Le Scandale du gazon bleu/07

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Flammarion (p. 57-64).

VII

Darling

L’existence de Dominique et Patrice Martyl avait en huit jours subi une transformation radicale. Bouleversement moral dont ils ne parlaient pas. Bouleversement physique dont l’état de santé de la jeune femme était le prétexte plutôt que le vrai motif.

En apparence, pour respecter la cure de repos et d’isolement prescrite à Dominique par le docteur Mauger, Patrice n’entrait plus dans la chambre de sa femme ; il couchait sur un divan-lit dans son cabinet de travail.

C’est là qu’il passait toutes les heures que la vie lui permettait de rester chez lui. Il avait continué, comme si de rien n’était, ses occupations d’avocat en vue, moins actives d’ailleurs à cette époque de l’année. Il recevait de neuf heures à onze heures et demie. Puis il déjeunait seul, en hâte, afin d’aller au Palais de bonne heure, que ce fût ou non nécessaire. Il ne voyait Dominique qu’au diner, qu’ils prenaient en commun pour sauver la face devant les domestiques. Alors tous deux s’efforçaient à une conversation naturelle, normale, cordiale, et qui ne traitait que de choses indifférentes. Puis Dominique, taciturne et lasse, se retirait dans sa chambre où elle lisait sans prendre grande attention aux mots imprimés, tant ses préoccupations intimes l’absorbaient.

Patrice, lui, sortait parfois, mais le plus souvent regagnait son cabinet pour travailler. Travaillait-il ? Oui, il tâchait, mais avec combien de peine ! Et qu’elles étaient fréquentes les heures où il ne pouvait secouer la double hantise qui l’obsédait : jalousie et honte de ce qui s’était passé, — crainte révoltée des conséquences.

Un matin, qui était le lendemain du jour où le brigadier Delbot s’était livré à la chasse aux Colombes, dans le cabinet de travail de Patrice Martyl, une demi-douzaine de personnes avaient défilé, introduites par son secrétaire, quand ce dernier annonça à l’avocat qu’une dame seule se trouvait encore dans le salon ; une dame qui n’avait pas de rendez-vous et qui attendait patiemment depuis plus d’une heure.

— Eh bien, faites-la entrer, dit Patrice.

Le secrétaire obéit, puis se retira.

Patrice indiqua un siège à la visiteuse inconnue. C’était une femme de vingt-six à vingt-sept ans, vêtue simplement mais avec une sûre élégance, d’un tailleur gris foncé de coupe parfaite. Tout en elle indiquait la femme aux habitudes raffinées, aux goûts délicats. Le visage charmant, et qui devait habituellement sourire à la joie de vivre, était assombri par une expression réfléchie, grave, soucieuse même et nuancée de tristesse.

Elle resta un moment silencieuse.

— Je vous écoute, madame, dit Patrice.

— Toutes les paroles prononcées ici restent entièrement secrètes, n’est-ce pas, monsieur ?

— Naturellement, je suis avocat.

Patrice, qui avait entendu bien des confessions hasardeuses, savait, pour les provoquer, garder un silence attentif.

Après une hésitation, elle se décida :

— Vous êtes nécessairement au courant de ce qu’on appelle le « meurtre du Gazon Bleu » ?

Il dut faire un effort pour ne pas tressaillir visiblement, pour ne pas se trahir. Il répondit avec indifférence :

— Certes… par habitude professionnelle, je me tiens au courant des affaires de ce genre. Je lis les journaux…

— Vous avez lu ceux d’aujourd’hui ?

— Oui.

— L’Écho de France ?

— Oui.

— Et, dans l’Écho de France, l’article de ce reporter qui put assister, hier, à l’arrestation d’une des danseuses qu’on appelle les deux Colombes, l’Anglaise Fancy.

— Oui.

— Je suis l’autre danseuse… Isabella !

Elle avait prononcé ces mots avec simplicité, sans rougir, sans embarras.

Patrice avait fermé les yeux un instant. Depuis le début de l’entretien, il se tenait sur ses gardes, s’attendant, sans raison précise, à une révélation de ce genre. Il réfléchit rapidement. Cette femme était l’une des danseuses de l’autre nuit ! Quand il parvenait à écarter l’idée de la Pierreuse, dans les moments où la conviction s’imposait à lui qu’il n’avait pas eu dans les bras sa propre femme, il se heurtait à la vision des deux danseuses nues. Si Antoine avait tenu dans ses bras cette Fancy dont ce mot « darling » semblait à la fois le chuchotement d’amour et la plainte douloureuse, alors, sa maîtresse d’un moment, à lui, Patrice, avait été cette autre femme qui s’appelait Isabella. Mais alors, que savait-elle de lui ? Pourquoi était-elle ici ?

Il le lui demanda :

— Puis-je savoir, madame, le motif de votre visite ?

— Le désir de me renseigner auprès de vous.

— De vous renseigner ?… Sur quoi ?…

— Sur ce qui menace actuellement mon amie. Cet hiver, le hasard nous a fait entendre à toutes deux votre plaidoirie en faveur de Germaine Pons. Nous pleurions toutes les deux. Ce matin, dans l’affreux désarroi où je suis, je me suis tout à coup souvenu de cela. J’ai pensé que vous voudriez bien me conseiller.

Il y eut un moment de silence, et Patrice déclara :

— Certes, madame. Je n’ai aucun motif pour vous refuser mon appui. Êtes-vous prête à me dire l’exacte et complète vérité ?

— Oui, scrupuleusement.

Et elle parla sans restrictions, sans ambages. Elle raconta par le menu, la soirée du dimanche, leur rencontre avec la Pierreuse et Julot, le diner, les danses, la panne de l’auto, puis l’arrivée d’une autre auto contenant quatre personnes.

— Vous pourriez fournir sur celles-ci une indication quelconque ? dit Patrice, dissimulant son inquiétude.

— Pas la moindre. Mon amie et moi nous étions grisées par le champagne apporté par ces inconnus et surtout par notre dernière danse sur la pelouse. En plus, malgré les lampes bleues, il faisait très sombre. Je sais seulement qu’il y avait trois hommes jeunes et élégants, et puis une femme très belle, a dit la Pierreuse. Tous quatre, autant que je crois, étaient comme nous en état de demi-ivresse. Ils avaient du champagne dans leur voiture et nous en ont offert. On a bu, on a dansé avec eux. La Pierreuse nous entraînait. Elle semblait folle. Nous avons tous perdu la tête.

— Jusqu’à quel point ? demanda Patrice à mi-voix.

Elle ne rougit pas et son silence avoua.

Patrice reprit, cherchant ses mots :

— La Police prétend que vous et votre amie êtes coutumières de ces sortes de… parties.

Sans baisser les yeux, Isabella répliqua :

— Coutumières, c’est trop dire. Mais ce n’est pas la première fois… Ma chère Fancy est une enfant, curieuse de tout… Et parfois j’ai la faiblesse de consentir…

— Pourriez-vous préciser, (quelle angoisse pour lui en posant cette question !) pourriez-vous préciser ce que fut le rôle de la Pierreuse ?

— Non.

— Cependant… vous conserviez une certaine lucidité ?

— Aucune ; sans quoi il est évident que je n’aurais pas agi ainsi. En ce qui me concerne moi-même, je ne sais pas exactement ce qui s’est passé. Il y a eu un homme, voilà tout.

Elle avait dit ces mots tranquillement, en quelque sorte avec dignité. Il était évident qu’elle était de ces femmes pour qui l’acte de se livrer physiquement n’a d’autre importance que le plaisir qu’elles en peuvent tirer.

Patrice répondit simplement, en insistant :

— Il ressort de tout cela donc, que vous ignorez qui a tué la Pierreuse ?

— Je l’ignore. Je suppose que c’est Julot, je n’en sais rien. Lorsque après son cri, je me suis penchée sur elle, elle gisait sur le sol, j’étais encore sous l’influence du champagne qui m’étourdissait. J’ai cru, au premier moment, que c’était une simple crise de nerfs, il me semble que je l’ai dit tout haut à quelqu’un. Mais je me suis aperçue aussitôt qu’il n’y avait plus personne, sauf la femme inanimée, avec Fancy et moi. Les trois hommes élégants et la jeune femme qui les accompagnait s’étaient enfuis… assez lâchement. Fancy et moi, nous avons fait ce que nous avons pu pour ranimer la Pierreuse, mais elle était morte, nous le comprîmes tout de suite ; alors, dégrisées, saisies d’horreur, nous avons rejoint notre auto, nous sommes reparties à notre tour.

Elle s’interrompit.

Patrice, qui la regardait fixement, demanda :

— Vous m’assurez qu’il n’y a pas eu autre chose ?

Elle releva sur lui les yeux à son tour et répondit avec gravité :

— Je vous le jure !

Elle était sincère. L’avocat en avait la certitude. Au moment où il allait parler, elle le devança et lui demanda fiévreusement, avec un accent d’anxiété passionnée :

— Que va-t-on faire de Fancy ? Qu’a-t-on fait d’elle depuis qu’on l’a arrêtée ? De quoi est-elle menacée ?… Où est-elle ?

— Elle est sûrement dans les locaux de la Police Judiciaire, répondit Patrice. Elle subit de la part des inspecteurs un interrogatoire.

— Pauvre Fancy, elle, si douce, si délicate, arrêtée, interrogée ainsi ! Mais elle ne répondra pas. On ne peut la contraindre à répondre ?

— Il y a bien des moyens de faire parler ceux qui ne veulent rien dire. Certains inspecteurs s’y entendent ; ils se relayent, infatigables. Ils sont passés maîtres dans l’art des interrogatoires… pénibles… despotiques… implacables.

Isabella frissonna.

— Pauvre, pauvre Fancy, répéta-t-elle. Mais elle ne répondra pas. Il a toujours été entendu entre nous que si nous avions des ennuis à cause de nos danses libres, nous ne répondrions pas, nous en avons pris la décision nouvelle et plus fermement encore après la danse du Gazon Bleu. Nous ne savons rien, nous ne pouvons rien dire.

Elle fit une pause et ajouta :

— Vous approuvez cela, n’est-ce pas ? C’est bien votre avis ? Moi, si j’étais arrêtée, je devrais me taire ?

Patrice ne répondit pas immédiatement. Il semblait réfléchir au meilleur conseil à donner à celle qui le consultait. En réalité il souffrait cruellement et se débattait entre des sentiments contradictoires. Si les deux danseuses persistaient dans le silence qu’elles avaient résolu de garder, c’était presque sûrement pour lui, pour Dominique, le salut… Mais son devoir professionnel, son devoir d’avocat à qui l’on vient demander un avis qui fera loi, ne l’obligeait-il pas à se refuser à farder en aucune façon la vérité ?…

Il déclara enfin d’une voix lente et calme :

— Voici presque sûrement ce qui va se produire : que votre amie parie ou non, la Police établira un rapport qu’elle transmettra au Juge d’Instruction. Sans aucun doute, le Juge, après examen des faits, mettra l’inculpée sous mandat de dépôt.

— Donc, en prison… Fancy en prison !… murmura Isabella.

Et elle frissonna de nouveau, atterrée, désolée.

— Oui, en prison, dit Patrice.

— Et plus tard, la Cour d’Assises… la condamnation…

Patrice se redressa et avec force :

— Non ! Je suis sûr que non ! On ne peut formuler contre elle aucune accusation précise, on ne peut lui reprocher rien qui soit réellement répréhensible au point de vue criminel. Quand le Juge d’Instruction se rendra compte qu’il ne peut pas prouver votre participation à l’une et à l’autre, au crime, il rendra un non-lieu.

Isabella respira profondément.

— Vous m’affirmez cela, demanda-t-elle, en plongeant ses beaux yeux dans les yeux de Patrice.

Il répondit à ce regard par un regard assuré.

— J’affirme que c’est ma conviction absolue.

Isabella continua :

— Fancy aurait donc intérêt, selon vous, à ne pas se laisser tourmenter par la Police et à faire immédiatement l’aveu de ce qu’elle sait ?

— Je le crois, répondit Patrice.

Isabella réfléchit un moment.

— Un mot encore, maître. Aussitôt l’inculpation prononcée contre elle, mon amie peut réclamer un avocat ?

— Oui. Elle le doit.

— Voulez-vous être cet avocat ?

Patrice n’hésita pas. Il ne pouvait accepter d’intervenir dans une action où il était, sans qu’on le sût, aussi directement intéressé.

— Non, dit-il nettement, je refuse.

Isabella étonnée tressaillit.

— Mais pourquoi ? Votre assistance pour elle, c’est le salut.

Patrice embarrassé cherchait un prétexte, si médiocre fût-il. Il le trouva, tout en en reconnaissant lui-même la faiblesse.

— Le salut, dit-il, ne croyez pas cela. Le fait de choisir un avocat et surtout un avocat connu, indique toujours un peu qu’on est coupable, qu’on a besoin de secours. L’innocent se fie à la Justice. Laissez désigner un avocat d’office. Et soyez rassurée, je vous jure que votre amie n’a rien à craindre. Si par hasard vous étiez impliquée vous-même dans l’affaire pour complicité, prévenez-moi, revenez me voir.

— Merci, dit Isabella. Je regrette seulement que vous ne consentiez pas à prendre tout de suite la défense de mon amie. Mais peut-être avez-vous raison.

Elle s’était levée, très à l’aise, en femme du monde qui prend congé. Il se rapprocha d’elle et lui dit d’un ton de douceur où il y avait du reproche et de l’indulgence :

— Pourquoi dansez-vous de la sorte… devant une foule banale, abjecte, lubrique ? Cela n’est pas digne de vous.

Elle répondit avec sérénité :

— Nous ne dansons pas devant la foule, nous dansons devant nous-mêmes. Le soir de ce dimanche, nous étions seules ou presque seules dans la nuit, dans la lumière bleue. Danser ainsi, c’est pour nous une ivresse, une frénésie qui nous exalte, qui nous ravit… chaque fois que nous pouvons danser nues en plein air, nous ne résistons pas.

— Oui. Mais on vient vous voir. On paye pour cela.

— Qu’importe qu’on paye ou non ? Cela ne nous regarde pas. C’est une admiration anonyme et nous l’aimons. Elle double notre joie.

— Il y a les music-hall, les bals spéciaux.

— Cela, jamais ! Jamais ! C’est de la prostitution !

Elle semblait surexcitée, avec une nuance d’exaltation. Manifestement, ce qu’elle disait, elle l’éprouvait profondément. Patrice la contemplait étonné, admiratif. Son séduisant visage n’indiquait vraiment aucune perversité, n’évoquait rien de vicieux, rien d’équivoque. Tout en elle exprimait la délicatesse, l’élégance, la race même… Et ce corps… ce corps svelte et charmant qu’il connaissait si bien, dont il possédait peut-être le secret voluptueux !

Et soudain, il eut l’impression que, s’il prenait cette femme dans ses bras, que s’il la renversait pour chercher ses lèvres, pour l’étreinte amoureuse, il saurait si cette Isabella attirante était ou non sa partenaire d’un soir d’ivresse. Et déjà, à cette évocation de l’étreinte, à cette curiosité sexuelle, le désir se mêlait impérieux.

Patrice retient l’ébauche du geste dangereux. Déjà il est maître de lui. Il s’incline, cérémonieux, avocat devant sa cliente, et dit professionnellement :

— Je reste entièrement à votre disposition, madame, et vous souhaite bonne chance.

Elle partit sans rien soupçonner…

Deux heures plus tard Isabella se présentait dans les locaux de la Police Judiciaire. Elle s’y était décidée brusquement, après son entrevue avec Patrice. C’était pour elle le seul moyen de se rapprocher de Fancy, de secourir celle-ci, de la soustraire aux dures inquisitions des interrogatoires… et de partager, puisqu’il le fallait, son sort.

Amenée devant le brigadier Delbot, elle lui répéta les déclarations mêmes qu’elle avait faites à Patrice Martyl.