, parlant à la salle à manger.)

Bonjour, monsieur Férioul. Je vous en prie, ne vous dérangez pas pour moi.

VOIX DE FÉRIOUL.

Une seconde… une seconde. Nous avons fini. Nous allons prendre le café par là.

PARIZOT.

Je vous en prie, ne vous pressez pas… J’ai tout le temps… Bonjour, madame Férioul…

VOIX DE FÉRIOUL.

Beau temps, hein ?

PARIZOT.

Oh ! radieux. Je suis venu par le chemin creux. La belle année pour les violettes… Ça pousse partout.

VOIX DE FÉRIOUL.

Et les oranges, donc !… Regardez par la fenêtre, sur le perron, vous verrez les plantations du bas. (Parizot va sur le perron. À cet instant on entend un chant provençal : c’est le chant des cueilleuses de fleurs. Parizot suit le chant en marmonnant.)

Digo me mouliniero
Que t’a faït aco ?
Es pas le mouliniero
Que m’a faït aco…
Cristi ! pour un greffier, que vous êtes joyeux,

Parizot !…

PARIZOT.

Si greffier qu’on soit, il suffit d’entendre la moindre chanson du pays pour vous refaire un mois de mai dans le cœur.

(Dans la salle à manger, on appelle : « Margaridou ! Margaridou ! » Tout à coup, la serviette à la main, Férioul entre en scène.)
FÉRIOUL.

Vous êtes trop content, Parizot, oui, oui, vous êtes trop content pour n’avoir pas quelque chose de désagréable à me dire.

PARIZOT.

Pas le moins du monde, pas le moins du monde.

FÉRIOUL.

Voyons, vous voulez me parler seul. C’est ça ?… Allez-y !… Vous n’êtes pas venu aussitôt après déjeuner pour une visite sans importance.

PARIZOT.

Monsieur Férioul, je craignais de vous déranger… Je sais que vous recevez de deux à quatre heures.

FÉRIOUL.

Enfin… bref… Qu’est-ce qu’il y a ?… J’écoute.

PARIZOT.

C’est relativement aux intérêts de mon semestre.

Je voulais vous demander si cela vous serait égal que je ne vous verse la somme que dans un mois, un mois et demi…

FÉRIOUL.

Un mois et demi ?… Eh bien, allons, accordé…

PARIZOT.

Oh ! que vous êtes bon, monsieur Férioul !… (Geste de Férioul.) Si, si, c’est à vous que je devrai tout, oui, ma situation, l’achat de mon greffe, et encore vous voulez bien reculer de temps à autre les échéances de votre prêt. Tout cela avec une délicatesse…

FÉRIOUL.

Allons, allons, c’est bon ! Vous serez plus régulier quand vous serez nommé conseiller municipal de Grasse et que nous serons collègues.

PARIZOT.

Oh ! à ce moment, monsieur Férioul, vous serez sénateur, mais vous pouvez compter sur moi… Dans un an, vous serez remboursé intégralement.

FÉRIOUL.

Espérons-le… Et vous êtes venu à pied ?

PARIZOT.

Tiens, parbleu !… du tribunal à votre villa, il n’y a pas un kilomètre par le chemin de la Bastide ; ce n’est pas une affaire !… Je repars de suite, je ne veux pas vous déranger, vous avez du monde.

FÉRIOUL.

Non, non… Vous allez prendre un verre de ratafia avec nous, vous savez, le ratafia de ma mère. Elle en est si fière.

PARIZOT.

Oh ! vous êtes trop aimable… Je ne sais…

FÉRIOUL, (s’adressant à la salle à manger.)

Vous pouvez venir, vous autres, (À Parizot.) Vous voyez, on attendait délicatement que j’eusse fini avec vous et je ne voulais pas parler de votre petite affaire devant l’institutrice de Magagnosc, qui déjeune avec nous.

PARIZOT.

Ah ! la nouvelle institutrice !

FÉRIOUL.

Oui, oui… c’est la personne là, qui est de dos… La petite demoiselle Blanquette.

PARIZOT.

Elle est gentille… (Sortent, en causant, de la salle à manger, Charlotte, Madame Férioul mère, soixante-dix ans, l’air paysan, Riquet et Marthon, puis Mademoiselle Blanquette, l’institutrice, vingt ans, l’air doux.) Bonjour, madame.

CHARLOTTE.

Bonjour…

PARIZOT.

Je ne vous avais pas vue depuis votre séjour aux eaux.

CHARLOTTE.

En effet… Vous prendrez une tasse de café…

(Parizot serre la main de Madame Férioul mère.)
FÉRIOUL.

Hein ?… A-t-elle l’air toujours vaillant, ma mère ?

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Il faut bien, mon garçon, il faut bien.

FÉRIOUL.

Et notre nouvelle institutrice, vous voyez, un peu pâlotte, mais très courageuse. Nous étions en train de combiner une fête de charité que je donnerai chez moi aux enfants de la commune, dans quelque temps.

MADEMOISELLE BLANQUETTE.

Mais oui, monsieur Férioul veut faire des choses admirables. On décorera l’intérieur avec de véritables arbres de Noël…

FÉRIOUL, (aux enfants.)

Ne faites pas de bruit, les enfants, allez jouer au jardin. Hé ! non, Riquet, il est temps d’aller au collège… une heure et demi !… Va, mon garçon… Tu sais que le principal n’est pas content de toi… Enfin, va… et tâche de travailler…

(Les enfants s’en vont.)
MADEMOISELLE BLANQUETTE.

Il s’en va tout seul au collège de Grasse ?

FÉRIOUL.

En dix minutes, à pattes… comme un homme. (Pendant ce temps Madame Férioul mère s’est approchée du perron ; avec une voix rugueuse, elle profère quelques exclamations en patois du pays). « Eh ! aquelo perdrigal empoisonado ! etc… » (Férioul riant.) Allons, bon ! Voilà maman qui jure en patois !… C’est plus fort qu’elle !… Quand elle est en colère, elle engueule les cueilleuses qui passent toujours devant la maison.

PARIZOT.

Qu’est-ce que vous récoltez, en ce moment ?

FÉRIOUL.

Les genêts d’Espagne, les narcisses… Nous faisons l’enfleurage à froid…

PARIZOT.

Ah ! ce petit paradis de chemin creux ! des violettes dans les pierres, des lauriers, les pentes de citronniers, les bouquets d’orangers, vos bastides avec tous vos pigeons blancs ! Ça pousse partout, les fleurs ! Pas étonnant que vous soyez seul encore à fabriquer des parfums naturels.

FÉRIOUL, (montrant la vallée.)

Oui… c’est ici la dernière vallée des fleurs. Déjà toute la ville est envahie par l’affreuse chimie d’Allemagne.

CHARLOTTE, (servant le café.)

Du café, monsieur Parizot ?

PARIZOT.

Merci, madame. En somme, vous avez écourté beaucoup votre séjour à Luchon ?

FÉRIOUL.

Mais oui, ma femme s’est trouvée tout à coup souffrante.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Ah ! je leur avais bien dit ! Les villes d’eaux, moi, je n’y ai été qu’une fois, à Bagnères-de-Bigorre, il y a déjà cinq ou six ans. Ça m’a donné des rhumatismes.

FÉRIOUL.

C’était peut-être l’âge, ma mère.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Jamais de la vie !… C’est Bagnères !

MADEMOISELLE BLANQUETTE.

Il y a combien de temps que vous êtes revenus des Pyrénées ?

FÉRIOUL.

Deux mois, à peu près. Nous sommes rentrés vers la fin d’août.

PARIZOT.

Le fait est que je trouve Madame Férioul un tantinet chiffonnée.

FÉRIOUL.

Oui, oui, je ne suis pas content d’elle… Et puis, elle est bien nerveuse.

CHARLOTTE.

Mais non, Maurice, ne parlez pas de moi, cela m’ennuie.

FÉRIOUL.

Oh ! tu ne m’inquiètes pas, mais je te trouve agitée, et, de temps en temps, abattue. Regarde, aujourd’hui, tu as les yeux grands comme ça. Tu n’as rien dit pendant le déjeuner.

CHARLOTTE.

Je t’en prie, Maurice…

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Bon. Tu vas la faire pleurer.

PARIZOT.

Mais, au moins, vous êtes-vous un peu amusée, à Luchon ? Vous avez joué, monsieur Férioul ?

FÉRIOUL.

Si vous appelez cela s’amuser ?

PARIZOT.

Avez-vous fait quelques relations intéressantes ?

FÉRIOUL.

Non, aucune. Oh ! mais, tiens, en fait de relation de là-bas, je reçois tout à l’heure quelqu’un que, paraît-il, nous avons connu à Luchon, et qui a quelque chose de très important à me dire.

PARIZOT.

Quelqu’un que vous connaissez ?

FÉRIOUL.

Non, non, que j’ignore complètement. On m’a apporté cette lettre du Grand Hôtel, ce matin… Charlotte non plus ne se rappelle pas du tout la signature. C’est, d’ailleurs, je pense, quelque rasta.

PARIZOT.

Un Andrinopoulos quelconque.

FÉRIOUL, (riant.)

Oui, quelque chose comme ça, naturellement… (Il va prendre la lettre sur le bureau et lit.) « Arta ou Orta… nezzo… »

CHARLOTTE.

Tu as bien tort d’accorder un rendez-vous ! Tu vas perdre ton temps, ça doit être quelque baliverne… Tu te laisses toujours trop facilement importuner…

FÉRIOUL.

Pourquoi donc ?… Je reçois de deux à quatre. J’ai fixé à ce monsieur une entrevue, comme à n’importe qui… On ne sait jamais… C’est peut-être, très probablement, un voyageur de commerce quelconque… une affaire d’huile essentielle, roumaine ou circassienne… mais enfin la lettre porte : « Communication importante… des plus urgentes… » Ça suffit. Du reste, ce nom ne m’est pas tout à fait inconnu. Il prétend que nous étions ensemble à l’hôtel du casino. Il me semble avoir entendu le portier bafouiller ce nom-là !…

CHARLOTTE.

C’est ennuyeux ! Moi qui comptais aller me promener avec toi pour dissiper un peu mon mal à la tête.

FÉRIOUL.

Mais nous irons à quatre heures.

MADEMOISELLE BLANQUETTE.

Ou bien, venez avec nous, madame… Il faut que je rentre à Magagnosc pour la classe, il est déjà près de deux heures.

CHARLOTTE.

Non. J’ai, d’ailleurs, facilement à m’occuper dans la maison. (Charlotte appelle une bonne en costume du pays qui est venue desservir le café et les liqueurs.) Margaridou !… (Aux autres.) Un ordre à donner, pardon !… (Bas, à Margaridou.) Voilà, c’est le moment, dans une minute… allez-y. Annoncez textuellement ce que je vous ai dit.

MARGARIDOU.

Bien, madame. Je dirai tout comme madame m’a dit. Mais je demanderai à madame… est-ce que c’est vrai ou bien c’est pas vrai ?

CHARLOTTE.

Si… on me l’a appris à midi… mais faites… comme si vous veniez d’apprendre la nouvelle… sur le pas de la porte… dites-le tout d’une traite.

MARGARIDOU.

Je tâcherai, mais je ne réponds pas…

(Elle s’en va avec le plateau.)
PARIZOT.

Alors, mademoiselle, voulez-vous que je vous accompagne jusqu’à mi-chemin ?

MADEMOISELLE BLANQUETTE.

Mais nous ne prenons pas la même route, je crois bien.

PARIZOT.

Si, si… jusqu’à moitié, en passant par la citerne.

MADEMOISELLE BLANQUETTE.

Alors, je veux bien !

FÉRIOUL.

Dites-moi, on va jaser, dans Magagnosc, si l’on vous rencontre ensemble…

MADEMOISELLE BLANQUETTE.

Oh ! monsieur Férioul, dans ce cas…

FÉRIOUL.

Je dis cela en plaisantant, et puis Parizot est un homme de tout repos.

PARIZOT.

Oh ! oh ! Il ne faudrait pas trop s’y fier !… Mais enfin le loup suivra gentiment le petit chaperon dans les bois fleuris de Magagnosc.

(La porte s’ouvre.)
MARGARIDOU, (en coup de vent.)

Monsieur !

FÉRIOUL.

Qu’est-ce qu’il y a ?

MARGARIDOU.

C’est le fils de Menicou qui vient de se casser la jambe à la ferme de la montagne, à Bordes-Rouges.

FÉRIOUL.

Nom de nom ! pauvre bougre ! Comment le savez-vous ? Qui est-ce qui vous l’a dit ?

MARGARIDOU.

Un homme de journée qui passait sur la route et qui vient de me crier ça par la fenêtre…

FÉRIOUL.

Oh ! le pauvre bougre !

PARIZOT, (à Mme  Férioul mère.)

Qui ça, Menicou ?

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Un de nos métayers de la ferme des Bordes-Rouges, là-haut.

FÉRIOUL.

L’imbécile ! Comment a-t-il fait son compte ? Il faut y courir tout de suite. L’auto est prête ? Dites à Jean que nous partons tout de suite. Mon chapeau, Charlotte… là, sur le piano…

CHARLOTTE.

Oui… Oui !… Tiens, ta canne !

FÉRIOUL.

Ma canne, je m’en fiche. Je n’en ai pas besoin.

MADEMOISELLE BLANQUETTE.

Nous aussi, monsieur, d’ailleurs, nous vous quittons.

FÉRIOUL.

Eh bien, venez, je vous déposerai au tournant du chemin sur la route. Ils n’en font jamais d’autres, là-haut !… (Il va à la porte. Tout à coup.) Allons, bon !… Mais je ne peux pas, je ne peux pas y aller. J’oubliais ce rendez-vous.

CHARLOTTE.

Bah ! Qu’est-ce que ça peut bien faire ? Je répondrai pour toi, voilà tout.

FÉRIOUL.

Non, non, non ! Il faut que je sois là. C’est ainsi qu’on rate les plus belles affaires. Les gens, en général, ne font que passer une journée ici.

CHARLOTTE.

Voyons, Maurice… le pauvre homme… Il faut que tu ailles voir…

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Elle a raison. Ce n’est pas à une minute près, petit.

FÉRIOUL.

J’irai tout à l’heure, et puis je réfléchis que j’attends aussi le sous-préfet d’un moment à l’autre, pour la liste électorale.

CHARLOTTE.

Cependant… mon ami…

FÉRIOUL.

Oh ! mes enfants, vous m’embêtez à la fin… Je sais bien ce que je fais… ça me regarde… Jean ! Jean !… Conduisez à Magagnosc Mlle  Blanquette et M. Parizot, et puis filez à Bordes-Rouges prendre des nouvelles de l’accident. Dites à Menicou que je viendrai le voir, qu’on le soigne… Il y a un médecin qui n’est pas un imbécile, là-bas… Vous reviendrez, puis vous stationnerez ici, devant le perron, n’est-ce pas ? Allez vite !… (Il entre en scène.) Voilà. Allez vite, mes enfants. Allons, ne perdons pas de temps.



Scène II


FÉRIOUL, MADAME FÉRIOUL MÈRE, CHARLOTTE

FÉRIOUL.

Il ne faut pas se frapper. Je connais les paysans. Une jambe cassée, ça veut dire une foulure… Je vais d’ailleurs demander des renseignements à Margaridou.

(Il sort. Charlotte et Madame Férioul mère restent seules.)
MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Eh bien, ma petite, vous avez l’air toute contrariée…

CHARLOTTE.

Mais non, ma mère…

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Va, Charlotte, je suis bon médecin. Vous n’êtes malade de nulle part. Ce qui est malade, c’est ça… (Elle lui frappe le front avec le doigt.) Vous souffrez d’idées noires, voilà ce que vous avez !

CHARLOTTE.

Idées noires, c’est un mot qui ne veut rien dire.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Mais si. Ça signifie qu’on porte toujours le deuil de quelque chose… Au moins à l’intérieur… (Elle lui tape sur l’épaule.) Vé !… vé !… vous êtes une faible, voyez-vous !… Votre famille était d’Aigues-Mortes, c’est tout dire… Vous êtes du Midi des roseaux… Chez nous, mon fils et moi, on est de celui des pierres… Quand ma mère à moi s’était blessée, il était impossible d’en rien voir. Si la douleur lui faisait échapper un plateau des mains, elle disait : « Ce n’est rien, j’ai buté. »

CHARLOTTE.

On verra un jour si je ne suis pas courageuse !… Bientôt, ma mère, moi aussi je dirai : « Ce n’est rien, j’ai buté. »

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Allons, Charlotte, mettez votre chapeau et venez voir avec moi le travail à la Combe-Bleue. Nous allons descendre et vous vous amuserez, vous-même, à couper les jonquilles comme, il y a quelques années, vous aimiez à le faire…

(À ce moment rentre Férioul.)
FÉRIOUL.

Au fond, elle ne sait rien. Elle a entendu un paysan lui crier ça en passant sur la route. C’est peut-être une galéjade, tout simplement.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Venez-vous ?

CHARLOTTE.

Non, ma mère, excusez-moi. Pas maintenant.

FÉRIOUL.

Où allez-vous, ma mère ?

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Je vais surveiller les trieuses, tiens !

FÉRIOUL, (à Charlotte.)

Tu ne la suis pas ?

CHARLOTTE.

J’aime mieux rester avec toi. (La vieille s’en va en ayant mis sa capeline sur la tête et elle marmonne, en s’en allant, une phrase provençale. Férioul se met à rire.) Qu’est-ce qu’elle dit ?

FÉRIOUL.

Un proverbe du pays. Beaucoup de bouillon mais peu de viande.

CHARLOTTE.

Alors, que vas-tu faire ?

FÉRIOUL.

Attendre.

CHARLOTTE.

Si tu étais gentil, gentil tout plein, on irait se promener comme je te le disais, loin, très loin ; j’ai faim de marcher sous le grand soleil.

FÉRIOUL.

Mais, ma chérie, tu sais bien que je ne peux pas, je ne lâche pas Menicou pour m’amuser à courir les champs avec toi.

CHARLOTTE.

Alors, tu vas être encore gentil, gentil tout plein, et tu vas t’enfermer dans ton cabinet de travail et penser à mes petites bouteilles. Tu sais, tu m’as promis de me composer un parfum pour moi seule.

FÉRIOUL.

Quand j’irai au laboratoire, pas maintenant. Je n’ai pas d’ampoules ni de tubes, ici.

CHARLOTTE.

Ah ! mais, au fait, voilà de quoi t’occuper ! mes livres… Je voudrais que tu mettes à jour mon compte du mois.

FÉRIOUL.

Oui, c’est une idée.

CHARLOTTE.

Et enferme-toi bien, je vais dire qu’on ne fasse pas de bruit. Ne crains rien, je t’avertirai quand il viendra quelqu’un. (Elle ouvre la porte capitonnée du fond de la scène, Férioul entre. Une fois qu’il est entré, elle referme doucement la porte, puis, vite, elle saisit sur un meuble son chapeau. Seule.) Allons ! dépêchons-nous. (À cet instant, on entend sonner dans la maison). Ah ! mon Dieu ! C’est fait ! C’est lui ! Que faire ?… (Elle va à la porte du cabinet de Férioul, pousse le loquet, s’assure qu’il est bien solide puis va à la porte de l’antichambre, l’entr’ouvre et appelle à voix basse.) Qui est là !… Margaridou, qui est là ?

(La porte du cabinet remue, c’est Férioul qui, derrière, essaye de la pousser.)
VOIX DE FÉRIOUL, (criant.)

Qu’est-ce que c’est que ça, Charlotte ?… Tu m’as enfermé… Ouvre donc !

CHARLOTTE, (toujours à la porte, voix étouffée.)

Qui est là ?

VOIX DE FÉRIOUL.

Eh bien, Charlotte ?

JEANNETIER, (dans l’escalier.)

C’est moi, bonjour.

CHARLOTTE.

Ah ! ce n’est que vous !

(Elle court à la porte du cabinet, repousse le loquet, Férioul entre.)
FÉRIOUL.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu m’enfermes ?… On a sonné, n’est-ce pas ?

CHARLOTTE.

Je crois, chéri. C’est Jeannetier. Je t’avais enfermé sans le vouloir… J’avais poussé le loquet machinalement, je ne sais pas pourquoi. Je pensais à autre chose…



Scène III


FÉRIOUL, CHARLOTTE, JEANNETIER

JEANNETIER, (entrant.)

Bonjour, les vieux !… Venu en auto… Quel soleil !… Un verre d’eau, mes enfants, je vous en prie… Ma petite 4 ½ commence à être un peu ridicule… C’est l’auto du jeune médecin… Je dois avoir l’air d’un motocycliste en progrès.

CHARLOTTE, (à Férioul.)

Allons, toi, rentre vite, paresseux.

FÉRIOUL.

Ah ! mais non ! J’ai le temps !… Tu m’ennuies, avec tes comptes. Laisse-moi bavardocher un peu avec ce gaillard qu’on n’a pas vu depuis trois jours, car il y a trois jours qu’on ne t’a pas vu ! Tu fais d’ailleurs bien de venir, car, malgré que je n’aie aucune confiance dans tes qualités médicales…

JEANNETIER.

Merci… je sais…

FÉRIOUL.

Je désire tout de même que tu surveilles un peu cette gamine-là… Elle se chiffonne…

CHARLOTTE.

Oh ! ça ne va pas recommencer !… Tenez, Fred, attrapez, il y a des bonbons là-dedans… (Elle lui lance un sac de bonbons.) Fred, je suis contente que vous soyez là, aujourd’hui. Vous n’avez pas idée comme je suis contente.

JEANNETIER.

Pourquoi ? C’est un jour comme un autre.

CHARLOTTE.

Non, vous verrez : c’est un jour que nous retiendrons.

JEANNETIER.

Pourquoi ?

CHARLOTTE.

Parce qu’il est spécialement beau, splendide… Comment ne serais-je pas bien entre vous deux, vous mes amis, mes deux seuls amis… Donnez vos mains.

(Elle leur prend les mains à tous les deux.)
JEANNETIER, (riant…)

Oh ! mais qu’elle est tendre !…

CHARLOTTE.

C’est vrai !… (Elle baise son mari au front et s’assied sur ses genoux.) Ne ris pas, Maurice. Il y a des minutes où, tout à coup, on donne un baiser profond, de tout son cœur. L’autre ne sent pas que c’est un baiser meilleur, et pourtant !… Je veux que tu te souviennes de ce baiser que je t’aurai donné sur le front aujourd’hui, que tu te le rappelles toujours.

FÉRIOUL.

Elle est folle !

CHARLOTTE.

C’est si terrible de penser à tout ce qui peut arriver ! On est là, des lèvres se touchent, on se serre, et puis quelque chose peut survenir tout à coup, et, en une minute, c’est fini, plus jamais ces lèvres-là ne se toucheront… C’est terrible… quand j’y songe…

FÉRIOUL.

Tu vois, avec quelles idées noires tu vis, ma chérie… C’est ma mère qui a raison… Ça m’attriste de te voir ainsi !…

JEANNETIER.

Le fait est… Charlotte, que vous frisez la neurasthénie, prenez garde… oui, la neurasthénie… Vous avez peur des choses vagues… Ah ! les phobies…

CHARLOTTE, (se levant précipitamment.)

Moi, allons donc, pfftt !… Mon bon Fred, elle est gaie comme tout, Charlotte, et puis, baste ! arrive que voudra… vous avez raison… nous nous fichons pas mal de la vie.

(Elle chantonne et se met au piano. Elle joue un air très gai.)
FÉRIOUL, (allumant un cigare.)

Oui, à la bonne heure, joue ça !… Tu le joues si bien, avec tant d’expression !…

CHARLOTTE.

N’est-ce pas que c’est beau ? (Elle joue. Tout à coup, elle s’interrompt de la main gauche et donne une petite tape amicale à Jeannetier qui se trouve près du piano.) Je suis très contente que vous soyez là !…

(On rit. Férioul tourne les pages. Ils sont tous les trois au piano et chantonnent à mi voix.)
FÉRIOUL.

C’est joliment bien ce passage ! surtout les trois mesures qui vont suivre ce motif…

(À ce moment, derrière, la porte s’ouvre. Margaridou annonce.)
MARGARIDOU.

Monsieur Artanezzo !

FÉRIOUL, (sans se retourner.)

Faites entrer. (Continuant, à Charlotte.) Oui, ces trois mesures… je trouve ça épatant !

CHARLOTTE.

N’est-ce pas ?

(Sans se retourner, elle continue de jouer, l’œil hagard. La mélodie chancelle sous ses doigts. Artanezzo paraît.)
FÉRIOUL, (se retournant.)

Entrez, monsieur.

(Il va à Artanezzo qui entre.)


Scène IV


Les Mêmes, ARTANEZZO

FÉRIOUL.

Ah ! maintenant, je vous reconnais très bien. Je me rappelle vous avoir vu plusieurs fois.

ARTANEZZO, (restant sur le pas de la porte et serrant la main de Férioul.)

Monsieur…

FÉRIOUL.

Vous étiez souvent avec les Parientini, et puis, nous nous sommes rencontrés en excursion, même, je crois. (Il se retourne vers Charlotte qui joue toujours à tue-tête sans se retourner.) Eh bien ! Charlotte !… (Elle ne répond pas et continue.) Charlotte !… voyons… Charlotte !…

(Elle s’arrête brusquement, se lève et se retourne, muette, les lèvres tremblantes.)
FÉRIOUL, (présentant.)

Monsieur Artanezzo… ma femme. Tu te souviens avoir vu monsieur à Luchon. Nous nous sommes croisés bien des fois…

CHARLOTTE.

Certainement… Il me semble… oui…

FÉRIOUL.

Voulez-vous entrer dans mon bureau, s’il vous plaît, monsieur. (Il ouvre la porte de son bureau.) Passez, monsieur.

(Artanezzo entre, la porte se referme sur eux.)


Scène V


CHARLOTTE, JEANNETIER


JEANNETIER.

Ma foi, un beau garçon… du chic, un regard phraseur. Je me rappelle avoir vu ça en complet flanelle on en piqué blanc… dans les allées d’Étigny… (Regardant le visage décomposé de Charlotte.) Qu’est-ce qu’il y a ?

CHARLOTTE.

Frédéric, je suis perdue !… En ce moment, c’est ma vie qui se joue là dedans !

JEANNETIER.

Mon Dieu !… Qu’est-ce que vous dites ?… La vérité, Charlotte, vite !…

CHARLOTTE.

Fred, je suis dans les mains de l’homme qui vient d’entrer là avec Maurice. J’étais sa proie, maintenant, c’est fini, il va tout dire… Je n’ai plus qu’à disparaître.

JEANNETIER.

Mais, ma pauvre amie, vous m’épouvantez.

(Elle s’accroche tout à coup à lui désespérément.)
CHARLOTTE.

Sauvez-moi, mon petit Fred ! Je ne veux pas voir ce qui va arriver, mon Dieu ! dans quelques minutes, dans quelques secondes, là !…

JEANNETIER.

Pour l’amour de Dieu, calmez-vous. Vite, vite, expliquez… Quoi ? mais quoi ?…

CHARLOTTE.

Oui, vite, pas de temps à perdre… Il faut que je vous parle comme si je faisais mon testament. Devinez à travers les mots toute l’abomination… vous leur expliquerez après, n’est-ce pas ? Vous leur direz…

JEANNETIER.

Dépêchez-vous !… dépêchez-vous !… Je crois comprendre…

CHARLOTTE.

Fred, je me suis donnée à Luchon, un soir de folie, à cet homme qui est là, donnée de tout mon cœur, de toute mon âme, sans savoir… et cet homme était un escroc, cet homme…

JEANNETIER.

Charlotte !…

CHARLOTTE.

Oui !… Oui !… Alors, j’ai fui avec horreur quand j’ai eu compris… c’est pour ça que nous sommes revenus si vite… Depuis, je n’en avais plus entendu parler quand, tout à coup, j’ai reçu des lettres jouant l’amour, suppliantes, criantes… éperdues, je les ai là, tenez… (Elle tire de sa poitrine un paquet de lettres.) Mon Dieu !… mon Dieu !…

JEANNETIER.

Allez donc, mais allez donc !… J’ai compris… Ne perdez pas de temps. Donnez ça…

CHARLOTTE.

Prenez…

JEANNETIER.

Mais, résumez-moi, en deux mots… je vous en prie, pas une minute à perdre !…

CHARLOTTE.

Dans une lettre, vous verrez, il me disait où il en était… Il faisait appel au passé… Alors, j’ai emprunté une petite somme, par peur, je la lui ai envoyée…

JEANNETIER.

Malheureuse.

CHARLOTTE.

Ah ! oui !… Puis, silence, plus rien. Je croyais être délivrée. Tout à coup, une lettre d’un bijoutier de Luchon, il y a trois jours, celle-là… Tenez !… « Madame, reconnaissez-vous les emprunts qui ont été faits en votre nom par mon client… »

JEANNETIER.

J’espère bien que vous n’avez pas répondu…

CHARLOTTE.

Non, naturellement… Mais hier, de lui, subitement un mot… il est là dedans… (Elle montre les lettres.) « Je suis au Grand-Hôtel, j’ai à vous parler, je veux vous voir… » avec une insistance effroyable… Vous lirez !… Je n’ai toujours pas répondu. Et, ce matin, on a apporté une lettre à mon mari demandant un rendez-vous personnel, urgent… Je ne l’ai pas cru, je me disais : il n’osera pas !… C’était vrai !… Maintenant, il est là, il est en train de tout dire… Je suis perdue… Fred, je suis perdue !… Jamais je ne supporterai le regard de Maurice quand il va sortir de là, sachant tout… Oh ! ses yeux… sa voix… Il va s’élancer sur moi… il va…

JEANNETIER.

Jamais de la vie, jamais cet homme ne parlera maintenant, ce serait trop bête de sa part, voyons !… Se perdre sans raison, allons donc, pour le plaisir de se faire prendre la main dans le sac !… Vous ne voyez donc pas que c’est une manœuvre d’intimidation. Par exemple, c’est la seconde manœuvre, celle qui suivra, qu’il faut empêcher à tout prix ? Vous êtes dans les mains d’un ou plusieurs maîtres chanteurs, ma pauvre Charlotte… Ah ! le beau coup d’épervier que vous fournissiez, parbleu !

CHARLOTTE.

Moi ! moi !… J’en suis tombée là, Fred… ! moi qui étais si belle… si propre… si nette…

JEANNETIER.

Ne pensons plus au passé. Il faut vous sauver maintenant à tout prix.

CHARLOTTE.

Mes enfants… Mes enfants… Et puis, sa mère à lui !… Qu’est-ce qu’on va dire, mon Dieu !… Qu’est-ce qu’on va faire de moi ?… Ah ! non, je ne verrai pas ça, non !… non !…

JEANNETIER.

Du sang-froid, de grâce… ne pleurez pas !

CHARLOTTE.

Est-ce qu’on pleure dans ces minutes-là ?… Chut… écoutez… (Elle se précipite contre la porte, y colle son oreille et écoute.) Voilà, ils parlent, ils parlent tous les deux… J’entends…

(Jeannetier y va aussi.)
JEANNETIER.

Rien… non, au contraire, plus rien…

CHARLOTTE.

Oh !… cette porte… que se passe-t-il derrière ?… J’ai envie d’ouvrir… d’entrer…

JEANNETIER, (l’appelant.)

Venez donc ici, au contraire, venez… (Il montre les lettres du paquet.) Dites-moi vite… j’en ai besoin… pas de temps à perdre… ça, c’est la première lettre ?…

CHARLOTTE.

Oui.

JEANNETIER, (lisant.)

« Chère chérie »…

CHARLOTTE.

Oui… car ce qu’il y a de pire, c’est que je l’ai aimé, entendez-vous, comme une folle ! comme une bête ! huit jours entiers !… Allez, allez, prenez tout ça, c’est ma boue… c’est du cœur pourri… emportez !…

JEANNETIER.

Et là ?… Deuxième lettre ? Bon, des plaintes, toujours… La lettre du bijoutier… (Lisant.) « Les traites et la bague »… Quelle bague ?

CHARLOTTE.

Vous ne vous rappelez donc pas ? Mon diamant, un soir…

JEANNETIER.

Ah ! la bague égarée ?…

CHARLOTTE.

Il l’avait mise en gage !… évidemment…

JEANNETIER.

Ah ! la canaille !… Je vais vous tirer de là. Il le faut. Je reviens dans cinq minutes… et nous verrons !…

CHARLOTTE.

Où allez-vous ? Qu’est-ce que vous allez faire ?

JEANNETIER.

Vous sauver. Je vais faire ce que vous auriez dû faire dès le premier jour, dès que vous avez senti le traquenard. Vous, pendant ce temps, enfermez-vous dans votre chambre, ou cachez-vous au bout du jardin ; avec mon auto, dans trois minutes juste, je suis chez Monsieur Thiriot, le procureur de la République, notre ami, à vous comme à moi… sa maison est à deux pas de l’octroi… je lui explique sous le sceau formel du secret, avec des lettres en main et…

CHARLOTTE, (l’interrompant, avec un geste de découragement.)

Trop tard !… Je suis perdue !…

JEANNETIER.

Non, non, pas encore… Ce soir, vous le seriez peut-être, pas maintenant… les preuves sont accablantes. Monsieur Thiriot le fera filer, peut-être même arrêter…

CHARLOTTE.

À quoi bon ?… Quand cette porte va s’ouvrir, tout sera dit !…

JEANNETIER.

Non !… Seulement, pas une minute à perdre… Cet homme peut flairer le danger, prendre le premier train… se mettre à l’abri… tandis qu’ici ce sera simple… pas besoin même de déposer une plainte ! Ce sont des choses classiques… La première souricière venue…

CHARLOTTE.

Oh ! ces mots… ces mots de police que vous prononcez !…

JEANNETIER.

Pas de sentimentalité, Charlotte. Je reviens dans dix minutes, pas une de plus… Je serai ici avant qu’il soit ressorti, tâchez, vous, jusque-là, de donner le change par de la gaieté… mais, jurez sur la tête de vos enfants que vous ne ferez pas la moindre bêtise d’ici mon retour… Je l’exige.

CHARLOTTE.

Comment voulez-vous que je jure cela ?

JEANNETIER, (lui saisissant les bras.)

Charlotte ! Charlotte ! pour Maurice, pour moi, pour vos enfants ?… Jurez que vous aurez la patience de m’attendre.

CHARLOTTE.

Eh bien, oui, je jure… (Avec désespoir.) mais qu’on me sauve !… qu’on me sauve !…



Scène VI


CHARLOTTE, seule

Charlotte reste seule et regarde la porte.
CHARLOTTE, (secouant la tête.)

Non ! Le temps que la porte s’ouvre, que je rencontre ses yeux… Et puis, je monterai là-haut, dans ma chambre… et ce sera fini… je n’ai pas une heure à vivre… (Elle colle son oreille à la porte.) Que c’est long. Mon Dieu !… que c’est long !… Mon Dieu !… Ah ! voilà… (Un temps.) Pas encore (On entend tout d’un coup un claquement. Elle se précipite à l’avant-scène en reculant. Un silence.) C’est une porte qui a claqué dans la maison… Que faire !… Qu’est-ce qu’il m’a dit, l’autre ?… Ahl oui… donner le change… oui… qu’il m’entende !… qu’il m’entende à travers la cloison… (Elle va au piano et se met à jouer furieusement un air très gai. Elle s’interrompt.) Je ne peux plus !… Je ne peux plus… Que c’est long !… Que c’est long !… L’attente à ce point n’est pas supportable. Allons, Charlotte, tout à l’heure, ce sera fini, fini…

(Elle pousse un cri étouffé. La porte vient de s’ouvrir brusquement. Elle se précipite dans un angle de la pièce, collée au mur.)


Scène VII


CHARLOTTE, FÉRIOUL, ARTANEZZO

FÉRIOUL.

Passez !… (Artanezzo entre le premier. Férioul, refermant la porte.) C’est entendu, demain.

ARTANEZZO.

Parfaitement, deux heures.

FÉRIOUL.

Sans faute, et tout ce que nous avons dit sera confirmé par… (Il se retourne et aperçoit Charlotte.) Ah ! Tu es là ?

ARTANEZZO, (saluant.)

Madame…

(Férioul indique la porte d’entrée à Artanezzo.)
FÉRIOUL.

Vous connaissez le chemin…

ARTANEZZO.

Je vous remercie…



Scène VIII


FÉRIOUL, CHARLOTTE

Charlotte, sans bouger, contre le mur, les yeux démesurément ouverts, dans une attente effroyable.
CHARLOTTE.

Eh bien ?…

FÉRIOUL.

Eh bien !… Voilà !… des choses…

CHARLOTTE.

Quoi, des choses ?

FÉRIOUL.

Des choses… C’est à voir… Il faut réfléchir !…

CHARLOTTE.

Explique…

FÉRIOUL.

Oh ! sans grande importance, au fond, mais extraordinaires…

CHARLOTTE.

Extraordinaires ?

FÉRIOUL.

Du moins, surprenantes en tant qu’affaires, bien au-dessous en tout cas de… Quoi, ça ne va pas ?…

CHARLOTTE.

Si… si… un peu mal au côté comme d’habitude… Mon point… continue…

FÉRIOUL.

Bien au-dessous du marché commercial. Je ne vois pas comment il pourrait s’arranger du prix qu’il me propose… C’est curieux, si c’est vrai…

CHARLOTTE.

Mais quoi ?

FÉRIOUL.

Des fournitures en gros d’éther, de pétrole et de sulfure de carbone au tiers du prix habituel, ce qui… (On voit une auto s’arrêter devant le perron.) Ah ! voilà l’auto… une seconde… (Il va sur le perron.) Quelles nouvelles ?

LA VOIX DU CHAUFFEUR.

Menicou est au lit, je l’ai vu, mais ce ne sera pas très grave, je crois… Rien de cassé…

FÉRIOUL.

Ah ! C’est ce que je pensais. Vous lui avez dit que j’allais arriver ?

LA VOIX DU CHAUFFEUR.

Oui, monsieur.

FÉRIOUL.

Bon ! Eh bien, filons ! (Il entre en scène.) Alors, je file à Bordes-Rouges. Maintenant, j’ai le temps avant la visite du sous-préfet ; s’il venait, tu le prierais d’attendre, n’est-ce pas ? Et, au fait Jeannetier ?

CHARLOTTE.

Il revient, il sera ici dans quelques instants… Et alors ?

FÉRIOUL.

Alors, quoi ?

CHARLOTTE.

Eh bien ? Cette affaire…

FÉRIOUL.

Eh bien ! C’est tout…

CHARLOTTE.

J’ai entendu que tu disais : « À demain. » Il doit revenir, ce monsieur ?

FÉRIOUL.

Ma foi, nous conclurons évidemment, s’il peut confirmer sa proposition.

CHARLOTTE.

Et tu l’as laissé partir à pied, comme ça ?

FÉRIOUL.

Oui, il a voulu. Il retourne au Grand Hôtel. Je lui ai offert d’attendre quelques instants pour l’emmener avec moi, dans l’auto, mais il n’a pas voulu. (Il lui donne une tape amicale sur la joue.) Allons, au revoir, Bichon. Tout ça n’a pas autrement d’intérêt. Ce qui en a, c’est ce qui se passe dans cette petite tête-là…

CHARLOTTE.

Je sais, au revoir, Maurice.

FÉRIOUL.

Oh ! comme tu as les mains froides ! Allons remue-toi un peu, sapristi !… Vite, Jean…

(Il sort, prenant son pardessus sur le bras. On entend l’auto s’éloigner.)


Scène IX


CHARLOTTE, seule, puis MARGARIDOU

CHARLOTTE, (seule, se laisse tomber sur une chaise, près de la table.)

Il ne sait rien, évidemment, il n’aurait jamais eu cette force… Je n’en peux plus !… C’est trop… Ah ! je n’y comprends plus rien… Que j’ai soif… (Elle se verse de l’eau dans un verre, boit une gorgée, puis se passe un peu d’eau sur les tempes avec les doigts.) Quelle angoisse !…

(La porte s’ouvre, Margaridou entre.)
MARGARIDOU.

Madame…

CHARLOTTE.

Quoi encore ?…

MARGARIDOU.

C’est la personne qui allait sortir, madame sait… la personne qui était là… ce monsieur… il demande à voir madame… Il dit qu’il a oublié de dire quelque chose à madame de très pressé.

CHARLOTTE, (sursautant)

À moi ? Vous dites ?… Vous avez bien compris ? À moi ?

MARGARIDOU.

Oui, madame…

CHARLOTTE, (se ressaisissant.)

Mais, en effet, peut-être ce monsieur a-t-il oublié quelque chose… une commission… Faites entrer… Oui.

(Margaridou sort. Charlotte attend à droite, fixe, devant la porte restée ouverte. Au bout de quelques secordes, on entend :)
MARGARIDOU.

Si vous voulez entrer, monsieur… Madame est là (Artanezzo entre, suivi de Margaridou. Charlotte et Artanezzo se regardent sans rien dire.) Est-ce que je peux desservir le plateau, madame ?

CHARLOTTE.

Certainement.

(Margaridou va à la table.)
ARTANEZZO.

Je viens de voir partir Monsieur Férioul en auto. Je me suis rappelé que j’avais omis justement de lui demander un détail. Vous voudrez bien, madame, le lui transmettre et…

(Il s’arrête un instant et attend que Margaridou soit sortie. Une fois la porte refermée.)


Scène X


CHARLOTTE, ARTANEZZO

CHARLOTTE.

Canaille… Misérable… Vil escroc à femmes, qui venez maintenant faire chanter le mari, après l’épouse, après la mère…

ARTANEZZO.

Jamais !… Jamais !…

CHARLOTTE.

Allons, dites ce qu’il vous faut. Quelle somme ?… Avez-vous parlé, au moins ? Je veux savoir… Avez-vous osé cette infamie ?…

ARTANEZZO.

Vous avez cru ça !…

CHARLOTTE.

Non, ce n’est pas encore pour cette fois ?… Vous n’avez pas eu le courage… Ce sera pour demain, sans doute !…

ARTANEZZO.

Pas ça !…

CHARLOTTE.

Pas ça !… J’ai déjà entendu cette phrase dans votre bouche…

ARTANEZZO.

Elle est vraie, cette fois…

CHARLOTTE.

Il n’y a rien au monde de plus bas, entendez-vous, de plus vil, que de faire ce que vous faites ! Prendre le cœur d’une femme dans toute sa naïveté, avec toute sa bonne foi, pour le monnayer, pour en tirer de l’argent et faire suer l’angoisse… Ce que j’éprouvais, moi, monsieur, c’était si beau, si bien ! Ah ! tenez, je voudrais être homme pour vous tenir cinq minutes par la gorge, dans le coin de cette chambre…

ARTANEZZO.

Je vous certifie, madame, que je ne suis pas l’homme que vous croyez. Je reconnais que vous pouvez interpréter ma présence ici, en ce moment, dans le sens que vous voulez… pourtant, que voulez-vous, je ne puis dire que cela pour me défendre !… Vous vous trompez !

CHARLOTTE.

Alors, que seriez-vous venu faire ? Vous allez dire que vous voulez me perdre par amour, que vous allez me vendre par vengeance… Ce ne serait pas moins vil !…

ARTANEZZO.

Non plus ! Vous voyez trop loin, madame. Je ne suis pas cet aventurier-là !… C’est bien assez d’être celui que je suis ?… J’ai été capable de bien des bassesses, j’ai pu me dégrader, mais je ne suis pas un méchant homme ! Seulement, je voulais vous voir à tout prix. Oui, il faut que je vous parle, au moins quelques instants. Pour vous, il le faut, je vous assure, pour votre sécurité personnelle… Vous allez voir… Or, malgré mes lettres, mes supplications, vous vous y êtes refusée obstinément. Vous n’avez pas voulu d’une rencontre indispensable, j’ai employé ce moyen… ah ! peu brillant, je le reconnais, mais on fait ce qu’on peut. Je savais bien qu’une fois entré, je trouverais le moyen de vous parler, ne fût-ce qu’un instant !… En tout cas, je voulais vous donner certaines explications de ma conduite… Et puis, surtout, des choses à vous remettre… J’ai forcé un peu brusquement la porte…

CHARLOTTE.

Bonne âme !… Brusquement est exquis !… sans vous douter, n’est-ce pas ? naturellement, de ce que votre irruption allait soulever ici… de l’effet produit sur moi…

ARTANEZZO.

Je n’avais pas le choix des moyens.

CHARLOTTE.

Ah ! vous voyez bien ! Ne parlez pas de méprise ! Tout est calculé chez vous.

ARTANEZZO.

Pas à ce point… Que voulez-vous, je n’avais qu’un jour à ma disposition… Il fallait entrer ici, pour vous voir à toute force et vite… J’ai cherché et je n’ai pas trouvé d’autre moyen…

CHARLOTTE.

Celui-ci est à votre marque.

ARTANEZZO.

Oh ! Au point où j’en suis, je crois que je n’ai plus beaucoup d’espoir de remonter dans votre estime !

CHARLOTTE.

Au moins, vous vous rendez un compte exact de la situation !

ARTANEZZO.

Vous ne savez pas de quel prix !… Oui, de quel prix… on payerait quelquefois…

CHARLOTTE.

Et, Dieu sait pourtant… Vous vous y connaissez en tarif…

ARTANEZZO.

De quel prix on payerait… le bonheur de revoir une fois l’être qu’on a peut-être le plus aimé…

CHARLOTTE.

Ça, c’est drôle !

ARTANEZZO.

Ça vous étonne ?… Ah ! les âmes, comme la vie, sont plus compliquées que vous ne croyez !… Vous êtes une bourgeoise et vous ne pouvez comprendre qu’on peut être un déclassé… avec des sentiments plus… propres… Je ne suis pas en mesure de vous le faire comprendre…

CHARLOTTE.

Allons, pas un mot de plus. Cessons cette plaisanterie !… Pour l’instant, l’essentiel est que vous triomphez. Qu’est-ce que vous êtes venu faire ? Allons ! Allons ! parlez, je suis à votre merci, vous êtes dans la place.

ARTANEZZO.

Vous allez voir que vous n’avez rien à craindre. Oh ! oui… Vous êtes en droit de tout supposer d’un être comme moi… mais, pourtant, je vous jure que je vous ai aimée… et je vous jure aussi que j’ai des excuses pour être tombé si bas ! Ce serait trop long à dire… Mais, si vous connaissiez ce qu’a été mon existence !… Quelle misère !… Que de choses effroyables !… Tenez, le soir de la bague, à Luchon, quand j’ai commis cette espèce de folie brusque de vous emprunter votre diamant, vous ne savez pas où j’en étais… On allait me chasser de l’hôtel, me saisir mes malles, oui, oui… j’étais littéralement affolé ! Je sentais que j’allais vous perdre…

CHARLOTTE.

Pourquoi n’avoir pas avoué la vérité !

ARTANEZZO.

Allons donc !… comme c’était commode ! Mais, je ne vous aurais pas revue le lendemain… On n’avoue pas ces choses-là !… La misère, vous le savez bien, est le plus honteux des crimes… Ceux qui disent le contraire, ce sont les riches !… Je sais trop ce qui serait arrivé, si je vous avais déballé ma vie comme je le fais maintenant… Elle est belle ! Les hauts et les bas sont terribles… Des cercles aux tripots, tantôt la vie des palaces chics, l’intimité d’actrices, d’étrangères, tantôt la vie d’osteria dans les hôtels à carreaux cassés, tantôt c’est la haute société, les bals d’ambassade, tantôt la dèche, les voyages en troisième, le col relevé, le chapeau baissé… On va, on se laisse aller dans un sens moral qui s’émousse terriblement… Une cocotte vous garde huit jours. Oh ! je n’ai plus à plastronner, maintenant. Vous pouvez tout connaître de cet homme que vous ne reverrez plus… Il est fichu, d’ailleurs… à l’eau… voilà la vie que l’on traîne ; et, lorsqu’un soir, dans un salon d’hôtel, on aperçoit tout à coup une femme, on la regarde, on lui parle… elle se trouble… on l’embrasse dans un parc, et alors… tout à coup, elle vous dit des choses merveilleuses, exquises, on découvre l’être le plus charmant qu’on puisse rencontrer, si franc, si vrai, si différent de tout ce qu’on a vu… tellement… autre chose !… Ah ! j’ai nettement senti alors que c’était vous, ce qu’on doit appeler sur la terre le bonheur. Je vous aurais adorée, je vous aurais été dévoué, attaché comme un chien…

CHARLOTTE.

Étrange façon, vous l’avouerez, de prouver son amour et son attachement que celle qui a été la vôtre !

ARTANEZZO.

Ah ! que voulez-vous ! On ne sait plus très bien évaluer ses actions, on ne sait plus si ce qu’on fait est mal… On gâche stupidement les derniers sentiments propres que l’on a…

CHARLOTTE.

Tenez, je finis par croire que vous êtes un malheureux inconscient !…

ARTANEZZO.

Sur le moment, aussi, vous comprenez, je ne croyais pas vous aimer à ce point-là… Je croyais à un caprice de vous pour moi. C’est plus tard, quand je vous ai eu perdue par ma faute, que j’ai compris ce que vous étiez pour moi… ce que vous auriez pu être… mon salut !… Ah ! ce que j’ai maudit ma bêtise depuis !… Toujours je pense à vous, au bruit de votre robe dans le couloir de l’hôtel… Et tout cela, j’ai osé vous l’écrire… tout… jusqu’à ma détresse matérielle, et vous m’avez répondu par une lettre… chargée… J’ai voulu vous renvoyer l’argent, et puis, la sensation que vous étiez perdue quand même… que j’avais gâché ce qui aurait pu être le salut de ma vie de raté, mon bonheur… On me poursuivait de tous côtés… Herschenn en tête, alors, alors… j’ai été lâche. Quand, là-dessus, j’apprends que ce gredin de bijoutier s’était permis de vous écrire, à vous !

CHARLOTTE.

Mais…

ARTANEZZO.

Oui, oui, c’est vrai, entraîné par la première garantie de la bague, j’avais contracté différents emprunts, comme si c’était vous qui les continuiez, c’est possible, mais lui, Herschenn, savait bien que je mentais, la canaille… Il guettait le coup, il l’avait organisé, il l’attendait… Ah ! quand j’ai su qu’il avait osé vous écrire, vous menacer, j’ai envoyé tout promener, même la prudence ! Nous nous sommes empoignés dans la rue, je l’ai tenu par le collet, je lui ai mis le genou sur l’estomac… Ah ! le gredin ! Il me poursuivra maintenant, j’en suis sûr, ça m’est égal ! Et voilà pourquoi, enfin, je suis ici, comprenez-vous maintenant ?… J’ai couru au train, il me fallait vous voir, crier cela… J’ai été indélicat, vil, tout ce que vous voudrez… mais la pensée que vous pourriez croire que je suis un complice de traquenard et que vous alliez vous affoler, croire que votre nom serait mêlé à cette histoire… traîné dans la boue avec votre famille… Non, non, vous qui êtes le meilleur souvenir de ma vie, ma tache claire, vous ne serez pas salie. Je vous le jure, quoi qu’il arrive par la suite, votre nom ne sera mêlé à aucune histoire, je m’y engage ! Je vous supplie de me croire… Je sens que vous me jugez si vil… que j’éprouve le besoin d’être cru de vous… Ce sera ma réparation !… Dites, dites que vous me croyez !… (Charlotte reste immobile, les yeux baissés.) Non ?… Eh bien, me croirez-vous, lorsque je vous aurai remis les seules choses en ma possession qui puissent vous compromettre : ces papiers qui accompagnaient la lettre chargée, cette photographie de vous, avec une dédicace charmante, ce souvenir de Luchon, un trèfle à quatre feuilles avec nos initiales enlacées, cet autre souvenir, ces deux lettres, me donnant un rendez-vous… C’est tout. Je n’ai plus la moindre trace de notre liaison, et je vous jure, de mon côté, que je nierai toujours, en toute occasion, même vous avoir connue ou approchée… C’est facile ! Je n’ai, si le cas se présente jamais, qu’à imaginer que j’avais relevé votre nom à l’hôtel !… Maintenant, je n’ai plus rien à vous… J’avais voulu vous remettre tout cela de la main à la main… Oh ! je vois votre regard inquiet… Je le comprends, allez !… Il y a autre chose encore, pensez-vous, une lettre que vous m’avez écrite dans les premiers jours de notre liaison ?

CHARLOTTE, (bas à elle-même.)

Quelle imprudence !

ARTANEZZO.

Cette lettre, la voici. J’y tenais plus qu’à tout… Quand un homme a reçu ça… c’est un gros sacrifice que je vous fais en m’en séparant… (Charlotte tend la main.) Pourtant, avant que vous la détruisiez, je vous demanderai une seule chose… c’est de la relire une dernière fois, tout haut, sous vos yeux.

CHARLOTTE.

Non, non, je ne veux pas, non !

ARTANEZZO.

Qu’est-ce que ça vous fait ? Vous allez la déchirer ! Ça vaut ça, allez… J’éprouverai un grand plaisir que vous écoutiez, là, ce que vous m’avez écrit, non pas à moi, je le sais, mais à l’être que vous imaginiez que j’étais, (Il lit.) Mon grand fou tu viens de partir, j’entends encore ton pas qui s’en va dans le couloir, et je t’attends déjà… Dans deux heures, nous nous reverrons… D’ici là, je vais m’étendre sur le lit, sans bouger, et repasser notre folle journée. Je m’imaginerai que tu es là encore et que tu mets tes belles mains brunes sur mon front et ta bouche sur la mienne. Merci de ce que tu m’as révélé de moi-même. J’ignorais que j’avais un cœur capable de tant aimer… J’en suis tout étonnée, comme si je voyais faire tout à coup une prouesse d’athlète à un de mes petits enfants… Grand fou… mon beau sauvage… va t’amuser… va respirer… Quand tu viendras, la joue rafraîchie par l’air de la montagne, je t’embrasserai doucement, comme si je ne t’avais jamais embrassé… Mais, d’ici là, je veux que tu trouves le mot de ta maîtresse en rentrant à l’hôtel, et reçois, en attendant, ici, à cette place, dans le bas de la page, le meilleur, le plus ardent baiser qu’une femme ait donné sur la terre ? Prenez, maintenant.

(Charlotte prend précipitamment la lettre des deux paumes, elle l’écrase avec acharnement, jusqu’à n’en faire qu’une petite boule de papier. Après quoi, comme soulagée, comme si elle avait anéanti les mots, elle la glisse dans son corsage et prononce avec une indicible tristesse :)
CHARLOTTE.

Quelle misère que de nous !

ARTANEZZO.

Ah ! oui, quelle misère !… Nous le disons ensemble, mais pas pour les mêmes raisons !

CHARLOTTE.

Qui sait !

ARTANEZZO.

Me croyez-vous, maintenant ?

CHARLOTTE, (bien dans les yeux.)

Oui, je vous crois.

ARTANEZZO.

Alors, merci et pardon… profondément pardon, madame !… Tâchez d’effacer… (Il prend son chapeau.) Gardez, si possible, un souvenir pas trop mauvais de moi… Je vous ai énormément aimée… C’est étrange !… mais c’est comme ça, et c’est triste !…

CHARLOTTE.

Allez, monsieur…

ARTANEZZO.

Vous me méprisez, hein ?

CHARLOTTE.

Je vous plains.

ARTANEZZO.

Votre main ? (Charlotte tend la main demandée, puis la laisse tomber sans la donner.) Je pars… nous ne nous reverrons jamais plus… Dieu sait où, comment, je pourrai… Vous, soyez heureuse !…

CHARLOTTE.

Où allez-vous ? Vous allez repartir pour l’étranger ?

ARTANEZZO.

Je ne sais pas… Peut-être à Paris ou ailleurs… Qu’est-ce que ça fait ! Au point où j’en suis !… S’il m’arrive quelque chose, je ne me défendrai même pas !…

CHARLOTTE.

Je vous souhaite de surmonter le découragement… comme je l’ai fait…

ARTANEZZO, (à la petite Marthe qui entre.)

Bonjour, mademoiselle, est-ce que vous me reconnaissez ? (Il va pour embrasser l’enfant. Charlotte a un mouvement instinctif.) Oh ! maintenant que je disparais !… (Il embrasse l’enfant.) Merci, madame… Adieu…

(Il s’en va. Charlotte, sans bouger, le regarde partir.)


Scène XI


CHARLOTTE, MARTHE

MARTHE.

Maman, c’est le monsieur de Luchon qui venait de temps en temps avec nous à la promenade ?

CHARLOTTE, (pleurant.)

Oui, mon enfant, c’est lui.

(La porte de gauche s’ouvre précipitamment, Jeannetier entre.)


Scène XII


CHARLOTTE, JEANNETIER

JEANNETIER, (bas, à cause de l’enfant.)

Est-ce lui que je viens de voir s’en aller ?… là…

CHARLOTTE.

Oui…

JEANNETIER.

Et il n’a rien dit ?

CHARLOTTE.

Non. (À Marthe.) Va, mon enfant, va !

(L’enfant s’en va.)
JEANNETIER, (triomphant.)

Vous voyez bien ! Qu’est-ce que je disais ? Nous le tenons ! Je viens de voir Thiriot. J’ai remis vos lettres entre ses mains. Soyez tranquille, ça ne va pas traîner ! On va le pincer et ce…

CHARLOTTE.

Ah ça ! mais, je n’y songeais déjà plus, moi !… Ah ! mon Dieu !… Qui est-ce qui vous a dit d’aller si vite, aussi !…

JEANNETIER.

Mais, vous !… N’est-ce pas vous-même qui m’avez autorisé, qui…

CHARLOTTE.

J’ai eu tort !… Il ne faut pas !… Non, il ne faut pas… Nous nous sommes affolés… Vite !… Vite !… Courons !…

JEANNETIER.

Charlotte ! Comprenez-moi !… Je dis que, dès ce soir, on va se présenter à son hôtel… le coffrer… le…

CHARLOTTE, (mettant son chapeau, ses épingles, son manteau hâtivement.)

Mon Dieu !… Mais il faut empêcher ça !… À tout prix !… Vite !… Courons chez le procureur !… Il faut que je reprenne mes lettres… d’abord !… Vite !… Pas un instant à perdre !… Il faut étouffer, étouffer !…

JEANNETIER.

Ah ça ! mais… qu’est-ce qui s’est passé ici… en mon absence ?… Voyons !…

CHARLOTTE.

Venez ! venez !…

JEANNETIER.

Charlotte !… Vous l’avez vu !…

CHARLOTTE.

Eh bien, oui, je l’ai vu !…

JEANNETIER, (lui saisissant les mains.)

Charlotte ! Vous l’aimez encore !

CHARLOTTE.

Ah ! ça non, par exemple !… J’en suis sûre !… C’est une chose finie à tout jamais ! Je ne reverrai jamais cet homme de ma vie !

JEANNETIER.

C’est pourtant lui que vous courez défendre !…

CHARLOTTE.

Je vous expliquerai, Frédéric… Voyez-vous, ce n’est pas tout à fait l’abomination à laquelle nous avions cru, Dieu merci. Je suis tombée un peu moins ignominieusement que nous l’avions pensé. Vous demandez ce que je vais défendre ?… cet homme… oui… oui… c’est possible, mais quelque chose de plus important, Frédéric… quelque chose qui fait qu’au sortir de cette horreur sans nom, je revis un peu, je respire quelque chose qui n’était pas complètement anéanti, tout de même, puisque dans ce désastre j’en retrouve une pauvre petite parcelle…

JEANNETIER.

Quoi ?

CHARLOTTE.

Mais… (Elle relève fièrement la tête.) l’honneur de ma faute… Courons sauver ce qu’il en reste et que le cauchemar soit fini !… fini !… fini !…


RIDEAU

ACTE TROISIÈME

La scène représente une pièce du rez-de-chaussée. Au fond, l’escalier intérieur, de bois, menant aux appartements. À gauche, le jardin. Grands meubles, téléphone portatif, etc., etc. Secrétaire et bureau. Au lever du rideau, Charlotte fait entrer du jardin, rapidement et sans bruit, Parizot, une serviette sous le bras.



Scène PREMIÈRE


CHARLOTTE, PARIZOT

CHARLOTTE.

Chut ! Personne… parlez, vous n’avez rien à craindre. Mon mari est à la Combebleue avec un homme d’affaires et ne peut pas être ici avant quelque temps. (Elle monte l’escalier, ouvre la porte.) Miss ? vous êtes encore là-haut ? Finissez ma chapelière et attendez-moi, je vais revenir tout à l’heure.

(Elle redescend ensuite.)
PARIZOT.

D’ailleurs, j’ai mon prétexte pour expliquer ma présence. Je viens apporter le montant de ma petite échéance à Monsieur Férioul. De votre côté, êtes-vous prête ?

CHARLOTTE.

Oui, de mon côté tout va ; je puis partir quand je veux, soit tout à l’heure, à quatre heures, soit à dix heures ; j’ai fait ce que nous avions dit ; je me suis fait expédier, par une amie de Paris, un télégramme de ma mère, soi-disant : le voici d’ailleurs. (Elle le prend sur la table.) «Suis un peu souffrante ; serais très heureuse de te voir. » Donc, on est en train de boucler mes malles ; j’ai averti tout le monde ; je puis partir ou rester, à mon choix ; m’en aller ou me raviser au dernier moment, selon ce que vous allez me dire. Vous avez la réponse ?

(Elle s’assied.)
PARIZOT.

Oui. Monsieur le procureur a correspondu directement avec le substitut d’audience de la huitième chambre du tribunal correctionnel de Paris. Ce sont, du reste, choses courantes entre collègues. Eh bien, il a encore certifié que, comme témoin principal appelé par le plaignant, il vous était bien difficile, sinon impossible, de vous soustraire à la citation ; mais il certifie et a obtenu la promesse que, si vous venez demain déposer à Paris, votre nom, à peine une fois murmuré par le président, n’aura certainement aucune publicité en dehors de l’audience et ne figurera pas dans le jugement, ni dans les journaux. Vous pouvez être absolument tranquille ; vous serez anonyme.

CHARLOTTE.

On peut me reconnaître.

PARIZOT.

C’est bien difficile. Comment voulez-vous ? Tout ça apparaît simple et commode. Vous prenez un fiacre à l’heure ; vous allez aux Galeries Lafayette, au Louvre, où vous voulez faire vos petites emplettes ; vous donnez l’adresse du Palais ; la voilette baissée, vous entrez à la huitième chambre, vous déposez : ni vu ni connu… En tout cas, la promesse est formelle et vous n’avez pas à en douter une seconde. Le silence des journaux est une chose qu’il est de règle d’obtenir dans des cas analogues, et ils sont fréquents, je vous prie de le croire.

CHARLOTTE.

Mais, c’est monstrueux ! C’est inique tout de même ! Comment la loi peut-elle obliger une malheureuse mère de famille dont l’absence peut provoquer un scandale chez elle ?… Ainsi, c’est forcé ?… Si je le veux, je ne puis me soustraire à cette obligation ?

PARIZOT.

En principe, non, mais, encore une fois, pas en fait ; il n’y a pas de force au monde qui puisse obliger les témoins à se rendre à une audience ; vous êtes donc libre, à l’heure actuelle ; mais vous serez alors obligée de prouver une maladie ; un certificat de médecin peut suffire, mon Dieu, à la rigueur ; mais que d’ennuis et de dangers ! Il s’agit simplement, pour vous, à l’heure actuelle, de peser le pour et le contre des deux solutions. Avez-vous avantage à ne pas y aller ? Avec la promesse formelle que je vous apporte… permettez-moi de vous donner mon avis, vous ne courrez pas de risque… Dans une ville comme Paris, le passage d’une femme de province est un véritable anonymat. En tout cas, vous avez l’avantage essentiel de faire la déposition dans le sens exact que vous voulez… et c’est le plus simple moyen d’étouffer l’affaire… tout sera dit…

CHARLOTTE.

C’est monstrueux ! je vous assure… Quel voyage ! Pensez à ce voyage !…

PARIZOT.

D’un autre côté, n’oubliez pas, madame, que vous êtes citée par le bijoutier Herschenn qui porte plainte en escroquerie contre ce monsieur… (Il s’arrête et se reprend) contre Monsieur Artanezzo. Ce bonhomme peut avoir les dents dures. Qui l’empêchera après, de vous ennuyer encore ? Enfin, madame, ces arguments, vous me les fournissiez vous-même ces jours-ci ; ils me paraissaient pleins de sens. J’ai parlé à Monsieur Thiriot, et je vous assure que c’est aussi l’avis de Monsieur le procureur lui-même. Vous voyez avec quel tact il a agi ; vous ne pouvez craindre aucun ébruitement de l’affaire. Monsieur le procureur, vous l’avez vu, s’est bien gardé de vous faire toucher bêtement par la citation. Il a prié l’huissier qui devait vous la remettre en mains propres de se faire accompagner par moi, en sorte qu’il eût l’air d’un de mes amis, et que Monsieur Férioul n’eût soupçon de rien. Et, s’il m’a choisi comme intermédiaire entre lui et vous, c’est qu’il était certain de ma discrétion et surtout c’est qu’il connaissait mon dévouement, mon attachement à la famille.

CHARLOTTE.

Il ne pouvait pas trouver mieux que vous. Dieu merci, je ne me plains pas.

PARIZOT.

Après, encore, il a continué d’agir avec la même prudence et le même tact, en obtenant de son collègue de Paris le silence le plus absolu, qu’il vous promet aujourd’hui, sur votre nom. Je crois vraiment que si Monsieur Thiriot lui-même vous donne le conseil de partir, c’est que vous le pouvez.

CHARLOTTE.

Quel châtiment ! Je suis maintenant attachée à la vie de cet homme… J’en subis les soubresauts… je suis traînée derrière lui !… Moi qui espérais tant en avoir fini !

PARIZOT.

Ne vous tourmentez donc plus, madame Férioul.

CHARLOTTE.

Me tourmenter ? Oh ! c’est bien fini, ce temps-là… J’ai toute honte bue… C’est comme si ma peau était devenue insensible. Voyez, du reste, où j’en suis ; je peux vous parler de tout ça, de tous les mystères de ma vie, de tout ce qui forme la pudeur intime d’une femme… Non, il ne reste plus en moi qu’une peur, une angoisse insurmontable… traquée comme je le suis… mes enfants… mon mari, tout ce que j’aime… qu’ils ne sachent rien, que rien n’arrive jusqu’à eux… Je défendrai jusqu’au bout tout ce qui reste d’une vie écroulée. À part cela, advienne que pourra ! (Elle se rassied en face de Parizot.) Parizot, sur l’affaire en elle-même, sur le cours qu’elle va suivre, avez-vous des renseignements plus précis ?

PARIZOT.

Oui, madame, je crois avoir parfaitement compris ; et c’est simple comme bonjour. Ça se résume en deux mots : Herschenn, le bijoutier, a porté plainte contre Monsieur Artanezzo en escroquerie de quinze mille francs… quinze mille francs consentis en prêts successifs ; il prétend que tous ont été faits en votre nom. Monsieur Artanezzo, je dois le dire, paraît s’être parfaitement conduit à votre égard ; durant toute l’instruction, il ne s’est pas une seconde départi de sa ligne de conduite. Il prétend, lui, s’être servi frauduleusement de votre nom sans y avoir été autorisé, sans même vous connaître autrement que comme voisin d’hôtel ; il reconnaît donc l’escroquerie.

CHARLOTTE.

Vous êtes sûr de ça ?

PARIZOT.

Oui, complètement.

CHARLOTTE.

Eh bien, alors, en quoi est-il nécessaire de m’appeler ?

PARIZOT.

Ah ! il y a ce que je vous ai dit, le bijoutier… le bijoutier se fonde, pour vous rendre responsable, vous entraîner, sur la bague que Monsieur Artanezzo, prétend-il, lui a remise de votre part (ce qui est exact d’ailleurs), et qui ne pouvait pas lui avoir été remise sans votre consentement. Sur cette bague, il a avancé deux sommes différentes, équivalentes à la valeur du bijou, trois mille francs. Il a gardé ensuite le diamant en payement, et il assure que les quinze mille francs d’emprunt qui ont suivi, il ne les a consentis que parce que la première garantie de votre bague l’avait mis en confiance, et parce qu’il croyait que les emprunts étaient réellement continués par Monsieur Artanezzo en votre nom.

CHARLOTTE.

Oh ! je suis fixée sur le rôle de ce bijoutier ! Ils sont plus d’un, paraît-il, dans les villes d’eaux, à Monte-Carlo et ailleurs, prêts à fondre sur des victimes désignées… Mais pourquoi l’affaire se juge-t-elle à Paris ?

PARIZOT.

Parce que Herschenn ne va à Luchon, comme ses congénères, que pour faire ses petits trafics en été… Le reste du temps, c’est un honorable bijoutier pour cocottes, à Paris, et c’est à Paris qu’eurent lieu, d’ailleurs, ses entrevues avec Monsieur Artanezzo.

CHARLOTTE.

Et pourquoi ne m’a-t-on pas inquiétée pendant l’instruction de l’affaire ?

PARIZOT.

Il n’y avait pas nécessité. D’abord, par déférence pour vous et pour la haute situation de Monsieur Férioul. D’ailleurs, Monsieur Artanezzo reconnaissait purement et simplement l’escroquerie et l’abus qu’il a fait de votre nom… Aujourd’hui, c’est Herschenn, malin et perfide, qui vous cite.

CHARLOTTE.

Bon. J’ai compris la situation en ce qui me concerne. (Elle se lève.) Mais Monsieur Artanezzo ?

PARIZOT.

Oh ! mon Dieu ! celle-là est encore plus nette et plus simple. Si vous faites défaut, les aveux de Monsieur Artanezzo sont forcément retenus par le tribunal et il est condamné ; ça ne peut faire même l’ombre d’un doute.

CHARLOTTE.

Condamné… à quoi ?

PARIZOT.

Environ à cinq ans de prison… Mettez-en trois ou quatre, allez, vous aurez le compte, c’est formel… Et avec expulsion de France.

(Un grand temps.)
CHARLOTTE.

Quatre à cinq ans de prison ! C’est terrible ! Et si je reconnais que j’ai autorisé Monsieur Artanezzo à agir en mon nom, que les traites étaient valables ?…

PARIZOT.

Oh ! dans ce cas, naturellement, il est acquitté, c’est non moins formel. Il n’y a plus de charges contre lui. Vous n’aurez plus seulement qu’à désintéresser le bijoutier, bien entendu, et tout sera dit.

CHARLOTTE.

J’ai ma dot.

PARIZOT.

C’est à vous de voir, madame, ce que vous devez faire… Mais, votre décision a besoin d’être prise immédiatement ; j’ai promis à Monsieur Thiriot une réponse téléphonique ; nous sommes convenus d’un mot ; car il faut qu’il envoie, par le courrier de quatre heures, à son collègue de Paris, une lettre lui faisant connaître si vous venez ou non. J’attends votre réponse.

(Un grand silence. Charlotte va et vient agitée. Parizot est assis et attend.)
CHARLOTTE.

Quelle alternative !… J’ai le pouvoir, avec un mot, de le sauver ou de le perdre.

PARIZOT.

Absolument ! suivant que vous prenez tout à votre compte ou non.

CHARLOTTE.

J’ai peine à descendre moi-même au fond de ma conscience… Ai-je le droit de le laisser condamner ? Que pensera-t-il de moi après ?…

PARIZOT.

Que vous fait ce qu’il pensera ?

CHARLOTTE, (à droite, accotée à un fauteuil.)

Vous n’êtes pas femme, Parizot… Une vie déjà gâchée… qui sera perdue définitivement… rayée à tout jamais, quand on a le pouvoir de la sauver d’un mot… Et des mots, des mots !… j’en ai tant dits d’inutiles et qui étaient des mots d’égoïsme, même dans l’amour… On accuse les autres de lâcheté… Soi-même, de quelles lâchetés n’est-on pas coupable ! Parizot, je suis dans un abîme de perplexité ; mille sentiments divers m’entraînent, me secouent. Je n’aime plus cet homme auquel je dois ma déchéance… Mais, que voulez-vous, son silence actuel à mon égard est assez brave, il entraîne sa perte à lui… Et puis, il est mon passé tout de même, il est quelque chose de moi dans le souvenir que je ne voudrais pas salir… et, en me rendant une certaine lettre, cet homme a eu un geste… oh ! un pauvre geste, mais charmant, qui absout tout. Une femme ne peut pas oublier ces choses-là.

PARIZOT.

Alors, vous voyez bien, tout vous pousse ; votre intérêt personnel est d’accord avec votre désir.

CHARLOTTE.

Oh ! mon désir ! Songez au bout de quelle route il me conduit… et de quoi je le paye… Je retrouverai toujours cette action qui me poursuivra, dont je porte le boulet. Oh ! quand serai-je quitte ?

PARIZOT.

Dans deux jours, madame. Vous êtes tombée, en effet, en travers d’une meute qui était aux trousses de cet homme, vous êtes entraînée dans le courant… Maintenant, c’est l’hallali… Après ce sera la paix… Allons, décidez-vous. Vous avez le pouvoir de sauver tout le monde à la fois.

CHARLOTTE.

Mais, la paix qu’il faut que je sauve avant tout, c’est celle de mes enfants, de mon mari, de Maurice. Voilà ce que j’ai le plus à cœur de défendre, je me ferais tuer pour la sauvegarder. En votre âme et conscienoe, Parizot, croyez-vous que le vrai moyen d’en finir, par conséquent, que leur intérêt à eux, c’est que j’aille là-bas ?

PARIZOT, (sans se lever, fait un signe.)

C’est la sagesse…

CHARLOTTE, (après une grande hésitation et une marche inquiète et réfléchie.)

Eh bien, téléphonez, je partirai (Parizot prend le téléphone. Pendant qu’il sonne.) Quel voyage ! Que va-t-il se passer derrière moi, mon Dieu ? Je ne vais pas vivre jusqu’à mon retour.

PARIZOT.

Allô ! le 15, à Grasse, mademoiselle.

CHARLOTTE.

Si toute la maison pouvait dormir jusqu’à ce que je revienne !

PARIZOT.

Monsieur Thiriot ?

(Elle s’élance et prend le récepteur. D’une voix basse et triste :)
CHARLOTTE.

Allô ! je voudrais dire un mot à Monsieur Thiriot de la part de Madame Férioul. Allô ! Monsieur Thiriot ? (À Parizot) Surveillez (Parizot va à la porte du jardin.) Monsieur Thiriot… c’est moi… C’est Madame Férioul. Bonjour, monsieur… On peut compter sur moi, j’irai là-bas… Oh ! C’est tout ce que je voulais vous dire. Merci, monsieur, de tout ce que vous avez fait pour moi. Adieu. (Elle raccroche le récepteur. Haut, à Parizot.) Le sort en est jeté… Je vais partir à quatre heures ; j’aime mieux ça que de passer la nuit en chemin de fer. Parlons d’autre chose. Quelle belle soirée !… du beau temps, hein ? c’est étonnant !

(Ils parlent comme mécaniquement.)
PARIZOT.

Oui, oui, ça recommence tout à fait, comme l’année dernière.

CHARLOTTE.

Quel dommage de s’en aller juste à ce moment !

(Entre Férioul, du jardin.)


Scène II


CHARLOTTE, FÉRIOUL, PARIZOT

CHARLOTTE, (étonnée.)

Tiens ! C’est toi ! Tu es déjà là ?

FÉRIOUL.

Oui, j’ai fini plus vite que je ne le pensais. Eh bien Parizot, qu’est-ce que vous faites là ? au lieu de griffonner des actes ou de tirer sur les petits oiseaux.

PARIZOT.

Monsieur Férioul, j’ai profité de quelques heures de liberté, pour vous apporter cette petite somme.

FÉRIOUL.

Quelle exactitude !

PARIZOT.

Oh ! ne raillez pas ! Si vous saviez !…

FÉRIOUL, (à Charlotte.)

Tu t’en vas ?

CHARLOTTE.

Je vais finir ma chapelière avec miss.

(Elle monte l’escalier.)
FÉRIOUL.

Quel train prends-tu, décidément ?

CHARLOTTE.

Si j’ai fini, je partirai tout à l’heure, sinon… Tu ne ressors plus ?

FÉRIOUL.

Non.

CHARLOTTE.

Bon. Alors nous nous reverrons.



Scène III


FÉRIOUL, PARIZOT

FÉRIOUL.

Bonne mine, Parizot, aujourd’hui. Le bon sommeil de l’honnête homme a rafraîchi vos bajoues. (Parizot rit. Il sort de sa serviette un petit portefeuille et en extrait quelques billets.) Eh bien, allons-y.

PARIZOT.

Voici, monsieur Férioul, voici le compte, puisque vous avez eu l’obligeance de reporter encore la liquidation de mon dernier semestre, et je suis heureux de vous en exprimer encore toute ma gratitude. J’ai honte de vous apporter ces pauvres trois cents francs.

FÉRIOUL, (il fait un reçu.)

Trois cents seulement ?

PARIZOT.

Mon Dieu, monsieur Férioul, si vous connaissiez les nécessités de mon métier, les obligations de ma vie…

FÉRIOUL.

Savez-vous que ce n’est pas très beau ce que vous faites là ?

PARIZOT.

Oh ! je m’en rends compte, monsieur Férioul.

FÉRIOUL.

Vous me demandez ces petits services perpétuels, je vous les accorde ; mais, ce que vous semblez oublier, c’est que vous me devez tout, exactement tout, votre situation, votre greffe, soixante mille francs dont vous ne versez pas même les intérêts à échéance, quand je devrais être remboursé de la moitié.

PARIZOT.

Oh ! je le sais mieux que vous, monsieur Férioul, et votre bonté…

FÉRIOUL.

Et malgré cela, vous me trahissez.

PARIZOT.

Je vous trahis ?… Hein ?…

FÉRIOUL.

Allons, allons, je ne sais pas ce qu’il y a au juste chez moi, mais il y a quelque chose. Pour ne pas humer cette vérité-là dans l’air de la maison, il faudrait être un imbécile, mon pauvre Parizot, et je ne crois pas l’être. N’est-ce pas ? n’est-ce pas ? Avouez-le.

PARIZOT.

Monsieur Férioul…

FÉRIOUL.

Mais tout est insolite ici… tout est insolite dans votre conduite… Vous servez de commissionnaire à ma femme.

PARIZOT.

Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

FÉRIOUL.

Non ?… Vous ne savez pas ? Ah ça !… Seriez-vous un Tartufe, un simple Tartufe, avec une bonne face d’honnête paperassier… d’Erasme poilu… Je souhaite que ce qui se passe à mon insu ne soit pas encore très grave… Je n’en suis pas sûr. Je ne suis sûr que d’une chose, c’est que je veux savoir et que je vais savoir. Vous ne sortirez pas sans m’avoir tout dit… Cigarette, Parizot ?

PARIZOT.

Je ne fume pas, monsieur Férioul.

FÉRIOUL.

Vous n’en avez pas précisément envie… Je comprends ça… Du calme, du calme, pas d’émotion… Là… plus de blagues… et asseyez-vous, hein ? Et allons au fait. Vous avez remis plusieurs fois à ma femme, devant une maison, toujours la même, de la rue Haute, où vous l’attendiez, vous lui avez remis des plis différents, des lettres… On vous a vu par la fenêtre du second. Ne niez pas, je suis renseigné. Qu’est-ce que c’étaient que ces lettres et ces rendez-vous ?

PARIZOT.

Il y a erreur… Je marche de surprise en surprise.

FÉRIOUL.

Comme vous avez mal dit ça ! Et ici, que faisiez-vous, enfermé avec ma femme depuis une heure. Que signifient ces conciliabules ? Donnez-moi votre serviette, Parizot.

PARIZOT, (refusant du geste.)

Monsieur Férioul…

FÉRIOUL, (donnant un coup de poing sur la table.)

Nom de nom… en voilà assez ! Vous allez tout dire, mon petit bonhomme… Vous allez tout dire, ou vous êtes perdu… Ne me regardez pas avec cet œil qui dissimule mal votre trac et répondez-moi… Madame Férioul a un amant ?

PARIZOT.

Ah ! par exemple ! Ah ! par exemple ! Voilà une assertion que je me garderai bien…

FÉRIOUL.

Hein ?… Vous n’êtes pas à la noce… Vous oscillez sur votre chaise… Comme on serait bien par les chemins de Magagnosc en ce moment, n’est-ce pas ? Vous mentez mal, Parizot, les poils de votre barbe remuent un à un, regardez-moi bien… vous êtes une fripouille.

PARIZOT, (se levant comme pour s’en aller.)

Je n’en entendrai pas plus…

FÉRIOUL, (le repoussant sur sa chaise d’un coup sur l’épaule.)

Pas de ça !… Ne bougez pas, et continuons… Ma femme a une aventure… je veux la connaître… Vous êtes l’intermédiaire, vous savez tout… (Il roule une cigarette sans regarder Parizot.) Quelqu’un du pays, dites ?… Quelqu’un de Grasse ?… C’est une liaison… récente ?…

PARIZOT.

Tenez, monsieur, je me contente de hausser les épaules… et, dans l’étrange situation qui m’est faite ici…

FÉRIOUL.

Parizot, je vous donne ma parole d’honneur, vous entendez ?… que si vous avouez de vous-même nul ne le saura, ce sera totalement entre nous… Sinon, prenez garde, prenez garde… mais, en attendant, ramassez donc votre chapeau que vous avez laissé tomber d’émotion… Vous ne communiquerez pas jusqu’à demain avec ma femme, ni avec qui que ce soit, et vous ne communiquerez pas pour une raison bien simple, c’est que je vous coffre, oui, oui, moi !… Vous allez rester à mes côtés tout le temps, tout le temps… J’ai besoin de vos services. Pas de communication possible, mon bon ! Vous parlerez ou vous ne parlerez pas, mais, ce que vous cachez si bien, je suis à la veille de le savoir, moi, et voici comment. Maintenant que j’ai abattu mon jeu… il faut que j’aille jusqu’au bout… Je n’ai aucun scrupule à vous mettre au courant et pour cause… Ma femme a reçu un télégramme de sa mère, vous le savez, n’est-ce pas ? l’appelant à Paris. Elle prend le train à quatre heures ou à dix heures. Or, elle va à Paris, mais elle n’y rencontrera pas sa mère, celle-ci se trouve justement à Angers, chez une de ses tantes. J’ai téléphoné à Paris, je suis au courant. Madame Férioul va donc rejoindre un amant. J’ai cent moyens de la faire suivre. Il est donc inutile de vous dire que je saurai heure par heure ce qu’elle va faire à Paris, et ce qu’elle y aura fait demain… D’ici là, vous ne communiquerez pas avec elle…

PARIZOT.

C’est une séquestration…

FÉRIOUL.

J’allais le dire. Vous avez trahi ma confiance, à moi, votre bienfaiteur, vous avez aidé ma femme à me tromper, vous êtes un pur et simple misérable, entendez-vous ? Une dernière fois, écoutez ceci : vous avez le choix, et c’est mon dilemme absolu. Je prends encore l’engagement — et je les tiens, Parizot, mes engagements — que, quoi qu’il se soit passé, jamais être humain ne saura que vous m’avez révélé le plus petit fait, le moindre mot !… Votre conscience est donc à l’abri vis-àvis de moi quelle qu’ait été votre participation à cette vilenie, je vous pardonne encore tout, vous comprenez bien ?… Tout. Je ne vous reprocherai rien, je m’y engage, je fais table rase de tout grief, mais par contre, si vous refusez de lâcher le paquet, séance tenante, je vous fais saisir dès demain, je vous ruine, vous savez bien que vous n’êtes pas solvable…

PARIZOT.

Monsieur Férioul…

FÉRIOUL.

Vous avez des enfants, Parizot, une femme que vous aimez, ce sera la misère, la rue… et je ne reviendrai jamais sur la décision que je prends en cette minute, et qui pèsera sur votre vie entière. Allons, faites votre devoir, vous le devez à votre patron, mon vieux, vous le devez à moi. Vous ne voyez donc pas que vous avez avoué plus de dix fois depuis tout à l’heure… Allons, quel est l’amant ?…

PARIZOT.

Non, non, pas d’amant !…

FÉRIOUL.

Allons donc !… Un flirt ?… des rendez-vous ?…

PARIZOT, (en proie à un tremblement.)

Je ne sais pas… Je ne crois pas… Peut-être une correspondance…

FÉRIOUL.

Bon, j’ai compris, il y a un amant… C’est un point… Oui ?… Oui ?… Répondez… Par oui et par non. Un signe de tête… Quelqu’un du pays ?… Quelqu’un de la ville ?… Une question avant tout : la chose est-elle publique. Enfin, est-elle au moins ébruitée ? Dites ? L’honneur est atteint ?…

PARIZOT.

Oh ! monsieur Férioul… Il n’y a rien… Mais, s’il y avait quelque chose, il est bien certain qu’il se serait agi au plus d’une imprudence secrète, tout le monde serait à cent lieues de s’en douter… comme vous…

FÉRIOUL.

La souffrance personnelle, j’en fais le sacrifice… Tant pis pour notre guenille, si elle crie ! J’irai à la douleur, à la grande douleur morale, comme j’irai plus tard à la mort, sans lâcheté. La douleur qui ne retombe que sur moi, je peux lui dire, sans forfanterie : sois la bienvenue. Mais il y a une chose qui est au-dessus de nous, dont je ne ferai jamais le sacrifice, c’est l’honneur ; l’honneur de ma vie, de mes petits, ça c’est sacré. Tant mieux, tant mieux, Parizot, si les circonstances ont voulu que ça reste sain et sauf. J’étais trop heureux ! Parizot, voyez-vous, je suis d’attaque, allez-y. Quelqu’un de nos relations ? d’ici ? de Paris ? Pas moyen de vous arracher un mot… Tiens, le téléphone est dérangé, on s’en est donc servi ?

PARIZOT.

Je ne sais pas. Ça ne me regarde pas.

FÉRIOUL, (va au téléphone.)

Allô, allô ! mademoiselle, allô ! Redonnez-moi donc, s’il vous plaît, le numéro que nous avons demandé tout à l’heure… Je ne me rappelle déjà plus au juste… 15 ?… (Il cherche dans l’annuaire.) Oui, c’est ça, enfin je crois… Vous ne vous trompez pas… le numéro de Monsieur Thiriot ? C’est ça, oui… (Il relève la tête et regarde fixement Parizot.) Thiriot… (À l’appareil.) Allô… (À Parizot.) Monsieur Thiriot, le procureur de la République ?

PARIZOT.

Au fait, oui, c’est moi qui ai téléphoné… j’oubliais… dans mon émotion, je vous demande pardon… dans mon émotion, j’avais oublié. Une communication à propos du tribunal, oui, d’un juge suppléant…

FÉRIOUL.

Et vous ne vous le rappeliez pas ? Comme c’est vraisemblable ! (À l’appareil.) Allô, monsieur Thiriot ?… Qui est là ? Le valet de chambre ?… Bien. A-t-on fait de ma part… Je suis monsieur Férioul… La commission que j’avais prié chez moi que l’on fasse à Monsieur Thiriot ?… Vous a-t-on téléphoné ? De chez moi ?… Vous dites ?… Oui, mais qui ?… Ma femme ?… Madame Férioul elle-même ?… Bon, bon, alors, ne dérangez pas Monsieur Thiriot, c’est que la commission doit être faite. (Il raccroche le récepteur et va droit à Parizot, les yeux terribles.) Qu’est-ce que ça veut dire ?… Qu’est-ce que ça veut dire ?… Le procureur ?… ma femme ?… Ah ! mais, que vient faire là le procureur après le greffier ?… hein ?… hein ?… Il le regarde menaçant, terrible, et lui appuie la main sur l’épaule, comme s’il allait le broyer.

PARIZOT, (hagard.)

Écoutez… écoutez… monsieur Férioul, je sens que la situation est perdue… je ne sais plus que faire, moi… monsieur Férioul, pardon ! J’ai eu pitié… il le fallait… je ne suis pas coupable… à votre tour, ayez pitié, ne frappez pas mes enfants.

FÉRIOUL.

Vous n’avez plus qu’un moyen de vous sortir de là… La vérité… La vérité !…

PARIZOT.

Jurez-moi que la révélation que je vais vous faire ne sortira pas d’entre nous deux.

FÉRIOUL.

Mais c’est juré depuis longtemps, allons…

PARIZOT.

Que vous vous contiendrez, que vous saurez vous contenir, et que, pendant plusieurs jours, vous aurez le courage de simuler l’ignorance, il le faut. monsieur Férioul, pour vous-même, à cette condition seulement…

FÉRIOUL.

C’est juré.

PARIZOT, (balbutiant, écrasé.)

Monsieur Férioul, votre malheureuse femme a connu… a fait connaissance, à Luchon, d’un monsieur étranger. Elle s’est laissé entraîner dans un véritable guet-apens. Cet individu, qui n’était rien de moins qu’un aventurier, un rat d’hôtel, est poursuivi aujourd’hui par un bijoutier qui l’assigne devant la huitième chambre du tribunal civil de Paris, pour escroquerie. Madame Férioul a été citée comme témoin, le personnage ayant commis de fausses traites à son nom.

FÉRIOUL, (bondissant, le prenant à la gorge.)

Vous mentez !… vous mentez !… vous êtes un abominable gredin, ce que vous dites là est faux ! Ce que vous dites là est monstrueux. Misérable ! comment osez-vous… Comment avez-vous l’audace d’accuser ma femme de cette infamie ?… C’est faux, rétractez, rétractez… (Il l’étrangle presque. Tout d’un coup, il le lâche, fait quelques pas. Silence.) Je vous demande pardon, Parizot, je suis un homme extrêmement malheureux. (Il s’assied à la table et prend sa tête dans ses mains.) Ma femme !… Mon nom traîné devant les tribunaux !… Une affaire de chantage… de… Oh ! pardon, Parizot… Je vous demande pardon, Parizot… Continuez… j’aurai le courage…

PARIZOT.

La malheureuse ! Depuis deux mois, elle se débat dans la plus terrible situation. Si vous imaginiez, vous auriez pitié… Oh ! C’est payer cher l’entraînement d’un moment.

FÉRIOUL, (toujours la tête dans ses mains la voix étranglée.)

Des faits !

PARIZOT.

Elle croyait tout fini, lorsque cet homme a été poursuivi… L’affaire vient demain, comme je vous l’ai dit. L’huissier, qui est venu l’autre jour avec moi… eh bien, c’était la citation. Monsieur Thiriot m’a choisi, en effet, comme intermédiaire, parce que j’étais ami de la famille.

FÉRIOUL.

Ainsi, Thiriot est au courant de tout ?

PARIZOT.

Il a bien fallu. Madame Férioul a été tenue de le mettre au courant… oui, mais justement, avec un tact et une générosité parfaite, Monsieur Thiriot a obtenu du président de Paris que le nom de Madame Férioul, non seulement ne sera pas prononcé, mais encore ne figurera pas dans le jugement, dans aucun journal.

FÉRIOUL.

Oh ! maintenant, un petit peu plus, un petit peu moins !… Charlotte !… ma Charlotte !… quelle horreur !… ça, ça…

PARIZOT.

Monsieur Férioul, vous comprendrez… quand elle reviendra… Elle va aller là-bas, contrainte, mais elle va défendre son honneur, le vôtre, se disculper… courageusement, victorieusement. Dans deux jours, quand elle reviendra de ce véritable martyre, tout sera enterré… ça n’aura plus existé qu’en rêve. Vous ne lui en parlerez jamais ?…

FÉRIOUL, (la tête penchée sur la table, effondré, sans l’entendre.)

Et son parfum, le parfum de son papier à lettres, de son buvard, de son linge… Ah !

(D’un coup de poing, il envoie promener les objets qui sont sur la table. Il reste là, la tête dans ses mains. Silence.)
PARIZOT.

Monsieur Férioul, monsieur Férioul, vous ne répondez pas.

FÉRIOUL.

Mais, c’est à se casser la tête contre les murs !… Ah ! nous allons voir !… À mon tour…

PARIZOT.

Monsieur Férioul…

FÉRIOUL, (hurlant.)

L’abominable obscénité !… C’était ça, ma femme…

(Férioul relève la tête, bondit de sa chaise, il a les yeux injectés de sang. On devine que toute sa colère de Méridional sanguin lui fait battre les artères ; il est dressé, formidable, comme s’il allait tuer quelqu’un.)
PARIZOT.

Monsieur Férioul, qu’allez-vous faire ?

FÉRIOUL.

Ce que je vais faire !… la chasser devant tout le monde… la chasser pour toujours…

PARIZOT.

Vous ne ferez pas ça ! Vous m’avez juré sur l’honneur !…

FÉRIOUL.

Ah ! c’est ça qui m’est égal, par exemple !

PARIZOT.

Ce serait monstrueux, monsieur ! La pauvre malheureuse !… Songez… dans un état de détresse pareille ! Il faut qu’elle soit demain là-bas, qu’elle fasse un effort effroyable pour arriver jusqu’au bout. Et vous voulez, dans cet instant-là… Ce serait infâme !

FÉRIOUL.

Oui, qu’elle s’en aille !… Qu’elle s’en aille où elle veut, mais hors d’ici… hors d’ici !…

PARIZOT.

Mais, monsieur, vous ne pouvez pas vous rendre compte… Cette femme est en proie à la plus effroyable torture.

FÉRIOUL.

Et moi donc !

PARIZOT.

Mais ce serait la tuer.

FÉRIOUL.

Assez de mots ! Le châtiment sera comme la faute, exemplaire. Je veux laver mon déshonneur et ma boue au grand jour, devant tous, il faut que toute la maison soit là… les maîtres, les serviteurs… je vais la chasser, dans sa faute, devant tous.

PARIZOT.

Vous ne commettrez pas ce crime, je vous en empêcherai.

FÉRIOUL.

Hein ?… Vous dites ?… Vous osez !…

PARIZOT.

Oui… oui… Je me révolte à la fin !… Monsieur Férioul, je m’oppose à l’acte que vous allez commettre !

FÉRIOUL.

Répétez… répétez-le… pour voir… espèce de…

PARIZOT.

Vous devriez l’aider, au contraire… lui porter secours…

FÉRIOUL.

À cette coquine, qui m’a déshonoré pour toujours, qui s’est donnée à un escroc, qui… (Parizot s’interpose.) Ah ! prenez garde, vous, ou je vous écrase d’un coup de poing.

PARIZOT.

Vous êtes fou de colère !… Non, non !… Vous ne pouvez pas… vous n’aurez pas le courage…

FÉRIOUL.

Ah ! vous allez voir si je n’aurai pas le courage !… (Il ouvre brusquement la porte à droite et appelle.) Ma mère !… les enfants !… tout le monde en bas !

PARIZOT.

Je ne verrai pas ça !… Vous, si bon, monsieur Férioul, si… vous ne vous connaissez plus… il n’y a qu’à vous voir.

FÉRIOUL, (criant, au jardin.)

Jean ! Marius !… Tout le monde !… arrivez !

PARIZOT.

Non ! non !… Ce n’est pas juste… Vous n’avez pas de pitié… Vous allez la tuer !…

FÉRIOUL, (monte l’escalier, ouvre la porte.)

Charlotte ! Charlotte !

PARIZOT.

Non, non ! vous ne pourrez pas !

FÉRIOUL, (revenant à lui.)

Mais, taisez-vous donc, vous… Ne restez pas ici… Complice ! Laissez-moi chez moi !…

PARIZOT.

Non ! vous ne pourrez pas… Pas devant tout le monde !… Vous n’aurez pas le cœur !… La malheureuse !… Je vous en défie !

FÉRIOUL.

Dehors, vous !… place nette ! Je suis chez moi, place nette. On va voir.

(Férioul a jeté Parizot à la porte du jardin. Par une des deux portes qu’il vient d’ouvrir apparaît Madame Férioul mère.)


Scène IV


FÉRIOUL, MADAME FÉRIOUL MÈRE, puis JEAN, MISS, MARGARIDOU, MARTHE, RIQUET et enfin CHARLOTTE.

JEAN, (le chaufjeur apparaissant à la porte.)

Monsieur m’appelle ?

FÉRIOUL.

Oui… oui… venez ici !…

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Mon Dieu ? Quelque chose ? Un malheur ?

FÉRIOUL.

Rangez-vous là ? Les enfants aussi, je veux les enfants. (Margaridou et une autre femme entrent.) Entrez !… Entrez !… (Les enfants arrivent.) Ah ! c’est bien… mettez-vous là… (Il appelle encore à l’escalier.) Charlotte !

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Mais, qu’est-ce que tu nous veux, à la fin !… Pourquoi ?… les domestiques aussi ?…

FÉRIOUL.

Minute !…

MISS, (descendant l’escalier.)

Madame arrive !… Elle arrive ! Elle finissait ses malles.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Qu’est-ce que cet étrange conseil de famille ? Dans quel but ?

VOIX DE CHARLOTTE, (dans la maison.)

Tu m’appelles, Maurice ?… Qu’est-ce qu’il y a ?

FÉRIOUL.

Arrive… arrive ici…

(Dans un grand silence, tout le monde s’est rangé. Férioul attend, fixe, en regardant la porte. Tout à coup, Charlotte apparaît au haut de l’escalier, livide ; son visage exprime la plus effroyable détresse, les jambes flageolent, les yeux sont hagards. Elle considère la scène.)
CHARLOTTE, (éperdue, descendant lentement l’escalier.)

Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce qu’il y a ?… Mon Dieu !… Mon Dieu !… Pourquoi tout le monde est-il ici ?…

(Elle regarde, épouvantée.)
FÉRIOUL, (le poing tendu.)

Il y a… il y a… (Il va parler. Tout à coup, devant l’incommensurable effroi qui se lit sur toute la personne de Charlotte, devant la ruine vivante qui s’avance, il a une hésitation. La voix s’étrangle, le bras lancé en l’air se balance, une sorte de grande crise intérieure, soudaine et formidable, se traduit sur sa figure. Au milieu du halètement général, il s’arrête, le bras droit, machinalement, continue en l’air un mouvement de balancier, plus mou, la tête se détourne vers son fils, puis tout à coup, le fixant, il dit d’une voix d’abord hésitante, puis sèche et brève.) Il y a que ce garnement-là doit recevoir une correction publique.

RIQUET.

Moi, papa ?… Qu’est-ce que j’ai fait ?

FÉRIOUL.

Je vous annonce que ce petit bonhomme est renvoyé du collège. Le principal vient de me téléphoner lui-même à l’instant, il n’y a pas une minute.

RIQUET.

Moi ! Moi ! Mais, ce n’est pas possible ! Papa, qu’est-ce que j’ai fait ?… Moi ?…

FÉRIOUL.

Voilà… Ton inconduite méritait une leçon publique… J’ai voulu te la donner devant tout le monde, devant tous les tiens… Maintenant, file là-haut, dans ta chambre, file, je vais réfléchir aux conséquences que comporte la situation…

RIQUET, (dans les larmes.)

Mais, papa… mais papa… je t’assure…

FÉRIOUL.

Pas de réplique !… (À Miss, avec angoisse.) Emmenez-le !… vite, vite…

MARGARIDOU, (emmenant le petit au milieu de la stupéfaction générale.)

Pauvre pitchoun !

(Férioul considère comme hébété la scène, les domestiques immobiles, toute la maisonnée.)
FÉRIOUL, (d’une voix maintenant atone.)

Vous pouvez vous retirer, allez…

(Il fait un geste impératif. Tout le monde se retire, sauf Madame Férioul mère et Charlotte.)
MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Et c’est pour ça que tu nous as réunis ? C’est pour ça que tu nous as fait une peur pareille !…

FÉRIOUL.

Oui, c’est pour ça…

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

J’ai cru qu’il s’agissait de quelque chose d’effrayant. Vraiment, tu exagères ! Ce povreto ! Ce n’est peut-être pas tant que ça de sa faute, d’abord…

(Elle maugrée entre ses dents.)
CHARLOTTE, (d’une voix brisée.)

Bien sûr… Ta mère a raison… Maurice… Tu étais effrayant à voir…

FÉRIOUL.

Il le fallait ! (D’une voix sourde.) Maintenant, ma mère, allez le retrouver, consolez-le… Je vous y autorise… atténuez le coup… Je n’ai fait que… (Il pousse un grand soupir.) mon devoir.

(La mère s’en va, les domestiques se sont éclipsés, tout le monde est parti, gêné et discrètement, en refermant les portes. Férioul reste seul avec sa femme.)


Scène V


CHARLOTTE, FÉRIOUL, puis MADAME FÉRIOUL MÈRE

CHARLOTTE.

Ah ! tu ne peux pas avoir idée de la peur que je viens d’avoir !

FÉRIOUL.

Mais si… je m’en doute…

CHARLOTTE.

Tu as crié comme s’il s’agissait de je ne sais pas quoi… (Elle s’appuie à la table comme si elle allait encore tomber.) Ah ! je respire tout de même.

FÉRIOUL.

C’était nécessaire pour le petit, tu comprends…

CHARLOTTE, (réfléchissant.)

Mais le principal t’a donc téléphoné tout de suite ? Quand ?

FÉRIOUL, (montrant le téléphone.)

À l’instant même tu vois… à l’instant…

CHARLOTTE, (rassurée.)

Oui, c’est vrai… Ah ! bien, si ce n’est que ça !… Tu sauras bien tout arranger !… Ah ! mon Dieu !… se faire des peurs pareilles et se mettre dans ces états, pour des vétilles de ce genre… Tu as bien tort de t’énerver pour si peu !… Ah ! la vie est trop courte… trop mauvaise… trop… Dieu ! que c’est bête, ces émotions…

(Elle respire. Elle sourit avec un visage atrocement délivré.)
FÉRIOUL, (sans la regarder.)

Alors, tu pars ?

CHARLOTTE.

Comment veux-tu, maintenant, je ne partirai qu’à dix heures. Je ne peux pas te laisser dans cette humeur !…

FÉRIOUL.

Pourquoi donc ! J’étais obligé, te dis-je, mais maintenant, je vais arranger ça de suite.

CHARLOTTE.

De toutes façons, je n’ai plus le temps maintenant… Le train est à quatre heures.

FÉRIOUL.

Non, quatre heures dix, au nouvel horaire. C’est changé… voilà le dernier indicateur… attends…

(Il prend l’indicateur. Elle s’appuie sur son épaule. Il a un mouvement de répulsion et lui repousse le bras.)
CHARLOTTE.

Qu’est-ce que tu as ?

FÉRIOUL.

Tu me fais mal… Tu vois, quatre heures dix, avec l’auto, tu arriveras à temps. Dépêche-toi, pars tout de suite… J’aime mieux ça. L’attente jusqu’à dix heures serait insupportable…

CHARLOTTE.

Pourquoi ?

FÉRIOUL.

Oh ! les départs manqués !… Ta malle est prête ?

CHARLOTTE.

Oui tout est prêt…

FÉRIOUL.

Alors, adieu, je ne t’accompagne pas à la gare… Je vais régler cette affaire avec le collège.

CHARLOTTE.

Ne t’énerve pas, surtout ! va !… Ça n’en vaut pas la peine…

FÉRIOUL.

Ne crains rien.

CHARLOTTE.

Alors, bon, je m’en vais… je t’enverrai une dépêche demain pour te dire comment j’ai trouvé ma mère.

FÉRIOUL.

C’est ça, oui.

CHARLOTTE.

Oh ! Ce ne doit pas être bien grave, je suis tranquille.

FÉRIOUL.

Moi aussi.

CHARLOTTE.

Je reprendrai le train après demain soir, au plus tard ou peut-être le même matin, c’est un petit changement d’air… (Entre Madame Férioul mère.) une distraction…

FÉRIOUL.

Va, ne te mets pas en retard.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Le petit est désolé, tu sais, il pleure… il…

FÉRIOUL, (l’interrompant.)

Une seconde, ma mère…

CHARLOTTE.

Alors, au revoir… Tu n’as besoin de rien de Paris ?… Tu ne veux-pas que je te rapporte quelque chose ?

FÉRIOUL, (les yeux baissés.)

Non, merci… je ne vois pas…

CHARLOTTE.

Pas de commissions ?

FÉRIOUL.

Va vite !…

CHARLOTTE.

Et… on ne s’embrasse pas ?…

FÉRIOUL.

Mais si…

CHARLOTTE, (l’embrassant.)

Au revoir, mon chéri, porte-toi bien.

FÉRIOUL.

Au revoir et… bon courage…

CHARLOTTE, (montant l’escalier.)

Chéri !…




Scène VI


FÉRIOUL, MADAME FÉRIOUL MÈRE

FÉRIOUL, (quand Charlotte referme la porte de l’escalier, il empoigne sa mère à bras le corps.)

Maman !… Maman !…

MADAME FÉRIOUL MÈRE, (épouvantée.)

Qu’est-ce que tu as, mon petit ?

FÉRIOUL, (éclatant en sanglots et en tendant les bras.)

Ce que je viens de faire dépasse les forces humaines !…

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Ah, mon Dieu !…

FÉRIOUL, (écrasé, et soudainement avec une voix d’enfant de douze ans.)

Serre-moi, maman, serre-moi, maman ! Si tu savais ! Si tu savais…


RIDEAU

ACTE QUATRIÈME

Même décor qu’au deuxième acte, mais la pièce est décorée pour la réception que Férioul donne aux enfants de la commune de Magagnosc. Quelques orangers en caisse, quelques guirlandes au mur. Un canapé remplace le piano enlevé. Au lever du rideau, le groupe scolaire, une dizaine de petites filles et de petits garçons de cinq à sept ans, en costumes de paysans endimanchés, se trouve rangé sous la conduite de Mademoiselle Blanquette, l’institutrice, et d’une sous-maîtresse.



Scène PREMIÈRE


FÉRIOUL, MADEMOISELLE BLANQUETTE, RIQUET, ENFANTS

FÉRIOUL.

Maintenant, allez, le goûter est servi à côté de la maison. Votre charmante institutrice va vous y conduire et veiller à ce que vous ne vous donniez pas d’indigestion.

MADEMOISELLE BLANQUETTE.

Monsieur le maire, pour vous remercier de cette bonne journée passée dans votre parc, permettez qu’un de mes élèves vous remercie au nom de tous ses camarades. (Au petit, bas.) Va. (Haut à Férioul.) C’est le petit Poudrette.

L’ENFANT, (s’avance.)

« Monsieur le maire, notre cœur déborde de reconnaissance. Dans ce site agreste, au milieu de la vallée pittoresque qui nous a donné le jour, à nous, enfants de Magagnosc, ainsi qu’à nos pères, robustes villageois, vous avez bien voulu nous recevoir, nous faire asseoir à votre foyer et nous traiter comme vos propres enfants. Monsieur le maire, que le bonheur soit toujours sur votre maison ! »

LES ENFANTS, (en choeur.)

« Vive monsieur le maire ! »

FÉRIOUL, (prenant l’enfant dans ses bras.)

Parfait, mon enfant. Voilà ce qui s’appelle parler. Embrasse-moi bien fort. Maintenant, mademoiselle, conduisez les autres goûter dans l’orangerie… (À sa mère qui est en scène.) Ma mère, voulez-vous faire les honneurs.

(Madame Férioul mère conduit les enfants et la sous-maîtresse. Restent seuls Férioul, Mademoiselle Blanquette et une jeune femme à l’air doux.)
MADEMOISELLE BLANQUETTE.

Je voulais vous dire toute ma reconnaissance…

FÉRIOUL.

Ah ! non, pas vous ! Je viens de recevoir déjà un compliment qui les résume tous !

MADEMOISELLE BLANQUETTE.

Ces pauvres petits sont ravis. Ils n’en avaient jamais vu autant. C’est dommage que Madame Férioul ne soit pas là ! C’est la seule déception que nous emporterons aujourd’hui.

FÉRIOUL.

Mais oui, elle a été appelée, il y a deux jours, à Paris, par sa mère assez malade en ce moment.

MADEMOISELLE BLANQUETTE.

Quand revient-elle ? J’espère que ce ne sera rien.

FÉRIOUL.

Elle revient à l’instant, au train de trois heures. La voiture est allée la chercher à la gare…

MADEMOISELLE BLANQUETTE.

Alors, nous la verrons peut-être ?

FÉRIOUL.

Mais oui, peut-être. (À son fils.) Eh bien ? Qu’est-ce que tu fais là ? Tu ne fais pas les honneurs aux petits Magagnoscains ?

MADEMOISELLE BLANQUETTE.

Il m’a dit la mauvaise plaisanterie qu’on s’est permis de vous faire au téléphone en vous annonçant faussement qu’il avait été renvoyé du collège.

FÉRIOUL.

Mais oui, je l’ai grondé bien inutilement.

RIQUET.

Papa, je sais maintenant qui a dû me faire cette blague. C’est le pion d’étude, Jacquemin, un sale rouquin qui ne peut pas me sentir… Il me colle tout le temps.

FÉRIOUL.

Allons, sois généreux et n’accuse personne. Allez faire goûter les enfants, je vous rejoindrai tout à l’heure… Et vous, madame Auger, vous ne dites rien, vous avez l’air triste ? Mademoiselle Blanquette m’assure que votre enfant est très studieux…

(Madame Férioul mère entre.)
MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Dis-moi…

FÉRIOUL.

Quoi ?

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Un mot.

FÉRIOUL, (faisant signe aux autres de se retirer.)

Je vous rejoins.



Scène II


MADAME FÉRIOUL MÈRE, FÉRIOUL

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Figure-toi… je suis aux cent coups… Madame Fouillouze est venue chercher son enfant… c’est épouvantable !

FÉRIOUL.

Quoi ?

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Je t’avais caché ce numéro du Petit Grassois, mais il faut que tu le connaisses. Eh bien, Madame Fouillouze m’a apporté cet infâme journal et elle l’a fait avec une méchanceté sans nom…

FÉRIOUL.

Ah ! ah ! la ville est déjà en émoi !…

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Mais oui, il paraît que cet entrefilet venimeux fait déjà son chemin.

FÉRIOUL.

Je suis désigné ?

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Clairement. Lis, lis. Il paraît qu’on t’attendait à la sous-préfecture aujourd’hui, qu’on espérait une protestation de toi, quelque chose…

FÉRIOUL.

Mais je ne suis pas nettement désigné ?…

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Nous sommes perdus, c’est fini, tout s’écroule, tu ne t’en sortiras pas… Ah ! une jolie biche de belle-fille que je me suis donnée là ! Mais comment ça s’est-il ébruité avec une pareille rapidité ?…

FÉRIOUL.

Oui, comment ? Parizot l’a dit à sa femme, sa femme l’a raconté à d’autres, et, si ce n’est pas ça, c’est autre chose… Tout le monde le sait en tout cas… On ne me connaît pas ! je ferai barrage à la haine ! je tiendrai tête !

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Mais comment le pourras-tu ?

FÉRIOUL.

D’abord, il y a une chose importante, c’est la dépêche de Jeannetier : l’individu est acquitté. Pas de condamnation, c’est déjà beaucoup.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Mais qu’est-ce qui te prouve que ta femme ne s’est pas compromise encore un peu plus au Palais de justice ? Vois-tu, nous n’y comprenons rien du tout, ni toi ni moi. Au fond, de quoi sommes-nous au courant ? Es-tu seulement sûr de ton Jeannetier ? Tu l’as envoyé là-bas, mais qui te dit qu’il n’a pas averti ta femme que tu savais tout.

FÉRIOUL.

Je réponds de Jeannetier comme de moi-même.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Alors, somme toute, il est allé à Paris censément pour la rejoindre et l’aider.

FÉRIOUL.

Oui, et à mon insu, bien entendu… Mais, quand il reviendra tout à l’heure, il me rendra un compte fidèle de ce qui se passe. Jusque-là, résignons-nous à cette demi-obscurité à laquelle on s’habitue.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Et où nous pataugeons, car tous, Jeannetier, Parizot, t’ont raconté ce qu’ils ont voulu !… Arrives-tu à comprendre à la fin ?

FÉRIOUL.

Je cherche, je tâtonne, je reconstitue avec ce que je sais comme je peux… j’ai eu une seconde conversation avec Parizot… mais quelle ombre ! quelle ombre !… Quel a été le chemin de cette âme qui n’est pas là pour nous le dire !… Je suis là comme à la chasse, courbé sur une piste… Il vaut mieux deviner, avoir le temps de la réflexion… Ces deux jours ont été excellents pour me recueillir, ma mère.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Et le résultat de ton recueillement ne varie pas. Tu es toujours décidé à garder l’attitude que nous avons dite ?

FÉRIOUL.

Plus que jamais ! Il n’y a que deux attitudes possibles, ou la chasser, ou faire semblant de tout ignorer. Tu aurais préféré peut-être la première solution ?

MADAME FÉRIOUL MÈRE, (sèchement.)

Oui, bien que tu n’en aies eu guère le courage.

FÉRIOUL.

Moi, je préfère la seconde : ignorer.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

C’est peut-être plus sage, en effet.

FÉRIOUL.

Ma mère, croyez-moi, il faut ignorer tout, tant que l’attitude sera possible à garder. Il n’y a pas à hésiter. C’est nécessaire pour les enfants, avant tout, pour nous aussi. Oh ! je sais que c’est vous demander une force incommensurable, mais il faut avoir le bénéfice de mon énergie de l’autre jour, et, puisqu’elle a pu arriver à tout nous cacher pendant des mois, que ce résultat-là ne soit pas au moins perdu. Enfouissons entre nous la chose innommable. Il faut en avoir l’énergie.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Mais combien de temps, malheureux enfant, si ce scandale éclate comme il est en train d’éclater de toutes parts ?…

FÉRIOUL.

Tant que nous pourrons. Quand la chose sera inévitable, pas d’hésitation ! Vous savez ce que je suis résolu à faire et je le ferai. Le châtiment que je n’ai pas eu la force d’exécuter l’autre jour, quand j’ai tremblé devant ses yeux de détresse, d’épouvante, ce châtiment-là, ce sera son heure ; l’autre jour, il était trop improvisé, trop subit. La révélation et le châtiment, c’était trop à la fois. Mon indignation, ma colère hurlaient vengeance. Mais l’homme est souvent moins fort que sa colère. Quand elle est apparue avec cet effroyable visage, si effroyable que j’ai cru qu’elle allait tomber en poussière, je n’ai pas pu. J’ai été comme intimidé. Il y avait dans ses yeux toute une sorte de douleur à laquelle je ne pensais pas, que je ne prévoyais pas. Et alors j’ai senti quelque chose qui arrêtait mon bras, comme l’ange invisible arrêtait le bras d’Abraham, l’ange de la pitié, peut-être, le plus faible ou le plus courageux des anges. Et dans ce tourbillon intérieur qui m’agitait, une seule idée dominait. Qu’elle s’en aille ! qu’elle s’en aille ! Oui, qu’elle parte, achever sa triste besogne, sans explication, sans un mot et que je me retrouve enfin, seul ! seul ! L’impérieux besoin de la solitude et des larmes se dressait en moi. Maintenant j’ai eu cette solitude et ce recueillement. J’ai fait le tour de la réflexion. Désormais, je n’hésite plus. Elle va venir, je la répudierai avec calme, avec justice, fermement, mais sans colère. Si, au contraire, le scandale est enrayé, eh bien, qu’elle bénéficie du silence, et c’est nous deux qui aurons la charge alors, la charge douloureuse de souffrir pour le reste de nos jours, en gardant le secret. Est-ce au-dessus de vos forces, ma mère ? Avez-vous peur de vous trahir ?

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Non, mon petit, il le faut bien, puisque c’est pour toi. Ma vie ne sera plus assez longue maintenant pour qu’elle m’effraye…

FÉRIOUL.

Entre les quelques qualités que votre sang m’a transmises, il y en a une dont, jusqu’au tombeau, je vous serai reconnaissant : c’est le courage. Ah ! je vis une vie bien étrange, allez ! Quelle retraite intérieure depuis deux jours !… Peu d’hommes ont eu au bord de l’action le loisir de la méditer ainsi. C’est un cas unique. Brusquement, au moment de lever le poing, plus rien devant moi, le vide… deux jours dans le vide à reconstituer, à méditer avant le retour de la coupable. Deux jours, comme c’est long… trop long… l’instinct s’émousse. J’ai fait le tour des idées. Dans le malheur, on se sent devenir plus grand. On se meut dans une sorte d’atmosphère pathétique… Il n’est pas bon pourtant de réveiller la conscience. On ne voyait pas les tares des autres, mais on oubliait aussi les siennes. On se met à regarder en soi, on compare… Cela s’appelle réfléchir… C’est ce qui m’est arrivé… Dans mes deux nuits d’insomnie, mes actions passées ont surgi devant moi… La nuit, on revoit sa jeunesse… Et c’est effrayant tout ce qu’on peut découvrir dans son propre passé… Il y a des actions qui n’ont pas fait de bruit… On n’y pense pas… Et pourtant… Quelles étranges répercussions derrière nous… J’ai fait comparaître une de ces actions-là aujourd’hui… J’en ai éprouvé le besoin, à mon réveil… Vous souvenez-vous d’une petite cueilleuse de seize ans appelée Mariétou qui, séduite par un contremaître de l’usine Giraud, avait été abandonnée, puis honnie par tout le village… Elle pensait se tuer…

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Mariétou !… Mais, pécaïre, c’est maintenant la petite Madame Auger, celle qui est ici aujourd’hui…

FÉRIOUL.

C’est ça… Je l’ai invitée exprès… Vous rappelez-vous, c’est moi qui lui ai trouvé un brave mari.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Elle est ma foi, maintenant, confiseuse-pâtissière dans la Grand’Rue.

FÉRIOUL.

Mais une chose que vous ignorez, bien certainement, c’est qu’un jour qu’elle pleurait après son abandon, pauvre fille, affalée contre un tas de foin, je l’ai consolée de très près…

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Eh bien ?

FÉRIOUL.

Vous ne sourcillez pas.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Et, qu’est-ce que ça prouve, sinon que j’ai donné le jour à un robuste garçon qui n’avait pas froid aux yeux pour le bonheur des jolies filles… S’il a bu quelques rasades de trop… eh bien, le bon Dieu décomptera !…

FÉRIOUL.

Ce que vous trouverez peut-être moins joyeux, ma mère, c’est que, sept mois à peine après son mariage, cette fille donnait naissance à je ne sais quel vague petit garçon…

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Tais-toi !… Tu m’ennuies, à la fin, tu m’agaces !…

FÉRIOUL.

Oh ! il n’y a de ma part, je m’empresse de le dire, que le plus ténu des soupçons. C’est probablement, sûrement, une absurdité… J’avais toujours repoussé cette idée ! Pourtant, si par hasard — et je ne le crois pas — cet enfant ne m’était pas complètement étranger… Suivez alors la filière de cette action, je vous en prie… suivez…

MADAME FÉRIOUL MÈRE, (bougonnant.)

Qu’est-ce que tu vas chercher là… En voilà des embrouillaminis… Je ne sais pas ce qui te prend, mon garçon… Tu nous mets la tête à l’envers… Boudiou ! c’est ma bru qui est coupable et c’est toi qui t’accuses ? Qu’est-ce que tu vas chercher là ? Quelles sont ces sornettes à dormir debout ? En quoi excusent-elles une coquine qui…

FÉRIOUL, (l’interrompant.)

Soyez tranquille, ma mère, je n’excuse pas, c’est inexcusable !

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

À la bonne heure.

FÉRIOUL.

Je n’exouse pas, je compare les faiblesses humaines. Allons, maman, restez l’abeille de la maison qui vaque des fleurs aux armoires et laissez-moi la charge de soucis que vous ne pouvez ni comprendre ni partager.

MADAME FÉRIOUL MÈRE, (mettant ses lunettes sur son nez.)

Alors, c’est cette petite dont tu me parlais qui est à tourner autour de la maison.

(Elle regarde dans le jardin.)
FÉRIOUL.

Oui, elle me cherche un peu partout… Je ne l’avais pas revue depuis cinq ans…

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Appelle-la donc, que je la mire de près. Je l’ai si peu remarquée…

FÉRIOUL, (faisant un signe.)

Psst ! madame Auger ! une seconde ! ma mère voudrait vous parler.

(Madame Auger entre du jardin. Un petit garçonnet de cinq ans à peine l’accompagne. Elle salue.)
MADAME FÉRIOUL MÈRE, (regardant durement la mère.)

C’est votre petit, ça ?

MADAME AUGER.

Salue, Baptistin.

(Un silence.)
MADAME FÉRIOUL MÈRE, (après avoir regardé l’enfant en silence, dit avec orgueil.)

Il est bien fait !…

(Elle sort en maugréant quelques mots de patois.)


Scène III


FÉRIOUL, MADAME AUGER

MADAME AUGER.

Elle n’est pas contente, Madame Férioul.

FÉRIOUL.

Bah ! Elle bougonne un peu… c’est dans ses habitudes… (En désignant le petit) Vous êtes contente de lui ?

MADAME AUGER.

Oh ! oui, monsieur, il a toujours la croix. N’est-ce pas, Baptistin ?

FÉRIOUL.

Son père l’aime bien ?

MADAME AUGER.

Mais, pourquoi ne l’aimerait-il pas ?

FÉRIOUL.

Bah ! je ne sais pas… je disais ça… (Elle baisse la tête et pleure.) Qu’est-ce que vous avez ?

MADAME AUGER.

Ça me fait de l’émotion de vous revoir…

FÉRIOUL.

Pourquoi, mon enfant… C’est si loin, tout ça… si loin…

MADAME AUGER.

Bien sûr, seulement on ne peut pas s’empêcher, n’est-ce pas ? Ça me fait de l’émotion tout de même. Je n’étais jamais venue chez vous…

FÉRIOUL.

Vous êtes contente de votre mari ? Vous êtes heureuse ?

MADAME AUGER.

Oh ! oui, grâce à vous, monsieur Férioul. La vie passe. J’emploie mes journées à étuver les abricots et à chasser les mouches de la boutique…

FÉRIOUL.

Eh !… mais… c’est déjà très bien tout ça…

MADAME AUGER.

Monsieur Férioul, aujourd’hui, je ne peux pas m’empêcher de penser à ce jour d’autrefois où vous m’avez trouvée en train de pleurer dans le champ de la Combebleue, là, au bas de la côte et où vous m’avez dit : « Qu’est-ce que vous faites là ? Vous avez l’air d’un petit fifi fenouillet », vous vous rappelez ? les petits oiseaux qu’on voit seuls dans les haies… Quelques heures avant, je voulais mourir… Les vendangeurs étaient passés sur la route. Le bourrat, qui marchait devant, m’ayant aperçue, m’avait crié en claquant du fouet : « Zou ! Mariétou ! c’est l’amour !… » Quand vous êtes parti, je suis restée là jusqu’au soir. À six heures, les vendangeurs sont repassés, et j’ai entendu le bourrat qui me lançait encore : « Zou ! Zou ! Mariétou… C’est l’amour… » Et j’ai pleuré, monsieur Férioul, comme maintenant !

(Elle baisse la tête.)
FÉRIOUL.

Qu’est-ce que vous voulez, Mariétou, c’est le bourrat qui avait raison. C’est l’histoire éternelle ! Partout, toujours, c’est la même chose, dans toutes les maisons, sous tous les toits… Ici même, à cette place où nous parlons, qui sait si ne se sont pas échangées un jour des paroles presque exactement pareilles à celles que nous échangeons en ce moment… (Brusquement.) Allons, ne pensons pas à ça…

MADAME AUGER.

Non, bien sûr.

FÉRIOUL.

C’est le déchet du passé… de nos actes !… (Il regarde longuement l’enfant qui s’est assis dans un fauteuil depuis un instant.) C’est le mystère… (Intimidé, l’enfant s’avance vers lui. Ils se contemplent tous deux.) Mais, dites donc, il a du chocolat plein les joues, ce gros garçon ! Regardez-moi ça… comme il est sale… essuie-toi (Madame Auger lui essuie la bouche avec sa propre salive, comme font les paysannes.) Allons, on s’occupera de lui plus tard… On veillera à ce qu’il ait une situation… au moins dans son village… C’est un futur surnuméraire de l’administration…

MADAME AUGER.

Oh ! monsieur Férioul, vous êtes trop bon !…

FÉRIOUL.

On le dit, ma fille, on le dit… Je suis très content de vous avoir revue.

MADAME AUGER.

Moi, aussi, monsieur Férioul, je vais en profiter pour m’en revenir par votre propriété, par le champ de la Combebleue. Ça me fera plaisir d’y repasser.

FÉRIOUL.

Vous verrez justement, on le cueille en ce moment.

MADAME AUGER.

C’est vrai, comme autrefois. Qu’est-ce qu’on cueille, en ce moment ?

FÉRIOUL.

Des genêts d’Espagne.

MADAME AUGER.

Ah ! oui, en ai-je coupé des fleurs chez vous… Au revoir, monsieur Férioul.

FÉRIOUL.

Au revoir, Mariétou, et continuez d’être heureuse.

MADAME AUGER.

Oh ! il ne reste plus grand’chose quand l’amour s’en est allé !

(Elle sort avec Baptistin.)
FÉRIOUL, (on entend des voix qui crient :)
« Monsieur le préfet ! Monsieur le préfet !… »

Qu’est-ce que c’est ?

UNE VOIX.

Par ici, mes enfants, rangez-vous là.

LA SOUS-MAÎTRESSE, (entrant, effarée.)

Monsieur le préfet des Alpes-Maritimes qui arrive…

FÉRIOUL.

Il est là ? Qui est-ce qui vous a dit ça ?

LA SOUS-MAÎTRESSE

Il est là… en auto… oui… C’est le jardinier qui vient de l’annoncer… Il entre, le voilà, (Elle appelle encore les enfants.) Rangez-vous, saluez…

FÉRIOUL.

Mais, mademoiselle, il ne vient sûrement pas pour la réunion. Vous vous trompez, je ne l’ai pas invité.

(On voit, en désarroi, les enfants dans la pièce à côté saluer le préfet. Le préfet entre à grands pas, en coup de vent.)
LE PRÉFET.

Bonjour, bonjour, madame. Bonjour monsieur le maire. (Bas, à Férioul.) Éloignez tout le monde, éloignez tout le monde, j’ai à vous parler.

FÉRIOUL.

Parfaitement, mon cher préfet… (À la sous-maîtresse) Monsieur le préfet et moi nous avons à causer, voulez-vous vous retirer et fermer les portes, s’il vous plaît.



Scène IV


LE PRÉFET, FÉRIOUL

LE PRÉFET.

Mon cher conseiller, je ne fais qu’entrer et sortir, une seconde, je suis très pressé… il faut que je sois de retour à Nice à cinq heures. Vous ne devez pas être surpris de me voir et vous devez comprendre la légitime émotion qui s’est emparée du représentant du gouvernement en lisant ce matin la note tendancieuse du Petit Grassois. Vous étiez déjà clairement désigné. J’ai quitté Nice cet après-midi et j’ai couru à la sous-préfecture. Je n’ai pas voulu repartir sans vous dire que c’est très embêtant… très embêtant…

FÉRIOUL.

Eh bien, vous avez l’embêtement facile, mon cher préfet ! Pourquoi ? À propos des élections sénatoriales ?

LE PRÉFET.

Mon cher, vous êtes candidat officiel, vous êtes le candidat du gouvernement. Il n’y a pas à dire, il faut absolument prier n’importe qui, l’instituteur, par exemple, de faire tout de suite une note qui paraîtra demain matin dans le Républicain des Alpes Maritimes.

FÉRIOUL.

Mais à quoi cela servira-t-il ?… Vous ajoutez de l’importance à ces basses calomnies ?

LE PRÉFET.

Mon cher conseiller, je n’en doute pas, ce sont des calomnies, nous y sommes habitués en ces temps d’élection. Mais je viens d’apprendre quelque chose d’extrêmement ennuyeux. Demain, à la réunion des délégués sénatoriaux où il faudra que vous preniez, la parole, Monsieur Escarcasset, le candidat réactionnaire, a l’intention de soulever un incident… je vous en avertis. Vous allez être vilipendé, traîné dans la boue, peut-être…

FÉRIOUL.

Si ça les amuse…

LE PRÉFET.

Mon cher conseiller, faisons attention, faisons attention. Pour Escarcasset, c’est un appoint considérable s’il y a un scandale… ou motif à scandale, je veux dire, songez… songez quel bénéfice pour la réaction. Votre parti marche derrière vous… Il n’y a pas à se faire d’illusion… Le pays est autant réactionnaire que républicain. L’écart des suffrages sera insignifiant, il suffit de quelques voix déplacées pour qu’il y ait un siège de perdu. C’est le seul siège républicain du département.

FÉRIOUL.

Pas de chance !

LE PRÉFET.

Jugez quelle tape pour moi et pour le gouvernement…

FÉRIOUL.

Oh ! pour vous…

LE PRÉFET.

Mais, pardon, vous êtes bon, il faut absolument que le candidat officiel passe. Ma première classe en dépend. Le ministre m’a dit : « Marchez à fond. Faites de la candidature officielle… »

FÉRIOUL.

Eh bien, vous en faites ! Qu’est-ce qu’il veut de plus ?

LE PRÉFET.

À Grasse même, le bureau du Comité départemental est en émoi, depuis ce matin… Mais oui… nous en sommes là… la réunion publique contradictoire aura lieu demain, qu’allez-vous répondre à Escarcasset ?

FÉRIOUL.

Sacré Escarcasset, va !

LE PRÉFET.

Il faut démentir ce bruit, mon cher, fortement… Les délégués vont avoir la partie belle… C’est entendu, c’est de la calomnie pure et simple ; mais enfin entre nous, je peux bien vous le dire, mon cher Férioul, j’arrive de la sous-préfecture, eh bien !…

FÉRIOUL.

Eh bien, quoi !

LE PRÉFET.

Eh bien, je ne sais pas comment certains renseignements sont parvenus, — le parti clérical est tellement aux aguets… eh bien !… on a obtenu de Paris certaines confirmations… enfin… enfin… il faut vous tirer de là ; c’est entendu, ce n’est pas vrai, mais…

FÉRIOUL.

Oui, vous l’avez déjà dit deux fois. Qu’est-ce que ça peut vous faire que ce soit vrai ou pas… d’ailleurs ?…

LE PRÉFET.

Le résultat de l’élection y est attaché simplement… voyez-vous les interruptions qui vont couper dès demain l’exposé de votre programme, voyez-vous ça ?… Les paysans qui vont crier en patois : « Et ta mounino !… » c’est très embêtant ! Il n’y a pas à se faire d’illusion… il faut que, vraie ou non, cette histoire soit liquidée pour l’honneur du parti… Voyons, voyons, mon cher Férioul, vous êtes trop au courant des choses électorales… vous savez bien qu’elles sont liées, en fait… le parti tout entier subit le contre-coup de votre vie privée. Il se trouverait atteint par le scandale qui pourrait éclabousser un de ses membres.

FÉRIOUL.

Mon cher préfet, cette conversation commence à m’échauffer les oreilles.

LE PRÉFET.

C’est possible, mais c’est mon devoir administratif de parler ainsi. Je ne me mêle pas une seconde, je vous prie de le croire, de votre intérieur et je ne me permets pas d’incriminer en rien votre honneur personnel. Je parle au nom des intérêts mêmes de la République.

FÉRIOUL.

Si vous saviez, depuis quelques heures, ce que je me fous de la République.

LE PRÉFET.

Démentez ou étouffez ; autrement je ne peux plus vous soutenir.

FÉRIOUL.

Et si je refuse ?

LE PRÉFET.

Voyons, Férioul, ce n’est pas la première fois qu’on se trouve en présence d’une circonstance pareille. Les éphémérides des départements regorgent d’histoires analogues. Hélas ! mon cher, ce sont les accidents particuliers de notre vie. On s’arrange. Rappelez-vous l’affaire de la petite sous-préfète de Sisteron… On s’arrange pour éviter une campagne.

FÉRIOUL.

Supposez que nous n’étouffions pas la campagne et, après tout, supposons qu’elle soit motivée. Qu’est-ce que vous ferez ?

LE PRÉFET.

Dans ce cas, c’est plutôt à vous, mon cher, que je poserai la question. C’est de vous seul que dépendrait la suite de cette situation. Vous auriez, me semble-t-il, le choix entre votre vie publique et votre vie privée. Oh ! il va de soi que, si une autre solution intervenait, si vous mettiez votre vie privée à l’abri de toutes les attaques possibles…

FÉRIOUL.

Qu’est-ce que vous voulez dire ? Voyons, ne perdons pas de temps.

LE PRÉFET.

Je dis, dans l’hypothèse que vous présentez, que le fait de divorcer, si telles étaient jamais vos intentions, par exemple, ou l’annonce seulement d’une séparation suffirait au contraire à calmer l’opinion publique, à faire jaillir sur vous tout l’éclat de cette décision… sur votre haute moralité… Mon cher Férioul, je suis persuadé que je ne ferai pas en vain appel à votre loyalisme, à votre dévouement aux institutions… Le vieux démocrate qui a aidé au développement de notre régime dans les campagnes saura faire un sacrifice qui…

FÉRIOUL.

Non, répétez… C’est trop drôle ! Le divorce, par ordre de l’administration, c’est à crever de rire… Mon cher préfet, je n’ai d’ordre ni de conseil à recevoir de personne, et je ne permets pas qu’en ma présence on manque d’égards à mon foyer et à ma femme.

LE PRÉFET.

Vous dites ?… Il me semble qu’à votre tour…

FÉRIOUL.

Rompons, monsieur le préfet. Mes décisions ne relèveront jamais que de ma conscience. Je place ma liberté morale plus haut que les intérêts de parti. Si j’offusque la République, qu’elle aille se faire pendre ailleurs que chez moi… Monsieur le préfet, veuillez me rayer de la liste des candidats… Oui, effacez ma candidature… Je donne aussi ma démission de conseiller général… et aussi de maire… Ma vie politique se termine ici. Je serai désormais celui qui s’en fiche… dans ses sabots. Bien le bonsoir !

LE PRÉFET.

Vous avez bien réfléchi ?

FÉRIOUL.

Trop !

LE PRÉFET.

Soit. Brisons là… Vous me créez une situation administrative terrible, mais je n’ai pas le choix entre deux périls et je m’en tirerai : aussi bien cette conversation a assez duré, à mon gré.

(Férioul ouvre la porte du fond)
FÉRIOUL.

Et au mien donc, monsieur le préfet !

(Le préfet s’en va.)


Scène V


FÉRIOUL, MADAME FÉRIOUL MÈRE, puis JEANNETIER, puis CHARLOTTE

FÉRIOUL.

Et aïe donc !

MADAME FÉRIOUL MÈRE, (en coulisse)

Maurice, je peux entrer ?

FÉRIOUL.

J’ai fini.

MADAME FÉRIOUL MÈRE, (affairée.)

Eh bien, as-tu vu Jeannetier ?

FÉRIOUL, (sursautant.)

Il est dans la maison ?

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Je viens de le voir traverser le jardin.

(Jeannetier entre, en costume de voyage, par la porte de gauche.)
JEANNETIER.

Maurice ?

FÉRIOUL, (se retournant.)

Déjà ?

JEANNETIER.

Je suis là, à côté, depuis cinq minutes… On me disait que tu parlais à quelqu’un d’important… J’attendais avec impatience pour entrer.

FÉRIOUL

Elle est là ?

JEANNETIER.

Non, elle ne sera là que dans quelques instants ; moi, j’avais mon auto qui m’attendait à la gare… Votre voiture suit lentement. Bonjour, madame Férioul.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Bonjour, monsieur Jeannetier, vous nous trouvez dans un joli état !… Ah ! quel grabuge ici !

FÉRIOUL

Eh bien… eh bien… parle…

JEANNETIER.

Eh bien, je te raconterai, mon vieux, je te raconterai en détail. Le bijoutier a été confondu, son rôle a été démasqué… Ta femme a très noblement déposé, vraiment très bien, tu sais, très digne… Toute la vanité de cette histoire est apparue au grand jour… Acquittement du rasta… pas de tentative frauduleuse. Ta femme hors de cause, naturellement.

FÉRIOUL

Mais sa déposition ?…

JEANNETIER.

Oh ! non, pas maintenant. Voyons, tu es fou, nous n’avons pas le temps… Ce soir, je te donnerai tous les détails (Il lui serre fortement la main.) Maintenant, ne te coupe pas quand elle va arriver… Je suis censé, naturellement, ne pas avoir quitté Grasse, ne pas l’avoir vue depuis son départ, et je me trouve là aujourd’hui par le plus grand des hasards, n’est-ce pas ?

FÉRIOUL.

Bien entendu !… J’ignore que tu l’as rejointe à Paris et tu arrives à l’instant de chez toi pour la fête des enfants…

(Le soir tombe sur l’Esterel bleu au loin. Madame Férioul, tristement, va au mur et donne la lumière dans la pièce.)
JEANNETIER.

Vous allez la voir !… C’est un triste spectacle… vous allez la voir morte de peur et d’anxiété, ne comptant que sur cette chimère folle : l’ignorance des siens. Qu’allez-vous faire ? Tu n’as pas changé, je suppose bien, tes dispositions ? Ce serait épouvantable !

FÉRIOUL.

Non ! Elle me retrouvera ici avec ma mère, comme si rien ne s’était passé… Nous ignorons tout, n’est-ce pas, ma mère ? Nous sommes aveugles.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Oui, monsieur Jeannetier, ce sera ainsi…

JEANNETIER.

Mais, serez-vous assez forts pour dissimuler ?

FÉRIOUL.

Nous avons eu le temps de nous composer un visage.

JEANNETIER.

Ah ! mes amis… ce voyage ! Si tu pouvais comprendre, soupçonner ces deux jours qu’elle vient de passer !… Soyez bons, soyez bons !… Songez que, depuis qu’elle est partie d’ici, elle n’a pas dormi une minute.

FÉRIOUL.

Ici, nous n’avons guère dormi plus longtemps.

JEANNETIER.

Oui, mais trois jours d’insomnie fiévreuse, de voyage, avec cette fatigue que vous n’avez pas eue !… J’ai voulu lui faire prendre, cette nuit, un cachet pour dormir… elle s’y est refusée. Elle a des yeux fous, hagards… trois jours sans dormir ! Oh ! ce retour, je m’en souviendrai longtemps ! Elle est restée dans le compartiment sans dire un mot… fixe… Ce n’a été que lorsque, à la portière, ont apparu les premiers indices du pays, les oliviers, la mer, qu’elle s’est subitement détendue… Dès la Ciotat… La vue peut-être de ce pays, où elle rentrait de l’air natal…la paix… Elle s’est écroulée en sanglotant, et elle ne répétait que cela : « Mes enfants ! mes enfants ! » ou « Maurice ! ». Elle regardait par là, de votre côté, comme si l’on arrivait… mais, avec quels yeux ! C’était affreux, mon cher… N’importe qui en aurait eu le cœur déchiré. Mais songez, maintenant, au moment où cette malheureuse va franchir le seuil ! accrochée désespérément à cette idée fixe de vous retrouver tels qu’elle vous a quittés ! Quelle émotion !

FÉRIOUL.

Et elle nous retrouvera, en effet, tels qu’elle nous a quittés.

JEANNETIER.

Ah ! mon Dieu ! Écoutez les grelots de la voiture… C’est elle…

LES ENFANTS, (traversant la pièce en courant.)

La voiture, papa ! Papa, voilà maman !

FÉRIOUL.

Oui, c’est ça.

JEANNETIER.

Sapristi ! Vite ! Mon pardessus ! (Il enlève son pardessus.) Que je n’aie l’air de rien du tout… (Il jette son pardessus et son chapeau, au hasard, sur la table.) Donnez-moi quelque chose à faire…

FÉRIOUL.

Quoi ?

JEANNETIER.

N’importe quoi, que j’aie l’air installé… Tiens, je vais porter cet arbuste dans un coin… sur la table…

(Il transporte une caisse de fleurs.)
MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Courage, toi !

FÉRIOUL.

Vous de même… faites bonne figure, n’est-ce pas ? Moi, du moment que j’ai eu le courage du départ, j’aurai celui du retour…

(On entend les grelots de la voiture se rapprocher. Les enfants traversent la pièce en courant et vont sur le perron. On les voit faire des signes avec la main et crier : « Maman ! Maman ! Bonjour, maman ! » Férioul et sa mère, à l’intérieur, sont hésitants, angoissés.)
MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Va.

LES ENFANTS, (sur le perron.)

Comment vas-tu, petite mère ?

CHARLOTTE, (apparaissant sur le perron.)

Bien, mes enfants.

(Elle entre. Férioul va à elle.)
FÉRIOUL.

Bonjour, Charlotte.

CHARLOTTE.

Bonjour, Maurice ; bonjour, ma mère.

FÉRIOUL.

Et le voyage s’est bien passé, en somme, du moins comme résultat ?

CHARLOTTE.

Oui, Maurice, je suis seulement bien, bien fatiguée… (Elle embrasse encore ses enfants.) Bonjour, mes petits… Vous allez tous bien ?

(Elle les étreint. Elle regarde autour d’eux avec anxiété.)
FÉRIOUL.

Mais oui, pas mal, tu vois ; je suis en pleine réception scolaire ! je n’ai pas voulu déranger la fête.

CHARLOTTE.

Je crois bien, tu as très bien fait.

JEANNETIER, (se retournant.)

Je n’aurais jamais cru que vous arriviez par ce train-là, Charlotte. Je vous attendais ce soir, moi.

CHARLOTTE.

Bonjour, Frédéric.

JEANNETIER.

Très éreintée alors de votre petit voyage… Si j’avais su, j’aurais été vous chercher à la gare…

CHARLOTTE.

Vous êtes trop aimable.

FÉRIOUL.

Si tu veux monter dans ta chambre tout de suite ?…

CHARLOTTE.

Oui, je vais monter. Je crois que je me coucherai… À part ça, il n’y a rien de nouveau ici ?

FÉRIOUL.

Mais non… Attends, je suis à toi dans une seconde. Je vais donner l’ordre à l’institutrice de ramener ces enfants… Qu’ils ne fassent pas de bruit. Du reste, c’est l’heure de les rentrer.

(Il sort. Jeannetier fait à Charlotte un signe négatif.)
CHARLOTTE.

Vous croyez… vous croyez qu’ils ne savent rien ?…

JEANNETIER.

Rien… Absolument rien. J’en suis sûr, vous pouvez être complètement tranquille… Vous êtes sauvée !

CHARLOTTE.

Ah ! enfin ! enfin ! Je vais donc pouvoir dormir !… Trois nuits !… Je ne sais plus où j’en suis. Je vois tout bleu ! Je marche comme dans un rêve… Je m’entends parler, mais c’est tout…

(Elle se rapproche des enfants.)
LES ENFANTS.

Tu ne nous as rien apporté, maman ?

CHARLOTTE.

Si… si… Des petites choses… des joujoux… des bonbons aussi… Mes petits… mes chers petits…

FÉRIOUL, (revenant.)

Ne fatiguez pas trop maman… En somme, comment as-tu trouvé ta mère ?

CHARLOTTE.

Je te raconterai… Ç’a été une petite crise… Elle a eu plus de peur que de mal !… (S’adressant à Madame Férioul mère.) Vous la connaissez… elle se frappe facilement.

MADAME FÉRIOUL MÈRE, (avec effort.)

Et, maintenant, elle est… elle est… hors de danger ?

CHARLOTTE.

Oh ! complètement !… Quelle joie tout de même d’être ici près de vous, près de vous !… Vous n’avez pas idée ! C’est joli ces fleurs, ces arbres que vous avez arrangés. Vous n’avez pas l’air contente de me voir, ma mère.

MADAME FÉRIOUL MÈRE.

Si… Mais j’ai justement mon diable de rhumatisme qui me cramponne… Enfin, je vais me dégourdir, té… Je vais emballer les marmousets.

FÉRIOUL.

C’est ça… occupez-vous d’eux (Elle s’en va avec les enfants. À sa femme.) Veux-tu prendre quelque chose ?

CHARLOTTE.

Frédéric, dites, je vous prie, à la cuisine, qu’on me monte un peu de thé, dans ma chambre, tout de suite… Je n’en puis plus, je vais m’étendre.

JEANNETIER.

J’y vais… (Bas à Férioul.) Je vous laisse seuls, n’est-ce pas ?

FÉRIOUL.

Qu’est-ce que ça fait, maintenant ?

(Jeannetier sort.)


Scène VI


FÉRIOUL, CHARLOTTE

FÉRIOUL.

Somme toute, un déplacement pour rien… Les nuits ont été dures ?…

CHARLOTTE.

Le train est secouant… et puis, j’étais énervée… j’ai la tête en marmelade… Oh ! ça passera !…

FÉRIOUL.

Et tu as pu faire quelques emplettes pour toi ?

CHARLOTTE.

Des quoi ?

FÉRIOUL.

Des emplettes.

CHARLOTTE.

Ah ! oui, j’entendais mal… très peu d’achats…

FÉRIOUL.

Paris est toujours pareil ?

CHARLOTTE.

Oui, très encombré en ce moment, il fait très chaud.

FÉRIOUL.

Comment chaud, à cette époque ?

CHARLOTTE.

Très froid, je veux dire… excuse-moi, je ne sais plus bien ce que je dis.

FÉRIOUL.

Oui, tu as l’air bien éprouvée !… Tu n’as vu personne, tu n’as été nulle part ?

CHARLOTTE.

Mets ta main fraîche une seconde, Maurice, sur mon front, là !

(Elle lui prend la main et la pose sur sa tête. Il la laisse faire.)
FÉRIOUL, (nerveux.)

Tu ne m’as pas dit si tu avais vu quelqu’un… Tu n’as été nulle part ?

CHARLOTTE.

J’ai eu tout mon temps à moi dans la journée. J’ai été au bois de Boulogne et dans les magasins… Bien que tu m’aies dit de ne rien te rapporter, je t’ai acheté différentes choses, des bibelots pour ta chambre… Je ne sais pas s’ils te plairont, tu verras.

FÉRIOUL.

Ah ! tu as pensé à moi. Tu es bien aimable.

(Il fait un mouvement brusque de la tête en se détournant de sa femme.)
CHARLOTTE.

Pourquoi détournes-tu la tête ?

FÉRIOUL.

Pour rien.

(Il se lève.)
CHARLOTTE.

Regarde-moi, Maurice. (Il la regarde. Il a les yeux pleins de larmes.) Maurice ! Maurice !…

FÉRIOUL.

Quoi ?

(Leurs yeux se rencontrent, se fixent. Une seconde d’affreuse angoisse et d’interrogation. Charlotte murmure : « Qu’est-ce qu’il y a ? Quoi ?… » Il ne répond pas.)
CHARLOTTE, (faiblement.)

Maurice, tu sais… (Férioul ne répond pas. Il regarde à terre, puis tout à coup ses yeux se portent sur ceux de sa femme. Charlotte s’aperçoit qu’ils sont pleins de larmes.) Tu sais tout, n’est-ce pas ? (Férioul reste toujours bouche close, fixant sa femme. Elle pousse un cri et tombe à ses pieds en hurlant.) Tue-moi ! Tue-moi ! Que ce soit fini ! Tue-moi, je t’en supplie, je veux mourir.

FÉRIOUL.

Misérable ! Misérable femme !

CHARLOTTE.

J’en ai assez… Tout ce que j’ai fait pour aboutir à ça !… Ah ! non… qu’on m’achève… Enlevez-moi mes enfants… jetez-moi à la porte ! Maurice, délivre-moi de la vie… enlève-moi ce fardeau… ce poids… Oh ! oh !

(Elle gémit, s’accroche à lui.)
FÉRIOUL.

Tais-toi ! Tais-toi donc, malheureuse !

CHARLOTTE.

Mais tue-moi ! sois sans pitié !

(Férioul ferme brusquement la porte. Elle est à genoux et se frappe la tête contre le canapé.)
FÉRIOUL.

On peut venir. Relève-toi, voyons… N’ameutons personne ici, au moins (Il la relève et la jette sur le canapé où elle s’affaisse de tout son long.) Tu vois bien que je ne crie pas, moi. Pourtant, ce n’est pas l’envie qui m’en manque ! Car j’en ai sur le cœur, j’en ai !

(Il tend le poing vers elle.)
CHARLOTTE.

Ah ! et puis, tiens, j’aime mieux ça. En avoir fini, au moins. Ça y est. Je suis délivrée. Je n’ai plus à penser à rien. Je n’ai plus rien à faire… Ça y est… Ah ! j’aime mieux ça, ça soulage.

FÉRIOUL.

Tu trouves ?

CHARLOTTE.

Mon pauvre Maurice ! je devrais te dire d’autres choses… tant de choses… Que je t’aime toujours, que je t’ai toujours aimé… plus que tout au monde… que je suis une misérable folle… mais je n’ai plus la force. À quoi bon, maintenant ? C’est fini… tu ne me croirais pas !… Et puis, non, non, la paix ! la paix ! faites de moi ce que vous voudrez. Maurice… il y a si longtemps… si longtemps que je souffre !… Que je suis punie de mon infamie ! Dieu, que ça aura été long ! Une éternité ! Et, maintenant, me voilà enfin délivrée, je vais pouvoir mourir… Je voudrais de l’eau… de l’eau sur la tête… Ça brûle !… Je voudrais… je ne sais pas… dormir… dormir… ne plus penser !…

(Elle met un coussin sur son visage, comme pour se cacher du monde entier. On l’entend pleurer.)
FÉRIOUL.

Toutes les larmes que tu pourras verser… n’y feront rien !… Toi… la mère de mes enfants ! Toi que j’avais tant choyée, tant aimée !… Tu nous as déshonorés. Tu as anéanti notre avenir… notre vie… Car, te doutes-tu de ce qui se passe ici, dans la ville ?

(Il lui enlève le coussin de son visage. Elle se retourne contre les autres, la tête enfouie.)
CHARLOTTE.

Non. Qu’est-ce que ça me fait ? Je ne t’entends plus… je ne veux plus rien entendre, rien savoir… Qu’on m’emporte là-haut, dans ma chambre… Mon pauvre Maurice ! je te plains, tu souffriras… et je t’ai tant aimé !…

FÉRIOUL.

N’avais-je pas été bon pour toi ?

CHARLOTTE.

Oh ! si, tu es bon… Tu es le meilleur des hommes… il faut me punir.

FÉRIOUL.

N’étais-je pas un bon mari ?

CHARLOTTE.

Mon pauvre Maurice ! Je t’entends comme dans un rêve… Va… c’est fini… tu verras… quand je ne serai plus là… Quand tu seras débarrassé de moi… quand je ne serai plus là… tu verras… tout ira bien… (Elle a un mouvement sur les yeux, la tête roulée sur les coussins. D’une voix comme expirante et divagante.) Marthon ! Riquet !… Il faudra bien leur dire, leur expliquer.

FÉRIOUL.

Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?

CHARLOTTE.

Je ne sais plus bien. Oh ! ne plus penser… plus, plus, plus rien. J’ai mal !

FÉRIOUL, (impatienté, marche de long en large.)

Écoute… il faut que je te parle… Il faut que tu entendes des choses graves, définitives… Ne nous laissons pas aller à notre douleur… je veux tout de suite parvenir au bout… tu m’entends ?

CHARLOTTE, (faible.)

Oui, Maurice, oui !

FÉRIOUL.

C’est l’heure des résolutions, des déterminations.

CHARLOTTE.

Oui, oui !…

FÉRIOUL.

L’amour, quand il a été grand, ne se liquide pas en cinq minutes, je m’en suis aperçu l’autre jour, comme aujourd’hui. Nous pouvons décréter qu’il mourra… qu’il est condamné sans appel… mais c’est tout ce que nous pouvons… Pour l’instant, il remue encore, comme les tronçons coupés d’une bête. Tiens, tout à l’heure, je l’ai encore ressenti. Depuis que la ville est ameutée contre toi, car toute la province est sur pied, et les voilà tous dressés contre toi ! Eh bien, un instinct plus puissant que ma raison m’a forcé à me porter à ton secours, à te défendre avec rage, comme ma chose, comme mon bien !… et j’ai préféré envoyer promener toute ma situation publique… d’un coup de pied, pour ne plus dépendre que de moi, me retrouver seul, face à face avec toi, pour te juger. Ce sentiment-là, je n’en ai pas honte. C’est la plus belle partie de l’amour. Mais, maintenant, tout de même, aux actes. Il s’agit de prendre des résolutions fermes pour l’avenir, pour dès demain ! Plus de larmes ; nous parlerons du passé plus tard. J’avais résolu de nous séparer de suite dès ce soir ; mais c’est une satisfaction d’égoïsme pure et simple ; les enfants sont là, il faut y songer… Dans l’union des êtres, il y a plus de choses en jeu que leur seul bonheur. Nous avons été heureux ensemble… nous devons être malheureux ensemble, nous le devons… Oh ! ce sera une chaîne pénible, mais il n’y a que cette solution. C’est fini. Nous vivrons seuls dans nos terres, nous vivrons de nous-mêmes, ce sera amer au début, mais qui sait ?… Oui, qui sait ? J’ai beaucoup réfléchi depuis l’autre jour ; j’ai touché le fond de toute la faiblesse humaine… Qui sait, Charlotte, si, un jour… oh ! bien plus tard !… notre ancien amour, qui a été une chose si bien, si charmante, ne pourra plus nous revenir… non plus pareil… moins clair certes, différent, mais peut-être même agrandi… oui, plus grand d’avoir été faible, coupable !… L’amour déchu, c’est de l’amour humanisé. Oh ! je m’illusionne peut-être, mais n’y a-t-il pas là, au bout… tout là-bas… comme une aurore nouvelle, comme une espérance ?… Est-ce impossible ? L’oubli ne dépend pas de la volonté, mais songe, songe… peut-être un jour… oh ! très loin, très loin… songe à cette chose que je n’ose pas prononcer encore, tant elle apparaît surprenante, le pardon !… Oh ! je ne m’y engage pas, je ne peux pas te donner de trop beaux espoirs, mais je me scrute moi-même, si c’était possible… un jour… songe… le pard… (Il s’interrompt, inquiet. Il s’approche du canapé à pas de loup. Il regarde sa femme ; sous la grande lampe qui l’éclaire, elle respire fortement, calmement. Il s’aperçoit qu’elle est endormie. Il a un mouvement de rage et de fureur.) Ah ! par exemple ! Ah ! par exemple ! Elle dort ! (Il lève le poing comme pour la frapper, puis, il le laisse retomber. Il hausse les épaules, puis un sourire amer passe sur sa figure.) Et moi qui planais làhaut avec mon pardon… dans les idées, dans les mots… Voilà la réponse de la vie. (Il la contemple.) Arrivée au bout du calvaire, ses forces l’ont tout à coup abandonnée, la malheureuse ! Et elle repose enfin !

(La porte s’ouvre. Riquet et Marthon apparaissent en courant.)
RIQUET ET MARTHON.

Maman… merci pour les jouets que…

FÉRIOUL, (les arrêtant d’un geste.)

Chut ! Maman dort ! Laissez-la dormir, laissez-la.


RIDEAU