Le Second Rang du Collier/Chapitre V

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Félix Juven (p. 180-194).

V


Tous les jeudis, il y avait réception à Neuilly. Il ne s’agissait pas de visites brèves, autour d’une tasse de thé : nos amis arrivaient d’assez bonne heure, surtout dans les saisons clémentes, vers quatre ou cinq heures, dînaient et passaient la soirée. Quelques-uns venaient seulement après le repas.

À chacun de ces dîners hebdomadaires, quelques personnes étaient invitées, spécialement ; d’autres étaient de fondation, et venaient quand elles voulaient.

Parmi celles-ci, l’une des plus fidèles était madame Sabatier, l’amphitryone fameuse, qui avait su réunir pendant si longtemps à sa table tous les artistes de son époque, celle que l’on appelait « la Présidente », titre que mon père lui avait donné.

Je l’avais toujours connue et j’avais pour elle beaucoup d’amitié. Quand j’étais toute petite fille, elle avait voulu faire mon portrait, car elle peignait de gentilles miniatures, avec un art très délicat, que lui avait enseigné Meissonier lui-même. Il me fallait donc aller poser, et, pour cela, je passais des après-midi entiers chez elle. Elle habitait rue Frochot, un appartement, au premier ou au second, je ne sais plus trop. L’escalier n’était pas grand, et il n’y avait qu’une porte par étage, ni à droite ni à gauche, mais au milieu du palier. La porte avait deux battants couleur de palissandre.

L’antichambre, qui n’était qu’une sorte de couloir, apparaissait gaie et riante. Un vitrage donnant sur des jardins l’éclairait vivement à travers des stores légers sur lesquels étaient peintes des branches fleuries. Dans une volière, pleine de perruches, de bouvreuils et de bengalis, criant et chantant à qui mieux mieux, les ailes frissonnaient devant la lumière, et les aboiements mièvres de deux petits griffons, accourus en toute hâte, ajoutaient au joyeux vacarme qui vous accueillait dès le seuil.

La salle à manger s’ouvrait juste en face de la porte d’entrée, et ce lieu célèbre, où l’on prodiguait chaque semaine tant d’esprit et tant de verve, n’était ni très vaste ni très somptueux. La pièce, tendue d’étoffe rouge sombre, montrait des tableaux et des faïences pendus symétriquement. La table de chêne, massive et carrée, devait s’étirer jusqu’aux murailles pour les festins du dimanche.

À droite de la salle à manger, trois pièces en enfilade se bloquaient l’une l’autre : le boudoir, la chambre à coucher, et, tout au fond, le cabinet de toilette. Cela joliment capitonné, ouaté, confortable et frais.

Au lieu de fenêtres, un vitrage, qui formait toute une paroi, éclairait ces chambres : sous les feuillages des stores qui le voilaient, cet intérieur avait l’apparence d’une serre.

Le salon, carré et spacieux, était à gauche de la salle à manger. Ses fenêtres s’ouvraient sur la rue. De larges divans, de bons fauteuils, des poufs, des coussins, et sur les murs d’illustres toiles, — entre autres le Polichinelle, grandeur nature, de Meissonier, et, au milieu d’un panneau, le superbe portrait de la maîtresse du logis, avec son petit griffon sur les genoux, peint par Ricard.

La Présidente arrivait du fond de l’appartement, et s’annonçait par une roulade, qui s’achevait en un rire perlé.

Trois grâces rayonnaient d’elle au premier aspect : beauté, bonté et joie.

Elle s’appelait Aglaé et aussi Apollonie, et c’est à elle qu’est adressé le poème d’Émaux et Camées :

 
J’aime ton nom d’Apollonie,
Écho grec du sacré vallon,
Qui, dans sa robuste harmonie,
Te baptise sœur d’Apollon…


Elle était assez grande et de belles proportions, avec des attaches très fines et des mains charmantes. Ses cheveux, très soyeux, d’un châtain doré, s’arrangeaient comme d’eux-mêmes en riches ondes semées de reflets. Elle avait le teint clair et uni, les traits réguliers, avec quelque chose de mutin et de spirituel, la bouche petite et rieuse. Son air triomphant mettait autour d’elle comme de la lumière et du bonheur.

Sa toilette était pleine de fantaisie et de goût. Elle ne se conformait guère à la mode, en créait une toute spéciale. De grands artistes, convives du dimanche, donnaient des conseils à leur amie et lui dessinaient des modèles. Ses costumes, presque toujours, étaient d’un bel effet. Quelquefois, pourtant, il y avait des tentatives malheureuses : on parla longtemps d’un étrange chapeau qu’elle portait à la première représentation de Madame de Montarcy, de Louis Bouilhet ; c’était une sorte de dôme ou de melon côtelé, alternativement, en couleur café et en couleur chocolat, orné d’oreilles d’ours chenillées et de flots de rubans. Cela l’avait rendue presque laide et avait causé du scandale. Plus tard, sans rancune, elle riait elle-même de l’aventure et faisait complaisamment la description de cette coiffure extraordinaire, qui lui avait valu une soirée si désagréable.

Pour la pose, nous nous installions dans la salle à manger, très claire à cause du vitrage qui, au tournant de la maison, se bombait extérieurement, agrandissant la pièce comme d’une moitié de tour, et il y avait là des fleurs dans des jardinières.

La Présidente apportait un léger chevalet, des pinceaux, fins comme des aiguilles, prenait sa palette, et je tâchais de me tenir tranquille. Elle causait avec moi, me racontant des anecdotes, et la miniature avançait lentement.

Quelquefois elle me gardait à dîner, et, vers huit heures, Marianne venait me chercher.

Mais il y avait longtemps de tout cela. Un brusque changement de fortune avait bouleversé la vie de la Présidente. Les échos s’étaient tus des fameuses agapes ; la vente avait éparpillé les tableaux précieux et les bibelots rares ; les amis s’étaient dispersés. Elle supporta ce malheur avec une crânerie charmante : dans la défaite elle avait tout de même l’air triomphant. Des épaves de son luxe passé, elle s’arrangea un petit rez-de-chaussée qui était encore un nid coquet. Elle faisait sa cuisine elle-même, en chantant, des turquoises à ses jolies mains, le petit doigt relevé…

Elle me faisait l’effet de Peau d’Âne, pétrissant le gâteau, vêtue de sa robe couleur du temps, et j’admirais beaucoup ce courage et cette force d’âme. Elle était bien toujours, « la très belle, la très bonne, la très chère », celle à qui l’auteur des Fleurs du Mal avait voué un si secret et immatériel amour, celle qui revit dans ses vers immortels et se survivra par cette gloire d’avoir été, quelque temps, l’idéal d’un grand poète.



Gustave Doré était le boute-en-train de nos soirées du jeudi. Cet infatigable travailleur, si richement doué et d’imagination si féconde, était, dans l’intimité, un prodigieux gamin. Sa figure juvénile, au teint blanc et rose, à la fine moustache, aux longs cheveux blonds rejetés en arrière, cachait, sous un aspect impassible, une espièglerie, toujours prête à saisir l’occasion d’exécuter quelque bon tour. Il accomplissait mille folies, très gravement et sans cesser jamais d’être distingué. En général, il faisait son entrée sur les mains, les pieds en l’air, et ne consentait à dire bonjour qu’après avoir exécuté, avec beaucoup de grâce et de souplesse, toutes sortes de « clowneries ».

Quand la Présidente était là, tout de suite il l’entraînait au piano, et ils improvisaient en duo des tyroliennes pleines de fantaisie. Il avait une charmante voix de ténor ; elle, une agréable voix de soprano, et c’étaient des roulades, des fioritures, des lalaïtou, à n’en plus finir.

Un des fervents admirateurs de Gustave Doré, son ami le plus intime, son « paysage », et même son complice, Arthur Kratz, auditeur au Conseil d’État, d’origine alsacienne et baron, était parmi les habitués. Mon père prétendait qu’il avait le droit de se faire précéder par quatre hallebardiers ; mais, loin d’user de cette prérogative, il poussait, au contraire, la simplicité de mœurs et de costume aux plus extrêmes limites. Gustave Doré le taquinait toujours, à ce propos, mais Kratz subissait, avec la plus imperturbable patience, toutes les farces que le grand dessinateur ne se lassait pas de lui faire ; il les accueillait par un sourire fin et mystérieux, et était le premier à s’en amuser. À Neuilly, il tenait l’emploi de compère, avec un sérieux parfait et la plus profonde dissimulation, si bien que nous fûmes très longtemps avant de le découvrir.

Gustave Doré poussait le machiavélisme jusqu’à envoyer Kratz dîner à Neuilly, lui-même ne venant que le soir. En arrivant, sans prêter la moindre attention à son ami, sans échanger un mot avec lui, il organisait des expériences à la Robert-Houdin, découvrait des objets les mieux cachés, lisait les lettres fermées, devinait les pensées chuchotées loin de lui, etc… Il nous confondait et nous stupéfiait, et nous ne nous doutions pas que Kratz, qui semblait si détaché, ou si intéressé par une causerie particulière, avec une malice extraordinaire, à l’aide de mots convenus, lui disait, à haute voix, tout ce qu’il devait savoir.

Ernest Hébert venait souvent, aussi. Nous avions tous pour lui autant d’admiration que d’amitié. Chose remarquable, il était le type même de son idéal d’art, et aurait pu servir de modèle à un de ses tableaux. Le teint pâle et olivâtre, l’air languissant et délicat, on pouvait le croire touché par cette mal’aria qu’il savait si bien peindre. Les traits réguliers, les yeux très doux sous de longs cils noirs, la lèvre rouge dans l’ombre floconneuse de la barbe noir bleu, il semblait être né à Florence ou dans les États romains.

À son retour de la Villa Médicis, il avait été victime d’un accident terrible. Une tempête avait assailli son navire tout près de Marseille, et le jeune peintre, enlevé par une lame, s’était éveillé, d’un long évanouissement, dans un lit d’hôpital, la jambe affreusement brisée. Il lui restait de cette brisure une légère boiterie, qui accentuait son apparence fragile, bien trompeuse, en réalité, car ce noble artiste a fourni une longue et belle carrière, et son talent, toujours en ascension, brille aujourd’hui du plus vif éclat.

Hébert jouait du violon, avec beaucoup de sentiment. Il apportait souvent à Neuilly son instrument.

Mme  Ganneau et son fils, M. et Mme  Laffite, Baudry, Puvis, Dumas fils, l’excellent pianiste Delaborde, Olivier de Gourjault, Madarasz, Rodolfo et Toto, naturellement, étaient parmi ceux qui venaient le plus souvent.

Au dîner, le nombre des convives n’était jamais certain et, comme cela arrive presque toujours en pareil cas, il tournait autour du chiffre treize, chiffre fatal et redouté de tous.

Mon père, moins que personne, n’aurait consenti à s’asseoir à une table où l’on eût été treize. Il était convaincu que le plus jeune des assistants devait mourir dans l’année, et, à l’appui de cette certitude, il racontait maintes aventures probantes. Aussi avions-nous en réserve un petit quatorzième, qui paraissait, seulement, au moment où tout espoir de voir venir un nouveau convive était perdu.

Ce quatorzième, fils du père Husson, le jardinier, habitait, avec sa famille, le petit pavillon de la cour. La mère Husson, femme adroite et active, venait chez nous aider à la cuisine, le jeudi. Elle était avertie tout de suite et allait, en un tour de main, revêtir son fils d’un costume que mon père lui avait fait faire tout exprès. Le jeune Edmond, gentil garçonnet de quatorze à quinze ans, intimidé et légèrement ahuri, paraissait avec le potage ; il s’asseyait au bout de la table et, très correct, tenait sa place avec une convenance parfaite.

Le dîner était simple et copieux. On y voyait figurer souvent des plats spéciaux, exécutés avec art. Une heureuse alliance de la cuisine italienne et de la cuisine française y donnait une assez grande variété.

Théophile Gautier, comme il le disait lui-même, était gourmet et gourmand, et savait cuisiner admirablement quand il le voulait, avec des raffinements et des complications infinies. Il trouvait l’art de Vatel très dégénéré : on n’y apportait plus le même soin, le même sérieux qu’autrefois ; plus personne ne serait capable de se passer une épée au travers du corps, pour un plat manqué ou une marée en retard. Il parlait toujours d’une certaine soupe à la julienne, que l’on accommodait particulièrement bien sous le règne de Charles X. Notre cuisinière s’efforçait en vain d’atteindre à cette perfection. Elle nous servait pourtant d’exquises mixtures, mais mon père hochait la tête et disait :

— C’est bon, certainement ; mais ce n’est pas encore tout à fait la julienne du temps de Charles X !

Et les tantes, renseignées sur le sujet, appuyaient son dire :

— Théo a raison. Il manque on ne sait quoi… Mais ce n’est pas encore la julienne du temps de Charles X !

Le risotto, à la milanaise, était toujours cuisiné par ma mère et lui valait, chaque fois, un triomphe.

Larges mortadelles, saucissons de Bologne, salami, zamponi, olives noires, étaient les plus fréquents hors-d’œuvre. Puis, sur un lit de persil, paraissait le poisson, servi froid ; presque toujours une truite saumonée, — pour laquelle mon père avait une prédilection marquée. — J’étais chargée de faire la sauce mayonnaise, et les jeunes gens, qui se trouvaient là, tenaient à honneur de me seconder dans cette tâche délicate. Madarasz, en sa qualité de peintre, avait mission de verser lentement l’huile sur les jaunes d’œuf. D’autres tenaient le citron, les fines herbes et les ingrédients divers. On déclarait toujours ma sauce exquise, et on s’en disputait jusqu’à la dernière bribe.

Le dessert était quelquefois assez recherché ; mais, quand il venait de Paris, il n’arrivait pas toujours à temps. Je me souviens d’une certaine glace aux bananes, que mon père avait imaginée, et commandée chez Joséphine, qui s’égara dans les dédales obscurs de Courbevoie et ne nous parvint que très tard dans la soirée. On lui fit tout de même bon accueil.

Au salon, mon père s’installait sur le canapé rouge, placé à droite de la porte, pas loin de la cheminée. Quelques-uns des plus graves, parmi les invités, s’asseyaient auprès de lui, et ils essayaient de causer, au milieu du joyeux vacarme.

Gustave Doré combinait des tableaux vivants. La reproduction de la célèbre toile : la Naissance de Henri IV, eut beaucoup de succès. Dash, présenté dans un torchon, figurait le nouveau-né. — Dash était un affreux et délicieux roquet, boiteux, dont Théophile Gautier a donné la biographie dans sa Ménagerie intime.

Madarasz fut un habile organisateur de charades. Ce jeu amusait beaucoup mon père. Le jeune Hongrois avait des ressources infinies : c’est lui qui nous enseigna à reproduire, d’une façon si saisissante, la silhouette d’un chameau. Voici comment l’on s’y prend : une personne, debout, tient des deux mains, levé devant elle, un balai, en haut duquel, autour des crins, on a modelé avec des chiffons la tête de l’animal ; une autre personne, courbée en avant, suit la première en la tenant par les hanches ; on jette sur le tout une grande couverture grise, qu’on drape plus étroitement autour du manche de balai qui forme le cou. La tête de la personne debout figure la bosse, et une femme peut très bien s’asseoir sur le dos horizontal de la personne penchée.

La première fois que cette fantasmagorie s’avança, balançant le cou, portant une musulmane, cachée, moins les yeux, dans des voiles blancs, l’effet fut prodigieux. On crut vraiment qu’un vrai coursier du désert faisait son entrée dans le salon.

Quelquefois, Delaborde nous improvisait d’effroyables quadrilles, en défigurant les thèmes les plus sacrés des maîtres. Des motifs du Tannhäuser y paraissaient déjà.

Le vieil Érard carré avait été remplacé par un piano neuf, qui était en face du canapé rouge. Une table occupait la place laissée vide, dans l’encoignure, près de la fenêtre de la rue.

Un soir, M. Robelin était entré, et, debout, appuyé au chambranle de la porte, dont les deux battants étaient ouverts, nous regardait danser, en riant de bon cœur des fantastiques « cavalier seul » exécutés par Gustave Doré.

Vers le milieu de la contredanse, les bonnes apportèrent le thé et posèrent le grand plateau sur la table placée dans le coin. Après le galop final, le piano se tut et on servit le thé ; mais les petites cuillers manquaient. Les bonnes, interpellées, affirmèrent les avoir données, avec le reste du service. On les chercha, mais on ne put les trouver nulle part.

Tout à coup Gustave Doré s’écria.

— Fermez la porte, et ne laissez sortir personne. Celui qui a mis, sans doute par distraction, l’argenterie dans sa poche, est prié de la restituer de bonne grâce ; sinon, on se verra forcé de le fouiller !

— Eh bien ! il en a, du toupet ! dit Robelin ; il nous prend pour des voleurs !…

— Si j’ai du toupet, vous ne manquez pas de cynisme ! riposta Doré avec gravité. Car vous ne pouvez nier ; je vous ai vu tout en dansant : c’est vous le coupable.

— Elle est forte, celle-là ! Fouillez-moi, criait Robelin, en riant aux larmes.

Mais, ô surprise ! c’était bien lui qui détenait les petites cuillers. Au milieu du fou rire général, on en tira de toutes ses poches !

Pendant les figures du quadrille, avec une dextérité d’escamoteur, Gustave Doré avait accompli ce bon tour, sans éveiller l’attention de personne, de prendre, une à une, les cuillers sur le plateau et de les faire passer où elles étaient maintenant.

M. Robelin, complètement abasourdi, ne riait même plus.

— Comment a-t-il fait, cet animal-là ? répétait-il, comment a-t-il fait pour que je ne me sois aperçu de rien, que pas une seule fois je n’aie senti qu’il fourrait la main dans mes poches ?… Mais il serait capable de faire pendre un homme.

Doré triomphait, modestement.

— Tu es prodigieux, disait Théophile Gautier. Ce n’est pas toi qui aurais fait tinter, en le fouillant, le mannequin, cousu de sonnettes, de la cour des Miracles ! Plus heureux que Pierre Gringoire, tu te serais montré digne d’être, d’emblée, reçu voleur.

— Mais il n’aurait pas épousé la Esmeralda ! ajoutait Dumas fils.

Quelquefois, on reprochait à mon père de ne pas se mêler aux jeux, de ne vouloir en être que spectateur bienveillant : pour montrer que s’il préférait au mouvement, l’immobilité, — qui ne dérange pas les lignes, — ce n’était pas faute d’être agile. Il consentait alors à esquisser une danse, très surprenante, qu’il appelait « le Pas du créancier ». Il fallait beaucoup d’adresse, en effet, pour l’exécuter. On devait s’accroupir sur les talons, et, dans cette posture, allonger une jambe, puis l’autre, avec rapidité. C’était une sorte de gigue, très difficile et même dangereuse, si bien qu’après l’avoir sollicité, on priait le danseur de cesser la danse, tellement l’on craignait de le voir tomber.

Vers minuit, en hiver surtout, deux ou trois des carrosses du père Girault, qui avaient été réquisitionnés, s’alignaient devant la porte. Ceux des invités qui habitaient à peu près dans les mêmes zones, à Paris, essayaient de s’entendre pour former des groupes, — cela n’était pas facile, les sympathies ne s’arrangeant pas toujours de la combinaison. — Après des changements d’itinéraire, des discussions sur la situation des quartiers, on s’entassait enfin dans les voitures, en nous criant encore : « Au revoir ! À jeudi prochain ! » Et les véhicules, traînés par des chevaux somnolents, s’enfonçaient dans l’obscurité.

Nous fermions la porte, nous poussions les verrous ; mais la petite maison de la rue de Longchamp ne s’éteignait pas encore : Théophile Gautier, toujours très éveillé à cette heure-là, était plus que jamais en train de causer. Il s’agenouillait de nouveau sur le canapé, allumait un cigare, et, tant que le cigare durait, la petite soirée intime, tranquille et douce, se prolongeait.