Le Scandale du gazon bleu/06

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Flammarion (p. 50-56).

VI

La chasse aux colombes

Le brigadier Delbot ne devait qu’à lui-même la situation en vue qu’il occupait, malgré sa jeunesse, à la Police Judiciaire, la P. J., comme on dit à la Préfecture. Il était le type même des policiers modernes qui ont avantageusement succédé aux policiers ancien modèle et ont remplacé les vieilles méthodes mystérieuses et empiriques par les procédés d’une technique plus sûre et plus scientifique.

De taille moyenne, maigre, sec, musclé, le visage osseux, les yeux gris et aigus, le brigadier Delbot, infatigable, toujours prêt à l’action, méprisant le danger, doué d’un esprit subtil et d’une volonté de fer, avait au plus haut point l’amour de son métier et la religion de la Justice. Il ignorait les concessions faites à ces sentiments de pitié et d’indulgence qui sont à la mode. Il s’embarrassait peu des questions complexes de responsabilité et d’irresponsabilité tant discutées par les psychiatres depuis Lombroso. Pour lui, un coupable était un coupable et n’avait pas d’excuses. Le devoir seul comptait, impliquant seulement la nécessité d’agir et de châtier pour la défense de la Société contre l’armée du crime. Et sa notion du devoir était aussi étroite qu’implacable. Avec cela, une intelligence réelle, une tenue morale parfaite, un « flair », une pénétration surprenante. Le tout doublé d’une ambition excessive, fondée sur un orgueil sans limites, sur une certitude de sa supériorité, de son infaillibilité, qui l’entraînait parfois à des actes inconsidérés, presque irréguliers. Il s’en rendait compte mais ne pouvait toujours se maîtriser à temps. Le redoutable pouvoir qu’il représentait le grisait. Lorsqu’il partait en expédition, il était soulevé d’une joie cruelle ; une fièvre l’animait dont il devait surveiller les impulsions irraisonnées.

C’est cette fièvre qui allumait ses yeux pendant qu’une auto de la Préfecture, filant à toute allure, l’emportait vers l’Ouest de Paris.

Inévitablement, en pareil cas, il se souvenait de son enfance. C’était dans un vaste domaine de l’Orléanais : des propriétaires très riches, très fastueux, très attachés aux décors d’élégance d’autrefois. Son père était premier piqueur. On prenait le petit garçon dans une des voitures qui conduisaient aux terrains de chasse. Sa joie était délirante.

Cette impression de chasse demeurait en lui. Il lui semblait que l’auto qui l’emmenait vers la poursuite du gibier humain était pleine de fusils et de cartouches… Jadis, c’était un cerf ou un sanglier que l’on poursuivait… Aujourd’hui ce sont deux colombes qu’il chasse…

Un de ses subordonnés qui l’accompagnait, l’inspecteur Havard, l’arracha tout à coup à ses pensées en se penchant vers lui.

— Alors, brigadier, ça y est ? Vous êtes sûr que nous allons au bon endroit aujourd’hui ? Il n’y a pas d’erreur ? Elles nous en donnent du fil à retordre, les bougresses !

— Sûr et certain, répondit brièvement Delbot.

— Nous pourrons entrer ?

— Naturellement. Je me suis procuré un carton du bonhomme qui manigance les réunions. Un carton signé de ses initiales et portant invitation pour deux personnes : toi et moi.

— Invitation payante ?

— Bien entendu. Vingt-cinq francs chaque entrée.

La conversation tomba. On sortait de Paris.

De toute la ceinture de bois qui entourent la capitale, vestige des impénétrables et dangereuses forêts d’autrefois, il n’est pas de région plus accidentée, plus cachée et en même temps plus proche que le petit bois de Saint-Cucufa. Il offre certains coins aussi peu accessibles que l’âpre forêt de Marly. Il est impossible encore de l’aborder autrement que de biais et pour ainsi dire par raccroc, en quittant la route de Garches à Bougival pour descendre, par de mauvais chemins escarpés, jusqu’aux bords d’un petit étang d’aspect mystérieux et romantique. On ne peut s’en aller que par la pente tortueuse et caillouteuse qu’on nomme le Longboyau, et qui dégringole vers La Malmaison.

L’auto des policiers dépassa un certain nombre de gens qui s’en allaient à pied dans la même direction, seuls ou par couples ainsi que des promeneurs. Ils avaient l’aspect de petits bourgeois venant des pays voisins, modestes rentiers, commerçants, industriels. Parmi eux, quelques artistes.

Delbot, parvenu au bord du petit lac, laissa son auto. Puis, en compagnie de Havard, se dirigea vers la pente de Longboyau. Tous deux descendirent quelques centaines de mètres. Enfin, à l’angle de la pente et d’un sentier, ils virent une barrière peinte en vert, donnant accès à un enclos coupé vers la moitié par une vieille maison basse et longue. À la barrière, un homme mûr, à demi campagnard, à demi citadin, se tenait, l’air furtif, et assez inquiet, pour recevoir les visiteurs qui, un à un, présentaient leur carton et payaient la redevance de vingt-cinq francs.

On traversait la première moitié de l’enclos, on contournait la maison et l’on se trouvait devant un verger où des bancs et des chaises étaient disposés. Une soixantaine de personnes étaient déjà assises. En dehors de l’enclos et par-dessus la clôture, des resquilleurs, soucieux de voir sans payer, s’étaient massés sur des élévations de terrain. Parmi eux, au premier rang, le chauffeur de l’auto de la Préfecture.

Cinq heures sonnaient quand Delbot et son compagnon arrivèrent et furent introduits sans difficulté par le cerbère posté à la barrière. Tous deux parvenus au verger ne purent trouver place côte à côte. Avant de se séparer, Delbot murmura à Havard :

— Attention, hein ! Rince-toi l’œil si tu veux, mais à mon coup de sifflet, on se précipite et on saute dessus ! Compris ?

— Oui, chef, souffla Havard tout réjoui par le spectacle qui lui était promis.

Ils s’assirent à une vingtaine de mètres l’un de l’autre et observèrent le décor et les spectateurs. Ceux-ci, ils les avaient déjà vus sur la route ou tout au moins leurs pareils : quant au décor, il était simple et fourni par la nature. À une trentaine de pas en avant des sièges, le terrain s’exhaussait et formait, à un niveau plus élevé que le verger, une sorte de plateau gazonné et parsemé de quelques vieux arbres touffus.

Tout le monde se taisait : on attendait. Tous les yeux cherchaient le commencement du spectacle annoncé. L’homme de garde à l’entrée ayant fermé la barrière après l’arrivée du dernier spectateur, était venu jusqu’au verger et, posté à l’entrée, surveillait l’assistance d’un air soupçonneux, comme s’il s’attendait d’un moment à l’autre à ce que quelque chose troublât le divertissement.

Et le divertissement lui-même commença.

Voici la description qu’en fit, avec de louables efforts littéraires, dans les colonnes de l’Écho de France, Julien Ortis, le jeune et avisé reporter de ce journal, qui, à l’affût d’un « papier » sensationnel sur les dessous de la vie de plaisir à Paris, avait pu se procurer une entrée et se trouvait là incognito, à la fois en dilettante et en professionnel :

« Il fait un temps magnifique. L’après-midi d’été est calme et tiède. Un parfum léger monte des fleurs du verger. Le soleil filtre à travers les ombrages. Quelque chose remue, là-bas, dans les ramures basses d’un châtaignier dont le tronc se divise non loin de terre en trois branches. Une femme se délivre du mystère des feuillages et surgit peu à peu, comme une craintive hamadryade. Des pieds à la tête, une gaze l’enserre dans un tissu à mailles larges, couleur gorge-de-pigeon, sous laquelle le corps manifestement est nu. La tête, petite et charmante, est étreinte d’épais cheveux châtains, coupés courts, légèrement ondulés. Le visage est régulier, fin, souriant. Quand elle a sauté sur l’herbe, on devine ses formes sveltes et pures. Penchée, attentive, elle écoute, elle attend. Et d’un autre arbre non loin, émerge lentement et se montre, effarouchée, hésitante, l’autre colombe, aussi charmante, voilée de la même gaze. Elle blonde, plus rose.

« Toutes deux se regardent avec un tendre émoi. Elles se rapprochent, se joignent, s’enlacent. Leurs lèvres tendues, s’effleurent, se quittent, se retrouvent, se prennent davantage et plus profondément, pendant que les bras fins étreignent les tailles déliées.

« Et voici que la première, de sa main droite, caresse le dos de la blonde. Elles sont face à face toutes deux, les deux corps se touchent presque. La main caressante abaisse la gaze, peu à peu, la remonte, cache, découvre les formes exquises… et soudain les dévoile du haut en bas. Elle-même rapidement se dénude aussi en tournoyant sur place. Elles n’ont plus aucun voile. Elles dansent alors par évolutions lentes, harmonieuses. Les corps sont fins, gracieux, la poitrine, les hanches sont peu apparentes, les longues jambes, fuselées.

« Souvent elles se rejoignent, s’accolent. Leurs mains amoureuses caressent leurs bras, leurs épaules, leurs seins graciles qu’elles baisent amoureusement. Tout cela est d’une volupté infinie, mais aussi, délicat, mesuré, à fleur de peau, comme un jeu irréel que ne précise aucun geste choquant, aucune caresse significative et trop osée.

« C’est de la tendresse douce, à peine sensuelle, un désir enveloppant et presque chaste. Quand elles se séparent et se poursuivent, c’est avec une grâce parfaite. Elles savent marcher et courir. Véritables divinités de plein air, en accord avec la nature, avec les branches des arbres, avec l’herbe qu’elles foulent à peine, elles évoquent les adorables fêtes païennes célébrées aux anciens jours pour le culte de la beauté. »

Les spectateurs, sur leurs sièges, suivaient avec une attention frémissante le spectacle gracieux d’un érotisme léger où ils puisaient une exaltation sensuelle, trouble et pourtant esthétique à cause de la beauté et du tact des danseuses.

Delbot, sur sa chaise, ne bougeait pas, il était malgré sa dureté de policier assez homme, assez artiste, pour être saisi par le charme de l’adorable scène et n’en rien vouloir perdre. Scène assez brève d’ailleurs, un quart d’heure à peine au grand regret des spectateurs, mais comme consolation, ils étaient prévenus qu’une seconde partie du spectacle suivrait la première.

Voici en effet que la danseuse à chevelure châtaine a ramassé sa gaze et s’en enveloppe avec des gestes frileux, harmonieux, chastes, tout en reculant peu à peu vers la droite du plateau ; tandis que la blonde, voilée aussi à présent de sa gaze, avance à sa suite lentement tout en tendant les bras comme pour la retenir.

La première entre et disparaît dans une cabane de branchages — c’est le vestiaire. — L’autre, la figure tendue en un sourire de désir et d’extase, continue d’avancer. Mais elle ne voit plus son amie, elle s’arrête, hésitante. Une expression de doute et de tristesse assombrit son joli visage.

— La Police !!!…

Delbot a été devancé dans son action, il a trop attendu. Quelqu’un vient de le reconnaître et de donner l’alarme. C’est un tumulte général, un sauve-qui-peut effaré. Delbot, furieux, a lancé un coup de sifflet strident, s’est précipité, ainsi que l’inspecteur Havard, vers les colombes, leurs proies gracieuses.

La danseuse blonde a voulu courir, fuir. Épouvantée, elle trébuche, tombe. En une seconde, l’autre jeune femme s’est couverte de son manteau. Elle ressort de la cabane, s’élance prompte comme une biche, saute agilement par une brèche de la clôture et parmi la débandade générale, disparaît dans le bois. Celle-là est hors d’atteinte. Delbot voit qu’il ne la rattrapera pas : il se retourne avec la rapidité d’un fauve vers la danseuse blonde que l’inspecteur Havard vient de saisir comme elle se relevait ; il en tient une au moins…

Elle est éplorée, défaillante, désespérée. Rien ne lui importe que la disparition de sa compagne. D’une voix plaintive comme la voix d’une nymphe abandonnée, au temps mythologique, et qui éclate en un cri pour mourir et se traîner sur les dernières syllabes, elle appelle :

— Darling !… Darling !… Isabel-la !… Isabel-la !…

C’est un cri déchirant, lamentable, presque un cri d’agonie ; c’est la plainte presque éteinte d’une colombe blessée dont la vie s’en va avec sa compagne partie. Elle est séparée de son inséparable, brisée, désemparée. Comme une enfant solitaire dans l’ombre, elle ne voit plus le jour, elle ne voit plus le soleil, elle ne voit plus que sa solitude et sa détresse ; elle ne prend pas garde aux deux policiers qui la revêtent de son manteau, sans dureté, émus malgré leur rudesse, de la voir si faible, si éplorée, qui l’entraînent vers leur auto, vers la prison. Elle sanglote éperdue, et crie encore, appel vain, vers celle qui s’est enfuie :

— Isabel…la !… Isabel…la !…