Le Secrétaire intime/Chapitre 20

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Le Secrétaire intime
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XX.

Mais ce qu’il ne savait pas, c’est que la princesse, informée par un de ses gens de la présence de Galeotto dans le palais, en avait fait fermer toutes les portes et garder toutes les issues. Elle n’avait pas voulu faire procéder à une recherche qui eût jeté l’alarme ; mais elle avait recommandé qu’on s’emparât du rebelle à la moindre tentative qu’il ferait pour sortir de sa retraite.

Saint-Julien, voyant donc à toutes les portes des hallebardes croisées et des figures menaçantes, prit le parti d’aller se renfermer dans sa chambre et d’y attendre son sort. En le voyant entrer pâle, effaré et la poitrine tachée de sang, Galeotto, épouvanté, s’écria comme en délire : « Monaldeschi ! Monaldeschi ! »

Il s’attendait à le voir tomber mort au bout d’un instant ; mais Saint-Julien, ayant essuyé sa poitrine et repris ses forces, lui raconta d’une voix entrecoupée ce qui venait de se passer. Cette fois Galeotto ne trouva pas à rire. Toutes ces précautions pour garder les portes et cette fureur de Quintilia contre Julien ne lui faisaient rien présager de bon pour lui-même.

« Mon avis, lui dit-il, est que nous mettions tout en œuvre pour nous sauver d’ici. Sautons par la fenêtre ; mieux vaut nous casser les deux jambes que d’être inhumés dans des cercueils d’or comme Max. »

Saint-Julien ouvrit la fenêtre et vit quatre hommes armés de fusils au bas du mur.

« Il n’y faut pas songer, dit-il ; toute fuite, toute résistance est inutile. Attendons, peut-être que cet orage se calmera. Je n’entends plus aucun bruit.

— Quintilia se met rarement en fureur, dit le page ; mais l’Italienne est vindicative plus que vous ne pensez. Que le diable vous emporte ! Vous me mettez dans une belle position ! Voici que je vais passer pour votre complice, et que l’on m’égorgera incognito avec vous dans quelque cave du palais. Tout cela est votre faute. Vous avez voulu faire le vainqueur, et vous vous serez comporté comme un sot.

— Vous êtes un sot vous-même, répondit Julien. Pourquoi êtes-vous venu vous cacher dans ma chambre ? Ce n’est pas moi qui vous y ai engagé. »

Leur querelle fût devenue plus vive si un bruit de pas ne se fût fait entendre. Les deux pauvres jeunes gens se regardèrent avec consternation. Galeotto, pâle et à demi évanoui, se laissa tomber sur le lit. Saint-Julien, plus courageux, attendit les assassins de pied ferme. Ils entrèrent et prièrent poliment les deux victimes de se laisser bander les yeux et attacher les mains. Saint-Julien voulut se révolter contre ce traitement humiliant ; mais le chef des hommes armés qui remplissaient la chambre lui dit avec douceur :

« Monsieur, si vous faites la moindre résistance, j’emploierai la force, ce qui vous rendra le traitement plus désagréable encore. »

Il n’y avait rien à répondre à cet argument ; Saint-Julien se soumit. Quant à Galeotto, le pauvre enfant était tellement glacé de peur, qu’il fallut presque l’emporter.

Lorsqu’on délia leurs mains et qu’on ôta leurs bandeaux, ils se virent dans un cachot étroit, et on les laissa dans les ténèbres.

« Malédiction ! dit le page, voici notre dernier jour !

— Plaise au ciel que vous disiez vrai, répondit Julien, et qu’on ne nous laisse pas mourir lentement de langueur et de froid ! »

Ils s’assirent tous deux sur la paille, et, trop consternés pour se communiquer leur terreur, ils restèrent dans un morne silence. La jeunesse du page vint pourtant à son secours. Au bout de deux heures, Saint-Julien l’entendit ronfler ; pour lui, ses agitations cruelles ne lui permirent pas de goûter le moindre repos.

Lorsque Galeotto s’éveilla et qu’il vit, au faible jour qui éclairait le cachot, Saint-Julien triste, mais en apparence, calme, à ses côtés, il retrouva sa fierté, et, craignant de s’être montré pusillanime, il affecta une insouciance qu’il était loin d’avoir. Son esprit facétieux vint à son secours, et il exhorta son compagnon à braver gaiement l’adversité. Saint-Julien sourit en songeant à la grande vaillance de Panurge après la tempête. Néanmoins, comme le danger pouvait bien n’être pas passé, et que, dans tous les cas, il avait entraîné le pauvre page dans une aventure peu agréable, Saint-Julien eut assez d’égards pour lui et feignit de croire à son courage. Ils passèrent une assez maussade journée et prirent le plus maigre des repas. La résolution de Galeotto faillit s’évanouir en cette circonstance ; mais le sang-froid de Julien le piqua d’honneur ; et, chacun jouant de son mieux un rôle héroïque vis-à-vis de l’autre, ils arrivèrent bravement jusqu’à la nuit. Alors Julien, accablé de fatigue, s’étendit sur la paille et s’endormit. Mais, au bout de quelques heures, ils furent éveillés par le bruit des verrous et des clefs tournant dans la serrure ; la lueur sinistre d’une torche pénétra dans le cachot, et lui montra la sombre figure du geôlier conduisant quatre hommes masqués. À cette vue, Galeotto jeta un cri d’épouvante, et Julien jugea que sa dernière heure était sonnée. Alors s’armant de toute la fermeté d’âme dont il était capable, il s’avança gravement au-devant de ses bourreaux et leur dit :

« Je sais ce que vous voulez faire de moi. Ne me faites pas languir. »

Mais on ne lui répondit pas un mot, et on lui attacha les mains comme la veille. Au moment où on lui remettait un bandeau sur les yeux, il demanda si on allait le séparer de son compagnon d’infortune.

« Vous pouvez lui faire vos adieux, répondit une voix creuse et lugubre qui partait de dessous un des masques. »

Les deux jeunes gens s’embrassèrent. On emmena Julien en silence, et Galeotto navré resta seul dans la prison.

Saint-Julien, après avoir marché longtemps, s’aperçut qu’on lui faisait descendre un escalier, et tout à coup il se trouva les mains libres. Son premier mouvement fut d’arracher son bandeau ; il se vit seul dans un caveau de marbre magnifiquement sculpté selon le goût sarrasin. Quatre lampes de bronze fumaient aux angles d’un tombeau de marbre noir sur lequel une figure d’albâtre était couchée dans l’attitude du sommeil. Saint-Julien resta frappé de terreur en reconnaissant le caveau et le monument dont Galeotto lui avait parlé, et lisant sur la face principale du cénotaphe les trois lettres d’argent qui formaient le nom de Max.

« Dieu juste ! s’écria-t-il en s’agenouillant sur le tapis de velours noir qui revêtait les marches du mausolée, si vous laissez consommer de tels actes d’iniquité, donnez-nous au moins la force de franchir ce rude passage. À genoux sur le seuil d’une autre vie, je vous demande pardon des fautes que j’ai commises en celle-ci… »

En parlant ainsi, il se pencha, et ses yeux s’étant attachés sur la figure d’albâtre, il fut frappé de la ressemblance qu’elle présentait. C’était la tête et le corps d’un jeune homme de quinze ans enveloppé dans une légère draperie semblable à un linceul. Mais dans le calme de cette charmante figure et dans tous les linéaments du visage Julien trouva une similitude extraordinaire avec les traits de Spark, quoique ceux-ci fussent virils et plus développés.

Un léger bruit le tira de sa rêverie. Il se retourna et vit une grande figure vêtue de noir et armée d’un instrument singulier ressemblant à une large et brillante épée ; Julien fut frappé de terreur.

« Exécuteur de meurtres infâmes, s’écria-t-il, toi qui as versé sans doute le sang de celui qui repose ici, spectre de la vengeance ! puisque je dois être ta victime…

— Mon cher monsieur de Saint-Julien, répondit le sombre personnage avec civilité, vous vous trompez absolument. Je ne suis ni un exécuteur de meurtres infâmes ni le spectre de la vengeance. Je suis un professeur d’histoire naturelle fort paisible et incapable d’aucun mauvais dessein.

En parlant ainsi, maître Cantharide, car c’était lui dans son docte habit de drap noir et dans ses véritables culottes de satin, souleva sa grande épée et la dirigea vers Julien.

« Je serais bien sot, pensa rapidement le jeune homme, de me laisser égorger par ce facétieux bourreau lorsque je suis seul avec lui et que je puis lui sauter à la gorge. »

Il allait le faire en effet lorsque maître Cantharide, toujours plein de courtoisie, le pria de prendre une des extrémités de l’instrument et de l’aider à soulever le couvercle du sépulcre.

Cette nouvelle facétie parut si horrible à Saint-Julien, qu’il recula en pâlissant, et regarda autour de lui, s’attendant à voir paraître ses meurtriers au premier signe de résistance.

« Ne soyez pas effrayé, lui dit le professeur, vous ne courez aucun danger, à moins que vous ne cherchiez à vous enfuir ou à me maltraiter, et je vous crois trop bien élevé pour cela. Veuillez m’aider, vous dis-je ; c’est la volonté de Son Altesse, notre très-gracieuse souveraine, Quintilia première, et je suppose que vous n’êtes pas accessible à des frayeurs d’enfant. »

Saint-Julien, toujours plein de méfiance, mais résolu à montrer du cœur, aida maître Cantharide à soulever le couvercle du sarcophage. Le professeur enleva un grand crêpe noir, et pria Saint-Julien de prendre la boîte d’or en forme de cœur qui était dessous. Saint-Julien frissonna ; mais pensant qu’on voulait peut-être l’effrayer seulement par le spectacle du châtiment d’un autre, il prit la boîte et la présenta d’une main tremblante au professeur, qui l’ouvrit en pressant un ressort, et la lui rendit en disant : « Regardez ce qu’il y a dedans. »

Un nuage passa sur les yeux du jeune homme, et pendant quelques secondes il lui sembla voir un objet hideux, sans forme et sans nom, au fond du terrible coffret. Enfin sa vue s’éclaircit, son cœur reprit le mouvement, et il ne vit dans le velours blanc dont la boîte était doublée qu’un paquet de lettres attachées par un ruban noir.

— Lisez ces papiers, Monsieur, dit le professeur, c’est la volonté de Son Altesse. Je vais rester auprès de vous pour suppléer par mes explications aux lacunes qui vous en rendraient le sens difficile. »

Saint-Julien, ne pouvant plus se soutenir, s’assit sur les marches du tombeau. Le professeur posa une des lampes à côté de lui et déplia le premier papier.

C’était un acte de mariage contracté légalement et religieusement, mais secrètement, entre la princesse Quintilia et le chevalier Max. Ce contrat avait plus de dix ans de date.

Le second papier était un billet ainsi conçu :

« J’ai eu le malheur de vous déplaire, et je l’ai mérité. L’orgueil a enflé mon cœur un instant, et vous m’avez rigoureusement puni. Cependant vous avez été trop sévère. C’était un doux et noble orgueil que le mien ; la joie d’être aimé de vous, l’espoir de posséder bientôt la plus noble femme de l’univers, ont pu m’enivrer, et, dans un moment d’exaltation, me faire oublier la prudence. Vous m’avez pris pour un lâche courtisan, avide de monter sur un trône et de couvrir d’un titre de duc son titre de bâtard. Oh ! vous vous êtes trompée, Quintilia, j’en prends le ciel à témoin. Vous avez été cruelle, et pourtant je ne vous maudis pas ; je vais mourir loin de vous. Puissent ma conduite et ma fin vous prouver que je n’aimais en vous que vous-même. Puissiez-vous me plaindre, me pardonner, pleurer un peu sur moi, et trouver dans un autre cœur l’amour qui était dans le mien, et que vous avez méconnu !

Max. »

« Ne connaissez-vous pas l’écriture de ce billet, monsieur le comte ? dit le professeur lorsque Saint-Julien eut fini.

— Je la connais en effet, répondit Julien. Si ce n’est point un rêve, c’est celle d’un homme qui habite la ville depuis peu, et qui s’appelle Spark.

— Je crois qu’il vous sera facile de vous en assurer en lisant les lettres suivantes. Mais auparavant, il faut que je vous prie de remarquer la date de celle-ci. Elle correspond, vous le voyez, au lendemain du prétendu meurtre du chevalier Max, il y aura quinze ans dans deux mois. Vous savez, m’a-t-on dit, les motifs de l’altercation qui eut lieu dans la nuit entre la princesse et son jeune fiancé, après un souper où celui-ci s’était comporté assez légèrement. Max et Quintilia étaient alors deux enfants. La princesse avait seize ans, son amant en avait quinze. Leur querelle eut toute l’importance qu’à cet âge on donne aux petites choses. Son Altesse déclara au triste Max qu’elle ne serait jamais à lui, et, dans un mouvement de colère, lui ordonna de ne jamais reparaître devant elle. Il ne suivit que trop cet ordre précipité. Amoureux et fier, le noble jeune homme fut révolté d’avoir été soupçonné d’une basse ambition ; il partit mystérieusement dans la nuit, et alla vivre à Paris sous le nom de Rosenhaïm. Là, renonçant à toute pensée de fortune, à tout espoir d’avenir, à toute vanité humaine, il s’ensevelit, pour ainsi dire, et ne donna, pendant cinq ans, aucun signe de son existence à qui que ce soit. La princesse, après avoir pleuré son absence, reprit courage et gaieté ; car elle se flatta qu’il reviendrait. Résolue à lui pardonner, elle attendit qu’il fît les premières tentatives pour obtenir sa grâce. Au bout de quelque temps, n’entendant point parler de lui, elle crut qu’il s’était déjà consolé, et, quoique dévorée de chagrin, elle affecta de ne plus penser à lui, et souffrit les assiduités de ses nouveaux adorateurs ; mais, fidèle en dépit d’elle-même à l’unique amour de sa vie, elle ne put se résoudre à faire un nouveau choix. On a beaucoup douté de la conduite de Quintilia, Monsieur ; vous aurez des preuves irrécusables de tout ce que je vous dis…

— Eh quoi ! Monsieur, dit Julien, est-ce donc une justification dont la princesse vous charge ? C’est me faire trop d’honneur et prendre trop de peine. Je suis résigné à tous les châtiments.

— Je ne suis pas chargé de discuter avec vous, répondit le maître. Il faut que vous ayez la bonté de m’écouter, puisque mon devoir est de parler. J’en appelle à votre politesse. »

Ce ton froid et sec blessa profondément Julien. Il se tut, et écouta d’un air morne, qu’il affectait de rendre indifférent.

Le professeur reprit :

« Une année s’était écoulée ainsi ; la princesse, cédant à son inquiétude et à sa douleur, fit faire des recherches dans tous les pays et prendre secrètement des informations dans toutes les cours de l’Europe, sans qu’il fût possible de retrouver les traces de l’infortuné Max. Alors, convaincue qu’il s’était donné la mort et qu’elle avait blessé le cœur le plus noble et le plus sincère, une passion plus vive s’alluma dans le sien ; elle nourrit sa douleur avec toute l’exaltation de son âge, mais en secret et loin de tous les regards. Pour mieux s’y livrer, elle fit creuser ce caveau et sculpter ce tombeau, où elle venait pleurer chaque jour.

« Trois autres années s’écoulèrent, et je vins me fixer à Monteregale. La princesse cherchait dans les sciences une distraction à ses ennuis et un refuge contre les illusions de la vie auxquelles elle avait fait vœu de résister désormais. Elle se plut à mes entretiens et m’appela auprès d’elle jusqu’à ce que je fusse fixé dans son palais. Une affaire d’intérêt l’ayant conduite à Paris, elle me permit de l’y accompagner. Je n’avais jamais vu cette ville célèbre, et je désirais examiner les précieuses collections scientifiques qu’elle possède.

« C’est en explorant les cabinets d’histoire naturelle et les bibliothèques, que je fis par hasard la connaissance du prétendu Rosenhaïm. Je n’avais jamais vu ce jeune homme, et je fus frappé de sa beauté, de sa grâce, de son caractère noble et de ses manières affectueuses. L’amour de la science nous rapprocha bien vite. Je fus ébloui de ses connaissances et charmé de son aptitude. Mais en même temps je m’affligeai de voir toujours ses traits empreints d’une mélancolie profonde ; et lorsque j’interrogeais ses pensées sur d’autres sujets que la science et la philosophie, j’étais effrayé du découragement dont cette âme si jeune et si pure était déjà flétrie. Je cherchai à obtenir sa confiance. Il me répondit qu’un amour malheureux l’avait pour jamais dégoûté de la société, que le seul lien qui l’attachait au monde était rompu, et que, renonçant à toute carrière d’ambition, il s’était fixé à Paris dans la condition la plus obscure, et ne trouvait plus de bonheur que dans la science et les arts, qu’il cultivait avec enthousiasme.

« Ce récit me toucha vivement, et je lui demandai la permission de le voir plus intimement. Il me conduisit dans sa mansarde ; elle était bien pauvre, mais charmante de propreté et toute brillante de fleurs et d’oiseaux. Comme j’examinais avec délices une aéride d’Afrique, il m’arriva de m’écrier : « Que vous êtes heureux de posséder une plante aussi rare ! j’en ai fait souvent la description à Son Altesse Quintilia, et jamais je n’ai pu me procurer… » Mais je m’arrêtai, effrayé de l’impression que ce nom lui avait faite. Il devint pâle comme un camélia, et se laissa tomber sur une chaise. Ensuite il devint rouge comme une pivoine, et me fit les questions les plus empressées et les plus singulières. À toutes mes réponses, il tombait dans une sorte de délire, et, quand il apprit que Son Altesse était à Paris, il s’élança vers la porte comme un fou ; puis il s’arrêta, et tomba évanoui sur le seuil.

« Je m’empressai de le secourir, mais en revenant à lui il s’entoura de réserve et de défaites. Je ne pus jamais en tirer que des explications vagues et sans vraisemblance ; il me conjura surtout de ne pas parler de lui à la princesse, mais de lui fournir le moyen de la voir sans en être vu. Je lui dis qu’elle devait assister le lendemain à une séance de botanique chez un de mes amis, professeur distingué. Il s’y glissa, mais se tint tellement caché, je ne sais dans quel coin, que je ne pus le joindre et lui parler.

« Je savais très-vaguement l’histoire de Max, et j’ignorais à cette époque la secrète douleur de la princesse. Je ne pensais donc point à l’avertir de la rencontre que j’avais faite, et j’étais loin d’établir dans ma pensée aucun rapprochement entre Max et Rosenhaïm. Cependant je fus tellement frappé du changement qui s’opérait dans les traits et les manières de mon jeune ami au seul nom de Quintilia, que je crus pouvoir me permettre d’en parler à la signora Ginetta. Cette jeune personne, un peu légère, dit-on, pour son compte, mais pleine de franchise et de dévouement pour sa maîtresse, fit de grandes exclamations de joie en m’écoutant, et s’écria : « Oh ! c’est lui, ce doit être lui. Je n’ai jamais cru à sa mort… » Elle voulait courir vers sa maîtresse ; et puis elle s’arrêta en pensant que, si elle se trompait dans ses conjectures, ce serait faire saigner le cœur de la princesse d’une fausse joie et d’une affreuse déception. Elle m’engagea à mettre Quintilia et Rosenhaïm en présence comme par hasard, m’assurant que si c’était Max en effet, la princesse se jetterait dans ses bras. « Cette rencontre a eu lieu déjà plusieurs fois, lui dis-je. Depuis que Rosenhaïm sait que la princesse est ici, il n’y a pas de jour qu’il ne se repaisse du douloureux plaisir de la suivre et de la contempler. Il est vrai qu’il se cache tellement, qu’il a dû être impossible à Son Altesse de le remarquer. En outre, il m’a recommandé le secret en termes si positifs, que je crains de l’offenser en le trahissant.

— C’est pour cela, reprit la Ginetta, que mon moyen est bon et nécessaire. »

« Nous nous concertâmes ensemble, et le lendemain j’engageai Rosenhaïm à venir voir une collection de médailles antiques dont je venais de faire emplette pour le cabinet de la princesse. Je lui jurai (et j’avoue que, pour la seule fois de ma vie, je fis un faux serment ; mais ce fut à bonne intention), que la princesse ne venait jamais chez moi, quoique j’occupasse une maison voisine de la sienne. Rosenhaïm se laissa entraîner, et de son côté la Ginetta eut l’esprit d’amener la princesse dans mon appartement pour voir mes médailles. J’ai trop peu d’éloquence pour vous faire la description de la scène dont je fus témoin. D’ailleurs, elle se termina d’une manière qui faillit me rendre fou ; les deux amants furent près de mourir, et la princesse surtout, que la surprise avait suffoquée, retrouva avec peine l’usage de ses sens.

« Cette touchante réconciliation fut suivie promptement d’un mariage dont vous venez de lire l’acte authentique.

« La princesse voulait se déclarer et ramener son époux avec éclat à Monteregale ; mais rien au monde ne put déterminer Max à partager son rang. Et vous pouvez lire à ce sujet la seconde lettre que vous avez là sous la main. »

Saint-Julien, entraîné par l’intérêt romanesque de ce récit, lut ce qui suit.