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Le Second Rang du Collier/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
Félix Juven (p. 195-215).

VI


Plus que jamais, une haute fantaisie présidait à l’ordre de mes études. Mon père, trop chargé de travail, ne continuait pas à les diriger, et, depuis qu’on avait définitivement renoncé au pensionnat, on nous laissait libres de faire ce que nous voulions et, même, de ne rien faire du tout.

Mais les heures de solitude étaient longues : j’étais curieuse, et j’entreprenais des voyages d’exploration, que je ne menais pas toujours bien loin, à travers n’importe quelle science, au hasard de mon caprice.

L’astronomie m’intéressait toujours vivement et je ne me lassais pas de fouiller le firmament, à l’aide de mon télescope ; je dévorais beaucoup de livres, très arides et, encouragée par tout le monde, j’étudiais le mieux possible. Claudius Popelin, le maître émailleur, le délicat poète, qui échangeait des sonnets avec Théophile Gautier, avait fait, pour moi, un médaillon précieux représentant « la très docte Hypathie », qu’il me donnait pour patronne ; et, très fidèlement, chaque année, mon frère Toto m’apportait, aussitôt qu’il avait paru, l’annuaire du Bureau des Longitudes, pour me tenir au courant des choses du ciel.

Mais sans les mathématiques, l’étude de l’astronomie était fatalement bornée et stérile.

Les mathématiques !…

Pour faire la moindre addition, je ne connaissais pas d’autre procédé que de compter sur mes doigts ; mon père me donnait l’exemple, d’ailleurs, et il n’avait pas honte du tout, sachant bien que les artistes ne peuvent rien entendre aux chiffres, sans doute, parce qu’ils ont en général peu de chose à compter. La façon dont Beethoven procédait pour multiplier neuf fois deux en est une preuve charmante :

______________2_______2_______2
______________2_______2_______2
______________2_______2_______2
__________________________________
_____________18

Ne pas savoir l’arithmétique me semblait même une vertu, depuis le jour où, devant le tableau noir, une sous-maîtresse du pensionnat Biré, m’avait dit, pour me stimuler :

— Mais, mademoiselle, le calcul est la science des sots.

Je lui avais effrontément répondu :

— C’est pour cela que ce n’est pas la mienne !

Mais alors, comment aborder jamais les mathématiques ?

Après tout, était-il donc si indispensable de savoir les quatre règles et n’était-il pas possible de les enjamber et de pousser plus loin ?

Je décidai que oui ! que j’allais essayer d’apprendre.

Rodolfo, autrefois élève du grand-père Gautier, s’était montré digne de ses leçons, sévères, mais fécondes ; il se chargea d’être mon professeur.

Cela marcha bien tout d’abord ; j’avançais assez vite, très enthousiasmée, dissimulant adroitement, je ne sais plus par quels moyens, mon ignorance des premiers principes. Mais Rodolfo finit, cependant, par la deviner ; alors tout se gâta, car il prétendit m’enseigner ces maudites quatre règles ; à cela je ne voulus jamais consentir. Les séances se firent orageuses et, après les discussions et même les disputes violentes, j’envoyais livres et cahiers dans les jambes du professeur : il en fut fait des mathématiques…

Privée de cette étude, je sentis un grand vide dans mes journées, et bientôt j’entrepris autre chose.

Il y avait au second étage, au-dessus du cabinet de toilette qui séparait la chambre de ma mère de celle de mon père, une petite pièce entièrement remplie de vieux livres : une grande partie de la bibliothèque, léguée à Théophile Gautier par l’abbé de Montesquiou, s’entassait sur les rayons très larges qui s’enfonçaient sous les pentes de la petite chambre mansardée.

J’installai là une table étroite et une chaise, et cette cellule devint ma retraite favorite. Je me mis à fouiller dans le chaos des bouquins disparates, presque tous reliés en veau blanc ou en cuir fauve. On y trouvait de tout : histoire, romans, poésies, philosophie, livres de piété ou d’étude. Après avoir remué beaucoup de poussière, je découvris un traité de géométrie. La géométrie fut, pour le moment, la science élue. Aussitôt je me mis à l’œuvre, m’efforçant à comprendre, m’acharnant des heures entières sur un passage embrouillé, la tête dans mes mains, les sourcils froncés, cherchant à percer les obscurités d’un style souvent imparfait.

La fenêtre donnait sur la rue et, quelquefois, pour dissiper la migraine, je m’y penchais ; les bras dans la gouttière, mes regards plongeant sur l’immense parc du docteur Pinel, je me laissais aller à de longues rêveries.

Mais je revenais au devoir : je traçais des lignes, des carrés, des triangles ; j’eus l’ambition de mesurer la hauteur d’une tour…

Le problème de la quadrature du cercle m’arrêta net ; il était bien évident que là où tout le monde avait échoué, j’allais réussir, et que c’était moi qui le résoudrais. Je perdis beaucoup de temps à cette recherche, puis, je l’abandonnai brusquement et, avec elle, la géométrie.

La géologie lui succéda et je lui trouvai beaucoup de charme ; elle me semblait même trop séduisante : les faits qu’elle me révélait me paraissaient quelquefois invraisemblables, à tel point qu’arrivée au chapitre de la formation des cristaux, je ne pus croire à une loi aussi surprenante et refermai le livre, le soupçonnant d’être l’œuvre d’un mystificateur.

Nono, qui étudiait les langues orientales, voulut m’enseigner le persan : je n’apportai pas beaucoup d’ardeur à ce travail, mais dans les quelques vers, cités en exemple par la grammaire persane, je pris le goût de cette poésie et le désir d’en connaître davantage.

Je récitais sans cesse un distique que je n’ai jamais oublié :


Si ce jeune turc de Schiraz voulait accepter mon cœur,
Pour la noire éphélide de sa joue je donnerais Samarcande et Boukhara.


« Éphélide » nous taquinait, Nono et moi, mais « grain de beauté » était pire. Nous nous torturions l’esprit pour trouver l’expression juste et harmonieuse, mais il est vraisemblable qu’elle n’existe pas.

L’étude du piano à quatre mains nous absorba, ma sœur et moi, durant des après-midi entières. Nous ne désirions pas cependant devenir des pianistes, nous voulions parvenir à déchiffrer assez bien pour lire et comprendre la grande musique. M. Lafitte, chargé de famille et très occupé, ne venant que rarement, il nous fallait une maîtresse en second, qui nous guiderait par des conseils plus fréquents. Ma mère la découvrit, sur la foi d’une petite affiche, écrite à la main, et collée chez le charbonnier.

La première fois que la pauvre dame se présenta chez nous, elle nous trouva aux prises avec l’énorme partition de la Vie pour le Czar, de Glinka, qu’un ami de Russie avait envoyée à mon père, et dont plusieurs morceaux étaient arrangés à quatre mains. Toute tremblante et complètement effarée, la nouvelle venue, qui croyait peut-être qu’on allait lui confier des enfants ne jouant encore que le Petit Suisse ou Mon Rocher de Saint-Malo, ne sut pas lire une seule note et sembla voir un piano pour la première fois.

Loin de nous mal disposer, cette émotion et tout ce que l’attitude de cette femme révélaient de tristesses et de déceptions, nous toucha profondément, et nous déclarâmes qu’elle nous convenait. Elle s’engagea, pour une somme minime, à venir presque tous les jours et à nous consacrer deux heures.

Malgré les apparences, elle savait assez bien la musique ; seulement, ses mains gourdes, gercées et rougies par les travaux du ménage, étaient incapables de l’exécuter.

Nous jouions presque exclusivement des symphonies à quatre mains, celles de Beethoven surtout, et beaucoup des œuvres que nous entendions aux Concerts Populaires. Pour ce genre d’études, la nouvelle maîtresse nous fut très utile : elle comptait, battait la mesure, tournait les pages et, quand une difficulté se présentait, se joignait à nous pour essayer de la résoudre. Presque toujours, c’était elle qui finissait par découvrir la solution. Bien des mois elle nous assista ainsi ; puis elle dut quitter Neuilly.

Elle fut remplacée par une jeune femme à la voix délicieusement timbrée, aux mains blanches et agiles. Celle-ci ne faisait aucun mystère d’un fils, qu’elle avait, fruit charmant d’une faute, qu’elle ne regrettait pas. Une de ses parentes habitait avec elle et toutes deux travaillaient, pour élever l’enfant le mieux possible, heureuses et fières d’opposer ainsi la noblesse de leur conduite, à la lâche et habituelle insouciance de l’homme.

Bien souvent, lorsque nous attaquions une ouverture de Weber, Théophile Gautier descendait, sans bruit, et entrait dans le salon, comme attiré par un charme. Il ne se trompait jamais. Ce maître exerçait sur lui une véritable fascination. Il l’a écrit :

Quand on écoute la musique de Weber, on éprouve d’abord une sensation de sommeil magnétique, une sorte d’apaisement qui vous sépare sans secousse de la vie réelle, puis dans le lointain résonne une note étrange qui vous fait dresser l’oreille avec inquiétude. Cette note est comme un son pur du monde surnaturel, comme la voix des esprits invisibles qui s’appellent. Obéron vient d’emboucher son cor et la forêt magique s’ouvre, allongeant à l’infini des allées bleuâtres, se peuplant de tous les êtres fantastiques décrits par Shakespeare dans le Songe d’une nuit d’été, et Titania elle-même apparaît dans sa transparente robe de gaze d’argent…

Nul autre compositeur ne produisait sur lui une impression aussi profonde, et cette impression datait de loin, des années du romantisme : on représenta en 1835, à l’Opéra-Comique, Robin des Bois, qui avait été déjà donné à l’Odéon, en 1824. Mon père savait jouer sur le piano la célèbre valse de cet opéra : il avait dû beaucoup s’appliquer pour l’apprendre, mais il ne l’oubliait pas et l’exécutait, tout entière, dans un mouvement vif, non pas avec un seul doigt, mais avec le bon doigté et la basse. Nous étions ravies quand il consentait à nous la faire entendre. J’ai toujours la vision de ce rare tableau : Théophile Gautier, assis devant le clavier, un peu penché en avant, l’esprit tendu par une attention anxieuse et les regards sautant continuellement d’une main à l’autre. Il allait jusqu’au bout du morceau, sans jamais faire une seule faute. Quand il se relevait, très glorieux, il était bien embrassé et chaudement félicité.

Nous prenions aussi quelques leçons de dessin et de peinture d’un artiste de talent, Auguste Herst, aquarelliste de premier ordre, que mon père appréciait beaucoup.

Mais l’arrivée du Chinois Ting-Tun-Ling et la découverte de la Chine m’apportèrent des occupations nouvelles.

Ting était maintenant de la maison : sa mince silhouette, dans sa robe bleue et sa veste noire, sa figure malicieuse, aux yeux demi-clos, sous sa calotte de satin, que, selon le rite, il n’ôtait jamais, nous étaient devenues familières et ne nous présentaient plus rien d’insolite ; l’exilé s’harmonisait avec les êtres et nous manquait lorsqu’il était absent. Il n’habitait pas cependant sous notre toit ; on lui avait trouvé une petite chambre rue des Mauvaises-Paroles, située dans le bout populeux de la rue de Longchamp. Mais il était là au déjeuner, et, tout de suite après, nous nous plongions dans l’étude des grimoires chinois.

« Bœuf en Chambre » me fit cadeau d’un dictionnaire chinois-français, un grand in-folio que j’ai toujours. Il avait été publié en 1813, sur l’ordre de Napoléon, par le Père de Guignes. Très imparfait au point de vue pratique, il est remarquable comme typographie ; les caractères chinois, de deux centimètres carrés, sont très élégamment gravés ; l’édition est devenu rare. Il était d’un maniement laborieux et nous l’appelions, pour rire : « Le dictionnaire de poche. »

Tout de suite je voulus lire les poètes et essayer de les traduire. Je commençai à réunir les matériaux de la première version du Livre de Jade, que « Judith Walter » publia bientôt. Pour réaliser ce travail, je dus faire connaissance avec la bibliothèque de la rue de Richelieu. Là seulement on pouvait trouver des livres chinois. Presque chaque jour, accompagnée de Ting, qui me tenait lieu de duègne, j’allais m’installer dans la salle des manuscrits et nous fouillions les recueils de poésies, pour y découvrir des poèmes à notre goût, les copier, afin de les emporter et de les étudier à loisir. J’aimais beaucoup ce milieu solennel et austère, si calme et si studieux ; il m’en imposait un peu et je n’osais parler que tout bas.

La première fois que je vins à la Bibliothèque, cependant, il se produisit un incident qui faillit bien m’empêcher d’y revenir jamais. À quatre heures, les garçons de salle firent retentir leur impératif : « Messieurs, on ferme ! » Ayant jeté un rapide coup d’œil sur les travailleurs, je vis que personne ne bougeait. Je crus avoir le droit de ne pas me presser plus que les autres. Alors un des garçons cria tout près de nous :

— On ferme !

Nous nous dépêchions, Ting et moi, de terminer la copie de quelques vers ; mais le garçon, s’adressant directement à nous, cria encore une fois :

— On ferme !

Aussitôt, à une table assez distante, un monsieur se leva, furieux, et interpella violemment l’employé :

— Vous n’êtes qu’un malappris ! voilà deux fois que vous vous adressez, spécialement, à cette dame. On n’a pas idée d’une pareille insolence !…

Le garçon riposta brutalement et le monsieur s’élança sur lui, dans le brouhaha de toute la salle en émoi. Je m’enfuis, entraînant le chinois très ahuri, au moment où, par-dessus des têtes, était brandi un fauteuil !…

Plus tard, on nous autorisa à emporter de la Bibliothèque les livres dont nous avions besoin. Nous nous installions alors, pour travailler, dans un coin du salon, près de la fenêtre de la rue ; mais j’avais à lutter contre la paresse, tout orientale, de Ting-Tun-Ling, qui accaparait le grand fauteuil et s’y endormait volontiers.

Mon père s’intéressait extrêmement à la traduction de ces poèmes chinois ; il les arrangeait quelquefois en vers. Malheureusement, il n’en écrivit que des brouillons et je crains bien qu’aucun n’ait été conservé. Je n’ai pu retrouver dans ma mémoire que les deux vers qui terminaient la pièce intitulée : l’Épouse vertueuse :


Avant d’être ainsi liée,
Que ne vous ai-je connu !


Le rhythme était de sept pieds, comme dans l’original chinois.

Il aima beaucoup mon premier livre et me fit l’exquise surprise d’écrire quelques lignes sur lui, à propos du poème en prose de Baudelaire, les Bienfaits de la lune :

Nous ne connaissons d’analogue à ce morceau délicieux que la poésie de Li-Taï-Pé, si bien traduite par Judith Walter, où l’impératrice de la Chine traîne parmi les rayons, sur son escalier de jade, diamanté par la lune, les plis de sa robe de satin blanc…



Une nuit, tout le monde dormait dans la maison, toutes lumières éteintes, quand un violent coup de sonnette retentit.

J’avais le sommeil très léger : je fus éveillée la première et je me levai, très effrayée. J’allai dans la chambre de ma mère, qui s’éveillait aussi, mais croyait avoir rêvé ce coup de sonnette.

— C’est quelque farceur, dit-elle.

Cependant elle se leva, ouvrit la fenêtre, poussa les persiennes et se pencha au dehors en criant d’une voix terrible :

— Qui est là ?

Un grand éclat de rire lui répondit et, en même temps, une voix bien connue disait gaiement :

— C’est le père Dumas !… le grand Dumas !… que son fils vous amène.

Tout le monde était sur pied, maintenant ; de sa chambre mon père se penchait à son tour vers la rue, aussi surpris que charmé par cette visite imprévue.

Alexandre Dumas s’excusait de venir le surprendre à pareille heure.

— C’est que j’ai absolument besoin d’un numéro du Moniteur d’il y a quinze jours, disait-il ; peut-être le retrouverons-nous ici… Et puis j’avais grande envie de vous revoir ; je n’ai pas trouvé d’autre moment : j’arrive de voyage et je repars demain.

— Le temps de passer un pantalon, et je descends vous ouvrir, dit mon père.

Dumas ! le grand Dumas ! que nous n’avions jamais vu encore !… l’auteur des Trois Mousquetaires !… Avec une hâte fiévreuse, on s’habillait, à peu près, et nous fûmes bientôt tous réunis au salon.

Dumas nous apparut, colossal : mon père, auprès de lui, devenait svelte et petit. Il avait le teint bronzé, d’abondants cheveux crépus, qui lui faisaient une tête énorme, des yeux gais et des dents éblouissantes, entre les lèvres charnues.

Tout de suite il nous tendit les bras et nous embrassa paternellement… On alluma des lampes et on jeta au milieu du salon des paquets de journaux qui avaient été apportés. Nous nous mîmes à chercher, ma sœur et moi, cet article dont Dumas ne savait pas bien la date et, pendant ce temps, avec de grands gestes et des rires sonores, il causait : rappelant des souvenirs, exposant des projets, donnant des détails sur le voyage qu’il venait de faire.

L’attitude d’Alexandre Dumas fils devant son père nous frappa. Il semblait très petit garçon, l’écoutait sans rien dire, dans une sorte de recueillement, et le regardait avec une expression de respectueuse tendresse, vraiment charmante.

Nous ne trouvions pas le numéro du Moniteur qui contenait le document cherché. Mais bientôt le grand Dumas, agacé par ce bruit de papier froissé, nous avoua, qu’au fond, il n’avait pas du tout besoin de cet article.

On déboucha du pale ale, et j’en versai au bon géant, qui, debout devant la cheminée, me regardait en souriant. Alors, levant son verre contre la flamme de la lampe, il me dit :

— C’est drôle ! tes yeux ont tout à fait la couleur de cette bière.

Il faisait jour quand il nous quitta, pour aller, disait-il, dormir quelques heures, avant de boucler de nouveau sa valise.

Un mois plus tard, je le rencontrai boulevard de la Madeleine. Je courus à lui et, sans hésiter, il me serra avec effusion sur les vastes pentes de son gilet de nankin. Mais, aussitôt après, il me demanda :

— Qui es-tu, toi ?…

Je le revis une autre fois, chez M. Robelin, qui l’avait invité à déjeuner. Ce jour-là, je lui présentai Ting-Tun-Ling, et nous lui demandâmes, très solennellement, l’autorisation de traduire en chinois les Trois Mousquetaires.



Épris des arts plastiques et de la beauté de la forme comme il l’était, Théophile Gautier ne pouvait manquer de s’inquiéter de lui-même et de son aspect physique : l’idée qu’il vieillissait, l’attristait infiniment.

— Personne, cependant, n’a été plus jeune que moi ! s’écriait-il quelquefois.

Il allait alors se regarder, de tout près, dans les miroirs, « pour étudier les progrès, lents mais sûrs, de la décrépitude… »

Le résultat de ces observations s’exprimait par l’improvisation, paroles et musique, d’un récitatif comme celui-ci :


J’ai, plus je me regarde et plus je m’examine,
Le fond du teint très jaune et fort mauvaise mine…


Il réagissait, néanmoins, de son mieux. Sa toilette lui prenait toujours beaucoup de temps : il aimait les soins délicats, les bains odorants, les parfumeries fines, et regrettait toujours que les hommes fussent condamnés aux affreux habits modernes, qu’il voulait du moins sortant de chez le plus habile tailleur. Il nous confiait le soin d’arranger sa chevelure, de la bien lustrer et de lui donner un joli tour. Il se risquait parfois à me laisser peigner sa barbe ; mais il était très douillet, et, si je tirais le moins du monde, il me faisait des grimaces bouffonnes, roulant des yeux terribles et grinçant des dents. Sa cravate, qu’il ne savait pas nouer lui-même, exigeait aussi une attention méticuleuse.

— Comment me trouves-tu ? disait-il, lorsqu’il était prêt.

— Tu as l’air d’un beau lion, très fort et très doux.

— Oui, tu dis cela pour me faire plaisir. Mais, au fond, tu me considères comme un père noble, un Géronte, un vieux birbe.

Il me conduisait alors devant le grand portrait que Chatillon, poète, peintre et sculpteur, a fait de lui.

— Voilà comment j’étais à vingt-huit ans, disait-il ; c’est là l’image que je voudrais laisser de moi, et elle était d’une ressemblance absolue. Si je le pouvais, je détruirais tous les autres portraits, plus ou moins hideux, que l’on m’a fait subir. Physiquement, l’homme est vraiment lui-même à trente ans ; à partir de là, il ne progresse plus, et bientôt, hélas ! il commence à descendre, plus ou moins vite, l’autre versant de la montagne. La réputation vient tard, en général, et on ne laisse de soi qu’un masque flétri et déformé, par les fatigues et les peines de la vie. Cela est absurde. Passé trente ans, on ne devrait jamais laisser faire son portrait. Mais les peintres demandent à vous « pourtraire », non pas parce que l’on est beau, mais parce que l’on est célèbre…

Célèbre, il l’était, en effet, et personnellement connu, à ce qu’il semblait, par tous les passants. Quand il sortait, il était aussi fréquemment salué qu’un chef d’État. Il répondait, par de grands coups de chapeau, à des inconnus, la plupart du temps. Ce manège avait pour résultat l’usure rapide de ses couvre-chefs : le bord s’amollissait, se cassait et bientôt lui pendait sur le front. C’était là un dommage irréparable et il fallait remplacer la coiffure.

Il était accablé d’invitations, à des dîners, à des soirées, qui l’ennuyaient mortellement. Le monde officiel le sollicitait aussi et l’intéressa quelque temps. Il reçut, un jour d’été, une invitation de l’empereur et de l’impératrice, à venir passer une semaine au palais de Compiègne.

Cela nous causa un certain émoi. Il existait, sans aucun doute, un cérémonial, une tenue de rigueur. Mon père s’informa : l’après-midi, redingote noire, pantalon et gilet de fantaisie ; le soir, culotte courte et bas de soie, gilet, habit, épée et bicorne. Il n’y avait que le temps bien juste de se munir : le tailleur ne put promettre la culotte que pour le jour même du départ. Ce jour venu, on n’attendait plus qu’elle pour fermer la malle, mais la culotte n’arrivait pas. Rodolfo, qui était là, prit la voiture devant la porte, pour aller jusqu’à un fiacre, et courir à toute bride chez le tailleur.

Nous essayions de patienter.

— Toujours quelque anicroche à ma toilette me taquine, quand j’ai affaire à des souverains ! disait Théophile Gautier. En Espagne, le jour où l’on me présenta à la reine, j’avais un gilet de nankin, fraîchement empesé et rétréci au blanchissage, si bien qu’il fut impossible d’attacher la boucle. Au mouvement que je fis pour saluer, je sentis un claquement dans le dos : la toile, brûlée par l’empois, cédait !… À mesure que je m’inclinais, la déchirure augmentait, avec un bruit qui me paraissait formidable, tandis que le devant du gilet bouffait, d’une façon grotesque. J’aurais voulu être à six pieds sous terre… et je fus parfaitement stupide.

Rodolfo revint.

— Eh bien ! dit-il, le paquet est arrivé ?

— Pas du tout !

— Comment ? Il y a plus de deux heures que celui qui le porte est parti, et il avait l’ordre de prendre une voiture !

— Il a peut-être perdu l’adresse et est retourné là-bas pour la redemander.

On attendit jusqu’à la dernière minute, mais mon père, très anxieux, dut se mettre en route sans emporter la culotte courte. Il était entendu que Rodolfo la porterait à Compiègne, aussitôt que possible, le jour même, probablement.

Mais la journée se passa en attentes et en courses vaines : l’émissaire ne reparut pas chez le tailleur, qui ignorait son adresse. On ne le revit au magasin que le lendemain assez tard, et comment il fut reçu, on le devine. Où avait-il déposé le paquet ? Qu’en avait-il fait, puisqu’il ne l’avait pas remis et qu’il ne le rapportait pas ?… Après quelques hésitations, le misérable se confessa. Pour bénéficier de la différence de prix, au lieu de prendre un fiacre, comme on le lui avait ordonné, il avait pris l’omnibus et était même monté sur l’impériale. Il tenait le paquet bien soigneusement sur ses genoux ; mais, vers la moitié de l’avenue, un voyageur pressé avait, en passant, si brutalement accroché le paquet qu’il fut projeté, du haut de l’omnibus, en pleine boue. N’osant pas livrer le vêtement dans l’état où il le ramassa, l’employé revint à Paris et courut chez un teinturier, pour le faire nettoyer. Celui-ci ne voulut pas interrompre ses occupations pour s’occuper, tout de suite, de ce travail nouveau, qui demandait du temps et des soins, et il avait gardé la culotte.

Avec quel plaisir, on eût roué de coups ce malheureux ! Mais cela n’eût rien réparé. En l’accablant d’injures, on le suivit chez le dégraisseur inconnu, et Rodolfo ne put partir que le soir pour Compiègne, sans espoir d’arriver avant l’heure du dîner impérial. Ce ne fut que le troisième jour après son arrivée que Théophile Gautier put se présenter devant ses hôtes. Il avait été obligé de se dire souffrant et de rester confiné dans sa chambre où il se morfondait. L’empereur ne manqua jamais, quand mon père venait le saluer, de lui demander s’il était bien remis de cette indisposition.

Ce séjour à Compiègne plut à mon père : le château luxueux, les beaux horizons, la vie raffinée et sans heurts, si bien abritée des ennuis et qui roulait comme sur un tapis de velours, lui semblait l’existence normale, qui seule pouvait permettre à la flamme de l’esprit de donner l’éclat complet de sa lumière, tandis qu’elle vacille sans cesse, aux cahots de la route et à tous les vents des soucis.

Il nous raconta l’ordre des journées, qui laissait aux invités beaucoup d’heures de liberté : la matinée était à eux ; les souverains paraissaient au déjeuner, puis ils se retiraient et chacun faisait ce qu’il voulait. Le plus souvent, par groupes sympathiques, on s’en allait en excursion dans les environs : des voitures étaient toujours prêtes et à la disposition des invités. Au dîner, il fallait être en tenue ; la soirée se prolongeait et s’achevait en bal. Ce qui, par exemple, n’était pas très babylonien ni sardanapalesque, disait mon père, c’est qu’on dansait aux sons d’un orgue de Barbarie ; même il n’y avait pas une personne spéciale pour tourner la manivelle : — on ne voulait pas d’un intrus dans l’intimité ; — les hôtes de bonne volonté faisaient la manœuvre.

— J’ai dû, moi aussi, moudre des valses, des quadrilles et des polkas, tandis que se trémoussait la noble assistance.