Le Secrétaire intime/Chapitre 19

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Le Secrétaire intime
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XIX.

Saint-Julien se glissa par des passages dérobés jusqu’au cabinet de toilette de la princesse. Il l’ouvrit sans bruit, traversa dans l’obscurité la chambre à coucher, et s’approcha avec précaution de son cabinet de travail, d’où il voyait s’échapper par la porte entr’ouverte un pâle rayon de lumière. En appliquant son visage à cette fente, il put voir et entendre ce qui se passait dans le cabinet.

Quintilia était couchée dans un hamac de soie des Indes. Elle était vêtue d’une robe ample et légère, et ses cheveux dénoués tombaient sur ses épaules nues. La Ginetta, assise sur un pliant, balançait mollement le hamac, dont elle tenait les tresses d’argent dans sa main. Une lampe d’albâtre suspendue au plafond répandait une lueur voluptueuse, et des parfums exquis s’exhalaient d’un réchaud de vermeil allumé au milieu de la chambre.

« Je suis horriblement lasse, dit la princesse ; parle-moi, Ginetta, empêche-moi de m’endormir.

— Vous menez une vie trop rude, répondit la soubrette. Tout le jour aux affaires et toute la nuit aux amours. À peine dormez-vous quatre heures le matin. Certes, ce n’est pas assez.

— Tu parles pour toi, ma pauvre enfant, et tu as raison. Je te fais courir toute la nuit, et tu dois souvent me maudire. Mais ne peux-tu dormir le jour, toi qui n’as rien à gouverner ?

— Ah ! Madame, qui est-ce qui n’a pas ses soucis ?

— Est-ce que tu as des soucis, toi ? Voilà déjà que tu es consolée de la perte de Galeotto.

— Comment ne le serais-je pas ? un monstre qui nous calomnie toutes deux !

— Ginetta, Ginetta ! vous êtes une volage, et vous avez raison si cela vous sauve des chagrins. Je ne me mêle pas de vos sentiments ; je ne sais si vous êtes blâmable, mais je ne veux voir en vous que ce qu’il y a de bon : votre discrétion à toute épreuve, votre dévouement.

— Et ma reconnaissance, dit la Ginetta ; car je vous en dois une bien grande.

— Et pourquoi, mon enfant ?

— Parce que vous avez été bonne envers moi, et c’est tout ce que je sais de vous. Je ne m’occupe pas du reste ; et quand je ne comprends pas, je ne cherche pas à comprendre. Ah ! Madame, voilà que vous vous endormez !

— Vraiment, je ne puis m’en empêcher. Écoute, Ginetta, quelle est l’heure qui sonne ?

— Minuit.

— Eh bien ! puisque nous ne partons qu’à une heure, j’aime mieux dormir ce peu de temps et me réveiller après, quoi qu’il m’en coûte, que de lutter ainsi contre la fatigue. Laisse-moi donc m’assoupir, et réveille-moi quand il le faudra.

— En ce cas je vais m’occuper dans ma chambre ; car si je reste ici dans ce demi-jour, je vais m’endormir aussi.

— Va, mon enfant, et sois toujours bonne et fidèle. »

Saint-Julien entendit Ginetta sortir par la porte opposée et la refermer sur elle. Il attendit trois minutes, et quand il se fut assuré que la princesse commençait à s’endormir, il entra sur la pointe du pied et s’approcha d’elle.

Maintenant qu’il ne l’aimait plus et qu’il la regardait comme une courtisane, il était plus effrayé qu’enivré des voluptés qui semblaient nager autour d’elle ; et en même temps qu’un trouble pénible oppressait sa poitrine, un sentiment de curiosité avide l’excitait à l’insolence. Il pouvait compter les pulsations de son cœur et respirer son haleine embrasée. En se laissant aller à ses impressions naturelles, il sentait un mélange de désir et de crainte ; mais lorsqu’il se rappelait l’amour insensé qu’il avait eu pour cette femme, il ne sentait plus que le besoin de la vengeance. Cependant, tout en contemplant cette figure noble, embellie par le calme du sommeil, il se prit malgré lui à douter de l’infamie dont il la croyait marquée au front. Ce front était si pur, si uni sous ses longs cheveux noirs ; cette attitude accablée marquait tant d’oubli du moment présent, tant d’insouciance de ce qui se passait dans l’âme de Julien, qu’il fut comme frappé d’un respect involontaire. Il la regardait attentivement, cherchant à surprendre, dans le secret de ses rêves, dans l’agitation de son sein, la révélation immédiate d’un caractère avili et d’une habitude de dépravation. Une syllabe furtive échappée de ses lèvres, un soupir lascif, eussent suffi pour lui donner l’insolence qui lui manquait ; mais un sommeil tranquille ressemble tellement à l’innocence, que Saint-Julien fut un instant sur le point de se retirer sans bruit et de renoncer à son entreprise.

Cependant le souvenir de Galeotto, qui l’attendait et qui se moquerait de lui, le fit rougir de sa timidité ; et songeant que les moments étaient précieux, il résolut de déposer un baiser sur les lèvres de Quintilia ; mais en vain il se pencha vers elle, il ne put s’y décider, et il se contenta de baiser sa main.

« Qu’est-ce donc ? lui dit-elle en s’éveillant sans trop de surprise et sans la moindre frayeur.

— C’est celui qui vous aime et qui se meurt pour vous, lui répondit-il.

— Julien ! dit-elle en se soulevant sur un bras, comment cela se fait-il ? quelle heure est-il ? où sommes-nous ? qui a pris ma main ? que veux-tu et que dis-tu ?

— Je dis qu’il faut que vous ayez pitié de moi ou que je meure, » dit Julien en se jetant à ses pieds et en essayant de reprendre sa main ; mais elle la lui tendit d’elle-même, et lui dit avec douceur :

« Eh ! mon Dieu ! que t’est-il arrivé, mon pauvre enfant ? D’où vient que tu es entré ici ? Quel malheur te menace ? Que puis-je faire pour toi ?

— Ne le savez-vous pas ?

— Non, je ne sais rien ; je dormais. Que se passe-t-il ? que t’a-t-on fait ?

— Ah ! s’écria Julien, dominé par l’indignation, vous êtes fort habile, en vérité ; vous feignez de ne pas savoir les choses les plus simples, et pourtant…

— Et pourtant quoi ? » dit Quintilia stupéfaite en se mettant sur son séant.

Alors, s’apercevant qu’elle avait les épaules nues, elle n’en témoigna pas un grand trouble et lui dit : « Mon cher enfant, je te prie de me donner un châle, et puis tu m’expliqueras ce qui t’afflige et te trouble si fort. »

Saint-Julien pensa qu’elle ne lui demandait son châle que pour qu’il songeât à admirer ses épaules. Il l’entoura de ses bras en s’écriant : « Restez ainsi, restez ainsi, écoutez-moi !

— Julien ! vous êtes égaré, lui dit-elle en le repoussant avec douceur ; il est impossible que vous n’ayez pas quelque chose d’extraordinaire : dites-moi donc vite ce que c’est ; car vous m’effrayez, et je ne vous reconnais plus.

— Bon ! pensa Julien, elle fait semblant d’oublier son châle ; elle fait semblant de ne pas me comprendre pour que je m’enhardisse davantage. Elle veut avoir l’air de se laisser surprendre ; le moment est venu, et elle m’aide merveilleusement.

— Ô Quintilia ! s’écria-t-il, ne sais-tu pas que je t’adore et que je perds la raison en voulant essayer de me vaincre ? Ne sais-tu pas que cela est au-dessus des forces humaines, et qu’il faut te fléchir ou mourir ? »

En même temps qu’il la serrait dans ses bras, il sentit s’allumer en lui les feux du désir ; et, oubliant sa haine et son ressentiment, il n’eut plus besoin de feindre. Il la conjura avec ardeur ; il déroba sur ses bras nus des baisers brûlants ; et comme elle le repoussait sans colère et cherchait à le ramener à la raison par des paroles affectueuses et compatissantes, il crut qu’il pouvait s’enhardir, et il employa la force pour baiser ses cheveux flottants sur son cou. Mais il n’avait pas prévu ce qui arriva.

La princesse se leva tout à coup, et, l’éloignant d’un bras vigoureux, lui dit d’un ton où l’étonnement dominait encore la colère : « Est-ce que votre respect et votre amitié étaient un jeu ? aviez-vous donc résolu d’agir ainsi ?

— J’ai résolu de vous vaincre, dussé-je expier mon crime par mille morts, » répondit Julien avec exaspération ; et se flattant de bien suivre le conseil de Galeotto en redoublant de hardiesse, il l’entoura de nouveau de ses bras. »

Mais la Quintilia était aussi grande et aussi forte que lui : c’était une femme d’une vigueur peu commune et d’un caractère ferme et violent quand on la poussait à bout. Elle le saisit à la gorge et la lui serra d’une main si virile, qu’il tomba pâle et suffoqué à ses pieds. Alors elle s’élança sur lui, lui mit un genou sur la poitrine, et avant qu’il eût eu le temps de se reconnaître, elle fit briller au-dessus de son visage la lame du poignard qui ne la quittait jamais. Saint-Julien pensa à Max et fit un effort pour se dégager. Elle lui posa la pointe du poignard sur les artères du cou en lui disant : « Si tu fais un mouvement, tu es mort. » Et de l’autre main elle agita précipitamment la sonnette dont la torsade dorée pendait du milieu du plafond jusque sur le hamac. Saint-Julien essaya encore de se dégager ; il sentit l’acier entrer légèrement dans sa chair, et quelques gouttes chaudes de son sang humecter sa poitrine. « Chien que vous êtes ! lui dit Quintilia avec l’accent de la colère et du mépris, prenez soin de votre vie ; épargnez-moi le dégoût de vous tuer moi-même. »

Des pas précipités se firent entendre. La sonnette que la princesse avait ébranlée appelait ordinairement dans la chambre de Ginetta ; mais, quand elle était secouée avec force, elle donnait l’alarme aux valets couchés dans une autre pièce. En entendant venir ces témoins de sa honteuse défaite, et peut-être ces vengeurs de la princesse outragée, Saint-Julien fit un dernier effort et se dégagea ; il en fut quitte pour une coupure peu profonde ; et, gagnant la porte par laquelle il était entré, il s’enfuit à toutes jambes.