Le Secret de la reine Christine/15

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Agence Gutenberg (p. 111-120).

XV


Christine et Ebba, tendrement enlacées dans le petit salon assombri du château d’Upsal, venaient d’évoquer ces jours heureux de leur première jeunesse, là-bas au bord du lac Moelar.

— Vous souvenez-vous du retour à Stockholm ? fit Ebba. Si différent de notre départ d’écoliers en vacances ! Erick Oxenstiern plus jaune et plus gourmé que jamais, semblait avoir avalé du vinaigre.

— Et Charles-Gustave ! Ses sourcils pleureurs, ses bajoues fripées, sa grosse lippe rouge qui tremblait !

— Quant à Jacob et moi, nous filions très doux. Assurés de notre mutuel amour, nous pensions au mariage. J’avais osé vous en toucher un mot. Quelle explosion ! « Je refuse mon consentement ! vous étiez-vous écriée. Que ton Jacob s’en aille au diable ! »

— Tu avais mal choisi ton moment, Ebba. Je venais de m’apercevoir que j’aimais Magnus.

— Nous nous en étions tous aperçu avant vous, Christine, même avant la scène de l’ours. Magnus lui-même n’en doutait pas. Quelle allégresse triomphante sous son humilité de commande ! Chacun de nous se demandait : « Pourra-t-elle, voudra-t-elle l’épouser ? Préférera-t-elle en faire son favori ? »

— Je puis bien te l’avouer aujourd’hui, Ebba : c’est le même problème que je me posais du matin au soir et surtout du soir au matin. Oh ! ces longues nuits d’insomnie ! Lui présent, il reprenait tout son empire sur mes sens. Son regard suppliant et luisant me fascinait. Je craignais et désirais à la fois de toucher sa main. Me frôlait-il, j’étais prête à tomber en pâmoison. Mais était-il absent, je l’imaginais aux pieds de quelque pimbêche de la Cour ou dans les bras d’une maritorne pareille à celle de Charles-Gustave. Je ne vivais ni ne respirais plus. Pourtant, à la pensée d’une union soit par le mariage, soit en dehors, tout mon orgueil se hérissait et j’étais percée de mille flèches. De là mes caprices, mes colères, mes rires, mes larmes.

— Oh ! j’avais tout deviné. Et je m’affligeais à la fois de votre trouble et de vous voir pour la première fois me cacher vos pensées.

— L’aveu en était trop dur à ma fierté. J’en vins à cette conclusion que cela ne pouvait plus durer. Puisque je ne pouvais lui résister, il fallait qu’il s’éloignât. Le souci de mon honneur, de ma liberté l’exigeait. Dès notre retour, j’avais accumulé sur sa tête charges et honneurs : colonel de la garde, grand chambellan, membre du Conseil. S’il partait, son exil ne pouvait donc être une disgrâce. Je décidai de l’envoyer comme ambassadeur extraordinaire en France. Il y passerait un an ou deux. Après quoi, l’on verrait bien.

— Pour un garçon de vingt-quatre ans, quel beau rêve que cette mission !

— Je le mandai donc auprès de moi. C’était la première fois depuis notre séjour à Gripsholm que je le revoyais en tête-à-tête. Je le vis paraître les traits illuminés de joie, plus séduisant que jamais. M’en tirerais-je à mon honneur ? Je lui dis tout à trac :

— Vous allez partir, Comte. Quitter la Suède.

Sa joie se détacha comme un masque.

— Comment, Madame ? Est-ce là le pardon que m’avait promis Votre Majesté ?

Et il fit mine de se jeter à mes pieds. Mais je connaissais trop ma faiblesse. S’il baisait ma main, touchait mon bras, j’étais perdue.

— Relevez-vous, Monsieur ! fis-je avec sévérité. Et ne protestez pas. Tout est arrêté, fixé. Donc, vous partez pour Paris où vous demeurerez le temps qui conviendra. Vous demanderez au Chancelier des instructions sur la portée diplomatique de votre mission. Mais je vous demande surtout de me bien poser vis-à-vis des Français, de me rendre aimable à leurs yeux. Je vous ouvre la société la plus policée d’Europe et je sais que vous m’y ferez honneur. Votre esprit, votre éloquence, vos avantages physiques qui ne sont pas toujours appréciés ici vous vaudront là-bas des succès dont l’éclat rejaillira jusqu’ici… Quant à moi, croyez-le, je ne vous oublierai pas… C’est tout ce que je puis vous promettre.

— Ah ! je comprends ! s’écria-t-il avec un désespoir qui ne semblait pas feint. Ce mariage avec Charles-Gustave…

Je l’interrompis :

— Le prince partira en même temps que vous. Mais pour l’Allemagne où il exercera les fonctions de généralissime. Et il y demeurera plus longtemps que vous à Paris… Maintenant, allez, Monsieur !

Puis le rappelant :

— J’oubliais… Prenez cette lettre, Comte. Elle est pour le prince de Condé. Vous la lui porterez en passant par l’Allemagne. Vous n’ignorez point que ce prince, aussi brave que spirituel, aussi sage qu’impétueux, est mon héros favori et qu’on me l’a proposé comme prétendant. N’a-t-il pas le nez pareil au mien, long et en forme de cimeterre ? Vous lui direz vous-même combien je l’aime et suis passionnée pour sa gloire…

— Pauvre Magnus ! Son nez droit et bien formé devait s’allonger de jalousie !

Ebba fit sonner son rire argentin auquel Christine mêla le sien.

— En effet. Et j’étais, ma foi, assez satisfaite de voir le dépit et le chagrin lutter sur ces beaux traits qui m’avaient ensorcelée.

Christine se leva, se dirigea lentement vers la cheminée, rapprocha les bûches d’où s’échappèrent des étincelles, puis, appuyant le front contre le chambranle de marbre, se tut un instant en contemplant rêveusement les flammes.

— Que les femmes sont faibles, soupira-t-elle, même quand elles sont reines. J’étais restée digne et fière au cours de cette entrevue, mais comme j’ai pleuré la nuit suivante ! Comme j’ai tendu les bras vers lui ! Comment aurais-je supporté son absence ? Son image ne m’eût-elle point poursuivie dans mes études, mes veilles et mes rêves et jusqu’à la table du Conseil ? Le souvenir du seul baiser que ma faiblesse lui avait laissé prendre me brûlait encore les lèvres et le sang. Aurais-je eu le courage de ne point le rappeler ? Et alors que serait-il advenu de ta pauvre Christine ?

— Mais qui put vous sauver, mon amie ? J’étais alors près de vous et vous ne m’en avez pas fait confidence.

— Non, je souffrais trop. Écoute ! Tu es la première et sera la dernière personne à entendre ce secret qui, après tant d’années, me meurtrit encore le cœur… Tu connais ma bonne nourrice Anna de Linden ? Sans malice ni esprit, que de fois j’ai rabroué sa tendresse ! Comme de juste, elle n’avait rien deviné de mon amour. Quand je l’informai du départ de Magnus pour la France :

— Je sais des beaux yeux qui vont pleurer, fit-elle en hochant la tête.

— Lesquels ? demandai-je en rougissant.

— Mais ceux de la jeune cousine de Votre Majesté, Marie-Euphrosyne ! Ne le savez-vous pas ? Magnus et elle se connurent dès l’enfance, dans ce château où votre oncle s’était retiré après la mort de sa femme. En grandissant ils se sont aimés. Et lorsque Magnus quitta la Suède pour l’étranger, il y a deux ans, ils se promirent l’un à l’autre.

Un poignard me traversa le cœur.

— Que dis-tu là, nourrice ?

— La vérité, Madame, et bien que Marie m’ait priée de ne rien vous en dire, j’estime qu’il serait cruel de votre part de séparer trop longtemps ces enfants !

— Tu sais, Ebba, que la feinte m’est assez naturelle, reprit Christine après un silence. Dans mon trouble, je n’eus qu’une idée : m’assurer des sentiments de Magnus. Peut-être cet amour enfantin s’était-il dissipé pendant le voyage ? Peut-être encore Magnus avait-il mesuré la distance entre cette petite brebis bêlante, Marie-Euphrosyne, et un esprit et un cœur tels que les miens ? Cette rivale aux cheveux frisottés, aux petits nœuds bleus, non ! C’était trop absurde ! Il ne pouvait hésiter.

— Mais les hommes, hélas ! sont absurdes et même davantage.

— Je ne laissai donc rien paraître de mes sentiments, mais je ne cessai d’épier ma cousine, de noter ses démarches, ses silences distraits, ses yeux baissés et rougis… Un jour je la suivis dans la galerie du château, celle des fresques mythologiques où je suis représentée en Pallas. J’entendis des soupirs, des murmures, des sanglots. Cachée derrière une draperie, je les vis. Le front de Marie était blotti sur l’épaule de Magnus. Quant à lui, il me faisait face. Il tenait la petite serrée contre sa poitrine, cette large et dure poitrine où je m’étais sentie si heureuse, et, soulevant le menu visage ruisselant, le couvrait de baisers.

Je l’entendis murmurer : « Mais tu sais bien que c’est toi que j’aime, que j’aimerai toujours ! » Ses yeux n’avaient point cette lueur de triomphe, un peu cruelle, dont je gardais l’image. Ni le luisant du désir. Pleins de larmes, ils étaient empreints d’une tendresse si profonde et si douce que je n’en pus supporter plus longtemps la vue. Je m’enfuis…

— Oh ! Christine !

— Oui, pauvre Christine ! Une fois de plus, la malédiction des reines s’abattait sur ma tête. Ce n’était point Christine qu’aimait ce jeune ambitieux mais la souveraine, la dispensatrice des prébendes et des honneurs, et il lui sacrifiait sinon sans peine, du moins sans hésitation, son premier amour. Bien plus profondément que pour Charles-Gustave, mon amour à moi était blessé à mort. Je ne pourrais donc jamais être aimée ? Pendant les nuits d’angoisse où je sanglotais dans mon lit de brocart, roulant ma tête dans les coussins brodés d’or, déjà le désir de l’abdication se glissait dans mon esprit.

— Il y a près de sept ans… Déjà ?

— Oui. En même temps, mon orgueil offensé piétinait les restes d’une passion qui avait failli m’entraîner. Et pendant la journée j’avais le courage de rester calme et digne.

« Magnus arrivé à Paris, mon ami Chanut, l’ambassadeur, qui s’y trouvait en congé, pensant me plaire, me narrait dans ses lettres les succès de mon protégé. Il était de toutes les cérémonies de la Cour, de tous les divertissements. Partout on lui faisait fête. Le Cardinal l’avait reçu en audience particulière, et en grand apparat, avec un luxe extraordinaire de gardes et de pages, ouvrant pour lui les salles d’honneur et les galeries dorées. Le Cardinal discourut longuement sur moi avec éloge ; il m’appelait, figure-toi, « la reine de Suède, vostra Minerva » ! Il me louait de vouloir la paix et affirmait que « les oliviers pousseraient bientôt en Westphalie ». En effet, peu de temps après, c’était Osnabrück et Munster.

— Je me souviens qu’à cette époque, certains propos de Mme de Motteville, dame d’honneur d’Anne d’Autriche, vous avaient vivement courroucée…

— N’y avait-il pas de quoi ? Parlant de notre damoiseau, la brave dame écrivait : « Il est bien fait, il a la mine haute et ressemble à un favori ». Et encore : « Il parle de sa souveraine en termes passionnés et si respectueux qu’il est facile de le soupçonner de quelque tendresse plus grande que celle qu’il lui doit par la qualité de sujet. » Voilà donc le beau travail de ce fat, de cet écervelé ! Alors que je m’étais torturée, crucifiée pour lui résister, que j’en souffrais encore mort et passion, il se donnait les airs, devant toute la Cour, d’avoir triomphé de moi ! Si bien que, de France, la rumeur en revint jusqu’ici où les grâces insignes que j’avais octroyées à Magnus avaient déjà éveillé les soupçons. Et il se trouve toujours en Suède bien des gens pour assurer qu’il fut mon amant. La colère m’en soulève encore aujourd’hui comme elle me souleva en ces temps lointains !

— Vous écrivîtes aussitôt à Magnus. Et je vous revois, pâle, les yeux flamboyants scellant la lettre de votre grand cachet et murmurant : « È finita la comedia ! » Et encore : « Je fais d’une pierre deux coups ! » J’étais inquiète mais n’osai rien vous demander. Là-dessus, vous vous retirâtes dans votre chambre et de vingt-quatre heures personne ne vous aperçut.

— Je venais de lacérer, de piétiner les derniers restes de ma passion… Ce que j’écrivais à Magnus ? Je lui annonçais officiellement que je l’avais promis en mariage à ma cousine Marie-Euphrosyne, fille du Comte palatin Jean-Casimir. La date des noces était fixée à deux mois de là, dès son retour de France… Je l’imaginais ouvrant la lettre d’un doigt fiévreux, s’attendant à un rappel de ma part, espérant de la tendresse, de la mélancolie. Et je le voyais, blême d’ambition déçue, sacrant, pestant : « Ah ! les femmes !… ». Vengeance, diras-tu ? Soit, mais noble vengeance. Je faisais de lui mon cousin en l’admettant dans une des plus grandes familles de Suède, et en même temps, je servais l’amour de Marie qu’il était prêt à sacrifier. Du même coup, j’élevais une barrière entre lui et un penchant qui m’humiliait et j’assurais le bonheur — du moins je l’espérais — d’une enfant que, devant le lit de mort de sa mère, j’avais promis de protéger.

— Quel grand cœur est le vôtre, Christine !

— Pas si grand que tu pourrais le croire, Ebba, car, au fond de moi-même, je conservais je ne sais quel inavouable espoir. Cependant la même Mme de Motteville, que je n’avais jamais vue, jugeait l’état de mon âme avec une singulière divination : « Quelques-uns ont voulu dire, écrit-elle encore dans une des pages de ces mémoires qui sont venus entre mes mains, que si la Reine avait suivi son inclination elle aurait gardé le Comte de la Gardie pour elle ; mais qu’elle s’était vaincue par la force de sa raison et la grandeur de son âme qui n’avait pu souffrir ce rabaissement. » C’était là exactement ce que j’éprouvais. Elle ajoutait : « D’autres disaient qu’elle était née libertine et qu’étant capable de se mettre au-dessus de la coutume, elle ne l’aimait guère ou ne l’aimait plus, puisqu’elle le cédait à une autre. »

— Étais-je née libertine ? Il se peut. Mais je le serais à coup sûr devenue si j’avais cédé à l’impérieux penchant des sens qui m’entraînait vers Magnus.

« D’autre part, depuis la scène de la galerie dont j’avais été témoin, il est certain que je l’aimais de moins en moins. Les rapports que l’on me faisait de lui, de ses inépuisables ragots, de la frivolité de ses ajustements, de son art des œillades et des pirouettes, de la prodigalité avec laquelle il semait par milliers les thalers prélevés sur le trésor suédois pour les changer en pierreries, en vêtements surdorés, en bottes parfumées, tout cela ne pouvait me porter à l’estimer. Je m’apercevais que je ne trouverais pas en lui pour le royaume ni un soutien ni même un serviteur fidèle. Et j’en arrivai à son sujet à la même conclusion que Mme de Motteville : « Cet homme parut assez digne de sa fortune, mais plus propre à plaire qu’à gouverner. »

— Pourtant à son retour, vous lui fîtes si bon visage que nul ne jugea cette fortune amoindrie. Bien au contraire.

— Ah ! Ah ! Tu t’en souviens ? Mais ne fallait-il pas continuer à feindre des sentiments que je n’éprouvais plus ? Il revenait d’ailleurs, je le confesse, plus charmant et charmeur que jamais : spirituel, fringant, rayonnant de ses succès dans les cercles les plus raffinés de Paris. Il en rapportait la grisante atmosphère, se répandait en bons mots, en galantes épigrammes, en anecdotes grivoises, ayant ajouté à ses dons naturels l’expérience d’un homme de Cour, et de quelle Cour !

« Il subjuguait et fascinait, ne négligeant point par ailleurs de développer quelques aperçus diplomatiques qui, au premier abord, pouvaient paraître profonds. En bon Gascon, il en profita pour se faire nommer sénateur, maréchal de la Cour, grand Trésorier…

— Que d’envieux il se fit alors ! Que d’ennemis dont il ne se soucia point de forcer l’estime par des mérites plus solides ! Si différent sur ce point de son frère, mon cher époux Jacob…

— J’oubliais, en effet, que vous êtes alliés, et de fort près ! Ce qui néanmoins n’a pas nui à ta clairvoyance. La mienne restait entière. Et je n’étais pas sans m’apercevoir qu’apparemment épris de sa fiancée, il espérait toujours me conquérir. Je hâtai donc les préparatifs du mariage qui eut lieu au cours de l’été, après son retour. Je mettais ainsi une barrière de plus entre moi et une passion mal éteinte, toujours prête à se réveiller. Au souci de ma dignité se joignait maintenant le devoir de ne point compromettre le bonheur d’une jeune parente que m’avait confiée sa mère. »

— Aujourd’hui que tout est si loin, puis-je vous avouer que, le jour des noces, vous me parûtes pâle, nerveuse, les traits tirés ?

— Après un dernier combat contre moi-même pendant la nuit, je m’étais éveillée avec la migraine… La légende veut qu’au moment où, avant le service religieux, les deux mariés se sont rencontrés, j’aie dit à ma cousine :

— Le voici, je te le donne puisque je ne peux en jouir…

En réalité, c’est en ces termes que j’ai remis à Magnus Marie-Euphrosyne, toute rose dans ses voiles blancs et d’une fade joliesse de dragée :

— Je vous confie, maréchal, l’être qui m’est le plus cher en témoignage de ma sympathie et de ma faveur. J’entends que vous estimiez ceci comme une grâce particulière que je vous accorde à vous et à votre famille.

— Quelle magnanimité !

— Oui, mais attends : par un caprice que je juge aujourd’hui de fort mauvais goût, le soir, après les fêtes et leur fracas, lorsque le marié vint prendre congé de moi pour rejoindre dans la chambre nuptiale son innocente petite brebis, je lui intimai impérieusement l’ordre de me suivre au Palais, en sa qualité de chambellan, et je le conservai aussi longtemps que la bienséance me le permit. J’en rougis encore !

— Tel est le cœur des femmes, Christine !

— Et maintenant que te dire de Magnus que tu ne saches aussi bien que moi ? Brillant, superficiel, incapable de travail, prodigue des deniers publics, il ne justifia en rien la confiance que j’avais mise en lui. Son principal souci fut d’écarter les prétendants possibles à ma main, espérant toujours garder sur moi un empire qu’il ne savait pas mériter. Les intrigues qu’il multiplia contre Charles-Gustave, en particulier, et qui vinrent à la connaissance de ce dernier, ne lui vaudront certes pas la faveur du nouveau roi.

— Charles-Gustave ne l’aime guère, en effet, et cette aversion date de loin. Ils sont si différents !

— Ce n’est pas tout. Un jour, il y a trois ou quatre ans, je trouve sur ma table, posé là par quelque main charitable, un énorme livre français, le pesant, le ridicule fatras que Scudéry, cet impertinent barbouilleur de lettres a intitulé le Grand Cyrus. Trois mille cinq cents pages de ragots, de soupirs, d’indécentes mirlitonades ! Et je m’y reconnais sous le nom grotesque de Cléobuline. J’en suffoquais de rage, mille dieux !

— Vous, Madame ? On avait osé…

— Oui, j’étais là, couchée tout de mon long. Avec mes charmes, mes laideurs, mes faiblesses, mes aveux, mes secrets les plus intimes. Le drôle ! Eût-il été ici, je l’eusse fait bâtonner, jeter dans un cul de basse-fosse avec les rats, les crapauds, les serpents, toutes les bêtes venimeuses ! Quand j’y pense, mon sang en bout encore, mille diables ! Mais qui avait renseigné ce maraud ? Qui, plus coupable que lui, avait clabaudé, bavé, calomnié ?

— Hélas ! il n’est que trop facile de le deviner…

— Oui, le misérable, par vanité, par fatuité de bellâtre, avait fait son confident de ce grimaud ! Je reconnaissais, à peine travestie, la scène d’aveux qui m’a coûté tant de larmes… L’eussè-je encore aimé, il payait de sa vie cette indiscrétion. Mais je ne l’aimais plus… Je le mandai dans ma chambre ; croyant à un retour de ma faveur, il se jeta à mes pieds, saisit ma main, fit briller ses yeux, ses dents, toutes ses séductions de putain. Je lui arrachai cette main et l’en souffletai. Puis, en quatre phrases, je lui mis le nez dans son ordure.

— Et maintenant, lui dis-je, comme l’État n’a pas plus que moi besoin de vous, que vous n’avez commis qu’erreurs et indélicatesses, retirez-vous dans vos terres. Personne ne vous regrettera et moi moins que personne. Allez, Monsieur !

— Était-il aujourd’hui à la séance de la Diète ?

— Oui, je l’y ai aperçu tout à l’heure. Toujours beau, mais quel air de hargne, de sombre défi ! Pauvre Marie-Euphrosyne, je n’envie pas son sort ! Je l’ai donc revu sans nul émoi. Ou si mon cœur a tressailli, ce n’est point à cause de cette tête vide, de ce cœur sec, de cette âme infestée d’intrigues et d’ambitions, mais au souvenir de ma jeunesse, de mon premier, de mon grand et jusqu’ici de mon unique amour. Quant à Magnus lui-même, qu’il aille ou reste au diable, et n’en parlons plus.