Le Scandale du gazon bleu/01

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Flammarion (p. 5-15).
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I

Griserie

Le crépuscule du calme soir de juin noyait d’ombre le Bois. Les taillis étaient déjà obscurs. Une lueur indécise traînait encore dans la trouée des routes. Avec ses lumières vives et amorties, le linge blanc de ses tables, les cuivres de son orchestre, le restaurant élégant semblait une oasis de clarté et de musique dans la nuit qui s’établissait. Là-bas, si proche et si loin à la fois, Paris.

Très belle dans sa souple robe du soir laissant nue la ligne sculpturale des bras, des épaules, de la naissance de la gorge où l’éclat des perles en triple rang luisait sur l’éclat de la peau mate, Dominique, assise à une table contre la haie de clôture écoutait vaguement l’orchestre, regardait vaguement le Bois investi d’ombre. Puis elle eut un petit geste gracieux pour repousser l’onde d’une mèche noire qui empiétait sur son front poli, et ses grands yeux sombres se tournèrent vers son mari, assis en face d’elle. Son regard s’appuya, regard d’amour confiant, tendre, passionné, plus ardent et plus conscient après quatre années d’une union sans nuages ; un sourire passa sur son visage, entr’ouvrit sur les dents éclatantes ses lèvres rouges à peine touchées par le fard, rendit magiquement sa beauté (un peu grave au repos) étonnamment vivante, désirable, presque sensuelle. Elle dit doucement, comme avec la pudeur d’être entendue par des voisins qui cependant ne pouvaient pas entendre :

— Patrice, mon amour, je suis heureuse…

Un sourire éclaira aussi le visage glabre, énergique et régulier de Patrice Martyl. Il étendit la main à travers la table et une seconde la posa sur la main de Dominique qui, sur la nappe blanche, sous la petite lampe rose, semblait une fleur de chair entr’ouverte. Ce fut très rapide car il avait comme la jeune femme la pudeur de ses sentiments intimes. Pour répondre il amortit le timbre de sa belle voix profonde et émouvante qui avait contribué, avec le goût pour la science juridique que lui avait transmis une ascendance de robe, à faire de lui, à trente-quatre ans, le plus célèbre des jeunes avocats d’assises.

Il murmura en attachant ses yeux gris sur ceux de Dominique :

— Ma chérie, je suis heureux. Je t’aime…

Elle eut un petit frisson d’émoi. Elle était la statue qui s’anime pour l’amour d’un seul homme. Quand Patrice Martyl, dans une vieille ville bretonne, où un procès criminel à sensation l’avait appelé, pour la première fois s’était trouvé en sa présence, elle dépassait à peine vingt ans et ignorait tout de la vie. Appartenant à une famille d’ancienne noblesse de province, elle avait été élevée rigidement par des parents bons et tendres, mais respectueux des anciennes convenances, catholiques pratiquants et n’admettant pas le laisser-aller des mœurs modernes ni l’excessive liberté qu’elles donnent aux jeunes filles. Dominique, pieuse elle-même, de moralité presque dure, de principes sévères, autant par goût que par éducation, n’avait jamais connu les flirts où s’éparpille, comme des roses effeuillées, l’innocence des adolescentes. Elle était vierge de corps et d’âme. Patrice avait paru. Il l’avait aimée. Elle l’avait aimé et épousé. Depuis, elle vivait à Paris avec lui, pour lui, sans rêve puisque la réalité la comblait, C’était toute l’histoire de Dominique. Et cette histoire pouvait se résumer en ces mots que la jeune femme se répétait chaque jour et qu’elle venait de prononcer en cette soirée qui était l’anniversaire de leur mariage, fêté chaque année avec une dévotion rituelle, par un dîner en tête à tête dans ce même restaurant du Bois. Et ces mots elle les répéta avec une tendre et grave ferveur.

— Je suis heureuse, je t’aime… Comme c’est bon, Patrice, notre vie !… sûre, droite, avec notre amour si beau… Je ne conçois pas qu’on puisse vivre autrement, ajouta-t-elle avec un étonnement presque candide qui fit sourire son mari.

— Ma chérie, tu as la pureté et l’éclat du diamant…

— Ne ris pas, Patrice. Notre bonheur est une chose sérieuse…

— Mais non pas tragique, et comme rien ne le menace il est permis de s’égayer un peu en ce soir qui est l’anniversaire…

Il acheva d’un ton plus grave malgré sa légèreté voulue :

— Du plus beau jour de ma vie…

— Et de la mienne, répondit tout bas Dominique. C’est vrai, Patrice, je n’existe que depuis toi. Je…

Elle s’interrompit. Le maître d’hôtel apportait le café qu’il servit en personne, comme pour les clients de marque.

— Monsieur et Madame veulent-ils des liqueurs ?

— Oui, pour moi une fine-maison. Et toi, Dominique ?

— Oh moi, non, rien…

— Mais si, prends un peu de kummel, c’est la seule liqueur que tu aimes.

— Soit…

— Patrice, ce n’est pas raisonnable, reprit la jeune femme quand le maître d’hôtel se fut éloigné. Je n’ai pas voulu dire non, mais tu sais que la moindre chose me tourne la tête. J’ai horreur de ça…

Il rit.

— Ma chérie, cela m’amuserait extrêmement de te voir un peu grise en l’honneur de notre anniversaire, mais il n’y a pas cela à craindre… ou à espérer… Tu as bu à peine en dinant un verre de Bourgogne… Veux-tu une cigarette ?

— Oui.

Il lui offrit une fine cigarette d’Orient et alluma un cigare.

Un moment ils ne parlèrent plus. Dominique alanguie par la douceur de l’heure et aussi par l’action du kummel dont on lui avait servi un verre à dégustation qu’elle buvait à petits coups sans y penser, suivait du regard vaguement les volutes gris-bleu de sa cigarette qui montaient dans l’air calme du soir maintenant établi sur le Bois.

— Il est neuf heures et demie, dit enfin Patrice. Si nous partions ?

— Où va-t-on ? demanda Dominique. Si on rentrait ?

La pensée confuse qui lui avait fait dire sans réflexion ces mots amena une rougeur à ses joues. Patrice eut un petit frémissement contenu mais il répondit, en amoureux expert qui sait retarder l’instant de bonheur pour le mieux goûter :

— Il est trop tôt. Veux-tu faire un tour en auto ?

— Oui, c’est une excellente idée. Mais où veux-tu aller ? C’est dimanche aujourd’hui.

— Justement… J’ai une idée… Tu sais qu’Antoine passe le week-end dans son pavillon des bords de l’Oise en compagnie de Richard. Si nous allions les chercher pour une petite promenade.

— Ah ?… J’aurais peut-être préféré rester seule avec toi… Mais si tu veux… Ce sont de bons amis…

— Et puis je l’ai presque promis à Antoine hier matin quand il est venu me consulter à l’occasion du krach du banquier Lhermond où il est pris… Oh ! rien de grave, quelques billets. Antoine est boursier mais pas en casse-cou… Du reste il a pris ça très bien, le krach Lhermond, en optimiste qu’il est toujours… Et il voulait surtout me demander mon avis pour l’association qu’il projette avec Richard pour le lancement d’une nouvelle maison d’édition d’art…

— Ah oui, leur nouveau projet.

— Ils ont toutes les chances de réussir. Ils ont de l’argent. Antoine apportera ses capacités d’homme d’affaires averti, et Richard son goût d’amateur de tableaux, de décorateur érudit… Il est un peu dilettante mais Antoine l’aiguillera sur les réalités pratiques.

— Et toi, tu seras leur conseiller. Ils ne voient que par toi…

— Dame, depuis notre première jeunesse, depuis nos années de collège…

— Ils ont pressenti ta supériorité, ils t’ont choisi comme modèle… Tu es leur grand homme… Et comme je les comprends !…

— Ma petite Dominique, tu exagères.

— Mais non, Patrice, je dis la vérité. Et c’est parce que j’ai senti la vraie admiration, la sincère amitié, sans jalousie et sans arrière-pensée, qu’Antoine et Richard ont pour toi que j’ai été heureuse qu’ils soient nos intimes. Rien n’est plus odieux qu’une femme qui s’imagine que son mari ne vivait pas avant elle, et qui veut couper toutes ses relations antérieures. Il faut savoir seulement discerner les amis vrais, et à ce point de vue Antoine et Richard sont sans défaut. J’ai su les juger.

— Dominique, tu es une femme parfaite.

Elle sourit.

— Tu exagères à ton tour, je ne suis pas parfaite, mais je t’aime… Mais si tu veux aller là-bas, mon chéri, il nous faudrait partir.

Patrice avait demandé l’addition. Tous deux se levèrent et traversèrent, entre les tables, le jardin. Les dîneurs regardaient le beau couple qu’ils formaient avec leur stature élégante, lui vigoureux et de haute taille dans le smoking bien coupé, elle grande aussi, élancée et souple, ses formes harmonieuses dessinées par l’étoffe molle qui la vêtait.

— C’est Patrice Martyl, le grand avocat, et sa femme.

Dominique percevait ces mots chuchotés sur leur passage. Malgré qu’elle fût sans vanité puérile c’était une satisfaction d’amour-propre à quoi elle n’était pas insensible… Encore une petite joie qui lui était procurée par Patrice… Elle se serra un peu contre lui avec une fierté ingénue et qui signifiait : « Oui, il est à moi et je suis à lui !… »

Devant leur auto le patron du restaurant les attendait. C’était un homme important, son restaurant très chic était prospère malgré la crise, il en tirait de l’orgueil et dans sa clientèle réservait ses attentions aux personnages qu’il en jugeait dignes.

— Eh bien, mon cher maître, vous avez été satisfait, et madame aussi ?

— Mais oui, dit Patrice, en lui serrant la main, geste cordial que le restaurateur accueillit avec une déférence tempérée de dignité. Nous avons fort bien dîné.

— J’en suis ravi, mon cher maître… Vous voir chez moi m’honore. Ne vous étonnez pas de trouver dans votre voiture un petit colis que je viens d’y faire placer par le sommelier…

— Un colis ? demanda Patrice étonné.

— Mon cher maître, douze bouteilles de champagne Supra Cordon d’Or. C’est une marque nouvelle que je vais lancer ; on ne la trouve pas encore dans le commerce. Un vin exquis. Permettez-moi de vous en offrir les prémices… Non, non, mon cher maître, ne protestez pas. Vous m’avez fait l’honneur de plaider pour moi, je ne l’oublie pas. Vous ne pouvez me faire l’affront de me refuser cette légère marque de ma profonde gratitude.

Le brave homme s’exprimait avec noblesse, en mondain qui, malgré une nuance de respect, s’adresse à un égal à qui il veut prouver sa reconnaissance. Patrice ne voulut pas le désobliger.

— Eh bien, j’accepte et merci.

— Trop heureux, mon cher maître.

L’auto, Patrice au volant, Dominique près de lui, prit la direction de Poissy. Dans les environs se trouvait le pavillon d’Antoine, un peu isolé au bord d’une route et au milieu d’un jardin.

Patrice, mettant pied à terre, sonna à la brille.

— Les voilà ! cria une voix venant du jardin. Ça c’est gentil ! On ne vous espérait plus. Attendez… le père Noël (c’était le vieux jardinier-gardien) est couché. Je vais ouvrir !

La grille s’ouvrit. Une lampe électrique allumée en même temps éclaira le jardin. Patrice remonté devant son volant fit entrer sa voiture.

— Nous fumions mélancoliquement dans l’ombre en respirant l’air embaumé du soir, où se mêle parfois un parfum d’essence qui rappelle la civilisation, expliqua le maître de la maison, Antoine Ganet, gros garçon réjoui, glabre, un peu chauve, un peu bedonnant, vêtu d’un pantalon de golf et d’une chemise de sport ouverte sur un cou puissant. Attendez, ma chère Dominique, je vais vous aider à descendre ! Ah ! Richard s’en est chargé !

Son camarade, en effet, donnait la main à Dominique qui, s’y appuyant à peine, sauta légèrement sur le sable de l’allée. Richard L’Heurois différait entièrement de son inséparable ami Antoine.

Du même âge que lui, trente-cinq ans, il paraissait plus jeune avec sa haute taille svelte et musclée de sportif, son visage fin, à la courte moustache blonde comme les cheveux gominés ; ses manières étaient plus réservées ; sa voix plus calme, sa tenue plus correcte : un élégant complet gris sur une chemise de soie.

Un point commun pourtant les unissait, en dehors de leur intime camaraderie, leur admiration amicale pour Patrice Martyl, ami de lycée, resté leur ami dans la vie. Enfants, ils avaient subi son ascendant, ils le subissaient encore à présent. Patrice était le grand homme du trio qu’ils formaient. Ils l’admiraient pour ses brillantes facultés, pour son caractère ferme et net, pour la situation importante qu’il avait su conquérir et qui tous les jours s’affirmait au barreau. Ils l’admiraient aussi, et avant tout peut-être, pour son expérience des femmes et les succès qu’il avait auprès d’elles. Antoine peu attrayant et peu sentimental, par choix ou par force, se contentait d’aventures sensuelles sans lendemain avec des professionnelles, petites poules levées dans les bars qu’il fréquentait, vagues danseuses de boîtes de nuit. Richard, plus raffiné, dédaignait les professionnelles trop avancées et trop banales. Il lui fallait quelque recherche, une apparence de choix personnel chez ses partenaires souvent renouvelées, femmes faciles mais ne faisant pas ostensiblement un métier de la galanterie, divorcées sorties du monde à la suite d’un scandale trop retentissant, théâtreuses sans théâtre, toutes les désaxées qui ne sont plus des femmes honnêtes (avec ou sans amant) et qui ne sont pas tout à fait des grues, étaient ses élèves qui lui fournissaient le semblant d’amour dont il avait besoin tout en se moquant de la façon dont il le cherchait.

Patrice Martyl, lui, méprisait les amours faciles ; les professionnelles, avouées ou non, le dégoûtaient. Sensuel, mais aussi cérébral, l’amour tenait autant de place dans sa vie que l’ambition. Dans le monde où il était accueilli, autant à cause de son nom et de sa famille, que de sa célébrité et de ses remarquables qualités personnelles, il avait inspiré des passions profondes à des femmes qui jusque-là passaient pour irréprochables ; il avait eu de flatteuses bonnes fortunes qui lui avaient valu un peu la réputation d’un Don Juan. Ses deux amis en avaient été éblouis… Ce Patrice, rien ne lui résistait ! Il avait la gloire et il avait les femmes.

Quand le jeune avocat revint de province avec la merveilleuse Dominique qu’il venait d’épouser, Antoine et Richard l’admirèrent plus encore d’avoir su conquérir l’amour de cette belle créature pure et fière. Aucune envie jalouse ne se mêlait à leurs sentiments. Patrice était un homme supérieur aux autres hommes, c’était bien juste qu’il eût été choisi par une femme supérieure aux autres femmes… Mais Antoine et Richard, en dépit de leur amitié pour Patrice, en dépit de leur loyauté ne pouvaient se défendre contre l’attirance amoureuse qui émanait de Dominique. Sans même oser se l’avouer nettement à eux-mêmes, ils la désiraient ; leurs conquêtes faciles d’une nuit ou d’une semaine, leur semblaient plus encore vulgaires et fades depuis que les liens d’une camaraderie assidue leur permettaient d’approcher presque quotidiennement Dominique dont le charme exceptionnel, plus valable d’être réservé et comme involontaire, de devenir sensuel seulement par éclairs, dans des moments d’admiration, agissait puissamment sur eux. Sincères amis de Patrice, ils étaient de caractère loyal et d’esprit net et franc, mais ils étaient aussi des hommes et la tentation était si forte qu’ils n’avaient pu se défendre d’y céder par la pensée. Ils désiraient l’éblouissante jeune femme, ils brûlaient pour elle d’une passion qui, sans espoir, s’enfiévrait. Jamais ni par un mot, ni par un geste, ils n’avaient ni l’un ni l’autre, décelé cette passion, trop sûrs que la fière et sincère Dominique ne l’admettrait pas et que ce serait le signal d’une rupture complète de cette intimité qui leur était très chère. Les soins empressés, les galanteries voilées dont tous deux entouraient la jeune femme restaient en apparence sans aucune équivoque. Dominique était à cent lieues de soupçonner le désir des deux hommes qui rôdait autour d’elle, qui épiait les formes de son corps dessinées par la robe, le parfum de sa chair montant du décolletage. Dans sa droiture candide, elle s’en fût offensée comme d’une trahison envers Patrice. Celui-ci pourtant était trop fin, trop perspicace pour n’avoir pas deviné les sentiments si soigneusement cachés de ses deux amis, mais il ne s’en inquiétait pas. C’était un hommage rendu à la séduction de sa femme. Qui donc pouvait approcher Dominique sans subir l’emprise de cette séduction ? Mais Patrice s’estimait très au-dessus des autres hommes, ni Antoine, ni Richard lui-même ne pouvaient songer, n’oseraient songer à rivaliser avec lui… du reste, il était sûr de leur amitié, de leur loyauté, enfin, il était plus sûr encore de l’intangible vertu, de l’amour absolu de la belle et grave Dominique. Aucun danger de ce genre n’était admissible avec elle…

— Qu’est-ce que c’est que ça ? cria tout à coup Antoine qui regardait dans l’intérieur de l’auto.

— Ça, quoi ? demanda Patrice.

— Un panier de champagne ! continua Antoine. Tu te mets bien, mon vieux. D’où est-ce que ça te vient ?

— Ah, c’est un cadeau d’un client. J’avais oublié…

— Et quelle marque ? Tu sais que je suis amateur. Dame, on se console avec ce qu’on peut quand on n’est ni célèbre, ni séduisant. Attends que je regarde.

Du panier, il tira une bouteille dont il regarda l’étiquette.

— Supra Cordon d’Or ! Mais c’est la marque nouvelle qu’on va lancer ! On m’en a parlé. C’est un champagne épatant, paraît-il. Dis donc, Patrice, on va y goûter. Tu veux bien ? Ça nous mettra le cœur en joie. Richard et moi nous philosophions mélancoliques dans l’ombre… Vous arrivez… lumière, gaieté, champagne ! On va boire à l’amitié…

— L’amitié peut-se passer de champagne, dit Dominique en riant.

— Pas du tout ! Pas du tout ! S’il le faut, je vous supplie comme on supplie une divinité pour la fléchir.

La bouteille à la main, il mit un genou devant Dominique sur le gravier de l’allée.

— Soit, dit la jeune femme qui riait. Mais nous étions venus vous prendre pour faire un tour en auto.

— Une seconde, je vais chercher des coupes, nous trinquons sous les étoiles… ou plutôt sous les nuages, et nous filons…

Antoine courut vers la maison, revint bientôt ayant revêtu son veston et portant des coupes. Il déboucha la bouteille.

— Très peu, n’est-ce pas ? dit Patrice.

— Et pas du tout pour moi, ajouta Dominique.

— Si, si ! Richard, joins tes instances aux miennes ! Attendez d’abord, je vais goûter… Il est merveilleux ce vin ! Là élevez vos coupes…

— Non, je vous assure, dit Dominique.

Mais Patrice lui faisait signe d’accepter. Elle prit la coupe.

— À l’amitié, proclama Antoine. Il faut boire jusqu’au bout.

Tous obéirent. Antoine insista tant que pour la seconde fois les coupes furent remplies et taries.

Une seconde bouteille se vida comme la première. Malgré ses protestations Dominique n’avait pu se défendre d’en prendre une petite part. Du reste la griserie légère qui par l’effet du champagne succédant au kummel commençait à l’envahir avait rendu, moins vive, à la fin, sa défense. Elle se trouvait bien et gaie. Quant aux trois hommes, très sobres d’ordinaire, un commencement d’ivresse rendait Antoine bavard, Richard sombre et Patrice presque folâtre, ce qui ne cadrait pas avec le sérieux habituel de son caractère.

— Mais il est plus de minuit, il faut partir, dit-il tout à coup se ressaisissant pour un moment.

— Ça va, on part, répondit Antoine d’une voix un peu pâteuse. Si vous voulez, je conduis. Les chemins par ici je les connais comme ma poche !

— Oui, c’est cela, dit Dominique. Richard montera devant près de vous. Nous irons tous les deux dans le fond, ajouta-t-elle, en serrant à la dérobée la main de Patrice qui, à ce léger et tendre contact, eut un petit frisson.

Antoine fit sortir sans encombre la voiture du jardin, Richard descendit pour refermer la grille et remonta près de son camarade. On s’enfonça dans l’ombre moite et tiède, piquée des rares lumières de l’électricité au bord de la route, sous un ciel lourd où s’accentuait, une vague et lointaine menace d’orage.

Sur la banquette du fond, Dominique avant rejeté son léger manteau se serrait, alanguie et énervée, contre son mari. La nuit la caressait d’une douceur voluptueuse. Elle se sentait troublée et c’était délicieux. Sur son corps, sur sa gorge, la main de Patrice errait, s’appuyait, éveillait l’émoi de la chair frémissante sous la mince étoffe. Patrice se pencha, cherchant la bouche rouge, entr’ouverte où il colla ses lèvres. Sous le baiser profond et tiède, la jeune femme se raidit et retint à peine un gémissement ardent.

— Je te dis, Antoine, que tu te trompes de chemin, prononça sur l’avant de la voiture la voix troublée de Richard L’Heurois.

— Tais-toi, protesta Antoine. Moi, me gourrer dans la forêt de Saint-Germain. Mais, je la connais comme ma poche !

Il frôla dangereusement un fossé, redressa la voiture, reprit :

— Tiens, tu vois, tu as manqué de me faire verser avec tes histoires. Le chemin… tiens, c’est celui-là, Regarde-moi s’il est chic…

Il s’y engagea. C’était un petit chemin forestier, capricieux, entièrement désert, qui bientôt commença à descendre en pente douce.

Et tout à coup, à quelque distance, apparurent deux lueurs fixes qui, dans la brume légère et chaude, semblaient deux astres fantômes magiquement suspendus dans le ciel bas.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? Allons voir, grommela Antoine. Il fonça.

À gauche du chemin et un peu en retrait, une maison qui parait morte et qu’entourent des bosquets, masses plus sombres.

Et soudain avec un juron étouffé, Antoine bloque brusquement, éteignant ses phares. Une petite auto au travers de la route étroite la barre. Et voici, très proches, des lueurs mystérieuses. Elles tombent de deux hauts réverbères, elles coulent sur une pelouse unie qu’entourent des arbres, des bouleaux d’argent qui frémissent à peine dans la nuit immobile.

Et au centre de la pelouse, en contrebas, dans la nappe de lumière tamisée qui tombe des hautes ampoulés bleues, sur le gazon que baigne cette clarté de lune, deux femmes dansent, deux femmes nues dont les corps sveltes et fins, s’enlacent, ondulent, se déplacent harmonieusement au rythme lent de la danse que fredonne dans l’ombre une troisième femme, vêtue celle-là…

Et dans la lueur bleue, les corps blancs qu’elle bleuit, cette danse muette et alanguie, ce décor d’arbres pâles, sous le ciel obscur, dans la solitude, dans le silence, ont le charme troublant d’une vision féerique, irréelle, comme les cérémonies rituelles d’un culte très antique consacrant un mystère à une belle idole à peine charnelle.