Le Secret de la reine Christine/16

La bibliothèque libre.
Agence Gutenberg (p. 121-132).


XVI


Christine, après ces confidences et ces aveux, demeurait muette, pensive, les mains nouées autour des genoux. Ebba, qui avait repris sa place, assise à ses pieds, le front dans les plis de sa jupe, releva la tête :

— L’heure avance, Christine, murmura-t-elle. Bientôt, hélas ! — à minuit — on viendra vous chercher… Et il y a tant de choses encore que je voudrais savoir :

— Tant de choses ? Oh ! non… Les années qui suivirent furent tristes et mornes, surtout après que tu m’eus quittée, il y a tantôt cinq ans. Lève les yeux : c’est peu après ton départ qu’Abraham Wuchters, peintre hollandais, fit ce grand portrait, là-bas en face. Il illustra assez exactement cette maussade époque. Regarde ce ridicule costume d’apparat, cette grosse, perruque raide et frisée, ce col de fourrure qui révèle et souligne ma gorge maigrie, mon sein plat, mais regarde surtout ce cou tendineux, ce visage sec et désenchanté, ce long nez busqué qu’allongent encore les joues fondues, et cette bouche vaguement de travers qui ne sait ni ne veut plus sourire : une vieille fille amère et revêche, voilà ce qu’en quelques années l’amour déçu, les soucis et les fatigues du pouvoir, la vue des bassesses qui se traînent au pied des trônes, avaient fait de ta malheureuse amie, de l’adolescente qui contemplait l’avenir avec tant de confiance et de radieuse allégresse !

— Mais ce portrait est une affreuse caricature, Christine, jamais il ne vous ressembla !

— Si, si ! Il est bien l’expression de mon âme d’alors et du visage que me renvoyaient les miroirs, ces miroirs que je n’osais plus consulter.

— Vous vous calomniez !

— L’orgueil m’avait donc obligée à renoncer à mon amour et à l’amour. C’est encore l’orgueil qui me galvanisa et me rejeta tout entière vers mes devoirs de reine. «Peu après le départ de La Gardie pour Paris, pendant une session de la Diète, j’eus à combattre des velléités de fronde.

« Les États, d’accord avec le Chancelier, voulaient restreindre le pouvoir exécutif, c’est-à-dire mon pouvoir. Je n’y tenais guère. Mais ce sont les grands et nobles féodaux qui voulaient confisquer la plus grande partie de ce pouvoir à leur profit et au détriment du peuple.

« Or c’est toujours sur le peuple, sur les bourgeois des villes et les paysans des campagnes que je me suis appuyée, les ayant trouvés plus droits de sens, plus loyaux de cœur, ayant en souci l’intérêt du pays et non pas le leur.

« J’estime infiniment plus, tu le sais, un homme qui doit sa fortune à ses talents que celui qui n’a eu que la peine de la recevoir de ses ancêtres. Te souviens-tu, par exemple, avec quelle difficulté j’eus à imposer, comme conseiller d’État et comme négociateur en Westphalie, mon secrétaire Salvius qui était sans naissance, et sans appui mais qui y fit merveille ? Quelles intrigues, quelle cabale contre lui, contre moi !… Mais revenons à la Diète et aux menaces de Fronde. Je m’élançai dans la lutte et combattis l’opposition avec tant d’ardeur et de puissance dialectique que la session se termina par d’enthousiastes manifestations de loyalisme à la dynastie et à ma personne. À ce moment-là, ma popularité était immense. Je puis le dire puisqu’elle ne dura pas.

— Ce n’était qu’un cri sur votre éloquence, votre sagesse, votre habileté diplomatique… Et vous n’aviez guère plus de vingt ans !

— C’est vers le même moment aussi que je résolus d’en finir avec Charles-Gustave et ses jérémiades. À peine sentit-il que La Gardie perdait du terrain, qu’il recommença ses pleurnicheries : « Christine, ayez pitié de moi ! Épousez-moi ! Je jure de vivre à vos pieds, etc. » J’en étais excédée. Avant qu’il partît pour l’Allemagne avec le titre de généralissime et une dotation de 40 000 écus par an — un joli denier ! — je lui annonçai que j’allais le proposer au Parlement comme mon successeur et mon héritier. Ce que je fis…

— Il n’en continua pas moins à protester de son amour avec une ardeur et une constance qui n’étaient pas sans m’émouvoir. Il me confia que si vous l’acceptiez pour époux, il se contenterait de pain sec.

— Des mots, des mots !… D’après les lois de la nature, je devais, en effet, lui survivre. Il me demanda même, montrant ainsi le bout de l’oreille, ce qu’il adviendrait de lui si je tombais amoureuse d’un autre et l’épousais ? Et c’est seulement lorsque je lui confiai que sans doute quitterais-je le trône avant ma fin naturelle qu’il se rasséréna… Bref, il se décida à s’embarquer, prince héritier, avec quinze navires de guerre, dans le grondement des coups de canon. Et j’en fus débarrassée, pour quelques années au moins…

— Avouez, Christine, qu’en Allemagne il vous avait conquis des lauriers qui amenèrent la fin de cette longue guerre et permirent une paix glorieuse.

— Tu eus toujours un faible pour Charles-Gustave et il ne l’ignore pas. À l’inverse de Magnus, sa faveur t’est acquise à toi et à ton époux… Mais à la place de Jacob, je me méfierais !

Et Christine menaça gaiement Ebba du doigt. Celle-ci joignit les mains et s’écria :

— Nous ne souhaitons nulle autre faveur, Jacob et moi, mon amie, que de demeurer sur nos terres et d’y jalousement cacher notre bonheur ! Vous partie, la Cour ne me reverra plus !

— Ah ! Ebba, tu as pris la meilleure part. Un mari que tu aimes et qui t’aime, des enfants aussi beaux que toi, voilà le bonheur qui n’est pas permis à ton infortunée Christine… Quant à ce traité de Westphalie, signé à la fin de 1648, il m’a coûté de grands efforts et beaucoup de travail. Peut-être si j’avais été roi et chef d’armée, comme mon père, aurais-je été tentée de continuer à batailler pour obtenir à mon pays un substantiel agrandissement territorial. Mais, femme, mon principal but était d’apporter la paix à la chrétienté. Je désirais faire une politique européenne et non obtenir des avantages étroitement nationaux.

— Votre Chancelier, lui, soutenait, je crois, cette politique purement suédoise ?

— Je dus, en effet, lutter pied à pied pour que la Suède renonçât à la Poméranie et se contentât d’une belle indemnité : cinq millions d’écus. Entêté, Oxenstiern ne voulait pas céder. Et ce n’est qu’après d’interminables négociations, des échanges de lettres, de documents, de nombreux achats de conscience que je finis par l’emporter… J’y gagnais l’amitié et le soutien de la France, de l’Espagne et l’applaudissement de l’Europe, lassée de tant de sang versé ! Peu m’importait, d’ailleurs, seul compte pour moi le témoignage de ma conscience. Il faut s’acquitter de son devoir, quoi qu’il puisse en coûter… Mais le temps presse. Laissons là les questions politiques.

— D’autant plus que vous aviez une autre passion, plus tyrannique encore, celle des lettres et des arts, des lettres surtout.

— Après ma déception amoureuse, je fus, comme tu le dis, reprise par les passions intellectuelles qui avaient dévoré mon adolescence. Je me plongeai dans l’étude comme on se plonge dans l’ivresse.

— Je me souviens de la vaste correspondance que vous entreteniez avec tout ce qu’il y a de savants et de lettrés en Europe et particulièrement en France : Scarron, Chapelain, le grand Pascal, Sçudéri avant Cyrus, Mézerai, sans compter tous ces érudits, ces philosophes, ces hommes de science de tous pays que vous attiriez à la Cour de Suède et que vous combliez de prévenances, de faveurs, de pensions, de riches présents : Jean Skytte, le philologue Heinsius, et Boecler, et l’historien Jean Scheffer, les deux Vossius, le père et le fils, aussi vieux, aussi solennellement empesés l’un que l’autre, Daniel Huet qui devint plus tard évêque. J’en passe et combien !

— Tu oublies Saumaize, ce brave érudit qui nous amusa tant.

— Comment l’oublierais-je ? Beaucoup de vos favoris m’ennuyaient fort, je le confesse. Mais je revois encore celui-ci sur son lit, avec son bonnet de nuit de travers, ses besicles, son air empêtré.

— Il était malade. Nous étions allées le visiter dans sa chambre. Il tenait un livre qu’il tenta de cacher sous ses couvertures quand nous entrâmes, « par respect », nous dit-il. J’allai le chercher là où il était, ce qui déjà couvrit notre homme de confusion. C’était Le moyen de parvenir, un ouvrage très rabelaisien et plein de contes grivois.

— Ha ! Ha ! fis-je, montrez-moi les bons endroits, Saumaize.

Il le fit, tout pantois. Je lus d’abord le passage, puis te le passai.

— Allons, Ebba, vois ce beau livre de dévotion. Tiens, lis-nous cette page tout haut.

— Je me souviens de mon embarras, fit la jeune femme, de la rougeur qui me monta au front aux premiers mots malsonnants. Je me tus. Tu insistas. Et je dus aller jusqu’au bout, tandis que tu te tenais les côtes et que notre pauvre pédant se fourrait sous ses couvertures. J’en ai encore chaud !

Les deux amies rirent gaîment.

— Te rappelles-tu encore, continua Ebba qui, inconsciemment, en était revenue au tutoiement d’autrefois, te rappelles-tu les pompeux éloges, parfois un peu bouffons, que te décernaient tous ces gratte-papiers ? Nous en plaisantions ensemble et en avions fait un florilège, avec noms d’auteurs : divine princesse, héroïne céleste, Pallas suédoise, prodige de la nature, nouveau soleil, dixième Muse, sibylle du Nord, etc. J’en passe et des plus mirifiques. Il y en avait comme ça des kyrielles !

— Les pauvres gens ! C’était la seule façon qu’ils eussent de reconnaître mes bienfaits… T’avouerai-je, en outre, qu’au fond je n’en étais pas si fâchée ? Je ne manque point, tu le sais, d’une certaine gloriole. Pourtant quatre petits vers eurent le don de me réjouir jusqu’à la limite : ceux qu’on a fait graver au bas de cet affreux portrait de Weuchterz :

Mortels, vous devez être en peine,
En regardant Sa Majesté,
Si cest le portrait d’une reine
Ou bien d’une divinité…

Il y eut de nouveau un carillon de rires. Puis Christine redevint grave. Son front se voila de tristesse.

— Il y eut aussi Descartes que tu oublies, le plus grand des philosophes de notre temps et sans doute de tous les temps. Je tenais avec lui un actif commerce de lettres. Je lui posai des questions saugrenues auxquelles il répondait avec une constante, une subtile complaisance. Par exemple : « Qui fait le plus de mal aux hommes, l’amour ou la haine ?» Tu vois que l’amour restait ma préoccupation principale. « C’est incontestablement l’amour, répondit-il dans la lettre suivante, l’amour qui nous rend capables de faire plus de mal au reste des hommes, d’autant qu’il a naturellement beaucoup plus de vigueur que la haine, »

« Je fus si transportée de ces missives et de sa gentillesse que je n’eùs plus qu’un désir : connaître cet étonnant philosophe, l’inviter à ma cour. Viendrait-il ? L’aventure ne semblait pas le tenter outre mesure. Il n’aimait pas les voyages et craignait l’hiver. Mais on lui battait froid en Hollande, où il avait habité vingt-cinq ans. On l’accusait d’athéisme, le pauvre homme ! Il se décida donc, mais sans enthousiasme. Je me souviens encore de sa lettre :

« Puisqu’il plaît à la reine de Suède que j’aie l’honneur de lui faire la révérence, j’ai tant de vénération pour les qualités de cette princesse que les moindres de ses volontés sont des commandements… Je me résous seulement à obéir. »

« Il m’arrivait enfin d’Amsterdam en octobre 49. Je le reçus avec le même cérémonial qu’un grand prince. N’en était-ce pas un dans le royaume de l’esprit ?

— Je le revois au moment de son débarquement, s’écria Ebba, avec sa perruque toute râpée, son rabat et son vieil habit noir auquel il avait fait poser une ganse neuve, pour vous séduire…

— N’est-ce pas attendrissant ? Sa toilette, paraît-il, l’avait beaucoup préoccupé. Se trouver en présence d’une reine, d’une jeune reine, quel bouleversement dans sa vie !

C’était l’homme le plus laid que j’eusse jamais vu ! Noir comme un corbeau, avec de vilains yeux clignotants, une bouche morose qui ne savait pas sourire et trois poils de moustache, durs comme des piquants de hérisson. Le Chevalier de la Triste Figure !

— Comme tu es frivole, Ebba ! Pauvre Descartes ! Que de chagrin me donne sa pensée ! Notre première entrevue fut une déception. Il était si sombre, si muet, si timide. Il se plaignait doucement de ce que je n’eusse pas encore pris goût à sa philosophie. Je lui rétorquai que je l’avais attendu pour qu’il me l’expliquât… Mais peu à peu il était devenu mon ami, mon confident. Il était le désintéressement même. Je le consultais sur les affaires de l’Etat, la théologie, sur mon projet de fonder une Académie, sur les plaisirs de la Cour, que sais-je ? Il répondait à tout avec une égale affabilité. Un jour pourtant je le suppliai de participer à un ballet en l’honneur de la paix. Il s’y refusa net. Mais pour me plaire, ce grave philosophe écrivit pour la fête une pastorale en vers du dernier galant.

— Son séjour, je crois, ne dura pas plus de quatre mois ?

— Hélas ! Je ne le savais point si fragile. Je le recevais, comme mes autres maîtres, à cinq heures du matin, dans ma bibliothèque glacée. Un jour, je l’attendis en vain. La bise lui avait enflammé le poumon. La fièvre montait. Je lui envoyai mes médecins privés. S’en méfiait-il ? Il refusa ordonnances et drogues. Quand j’allais le voir il parlait bas comme pour lui-même. M’inclinant sur son lit, je surpris son regard limpide et entendis : « Je me retire content de la vie et des hommes, confiant en la bonté de Dieu. » Bref, il s’éteignit en quelques jours, d’une fin douce, pareille à sa vie, me laissant un éternel remords… Et dire que je ne lui ai même pas fait élever un monument !… Je demanderai à Charles-Gustave de réparer cette omission.

— Ne vous reprochez rien, Christine. C’est en partie le chagrin que vous causa cette mort qui vous rendit malade.

— Cette mort, et ton mariage et ton départ, Ebba, et tout ce qui les avait précédés. Ah ! les tristes jours ! Depuis le lac Moelar, ma santé ne cessait de décliner. Je ne pouvais plus supporter aucun aliment. C’est tout juste si je pouvais avaler quelques gorgées d’eau. Et je devenais chaque jour plus maigre, plus jaune, un vrai carême ! Sans compter les accès de fièvre, les syncopes, les pertes de sang. Et si faible ! Où étaient mes belles chevauchées, mes prouesses à l’escrime, à la chasse ? Ajoute que mon humeur se faisait sans cesse plus acariâtre, mes colères plus fréquentes, que les séances du Conseil où je m’opposais violemment à Oxenstiern ne se passaient jamais sans orages…

« Cent fois je me suis alors juré que, si j’avais la chance de survivre, j’abdiquerais.

— Mais vos médecins ?

— Ah ! ces sacrés médecins suédois ! Leur seul remède : un verre d’eau-de-vie avec du poivre pilé au fond. Je me vois ingurgitant cet horrible mélange pour plonger ensuite ma tête dans la cuvette et m’emplir le ventre de grandes lampées d’eau… J’allais donc tout droit vers la mort, ne me levant même plus.

— C’est à ce moment-là, au printemps de 1652, que je fus rappelée auprès de vous. Comme je pleurai en vous voyant si changée ! C’est à peine si vous sembliez vous apercevoir de ma présence et souvent vous me chassiez de votre chambre avec humeur. La Cour était consternée.

— Et c’est alors, ô joie ! que débarqua le cher Bourdelot, mon sauveur. Je dus ce salut à mon vieil ami Chanut qui avait dû quitter la Suède, ce dont je ne pouvais me consoler. « Je vous envoie, m’écrivit-il, de la part de la duchesse de Longueville, sœur de votre héros favori, le prince de Condé, je vous envoie une sorte de magicien qui a fait cent guérisons merveilleuses. C’est un médecin du corps et de l’âme. Vous m’en direz des nouvelles. » Et en effet, dès qu’il parut, avec son sourire épanoui entre ses deux grosses joues en pomme, ses drôles de petits yeux ronds et malicieux, sa voix forte et cordiale…

— Ronde aussi. Tout en lui était rond !

— Aussi, en l’apercevant, éclatai-je de rire. Que me donna-t-il ? À peine si je m’en souviens. Pas grands remèdes en tous cas : des bains tièdes qui firent tomber ma fièvre, des bouillons de pied de veau qui me rafraîchirent le sang, des blancs de poulet qui me nourrirent sans m’alourdir, mais surtout des maximes de sagesse qui me mirent et me gardèrent en joie.

— Ah ! comme elles plaisaient à votre suivante ! Adieu ces discussions philosophiques qui m’ennuyaient si fort ! Bourdelot n’avait que railleries pour ces savants, les Allemands en particulier, qui, par leurs pesantes nourritures intellectuelles, vous empêchaient de digérer. Je l’entends encore : « Mais vous n’en savez que trop, Madame ! C’est toute cette étude qui vous a troublé les humeurs, empoisonné le sang. La vie est courte, vous êtes jeune, vous êtes belle ; il vous faut le plaisir, rien que le plaisir… ».

— Quel magicien, en effet ! En deux mois, j’étais sur pied, rose, grasse, joyeuse. Le matin, il m’éveillait par des chansonnettes aux accents du crin-crin qu’il tenait sur son cœur, esquissant au pied de mon lit des petits pas de danse ; si drôle avec les trémoussements de son gros ventre et de son postérieur, que j’en mourais vraiment de rire. Et toute la journée ce n’étaient que divertissements, flonflons, couplets, mascarades, menuets, ballets… Mes savants eux-mêmes étaient bien forcés d’entrer dans la danse… — Je revois ce pauvre Naudé, fit Ebba, celui qui avait créé pour Mazarin une bibliothèque de 40.000 volumes, tout tordu, tout perclus, en chlamyde bleue, un ruban bleu autour de son front chauve, s’essayant à danser la pyrrhique dont il avait retrouvé la musique. Il sautait d’un pied sur l’autre comme un vieil ours qui a avalé les abeilles en même temps que le miel. On en pleurait de rire !

— Et te souviens-tu de Samuel Bochard qu’on avait obligé à jouer aux grâces avec ma bonne nourrice Anna de Linden ? Lui, cassant glaces ou potiches chaque fois qu’il lançait le volant, elle, bondissant pour l’attraper, sur ses courtes jambes boudinées, avec l’air offusqué d’une dinde que l’on pourchasse ?

— C’est le moment où Sébastien Bourdon vint peindre ton portrait. Il te criait : « Madame, je vous en conjure, restez cinq minutes en place ! Vos traits sont si mobiles que je ne puis les saisir. »

— Mon dernier portrait, le dernier de cette galerie que ce soir nous avons parcourue ensemble, Ebba. Tu le vois, au centre de ce panneau. Je ne suis plus un garçon, ni une adolescente, ni une vieille fille. Je suis une femme, une vraie femme, épanouie, les joues rondes, les épaules grasses, la main sur le cœur, la lèvre fleurie. C’était moi l’an dernier, c’est encore moi aujourd’hui, Ebba, prête au voyage, à l’aventure, à l’amour.

— À l’amour ?

— Ah ! oui, je ne t’ai pas encore dit car, au fond, cela ne tire guère à conséquence. Et tu connais à peine Antoinio de Pimentel, l’ancien ambassadeur d’Espagne ?

— Mais si ! Dans « la mort d’Adonis », cette mascarade que nous jouâmes pendant une de mes visites, il figurait Adonis et moi Cypris.

— Eh bien, il est beau et il a su me plaire.

— On l’a beaucoup dit, en effet.

— Ragots ! Il est vrai que nous sommes allés assez loin dans certains petits jeux que l’on nomme les bagatelles de la porte. Mais il ne l’a pas franchie. Ni lui, ni personne. Et je t’avoue même que j’en ai assez d’entendre certains docteurs à bésicles affirmer que cette porte est barrée. Si elle l’est, c’est par ma volonté de ne pas faire déchoir la reine de Suède.

— Ce n’est pourtant point par amour pour Pimentel que Votre Majesté abdique ?

— Certes, non. Lui ou un autre… C’est par amour de moi-même. J’étais lasse. Lasse du Conseil que, d’ailleurs, je ne convoquais plus guère qu’une fois par mois ; lasse des affaires de l’État qui, en ce temps de paix, ne m’intéressaient plus ; et des reproches d’Oxenstiern qui, après m’avoir contrecarrée tant d’années, se plaignait maintenant de ne pouvoir obtenir de moi une parole sérieuse ; et des criailleries des nobles suédois affamés de pouvoir, de prébendes ; et des lamentations du Grand Trésorier sur mes dépenses excessives en dotations pour mes protégés, en tableaux, en objets d’art, en livres précieux. Comme si l’argent, de même que la santé, n’était pas fait pour être prodigué ! Jusqu’à mes savants, pour lesquels j’avais subi tant d’avanies, qui se querellaient autant que les bouffons de ma mère, que mes singes dans leur cage ! Enfin, mon peuple lui-même m’abandonnait. Il lançait des pierres à mes amis, sous prétexte qu’ils étaient catholiques et me corrompaient…

Christine, repoussant Ebba, s’était levée. Les bras croisés sur la poitrine, les yeux pleins d’éclairs, elle arpentait la pièce. Les cheveux flottants sur sa robe blanche, dans cette quasi-obscurité, elle apparaissait comme son propre fantôme.

— Je sentais que c’était fini, que je ne ferais plus rien de grand. Un dégoût amer m’empoisonnait l’âme. Je ne voulais pas retomber malade… Bref, lorsque Chanut m’eut quittée, lorsqu’on me força à envoyer Bourdelot qui m’avait sauvée et que Pimentel fut rappelé en Espagne, ma décision était prise : j’allais abdiquer… Tu connais le reste.

Christine s’était arrêtée et contemplait son dernier portrait. Ebba, se levant, lui prit calmement la main qu’elle porta à ses lèvres : — Encore un mot, mon amie. Cette conversion à la foi catholique qui consterne la Suède ?

Il y eut un silence, puis Christine répondit à voix lente :

— Tu sais mieux que personne, Ebba, combien j’ai souffert, pendant toute ma jeunesse, de voir protestants et catholiques, luthériens et calvinistes s’entre-déchirer, s’entre-tuer, au nom du Dieu qui n’est qu’amour et leur père à tous. Je crois en Dieu, mais non pas aux religions qui toutes et chacune ont leur part de vérité et prétendent garder le monopole de cette vérité. Aimer Dieu et le prochain, voilà ma seule dévotion. Tout le reste n’est que grimaces. Alors ?

— Alors… À toi seule, Ebba, je dirai ce qu’il en est. Peut-être trouveras-tu mes raisons bien petites, bien misérables. Voici : Je crains mon esprit changeant, ma résolution chancelante. Qui sait si un jour ne viendra point où je regretterai la Suède et mon trône ? Me couvrirai-je de honte, de ridicule en revenant en sujette, en suppliante dans ce pays où j’ai régné ? Je préfère, en abandonnant la foi de mes pères, élever une infranchissable barrière entre la Suède et moi, entre mon passé et mon avenir.

— Oh ! Christine, quelle douleur ! Ne suis-je pas un peu de ce passé que vous reniez !

— Hélas ! C’est là la grande meurtrissure de mon cœur ; et mon remords de blesser, mortellement peut-être, ma mère que je n’ai jamais tant aimée, mieux comprise. Mais elle et toi, vous viendrez me voir, vous ne m’abandonnerez pas ?

— Peut-être…

— Une raison encore : tu connais mon amour pour Rome. Plus que Paris, c’est la ville de mes rêves, ma ville d’élection, celle entre toutes où je désire vivre et me fixer. Catholique, j’y trouverai la protection du pape, l’estime et l’admiration des habitants, des nombreux pèlerins qui y viennent et s’arrêtent. Je compte m’y créer un foyer, une petite Cour. C’est la Rome païenne, la Rome des dieux, des Césars, des empereurs qui m’attire, c’est la Rome chrétienne, la Ville éternelle des papes, qui m’accueillera…

— Je comprends… Mais entends-tu cette rumeur dans le passage ? Ah ! Christine, ils viennent te chercher !

— Déjà ! Il faut pourtant que je change cette robe contre un habit de cheval. Fais les patienter, je reviens !

Elle courut légèrement vers la porte et se retourna, svelte et blanche, le visage rayonnant :

— Un dernier mot, Ebba : Quand je suis montée sur le trône, la Suède était engagée dans une guerre à l’issue douteuse, elle était troublée, appauvrie. Je la laisse dans une ère de paix et à l’apogée de sa puissance. Elle n’a plus besoin de moi…