Le Scandale du gazon bleu/02

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Flammarion (p. 16-21).
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II

Le vertige

Devant cette vision inattendue, étrange, d’un charme poétique et sensuel, et qui semblait le rêve magique d’un monde enchanté, Antoine et Richard, étonnés d’abord, tout de suite attirés, sautèrent de voiture, approchèrent, muets, fascinés.

Mais de la petite auto en panne en travers de la route, un homme surgit tout à coup, un homme jeune, robuste, vêtu en mécano. Il portait une lanterne qui éclairait sa face large, au sourire gouailleur, sa tête nue, ses cheveux roux ébouriffés.

— Pardon, excuse, dit-il, avec un accent traînant de faubourien de Paris, nous avons une panne d’essence. Vous auriez pas un bidon ? C’est pour les deux demoiselles qui dansent… C’est des demoiselles distinguées, elles régleront, sûr et certain…

— Mon vieux, comme chargement rien que des bouteilles de champagne, dit Antoine.

— Du champagne ! Mince alors ! On en débouche, hein ?

Patrice Martyl avait mis pied à terre lui aussi, non sans quelque difficulté car, ainsi que ses deux amis, il n’était pas très solide sur ses jambes.

— De l’essence, il y en a un bidon dans le coffre, dit-il en désignant sa voiture.

Et ainsi que Antoine et Richard, il fit quelques pas dans la direction des danseuses nues.

L’homme vêtu en mécano trouva le bidon d’essence, puis, sans autre autorisation, prit, dans le panier de champagne, deux bouteilles qu’il déboucha.

— J’y goûte… il est fameux ! Attendez, on a des verres !

Il avait collé ses lèvres au goulot d’une des bouteilles, puis, fourrageant dans la petite auto il en tira un paquet de verres qu’il déballa vite.

Les deux jeunes femmes nues dansaient toujours, harmonieuses, gracieuses, impudiques. Les pointes de leurs gorges se frôlaient. Souples, elles se renversaient en arrière ; les bras à la taille, unissant leurs ventres, et sur leurs visages, il y avait le même sourire de volupté vague qui, entre les paupières à demi closes, laissait à peine voir les prunelles noyées, entre les lèvres entr’ouvertes laissait à peine luire l’éclat blanc des dents. Dominique, à son tour, inaperçue, était descendue de son auto. Elle s’avançait d’une marche un peu hésitante vers son mari. Les choses autour d’elle semblaient voleter dans ce décor irréel. Tout cela était un rêve sûrement… Mais quel rêve insolite, prenant, troublant, qui s’imposait à elle comme une caresse languide, qui la déconcertait, la charmait… Elle s’accrocha au bras de Patrice et murmura sans bien savoir si sa demande répondait à son désir secret :

— Partons, mon chéri… Il faut rentrer. Ma tête tourne… Je n’y vois plus clair… Allons-nous-en !

— Tout à l’heure, répondit Patrice, d’une voix sourde, les yeux brillants, les muscles raidis.

Les danseuses sortaient du cercle de clarté dessiné sur la pelouse. L’autre femme qui chantonnait jusque-là, les y remplaça. Échevelée, sa robe légère retroussée jusqu’en haut des cuisses elle se lança dans un cancan éperdu, selon le plus pur style montmartrois. Elle tournait, bondissait, et ses jambes fines, gantées de soie claire, s’élevaient plus haut que sa tête, révélant que sous la tunique légère qui la vêtait, elle ne portait rien.

Sans s’arrêter, elle cria :

— Eh ! Julot ! tu viens pas ?

Le mécanicien eut un rire gras.

— Tout à l’heure on verra ça ! Mais viens toi-même, la Pierreuse ! Il y a du champagne ! C’est des gens de la haute qui l’offrent ! On va rigoler !

Comme si ces mots eussent été un signal, subitement l’électricité s’éteignit. Entre les nuages allégés, une lune ronde, à demi voilée de vapeurs ténues qui l’entouraient d’un halo translucide apparut, éclairant d’une clarté diffuse et mystérieuse la pelouse, les bouleaux d’argent et, tout proche, un talus gazonné, à demi couvert de petits bois.

Celle que le mécano appelait la Pierreuse était accourue. Les deux jeunes femmes qui dansaient tout à l’heure la suivirent. Elles avaient remis leurs robes légères comme des chemises. Habillées, elles paraissaient fines, distinguées, très élégantes.

Cependant Julot n’était pas resté inactif. Il avait rangé de côté l’auto en panne. Il remplissait les verres, riant, lançant des plaisanteries qui donnaient à la scène d’étrange et presque poétique lascivité qui s’était déroulée tout à l’heure, cette allure de débauche plus directe, un peu canaille, que la Pierreuse avait esquissée avec son cancan, et qu’elle poussa davantage sans plus attendre. Elle saisit un des verres, le vida d’un trait, ébaucha quelques entrechats et faisant boire à leur tour les deux danseuses qui riaient, elle les embrassa longuement sur les lèvres, promenant sa main rapide sur leurs gorges offertes, dans la robe échancrée, sur le ventre, sur les rondeurs des croupes.

Soudain, arrachant la lanterne des mains de Julot, elle en dirigea la lueur vers Dominique qui, à demi cachée derrière Patrice, n’avait encore été vue de personne.

La Pierreuse poussa un cri d’admiration sincère sous sa blague apparente.

— Oh ! la chouette femme ! Ce qu’elle est belle, regardez-moi ça ! Eh ben, ses trois amoureux ne doivent pas s’embêter ! Et elle ne doit pas s’embêter avec eux ! Ils doivent savoir y faire, ces gaillards-là !

Elle eut un rire provocant, ajouta :

— Et moi, hein, les amis, pas vilaine non plus, n’est-ce pas ?

Dans la lumière dansante de la lanterne, elle avançait un visage séduisant de vice impudent, un peu marqué, un peu meurtri, mais émouvant, avec sa bouche aux lèvres charnues et rouges sur des dents fortes, éclatantes, aux yeux étincelants de fièvre sensuelle sous les cheveux crépelus, d’un fauve ardent.

Et, dénouant une écharpe de soie jaune qui lui cachait le haut du buste, elle découvrit ses épaules, ses seins nus.

— Pigez-moi s’ils se tiennent bien dans le monde, mes deux petits frères ! Et le nez en l’air… comme moi ! Touchez-moi ça, messieurs. Et vous aussi, madame. Pour fermes, ils sont fermes !

Elle saisit la main de Dominique, la porta, la frotta avec un ronronnement de plaisir sur les pointes frémissantes de sa gorge. Dominique, comme inconsciente, la laissait faire, son autre main se crispant au bras de Patrice, lequel regardait obstinément les deux danseuses qui riaient toujours d’un rire provocant, énervé.

— Allons, c’est pas tout ça, le champagne ! cria la Pierreuse, en faisant circuler les verres remplis à mesure par Julot.

Tous burent, les hommes surexcités par le vin, surexcités par la chair nue des femmes, montrée puis voilée, et dévoilée, ne savaient plus exactement ce qu’ils faisaient, gagnés par un désir qui s’exaspérait. Ils riaient, trinquaient, les yeux luisants,

Dominique, elle-même, toujours cramponnée au bras de Patrice, riait tout haut, d’un rire faux et crispé.

— Mon chéri, mon chéri, je m’amuse, dit-elle d’une voix mal assurée.

— Tiens, encore un peu de champagne…

— Tu crois ?… non, non ! ça me ferait mal !… Donne, je veux bien… Oh, tu crois, encore une coupe !…

— On danse ? cria tout à coup la Pierreuse. Venez !

Elle entraîna par la main Antoine et Patrice, Dominique tenant le bras de celui-ci suivait en titubant.

Les deux danseuses, en habituées de ce genre de parties, dans le coin de la pelouse où tous se massèrent sans plus songer à danser, enlaçaient tour à tour chacun des hommes qui sans bien se rendre compte de ce qui se passait respiraient leur parfum grisant, sentaient leurs formes souples et tièdes plaquées contre eux.

Julot, deux bouteilles de champagne à la main courait de l’un à l’autre. La Pierreuse avec des rires hystériques étreignait les hommes, étreignait les femmes. Elle avait sorti sa boîte à poudre, les poudrait toutes trois dans un nuage blanc au violent parfum musqué…

L’ivresse montait. Antoine avait saisi par la taille une des danseuses, la caressait. Patrice avait quitté Dominique, la Pierreuse se collait à lui.

Il faisait à présent presque noir. De nouveau, la lune se voilait de nuages lourds, chargés d’électricité.

Brusquement, Dominique oppressée eut peur, se ressaisit une seconde, courut à son mari dont elle entrevoyait à peine la haute silhouette.

— Patrice ! Patrice !

S’arrachant des bras qui le retenaient il vint à sa rencontre. Elle se pendit à lui.

— Mon chéri, mon chéri ! emmène-moi. J’ai bu… du champagne !… J’ai le vertige !… Tu sais, dans ces cas-là… Patrice, je t’aime… prends-moi !

Sa voix avait sombré. Elle élevait vers lui une face pâle et ardente dans l’ombre et qui offrait ses lèvres entr’ouvertes.

— Viens, murmura Patrice, la tête perdue, en l’entraînant, tendu de désir, vers l’ombre, il ne savait où…

Mais toute la bande les entourait, s’enlaçant, se désenlaçant, chargeant à tous moments les partenaires de caresses intimes et fugitives, de brusques et fugitifs baisers. Les mains des hommes brutalement saisissaient des seins tièdes, dressés hors des robes écartées ; celles des femmes qui riaient nerveusement s’égaraient. Les bouches fouillaient des bouches, les quittaient, se collaient à d’autres. La Pierreuse saisit un instant Dominique, mit ses lèvres sur les lèvres de la jeune femme qu’elles entr’ouvrirent en même temps que sa main relevait la robe pour une caresse brève et lascive. Dominique, vibrante, éperdue, ne sachant plus rien que l’émoi sensuel qui la soulevait, gémit, accueillant cette caresse qui l’atteignait au plus intime d’elle-même.

Mais déjà la Pierreuse la quittait pour mouler son corps au corps de Patrice. Dominique sentit que Patrice s’éloignait d’elle. Elle vit passer et disparaître le face du mécanicien qui cherchait à l’atteindre. Une bousculade générale avait lieu, la bande confuse avança, se heurta au talus gazonné. Dominique revit passer la face du mécanicien, puis la face pâlie et surexcitée de Richard. Elle sentit qu’une main la saisissait par la taille. Une main d’homme. La main de qui ? Passive, comme si une autre elle-même se fût substituée à la chaste et altière Dominique, elle ne se défendait pas, consentante. Mais l’étreinte qui l’enserrait se dénoua. Elle vit Patrice près d’elle. Oui, c’était Patrice. Il l’avait défendue. Défendue contre quoi ? Pour Dominique rien n’avait d’importance que la force irrésistible de l’instinct qui la tendait toute vers la satisfaction sensuelle dont elle avait besoin.

Mais Patrice s’éloigna, entraîné par une femme… laquelle ?… Et c’est de nouveau le mécanicien dont la face canaille s’approche, avec un rire bestial de luxure, dont les mains s’agrippent voracement… Non, c’est Patrice qui est revenu. Et Richard… n’est-ce pas lui ?…

— Patrice, Patrice, gémit Dominique en s’accrochant à un bras qui saisit. Des lèvres avides étouffent des mots sur sa bouche. Elle rend le baiser éperdument…

Mais voici qu’un couple est tombé sur le gazon. La chair blanche de la femme luit dans l’ombre… Des râles de volupté halètent… Un autre couple tombe à son tour, un autre… tous les couples de hasard…

Ils s’agitent sur l’herbe, confus, mêlés dans des accouplements qui ne discernent plus leurs partenaires…

Et c’est l’assouvissement dans l’ombre profonde, dans le silence nocturne que troublent à peine de sourds bruits de moteurs, des aboiements de chiens, là-bas, au loin, et, par terre, ces hommes, ces femmes, qui s’étreignent et gémissent…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et soudain de ces couples qui gisent là, dans les ténèbres à présent si épaisses qu’on ne peut plus rien distinguer, s’élève, poussé par quelle bouche ? — s’élève un grand cri, un cri strident, déchirant, horrible, un cri qui s’éteint dans une sourde et sinistre plainte, dans un râle qui n’est plus un râle de volupté…