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Le Second Rang du Collier/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Félix Juven (p. 139-179).

IV


Le 31 août était l’anniversaire de la naissance de Théophile Gautier ; et, pour fêter ce jour, nous organisions chaque année, en grand mystère, quelque réjouissance : récitation de compliments, naïves pantomimes, feux d’artifice et flammes de Bengale, qui donnaient au jardin une féerique et fugitive splendeur. Une fois, cependant, vers les approches de sa fête, le père nous déclara, qu’à ce propos, il avait une idée extrêmement ingénieuse, dont il voulait nous faire part. Les prétendues surprises, qui ne le surprenaient guère, les répétitions, faites en cachette, qu’il avait l’air de ne pas soupçonner, et pendant lesquelles on le laissait tout seul, n’étaient pas très gaies pour lui. Il savait bien que les préliminaires d’une fête en sont le plus souvent la partie la plus divertissante. Il n’était pas juste que lui, le fêté justement, en fût exclu. Il proposait donc d’organiser avec nous les réjouissances et même d’y prendre une part active.

— Je me fêterai moi-même, dit-il. Que penseriez-vous d’une pièce, dont je suis l’auteur, et dans laquelle je jouerais ?…

Comme on le pense bien, cette motion fut accueillie avec enthousiasme.

Il fut donc décidé que nous représenterions Pierrot posthume, puis — les débutants ne doutant de rien, — dans la même soirée, le Tricorne enchanté.

Il n’y avait pas de temps à perdre. Pierrot posthume fut tout de suite mis à l’étude, et l’on distribua les rôles ainsi :

Le Docteur. . . THEOPHILE GAUTIER.
Pierrot . . . . . .THÉOPHILE GAUTIER FILS.
Arlequin. . . . . ESTELLE.
Colombine . . . JUDITH.

Bientôt les répétitions commencèrent.

Mon père y apportait un entrain extrême et beaucoup d’application. Seulement, tout d’abord, son jeu fantaisiste et primesautier se plaisait mal à la discipline, et il mettait parfois ses partenaires dans un grand embarras : quand un hémistiche ou un vers lui manquait, il en improvisait un autre, et notre réplique, naturellement, ne rimait plus. Cela nous fâchait beaucoup ; mais il nous répondait que nous n’avions qu’à faire comme lui, en improvisant des rimes nouvelles : proposition qui soulevait un tollé général.

On s’occupa, presque en même temps, de la mise en scène de l’autre pièce, qui comportait un plus grand nombre d’acteurs.

Mon père prit le rôle de Géronte ; mon frère, celui de Frontin ; ma mère, celui de Valère. On chargea Rodolfo de jouer l’ivrogne Champagne. Le rôle d’Inès fut distribué à ma sœur, et celui de Marinette à moi.

Mlle Favart, qui habitait à Neuilly, voulut bien venir nous donner quelques conseils ; elle assista à plusieurs répétitions et dirigea la mise en scène.

Puvis de Chavannes avait demandé la faveur de peindre les décors. Pour qu’il pût les exécuter sur place, et dans la mesure voulue, on convoqua Belloir, qui édifia tout de suite le théâtre. Cela fut aussi plus commode pour nous. Puvis travaillait sur place, et nous répétions en scène.

Cette construction légère, couverte de coutil blanc et rouge, s’étendait sur la terrasse et en tenait toute la largeur entre la maison et le parapet. L’escalier du jardin était masqué, et il fallait, pour l’atteindre, traverser « la salle ». La scène communiquait par la porte vitrée, avec la salle à manger, qui nous servait de loge.

On n’était plus occupé à la maison que de la représentation. Les bonnes, submergées dans les plis blancs, cousaient des mètres de calicot pour les décors, tandis que des menuisiers clouaient des châssis. Avec ma mère, nous courions Paris, en quête d’étoffes pour les costumes. Nous prenions leurs modèles dans un ouvrage de Maurice Sand sur la comédie italienne, publié récemment et intitulé : Masques et Bouffons.

Rodolfo était régisseur ; il avait l’œil à tout. Un lit était dressé pour lui dans l’atelier, afin qu’il ne quittât plus Neuilly, que pour le service du théâtre : courses et commissions urgentes.

Mon père ne s’était pas trompé, ces répétitions et ces préparatifs emplissaient la maison d’une animation et d’une gaieté extrêmes. Notre frère Toto arrivait chaque matin avec Puvis de Chavannes. Ce grand artiste, si modeste, était dévoré d’inquiétude : il ne se croyait pas à la hauteur de sa tâche. Il nous fallait le rassurer, l’encourager. On le raillait même affectueusement, lui, le peintre déjà glorieux qui avait exposé la Paix et la Guerre, le Travail et le Repos, d’attaquer avec tant d’effroi le barbouillage de ses décors. Le bon Puvis riait et se mettait à l’ouvrage.

Il peignit, d’abord, une rue du vieux Paris, s’élargissant en carrefour, pour laquelle Pierrot, dans son monologue, donne quelques indications pittoresques, qui étaient suivies scrupuleusement :


Le cabaret encor rit et jase à son angle…


On voyait, au-dessus d’un rideau rouge qui flottait au vent, l’enseigne découpée représentant un pot d’étain.

De l’autre côté, le rôtisseur : À Saint-Laurent, montrait de belles flammes pétillantes, qui cuisaient des volailles, derrière un étalage de pâtés et de quartiers de viande. L’image du saint donnait l’occasion à Puvis de peindre un homme admirable, cuisant sur le gril.

Le décor de la seconde pièce n’était pas très différent du premier, puisqu’il devait représenter une place publique, devant la maison de Géronte.

On aurait pu, à la rigueur, jouer les pièces dans le même décor. Mais Puvis tenait à en faire deux, et il se tourmentait encore en cherchant la façon de les varier. Il imagina, pour le Tricorne, de choisir quelque ville du Midi, claire et colorée, qui contrasterait heureusement avec le bistre de la vieille rue moyenâgeuse de Pierrot posthume. Au milieu de la scène, il plaça une fontaine de marbre, avec un jet d’eau, et, tout auprès, éclaboussé de gouttelettes, un laurier-rose en fleur. La première coulisse, à droite du spectateur, une boutique de marchande de fruits, fut le motif d’une remarquable nature morte, à laquelle Puvis s’appliqua tout spécialement. Sous l’auvent bariolé, des tranches de pastèques montraient leur pulpe rose semée de pépins noirs, à côté de pyramides d’oranges, de paniers de pêches et de grappes de raisins bleus ou dorés. C’était parfait… La maison de Géronte, avec un balcon praticable, s’élevait à gauche.

Les costumes nous donnaient beaucoup à faire. Celui de mon père, dans Pierrot posthume, reproduisait exactement l’image représentant « le Docteur » dans Masques et Bouffons. C’était une houppelande de soie noire sur un maillot et un gilet rouges ; pour coiffure, un bonnet noir à pattes. Toto, long et svelte, s’accommodait on ne peut mieux du classique accoutrement de Pierrot ; mais l’habit de Frontin, a rayures groseille et blanches, de la seconde pièce, l’avantageait encore plus. Rodolfo avait découvert, au Temple, une livrée admirable, trop grande pour lui, qui venait de la valetaille d’un archevêque. Estelle, qui devait enfouir sa jolie figure sous le masque d’Arlequin, prenait sa revanche dans le Tricorne : la toilette d’Inès lui allait à ravir, avec la berthe de dentelle, l’éventail pailleté et surtout la jupe traînante, qui la faisait tout à fait une grande demoiselle. Pour moi, il me semble bien que le corselet de velours vert et la double jupe, en soie rayée, de Colombine m’allait mieux que le tablier de Marinette. Le costume de Valère était le plus brillant : on avait taillé, dans de la toile d’or moirée, le haut-de-chausse, et la veste qui s’ouvrait sur un jabot de dentelle. Le travesti allait très bien à ma mère, qui prenait un air crâne sous la grande perruque blonde et le chapeau à plumes. Mais, malgré le peu de longueur du rôle, elle était loin d’être sûre d’elle. Son accent italien, la difficulté qu’elle avait à retenir et à bien scander le vers français, lui rendaient sa tâche assez ardue. Mon père, pour lui fournir l’occasion de briller un peu et de faire entendre sa belle voix, ajouta une sérénade à la première scène de Valère, et il refit quelques vers, pour le raccord. L’amoureux s’avançait donc, une guitare à la main et chantait, sous le balcon d’Inès, la sérénade de Schubert, qu’un harpiste accompagnait dans la coulisse.

Plus de deux cents invitations furent lancées, adressées, comme on le pense bien, non seulement aux amis de la maison, mais encore à l’élite des lettres et des arts.

Les cartes d’invitation étaient ainsi rédigées :

MNeuilly, 14 août 1863.

Vous êtes prié d’assister à la représentation qui sera donnée à Neuilly, le lundi 31 août 1863, à 8 heures et demie, jour anniversaire de la naissance de M. Théophile Gautier.

R. S. V. P.32, rue de Longchamp.

Suivait le programme de la soirée avec la distribution des rôles.

Le grand jour se leva enfin. Il ne nous sembla pas long, tant nous étions absorbées par les derniers préparatifs.

Le soir vint. On illumina la cour par laquelle le public devait entrer ; on alluma le lustre dans la salle, et, sur la scène, la rampe et les portants.

Rodolfo, qui ne jouait pas dans la première pièce, tint les fonctions de majordome, en habit noir et en cravate blanche. Il avait encore sa barbe blonde et ne la rasa, pour faire plus d’effet, qu’au moment de se costumer. Il reçut les invités et les plaça.

La rue de Longchamp n’avait jamais vu semblable animation, pareil encombrement de voitures. Les portières claquaient ; les femmes, encapuchonnées de dentelles, entraient, par la petite porte de la cour, et se hâtaient vers la tente de coutil rouge et blanc, pour avoir de bonnes places.

Les acteurs, très agités, se disputaient les petits jours ménagés dans le rideau et regardaient la salle s’emplir. Cette assemblée valait certes la peine d’être vue :


Elle était illustre et choisie,


comme le dit Théodore de Banville, dans le feuilleton en vers qu’il improvisa, la nuit même de la fête.


Tant de beaux yeux couleur des soirs
Ou de l’or pur ou de pervenches
Faisaient passer les habits noirs
Masqués par des épaules blanches.


Ces habits noirs n’étaient cependant pas à dédaigner, car ils serraient presque tous des torses illustres :


La littérature y comptait,
— La vieille aussi bien que la neuve, —
Si bien que Dumas fils était
Assis auprès de Sainte-Beuve.

Nous voyions entrer successivement Flaubert, Paul de Saint-Victor, Gustave Claudin, Baudelaire, les Goncourt, Vacquerie, Meurice, Champfleury, Arsène Houssaye, Ernest Feydeau, Mario Uchard, Xavier Aubryet, Adolphe Gaiffe, et aussi beaucoup de peintres, entre autres Cabanel, Baudry, Hébert, Français ; puis Gustave Doré, Arthur Kratz, Charles Garnier, Georges Charpentier, tant d’autres encore !…

On frappa enfin les trois coups et le rideau se leva :


Les décors malins et vermeils
Étaient de Puvis de Chavannes.
Pour en rencontrer de pareils
On irait bien plus loin que Vannes,


Le bon Puvis fut saisi d’une telle émotion au moment où ses décors se dévoilaient devant cette assemblée extraordinaire, qu’il dégringola l’escalier de pierre et — s’il n’alla pas aussi loin que Vannes — s’enfuit tout au bout du jardin !… Là, il rencontra Rodolfo, occupé à pousser des hurlements suraigus, afin de se casser la voix, pour se faire un bel organe d’ivrogne.

Théophile Gautier, comme acteur, eut un succès prodigieux, et ce succès était bien mérité.


Malgré le « chacun son métier »,
La critique ici ne peut mordre,
Puisque Théophile Gautier
Est un acteur de premier ordre.

Comme il a bien peur des filous !
Oh ! la réplique alerte et vive.
Les bons airs de tuteur jaloux,
La bonne bêtise naïve !


Gaiement ironique dans le rôle du malin docteur, admirablement ahuri sous le crâne chauve de Géronte, qui lui faisait une tête impayable, il tirait son plus irrésistible effet de brusques changements de voix ; passant sans transition, d’un timbre grave, profond et caverneux, à des notes aiguës et criardes dont le contraste était d’un comique extrême.


Quant à Pierrot, blanc comme un lis,
Et sérieux comme un augure,
Il empruntait de Gautier fils,
Une très aimable figure.


Rodollo, lui, fut épique. Sa trogne rouge, sa voix, enrouée pour de bon, son allure d’ivrogne fieffé, sa somnolence continuelle, dont il sortait seulement par saccades, créaient une figure très originale, qu’un acteur de profession n’eût pas mieux composée.


Il est terrible, il est superbe !


s’écriait Banville !…

Il va sans dire que tous les interprètes furent fêtés et que ce fut une soirée triomphale.

Elle nous laissa quelques regrets et de bons souvenirs.

Longtemps, la cadence des vers chanta dans notre mémoire. Nous avions même pris l’habitude, Théophile Gautier tout le premier, de ne presque plus parler que par citations. La première pièce, spécialement, se prêtait à ce jeu et nous fournissait nombre de maximes, s’appliquant aux petits faits de la vie. Aussi mon père répétait-il souvent :

— Tout est dans Pierrot posthume !



Dès les premiers jours du printemps, il y avait dans le jardin des fous, en face de notre maison, un rossignol, qui chantait avec un éclat incomparable. C’était certainement un vieux maître, qui possédait toutes les subtilités de son art, et dont les jeunes devaient étudier la manière, de loin, en silence. Nous attendions son arrivée, et, de nos fenêtres, nous l’écoutions sans nous lasser, en l’admirant sans réserves. Il le savait, peut-être, car il venait toujours se percher tout près de la rue, sur les arbres d’en face. Par les soirs de clair de lune, il nous donnait vraiment de merveilleux concerts. D’ailleurs, à l’éclosion des lilas, ce coin de la rue de Longchamp devenait particulièrement splendide : tout le parc du docteur Pinel était en fleurs, et, dans le fossé, qui se creusait devant la palissade, tout ébouriffé d’acacias, de buissons et de fleurettes sauvages, le soleil et l’ombre variaient des effets charmants.

Aussi avions-nous pris l’habitude de faire quelquefois les « mille pas » dans la rue déserte, le long de ces fleurs et de ces verdures fraîches. Les feuillages, encore peu épais, nous permettaient de voir dans les profondeurs du parc. Nous apercevions souvent les mélancoliques pensionnaires de l’établissement, qui se promenaient, ou qui s’occupaient à jardiner. Nous plaignions beaucoup les pauvres fous, et nous trouvions surtout qu’ils avaient l’air très raisonnable.

Mon père en avait remarqué un à l’allure grave et digne, qui passait, suivi d’un domestique, et revenait souvent. Il était grand, maigre, avec quelque chose de militaire dans la carrure, la figure osseuse, la moustache et les favoris noirs ; il paraissait une cinquantaine d’années. Il nous regardait en marchant, mais d’un regard glissé de côté, sans tourner la tête. Un jour, pendant une de nos promenades, tandis que mon père était rentré un instant pour rallumer son cigare, cet homme s’approcha tout près du fossé et, par-dessus la palissade, nous lança une grosse gerbe de lilas ; puis il s’éloigna aussitôt.

Nous étions rentrées avec cette botte de fleurs, pour raconter l’aventure.

Mon père en fut très effrayé :

— Au lieu de fleurs, disait-il, il aurait pu tout aussi bien vous lancer des pierres. Comment a-t-il pu tromper la surveillance de ce domestique qui ne le quitte pas ?…

— Mais, vois, père, il y a une lettre au milieu du bouquet.

— Un billet doux !… c’est complet !… Ils ne se gênent pas, messieurs les fous !

Mon père détacha la lettre : elle était dans une enveloppe fermée par un cachet de cire rouge, avec une empreinte d’armoiries sous une couronne de comte, et adressée à « monsieur Théophile Gautier ».

— Comment ! c’est pour moi la déclaration ?… Ce fol sait mon nom et m’a reconnu !…

Mon père lut la lettre, qui parut l’étonner. Celui qui l’écrivait se disait le fils du général Bertrand, compagnon de Napoléon Ier à Sainte-Hélène. Comme tous les fous, il prétendait être l’homme le plus sage du monde et victime d’ennemis ténébreux. Il suppliait mon père de lui venir en aide, pour le tirer de captivité.

Mon père s’informa, fit des démarches.

C’était bien le fils du général Bertrand. Mais l’intercession de mon père n’eut d’autre effet que de faire se resserrer la surveillance autour du captif : on empêcha désormais le malheureux fou de se promener de notre côté.


J’avais promis à mon père de chercher à imaginer un sujet de nouvelle, et de le lui raconter, avant d’essayer d’écrire. Il me demandait souvent si j’avais enfin trouvé quelque thème original, ou qui me parût tel. Je croyais en tenir un, et je le développais longuement dans ma tête ; mais je n’en voulais pas parler avant d’être parvenue à conclure, ce qui ne fut pas facile. Quand je crus mon scénario bien d’aplomb, j’allai trouver mon père, et d’un air assez solennel, je lui demandai s’il avait le temps de m’écouter.

— J’ai le temps et je suis tout oreilles ! me répondit-il avec empressement, en s’agenouillant dans un grand fauteuil, ce qui était sa façon favorite de s’asseoir.

— Eh bien, voilà mon histoire :

« Un luthier très épris de son état, une sorte de Stradivarius fanatique, habite dans une ville d’Italie un vieux quartier assez désert ; il travaille sans relâche au perfectionnement des instruments de musique. Il rêve quelque chose d’extraordinaire, un violon idéal, unique, d’une délicatesse merveilleuse, expressif, comme s’il comprenait la musique dont il vibre : une voix, une âme, enfin !… Le luthier maniaque, réalise des chefs-d’œuvre, et cependant n’est pas satisfait. Pour choisir des bois incomparables, il fait de lointains voyages et, une fois, risque sa vie en abattant lui-même un arbre qui penche au bord d’un abîme, où personne n’ose se risquer. Il veut cet arbre qui a grandi dans un frisson sonore, au bruit des torrents, sous la furie des tempêtes. Il s’imagine que le bois de cet arbre-là gardera peut-être mieux qu’un autre une sorte de conscience musicale.

« Dans le même temps, une cantatrice merveilleuse emplit de sa gloire toute l’Italie. Le luthier la suit de ville en ville et de théâtre en théâtre. Un jour, à Milan, il apprend qu’un jeune et riche seigneur, très amoureux de la cantatrice, va l’épouser et l’enlever à l’art. Le mariage est décidé ; mais, quelques jours avant les noces, la fiancée disparaît, sans qu’il soit possible de retrouver ses traces. L’amoureux la cherche éperdument pendant des mois, pendant des années, et, quand il a perdu l’espoir, il ne parvient pas à oublier.

« Un soir, entraîné par des amis dans une salle de concert, il entend un virtuose exécuter un morceau sur le violon. Il éprouve alors une émotion profonde, qui n’est causée ni par la musique ni par le talent de l’exécutant, mais par le son même du violon ; les battements de son cœur s’accélèrent, il est bouleversé comme s’il avait entendu la voix de la bien-aimée perdue.

« Le morceau terminé, il se précipite dans les coulisses et demande à voir le virtuose. Il veut à n’importe quel prix lui acheter ce violon ; mais l’artiste lui répond qu’il ne lui appartient pas et qu’il n’a pas le droit de le laisser toucher par qui que ce soit. Au même instant, un être singulier s’approche, qui saisit le violon d’un geste leste et impérieux, et le couche, avec d’amoureuses précautions, dans un étui de velours blanc. Le jeune seigneur s’adresse au nouveau venu et lui dit de fixer le prix qu’il exige pour lui céder ce violon. Mais l’homme singulier, qui est le luthier, l’artisan délicat, que son incomparable habileté dans la facture des instruments de musique a rendu célèbre, ne répond pas et s’éloigne, ou plutôt s’enfuit, en emportant le violon.

« Le jeune homme retrouve facilement le luthier monomane. Il va le voir dans sa boutique et le supplie de nouveau. Afin de l’attendrir, il finit par lui raconter son chagrin et son malheur ; il lui avoue que le son des cordes de ce merveilleux instrument, lui rappelle la voix de son amie, la diva si mystérieusement disparue. Mais, au nom de la cantatrice, le luthier pâlit et rougit, et ne peut cacher un trouble si étrange que le jeune homme en est tout saisi. Il essaie de l’interroger. Le bonhomme, redevenu maître de lui, ne répond plus, reste impénétrable, et finit par mettre l’intrus hors de sa boutique, où il se barricade.

« L’idée que cet étrange maniaque sait quelque chose de la bien-aimée, l’a enlevée sans doute et la tient captive, ne quitte plus le jeune seigneur. Il emploie tous les moyens possibles pour découvrir la vérité ; ne pouvant arriver à rien, il a l’idée de s’adresser à un magnétiseur fameux et de l’intéresser à ses recherches. Celui-ci parvient à endormir le luthier, qui raconte, malgré lui, toute l’histoire de son crime : il a attiré un soir chez lui, sous un prétexte, la diva, et, sans la faire souffrir, il l’a tuée, par amour de cet art auquel elle consentait à renoncer. Elle, qui était comme une lyre vivante, allait devenir une simple comtesse ; elle, dont tous les nerfs, toutes les fibres, vibraient, avec sa voix de cristal, comme les cordes d’un violon ! Le luthier seul pouvait la sauver et, en même temps, parachever le chef-d’œuvre auquel il avait pensé toute sa vie : le violon sensible et conscient. Mais, pour cela, la chanteuse devait mourir, et il la tua sans hésiter.

« Ses longs cheveux blonds et soyeux sont devenus les fils de l’archet ; de ses entrailles précieuses furent formées les cordes !

« L’amoureux, ivre de rage, ne veut pas en entendre plus. Il se jette sur le luthier et l’étrangle. Puis il met le feu à la boutique et s’enfuit en emportant le violon…

« Voilà, c’est tout… »

Le visage de mon père, toujours agenouillé dans son grand fauteuil et qui m’avait écoutée avec beaucoup d’attention, exprimait la stupeur. Il poussait des « ah ! » et des « oh ! » en levant les mains vers le plafond.

— Je suis épouvanté ! dit-il enfin. Je m’attendais à quelque idylle naïve, à une gracieuse éclosion de la petite fleur bleue de l’idéal ; et c’est l’étripement de ton héroïne que m’offre, comme première œuvre d’imagination, ton cerveau de quinze ans !… Je suis comme le Prince Charmant, des contes de fées, qui voit sortir de la bouche de la belle princesse, au lieu de perles et de diamants, des couleuvres et des scorpions ; je peux même dire ici : des vipères et des serpents à sonnettes !… Oui, tu as l’esprit, je m’en suis aperçu déjà, particulièrement féroce… Je ne peux pas dire que le sujet soit banal. Oh ! non, il ne l’est même pas assez, et l’abominable histoire est conduite avec logique. Seul, le magnétiseur ne me plaît guère. L’influence d’Edgar Poë est manifeste, et peut-être aurait-il tiré quelque chose de cette affreuse aventure… Et comment s’intitulera-t-elle ?… Le Boyau révélateur, sans doute !

— Elle n’aura pas de titre du tout, dis-je en l’embrassant, car elle est condamnée sans appel. J’envoie le violon au diable et je vais inventer autre chose.



Dans les premiers temps de notre installation à Neuilly, on ne pouvait pas s’imaginer qu’il serait possible de ne pas avoir un pied-à-terre à Paris. Mon père loua donc un petit appartement, 15, rue de Grammont. C’était au second étage, sur une cour ; il se composait d’une antichambre, d’une tirs vaste pièce avec une alcôve et d’un grand cabinet qui n’avait de jour que par une cloison vitrée. Mon père et ma mère, quand ils devaient dîner en ville, venaient s’y habiller, plutôt que de retourner à Neuilly, et, ce jour-là, ils y couchaient. Nous y restions quelquefois tous, après les soirées passées au théâtre.

Sommairement meublé, assez négligemment entretenu par la concierge, ce logis terne et obscur ne nous plaisait guère ; mon père s’en lassa vite et, après avoir trouvé une combinaison meilleure pour nos sorties du soir, il donna congé de l’appartement. On avait fait la découverte, à Neuilly, d’un loueur de voitures, le père Girault, qui se montra assez raisonnable, et avec lequel mon père conclut un arrangement. Il venait nous prendre à notre porte, pour nous conduire au théâtre, où nous le retrouvions, vers minuit, et il nous ramenait chez nous.

Pendant bien des années, les guimbardes du père Girault, que Théophile Gautier appelait « ses carrosses de gala », nous trimbalèrent sur la longue route, de Neuilly à Paris et de Paris à Neuilly. Nous allions à toutes les premières des principaux théâtres, à ceux dans lesquels mon père avait une loge ; lorsqu’on ne lui envoyait que deux places, il les donnait à Toto, qui lui rendait alors compte de la pièce.

Pendant les représentations, nous étions chargées, ma mère, ma sœur et moi, de bien écouter, tandis que le père se promenait dans les couloirs, fumait un cigare sur le perron, ou somnolait au fond de la loge. Au retour, tassés tous les quatre dans la voiture, et longuement cahotés à travers la nuit, nous lui racontions, dans le bruit des roues et le cliquetis des vitres, l’intrigue et les péripéties du drame, ou de la comédie, que nous venions de voir.

Il nous fallait garder le souvenir des différentes pièces jouées pendant la semaine, au moins jusqu’au dimanche suivant, afin que le père, au moment d’écrire son article, pût contrôler l’intégrité des comptes rendus.

Le dimanche se levait pour nous dans une atmosphère grise et mélancolique. Pas de chansons matinales, pas de déclamations fantaisistes et tonitruantes. Le père s’habillait, pour sortir, aussitôt levé, et le déjeuner était servi encore plus tôt que d’ordinaire.

C’était le jour noir, le jour du feuilleton. Théophile Gautier allait l’écrire au journal même, et il n’y avait pas une ligne faite d’avance. On connaît sa fameuse réponse à ceux qui le pressaient de travailler un peu, dans la semaine, à son article :

— On ne demande pas à un condamné de se faire guillotiner avant l’heure !

Les « mille pas », le long de la terrasse, étaient supprimés. Nous conduisions le père jusqu’à l’omnibus, et il s’en allait analyser, dans son style parfait, les péripéties du Serpent à plumes, de la Grève des Portiers, de Vermouth et Adélaïde et autres chefs-d’œuvre oubliés.



Un jour, Nono, que nous n’avions pas vu depuis longtemps, vint à Neuilly, et il nous raconta une aventure qui lui était arrivée, quelques mois auparavant. Un être extraordinaire l’avait abordé dans la rue en lui demandant un renseignement, dans un langage incompréhensible. Cet être, assez petit, avait une bizarre figure jaune, avec des yeux bridés, qui faisait l’effet le plus drôle du monde sous un vieux chapeau haut de forme trop large et qui lui entrait jusqu’aux oreilles ; il portait un paletot râpé et des souliers éculés, rattachés par des ficelles.

Malgré ce triste déguisement, qui le rendait hideux, son type trahissait clairement son origine : c’était un Chinois, un Chinois authentique, échoué, à la suite d’incidents malheureux, sur le pavé de Paris.

Avec beaucoup de peine et en y mettant le temps, Nono était parvenu à débrouiller l’histoire de ce pauvre diable. Il avait été amené en France par Mgr Callery, évêque de Macao, qui l’avait engagé pour travailler à la rédaction d’un dictionnaire chinois-français ; mais Mgr Callery était mort et l’on avait tout simplement renvoyé le Chinois.

Comme on l’avait tenu, jusque-là, à peu près enfermé chez cet évêque, il ne savait presque rien de la langue du pays où il se trouvait, et n’avait aucune relation ; le peu d’argent, épargné à grand’-peine, fut vite mangé. Lorsque Nono le rencontra, il se rendait chez Stanislas Julien, qui lui faisait faire quelques travaux, dont il ne se hâtait pas de lui verser le mince salaire.

Clermont-Ganneau s’était intéressé à ce Chinois. Il l’avait décidé à reprendre son costume national, à laisser repousser sa natte : l’homme était redevenu une très élégante potiche. Dans son dénûment, il avait rencontré une femme, de condition modeste, qui s’était apitoyée sur lui, l’avait pris en affection et était sur le point de l’épouser ; mais, tout dernièrement, elle venait de mourir. Et le pauvre exilé, qu’elle aidait un peu, était retombé dans la misère.

Voilà mon père, et nous tous, profondément attendris sur le sort de ce Chinois, seul et sans ressources, si loin de sa patrie chimérique.

— Je me vois à Pékin, sans un sol, dit mon père, ne sachant pas un mot de chinois et ayant pour toute recommandation un aspect insolite, qui ameute les foules à mes trousses et les chiens contre mes mollets !…

L’idée de voir un habitant du Céleste Empire nous exaltait beaucoup : cet être invraisemblable existait donc, autrement que sur les écrans et les éventails, avec une tête d’ivoire ou une figure en papier de riz ?

Il y avait longtemps que mon père avait écrit :


Celle que j’aime à présent est en Chine,


et une nouvelle, le Pavillon sur l’eau, d’après l’analyse, faite par Pauthier, d’une comédie chinoise. Il s’intéressait vivement à l’antique civilisation de l’Empire du Milieu. Il avait lu les travaux d’Abel Rémusat et les pièces de théâtre, traduites par Bazin ; il avait voyagé, en idée, dans ce pays du rêve, qui était demeuré néanmoins, pour lui, irréel.

— Amène-moi ton Chinois, dit-il à Nono. On tâchera de réunir pour lui un petit magot (le mot vient tout seul), et de rapatrier l’exilé. Viens déjeuner demain ici avec lui.

Clermont-Ganneau, fidèle au rendez-vous, nous présenta, le lendemain, le Chinois Ting-Tun-Ling, qui nous fit les plus respectueux saluts, en fermant ses poings pour les secouer à la hauteur de son front : cela nous parut délicieux. Il portait une robe bleue, en étoffe molle, sous une tunique de soie noire brochée, à petits boutons de cuivre. Selon les rites, il garda sur sa tête sa petite calotte en satin noir, ornée d’un bouton de nacre carré encadré de filigrane doré. Sa figure jaune était spirituelle et fine, mais l’émotion la plissait et la déplissait continuellement, en faisant papilloter ses yeux, très vifs et très bridés.

Il n’avait pas plus de trente ans, mais on ne pouvait guère, à première vue, lui donner un âge quelconque. Il avait l’air à la fois d’un prêtre, d’une jeune guenon et d’une vieille femme. De ses manches sortaient à demi des mains maigres et aristocratiques, prolongées par des ongles plus longs que les doigts. On essaya d’échanger quelques phrases avec lui ; mais ce n’était pas commode, car le peu de français qu’il savait, il le prononçait d’une façon très imprévue.

Cependant, quand il eut compris qu’on avait l’intention de lui fournir les moyens de retourner dans son pays, il manifesta une grande épouvante.

— Moi, pas tourner Chine ! s’écria-t-il. Si tourner, couper moi tête…

Diable ? qu’avait-il donc commis là-bas ? Était-ce un malfaiteur dangereux ? Avait-il sur la conscience quelque crime très compliqué ?

Clermont-Ganneau, qui comprenait son jargon et même déjà quelques mots chinois, l’avait interrogé et nous fit part de ce qu’il soupçonnait :

Ting-Tun-Ling était, très probablement, un ancien taïping, qui avait conspiré. Il s’était battu et un de ses bras gardait la marque d’une affreuse blessure : — Nono l’avait vue ; — un canon en bambou, serré par des cordes, en éclatant lui avait enlevé une large tranche de chair. Traqué, réduit à la plus grande misère, pendant une famine terrible, il avait été sauvé, par des missionnaires, à la condition qu’il se ferait chrétien.

— Pas tourner Chine !… continuait à murmurer le Chinois, très effrayé.

Que faire pour lui, alors, s’il ne voulait pas s’en aller ?

Le garder, et l’héberger, à la façon orientale, telle fut la conclusion de mon père.

— As-tu envie d’apprendre le chinois, me dit-il, et d’étudier un pays presque encore inconnu, et qui semble prodigieux ? Ce ouistiti mélancolique a l’air très intelligent. Il doit être lettré, puisque l’évêque Callery l’avait choisi pour travailler à son dictionnaire. Veux-tu essayer de dévider cet homme jaune et de voir ce qu’il cache au fond de sa cervelle obscure ?

Si je le voulais !…

Je ne répondis que par une série de cabrioles, que le Chinois regarda de ses yeux obliques, en plissant tout entier son front, mais, par politesse, sans manifester aucune surprise.

Et c’est ainsi que Ting-Tun-Ling devint le Chinois de Théophile Gautier.



Parmi les vieux amis de mon père, « un de l’ancien temps », comme il le disait, était Auguste Préault, sculpteur de grand talent, auteur d’un des groupes qui décorent l’entrée du pont d’Iéna, et dont nous avions, à Neuilly, je l’ai dit, une belle statue de bronze. Pendant le mouvement romantique, Préault était le chef des sculpteurs révolutionnaires : élève de Rude, disciple de Michel-Ange, il était violent, excessif, passionné, et avait, comme il convenait, l’horreur du poncif et du convenu. Il fut un des camarades de Gambetta.

On nous disait que Préault avait été amoureux de la tante Zoé, ce qui nous paraissait extraordinaire et invraisemblable ; mais il vantait sa tête bien construite, ses yeux grands et vifs, ses cheveux ondulés, son cou d’une ligne élégante.

Préault était, lui, un type très original. Petit, trapu, la tête grosse, à demi chauve, avec une couronne de longs cheveux blonds et blancs, les yeux pâles et saillants, la moustache courte et un mince collier de barbe qui lui donnaient quelque chose de militaire. Il s’asseyait toujours de biais, une jambe repliée, le menton dans la main, et fixait longtemps sur le même objet son regard aigu et scrutateur.

Il passait pour avoir beaucoup d’esprit, un esprit sceptique et mordant. Il racontait, en ménageant l’effet, des anecdotes qui valaient surtout par la pointe finale. Mais comme, à pétrir les blocs humides de terre glaise, il avait contracté un enrouement qui le rendait à peu près aphone, le souffle lui manquait bientôt et le dernier mot lui restait presque toujours dans la gorge, de sorte que l’auditeur, après avoir attendu patiemment le trait spirituel, ne l’entendait pas. J’en ai entendu et retenu cependant quelques-uns.

Préault reçoit un jour la visite d’un personnage long, maigre, triste, sinistre, qui sollicite de lui une lettre de recommandation pour La Rounat, alors directeur de l’Odéon.

— Quels rôles jouez-vous ? lui demanda le sculpteur.

— Les comiques !…

Alors il écrit à La Rounat :

« Je vous présente M. Un Tel, qui désire un emploi dans votre troupe. Il se dit comique. S’il l’est, remerciez-moi ; s’il ne l’est pas, remerciez-le. »

Il redisait volontiers ce mot, assez connu, et que l’on cite souvent, mais sans l’attribuer à son véritable auteur.

Une veuve était venu le trouver, un jour, pour le prier, en sa qualité de sculpteur, de vouloir bien se charger de graver, sur une stèle funèbre, une épitaphe pour son mari défunt. Elle voulait une phrase expressive, mais, pour que ce ne fût pas trop cher, une phrase assez courte.

— Eh bien ! lui dit Préault, après avoir réfléchi quelques instants, mettons : « Enfin ! »



Mon père raconte une histoire à propos de Rachel.

Ce n’est pas à moi qu’il la raconte et je ne devrais pas entendre. Mais j’entends tout de même.

Au foyer du Théâtre-Français, un soir, il voit la grande artiste, affalée sur une banquette, la tête baissée, regardant le plancher, de son air le plus tragique. Il la salue et lui tend la main. Elle prend cette main, qu’elle serre nerveusement et retient dans la sienne, sans lever la tête. Après quelques moments de silence, d’un geste brusque, elle écarte son péplum et promène violemment sur sa poitrine maigre, la main qu’elle serre dans ses doigts minces. Sans paraître trop surpris, Théophile Gautier constate que cette poitrine, dont on sent toutes les côtes, ressemble plus à un gril qu’à tout autre chose. Rachel lève alors sur lui un regard noir et lui dit anxieusement :

— Il n’y a rien, n’est-ce pas ?…

— Pas grand chose ! répond-il assez gêné.

Alors, la grande tragédienne, d’une voix sourde et désespérée, murmure :

— Les hommes n’aiment que les nourrices !…



Depuis que nous raffolions de la musique, Toto, Olivier de Gourjault, Henri Delaborde et plusieurs autres camarades de mon frère, fidèles habitués des Concerts populaires de Pasdeloup, nous conseillaient vivement d’y assister avec suite, afin de connaître et de comprendre sérieusement la musique classique. Pasdeloup envoyait à mon père, qui rendait compte de ses concerts, une place pour toutes les séries ; mais il nous en fallait trois, et, comme cela coûtait assez cher, nous n’osions pas trop insister ; mais nos mines contrites, nos soupirs, nos airs de victimes résignées, parlaient pour nous, et le père ne tarda pas à nous faire la charmante surprise de nous apporter deux abonnements, pour toute la saison. De ce jour, nos dimanches ne furent plus mélancoliques.

Du fond de Neuilly au Cirque d’Hiver, il y avait un bon bout de chemin et il fallait partir de bonne heure, pour arriver avant le premier coup d’archet du chef d’orchestre.

Ma mère, ou une des tantes, nous accompagnait, et souvent nous partions avec mon père, qui allait au journal, pour écrire son feuilleton. En ce cas, l’omnibus nous menait jusqu’à la porte Maillot, où nous prenions une voiture ; nous conduisions mon père au Moniteur Universel, quai Voltaire, puis le fiacre continuait sa route vers le lointain boulevard du Temple. Nous étions maintenant des enthousiastes. Les symphonies de Beethoven, surtout, nous avaient transportées. Rien ne nous arrêtait quand il s’agissait d’aller aux Concerts populaires, ni la pluie ni la neige, ni la distance ; même le soir, nous ne redoutions pas l’expédition, malgré le retour hasardeux, à des heures indues.

Je me souviens d’un certain vendredi saint, où il faisait vraiment un temps abominable. Arrivées à la porte Maillot, sous les rafales et la pluie torrentielle, nous donnâmes l’adresse du Cirque d’Hiver à un cocher, qui demeura stupide et ne put s’empêcher de nous dire :

— Qu’est-ce que vous pouvez bien aller faire, si loin, par un temps pareil, un vendredi saint ?…

On jouait la symphonie avec chœur de Beethoven ! Nous y serions allées à pied ! C’est ce que le cocher ne pouvait comprendre.

S’il faisait beau, ou simplement s’il ne pleuvait pas, le retour du Cirque d’Hiver, le dimanche, était un très agréable moment. Nos amis et connaissances, qui assistaient au concert, nous attendaient à la sortie, et l’on descendait ensemble le boulevard, par groupes joyeux, au milieu du flot de public qui suivait la même route.

Ah ! les beaux enthousiasmes, la joie ardente de découvrir des chefs-d’œuvre, les chaudes discussions, sur le mérite d’un morceau, ou sur la façon dont Pasdeloup avait compris et interprété les maîtres, le mouvement trop lent qu’il avait donné, par exemple, à l’andante de la symphonie en la !

— Il en fait une marche funèbre.

— Et il a raison, car c’en est une.

— Non, c’est un cortège nuptial.

— Mais qui semble attristé par le désespoir d’un amant trahi.

En général, nous étions du parti de Pasdeloup.

On lui devait une telle reconnaissance, qu’il nous paraissait monstrueux de lui chercher chicane.

Nous en voulions beaucoup à Reyer, qui avait écrit : « M. Pasdeloup sera dirigé par l’orchestre », et qui, méchamment, l’appelait toujours « pied de loup ».

Quelquefois le grand chef lui-même, fendant la foule, descendait aussi le boulevard. Serré dans son paletot, roulant comme une boule, il était tout de suite reconnu à la couleur paille de sa belle barbe. Son allure affairée et rapide dépassait vite notre pas de flânerie. Alors, nous courions après lui, pour tâcher de savoir ce qu’il jouerait au prochain concert, mais il était cachottier et mystérieux, ne promettait rien.

Des musiciens de l’orchestre passaient aussi, un foulard au cou, portant leur violon dans l’étui noir. Nous en reconnaissions quelques-uns, des plus en vue sur l’estrade.

À cette époque, Flaubert, quand il n’était pas à Croisset, habitait un entresol dans cette région du boulevard. C’était sur notre chemin, et nous ne manquions jamais, en passant, de monter chez lui. Quelquefois, les fenêtres étaient ouvertes, et on le voyait, d’en bas, emplissant de sa carrure le salon trop petit pour lui : il avait un vaste pantalon en drap loutre, serré par une écharpe rouge, et une robe flottante sur une chemise de soie. Nous entrions en coup de vent, tout agitées de la joie prise au concert, et aussi du plaisir de le voir ; mais il ne comprenait pas encore, dans l’effusion qui me jetait à son cou, tout ce qu’il y avait en moi d’admiration et d’enthousiasme pour son génie.

La pièce où il se tenait était tendue de cretonne claire à grands ramages ; à part cette cretonne, tout donnait une impression d’Orient : des cuirs rouges et verts, des pipes, des tapis, un divan bas, une grande table sur laquelle était posé un immense plat de cuivre tout rempli de plumes d’oie. Ces plumes avaient servi, quelques-unes très usées, d’autres le bout de leur bec à peine trempé d’encre. Flaubert écrivait sur des feuilles de papier bleu, d’une écriture serrée, qui remontait ; il y avait sur la table des feuillets, très chargés de ratures.

Je regardais tout cela, avec un sentiment de dévotion ; mais l’auteur de Salammbô ne pouvait pas savoir… Un peu inquiet de cette invasion, qui rompait le recueillement de son cabinet de travail, il nous suivait du regard doux de ses grands yeux à longs cils, et, les mains sur les hanches, ployait vers nous sa haute taille : nous l’embrassions encore, puis nous redescendions et reprenions notre route, avec les amis les plus fidèles, qui avaient eu la constance de nous attendre.

Un autre personnage, habitait aussi un entresol, de ce même côté du boulevard ; mais chez celui-ci nous ne nous arrêtions pas : c’était Paul de Kock. On le voyait presque toujours assis derrière sa fenêtre ouverte, face au public, avec sa bonne tête joyeuse toute ébouriffée de cheveux blancs. On l’acclamait, on l’interpellait en passant, et il échangeait des propos avec la foule. Nous méprisions cette gloire. Nous ne savions rien de l’œuvre d’ailleurs, mais l’engouement de Pie IX pour l’écrivain nous donnait envie de lire ses livres [1] ; mon père redisait souvent la question fameuse, que le Saint-Père posait à tous les visiteurs français :

— Connaissez-vous Paolo di Koko ?…

Nous n’allions guère plus loin, à pied, que la Madeleine. C’était assez long. Mais la route nous paraissait très courte, faite ainsi en aimable compagnie et en devisant gaiement.

Très souvent Toto et Olivier de Gourjault nous accompagnaient jusqu’à Neuilly et restaient à dîner.

En attendant l’arrivée du père, qui rentrait toujours si tard, ce jour-là, « Bœuf en Chambre », bon musicien, se mettait au piano et jouait des fragments, de ce que nous avions entendu le jour même ; ou bien il prenait une partition de Wagner, — il y en avait déjà chez nous, — et il essayait de la déchiffrer, d’en pénétrer les mystères…

L’affreux scandale de l’Opéra, à propos de la représentation du Tannhäuser, avait eu un grand retentissement parmi nous, et depuis ce temps Richard Wagner nous préoccupait beaucoup.

La répétition générale du Tannhäuser avait été marquée pour moi par un incident assez singulier. J’étais alors en pension, mais c’était un jour de sortie ; mon père nous emmenait, ma sœur et moi, à Paris, pour nous présenter à Mme Victor Hugo, qui faisait un court séjour en France et nous avait invitées à dîner. Nous la voyions pour la première fois.

Théophile Gautier n’était pas chargé, à cette époque, de la critique musicale. Il n’avait donc pas de « service » à l’Opéra ; mais ma mère était parvenue à voir le compositeur, qui l’avait reçue très courtoisement et lui avait donné une place pour la répétition générale. Il était convenu qu’après notre dîner nous irions la prendre, à la sortie du théâtre, pour rentrer ensemble à Neuilly. Nous nous promenions donc, vers minuit, en l’attendant, dans le passage de l’Opéra. Il fut brusquement envahi, au moment de la sortie, par une foule, qui paraissait dans un état d’excitation et d’agitation extraordinaire.

Je ne savais rien de cette grande bataille engagée autour de l’œuvre nouvelle, et je ne comprenais pas la cause de cette effervescence.

Un personnage, d’une physionomie très originale et très frappante, s’arrêta pour saluer mon père. Il était petit, maigre, avec des joues osseuses, un nez en bec d’aigle, des yeux vifs sous un front large, l’air ravagé et passionné. Il assistait à la répétition qui avait soulevé un tumulte indescriptible : on avait sifflé a outrance. Cela lui causait une joie féroce et il parlait avec une violence haineuse. Je le regardai, de ces yeux écarquillés et fixes, que j’avais toujours quand quelque chose m’étonnait. Je ne sais quel sentiment me poussa à sortir tout à coup du mutisme et de la réserve que mon âge m’imposait, pour m’écrier, avec une impertinence incroyable :

— On voit bien que vous parlez d’un confrère !… Et il s’agit, sans doute, d’un chef-d’œuvre !

Mon père, ébahi, me gronda, tout haut, mais en riant, tout bas.

— Qui est-ce ? demandai-je quand le monsieur fut parti.

— Hector Berlioz.

J’ai beaucoup admiré, plus tard, ce grand artiste, qui, lui aussi, était méconnu, bafoué ; mais je n’ai jamais oublié cet incident, et je voulus voir une sorte de pressentiment, dans ce mouvement de colère, dans ma promptitude à défendre ce Richard Wagner, qui devait m’inspirer un jour un tel enthousiasme, et dont j’entendais le nom, ce soir-là, pour la première fois.

Dans la voiture, ma mère nous raconta la terrible soirée. Elle était outrée de cette cabale, abasourdie encore du tumulte. Quant à la musique, elle n’en pouvait rien dire, pour la bonne raison qu’il avait été impossible d’en rien percevoir.

Théophile Gautier alors nous révéla un fait extraordinaire : c’est qu’il connaissait parfaitement le Tannhäuser ! Quelques années auparavant, assistant par hasard à une représentation au théâtre de Wiesbaden, et frappé par la grandeur de l’œuvre, il avait écrit sur elle un grand feuilleton, qui avait paru dans le Moniteur Universel.

— C’est moi qui en ai parlé le premier à Paris ! disait-il, non sans orgueil.

Et, quelque temps après, il nous montra cet article daté de 1857 :

Richard Wagner est, pour ainsi dire, inconnu en France, quoique son nom ait été agité souvent dans des polémiques violentes ; mais sa musique n’a pas franchi le Rhin ; peut-être ne le franchira-t-elle pas de si tôt, car elle est trop allemande, même pour beaucoup d’Allemands.

Nous avions une grande curiosité de connaître ce compositeur, génie sublime pour les uns, maniaque délirant pour les autres, — un dieu, — un âne, — pas de milieu. D’après les appréciations opposées entre elles que nous avions lues, nous nous étions imaginé un Wagner tout différent du Wagner véritable. Sans le croire complètement dénué de mélodie, de rythme et de carrure, comme on le disait, nous pensions avoir affaire à un hardi novateur en musique, secouant les vieilles règles, inventant des combinaisons bizarres, essayant des effets inattendus ; — un paroxyste, pour nous permettre ce mot, poussant tout à l’extrême, outrant la violence, déchaînant à propos de rien l’ouragan de l’orchestre et passant comme une trombe musicale sur le parterre abasourdi. Nous nous figurions un génie compliqué et furieux, chaotique et fulgurant, mêlé de souffles, de ténèbres et de lueurs, et cédant au caprice d’une inspiration sauvage, un Kreissler à la Hoffmann près de qui Beethoven, Weber et même Berlioz eussent paru fades et classiques, et, vraiment, sur ce qu’on en racontait, il était difficile de penser autre chose.

L’auteur du Tannhäuser, loin de renchérir sur Weber ou Meyerbeer, a remonté délibérément dans le passé vers les sources de la musique, comme un peintre qui imiterait Van Eyck ou l’ange de Fiesole. Le sujet de son opéra est symbolique et fait doublement allusion à cette idée…

Et le poète analyse, dans un style d’un coloris délicieux, la légende du chevalier Tannhäuser. Puis il le montre, quand le rideau s’écarte, dans les grottes du Venusberg, accoudé sur les genoux de Vénus,

… l’air excédé d’ennui et parfaitement insensible aux groupes érotico-mythologiques que figurent derrière une gaze des Nymphes et des Amours ; en vain les Grâces font des poses, et les Sirènes chantent leurs chansons les plus perfidement enivrantes de leur voix la plus douce ; en vain la déesse déploie ses séductions auxquelles rien ne résiste que la satiété. Tannhäuser, las de chants magiques, de fantasmagories grecques et de baisers olympiens, se ressouvient de sa vieille grand’mère, de sa jeune fiancée et du son de cloche de la petite chapelle, et, invoquant le nom immaculé de Marie, il se débarrasse des étreintes de la déesse, et se retrouve en pleine campagne. La lutte du principe spiritualiste et du principe matérialiste, qui se disputent l’âme de Tannhäuser, est bien rendue par le compositeur. L’agitation sourde de l’orchestre, la déclamation hachée et haletante, les éclats de voix soudains peignent bien l’état d’esprit du chevalier.

Quand Tannhäuser se retrouve au milieu de la campagne, un petit pâtre joue une cantilène rustique dont la simplicité fait contraste avec les voix langoureusement perfides des Sirènes et autres mythologiques enchanteresses.

Bientôt passe une procession de pèlerins qui fait naître des idées de repentir et de religion dans l’âme du chevalier Tannhäuser déjà rassérénée par la chanson naïve du pâtre. Cette marche, nécessairement rythmée pour rendre la progression du cortège, est d’une grande beauté et produit un effet irrésistible : c’est un des meilleurs morceaux de l’ouvrage ; le souvenir s’en découpe nettement du fond de récitatifs et de mélopées un peu vagues qui forment la teinte générale de l’œuvre. C’est là une musique pleine de grandeur, de caractère et de conviction, la musique d’un maître, enfin.

Comme nous l’avons dit, le romantisme de Wagner est bien plutôt un retour aux anciennes formes qu’une innovation révolutionnaire ; son orchestre est plein de fugues, de contre-points fleuris, de canons, exécutés avec beaucoup de science. Rien n’est moins échevelé ; l’air de désordre vient de l’absence du rythme carré que de parti pris le maître évite, de même qu’il s’abstient de moduler. Wagner écrit lui-même les paroles de sa musique, pour que la cohésion de l’idée et de la note soit encore plus parfaite.

Il terminait l’article par ce souhait :

Nous voudrions que le Tannhäuser fût exécuté à Paris, au Grand-Opéra. La partition mérite cette épreuve solennelle.

Hélas ! l’épreuve fut faite quatre ans après, et le résultat n’honorait guère la capitale du monde.

Mais Théophile Gautier était très fier d’avoir, avant tout autre, salué ce maître et apprécié son œuvre.

À ce déchaînement de haine, à ces clameurs, à ces huées, il ne se trompait pas : il les avait entendues déjà en 1830, et savait bien que le génie seul est capable d’exaspérer à ce point la foule, comme si sa supériorité était, vraiment, la plus sanglante insulte faite à la médiocrité.

— Moi, qui ne suis qu’un âne en musique, à ce que l’on prétend, disait-il, je n’avais pas fait tant de façons et j’avais trouvé le Tannhäuser très beau, tout simplement.

Et encore n’avait-il pas écrit tout son sentiment : pour ne pas trop empiéter sur le domaine de son collègue, de Rovray, critique musical au Moniteur, il s’était surtout attaché à l’analyse du poème et, en ce qui concerne la musique, il avait certainement subi une influence. Il y avait quelque musicien parmi ses compagnons de voyage, qui lui souffla les appréciations, assez singulières, que nous avons citées, comme par exemple : « Le maître s’abstient de moduler », qu’il reproduisit respectueusement, croyant être très sûrement documenté, puisqu’il l’était par un homme du métier.

Baudelaire était très heureux que Théophile Gautier eût écrit cet article sur Wagner : ce document, disait-il, aiderait à la réhabilitation de Paris. Chauvin, à sa manière, Baudelaire souffrait extrêmement de la honte dont le scandale de l’Opéra éclaboussait la France.

— Qu’est-ce qu’on va penser de nous dans le monde ? Que dira-t-on de Paris en Allemagne ?… Une poignée d’imbéciles et d’envieux nous ont déshonorés collectivement.

Il disait cela, et, heureusement, il l’a écrit, en d’admirables pages, lui, fanatisé dès la première heure, et il a ainsi sauvé l’honneur. Sa compréhension de Wagner fut vraiment sublime et elle lui vint de façon fulgurante :

J’avais subi (du moins cela me paraissait ainsi) une opération spirituelle, une révélation. Ma volupté avait été si forte et si terrible que je ne pouvais m’empêcher d’y vouloir retourner sans cesse.

Cela me faisait penser à ces quelques pages de Weber, qui m’avaient si soudainement révélé la musique. Les phrases musicales de Wagner, entendues au piano, m’impressionnaient encore plus vivement. J’éprouvais, en les écoutant, une fascination, mêlée d’une sorte de peur. J’étais comme au bord d’un gouffre, dont il me faudrait, sans nul doute, toucher le fond : c’était un vertige de l’esprit.

Il est bien évident que toujours, en même temps qu’un homme de génie, il naît un petit groupe d’élus, appelés à le comprendre, à former autour de lui ce bataillon dévoué qui doit le défendre, le consoler de la haine universelle et le soutenir, dans sa montée au Golgotha, en lui affirmant sa divinité.

J’avais déjà la prescience que ma destinée était de prendre rang, un jour, parmi cette milice sacrée, qui combattait pour le triomphe de Richard Wagner.

  1. Au chapitre IV du Second rang du Collier (Revue de Paris du 1er février 1903, p. 544), l’auteur de ces très intéressants souvenirs parle de « l’engouement de Pie IX pour Paul de Kock et de sa fameuse question : (Connaissez-vous Paolo di Koko ?) que le Saint-Père posait à tous les visiteurs français ».

    Or, le facétieux écrivain susdit était bien démodé sous le pontificat de Pie IX (qui parlait d’ailleurs le français). C’est son prédécesseur, Grégoire XVI (1831-1846) qui faisait ses délices de Paul de Kock, dont il italianisait le nom.