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Le Secret de la sagesse française/Chapitre 11

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Le Secret de la sagesse française
Chapitre XI
Une Nation de qualité
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« Il n’est pas permis aux plus beaux arbres de monter jusqu’au ciel. »


Ces paroles de Gœthe sont la loi des peuples comme celle des individus. La France possède le sol le plus fertile de l’Europe, le peuple dans ses masses profondes le plus intelligent et le plus ingénieux, des qualités exceptionnelles de travail, d’économie, de fierté individuelle et d’esprit de famille. Si les français possédaient, par surcroît, les plus éminentes qualités des autres races, particulièrement l’organisation et la discipline des allemands, ils deviendraient une manière de super-peuple comme le monde n’en a jamais vu et comme la relativité de toutes choses ne permet qu’il en existe.

Il faut prendre les peuples comme ils sont, avec leurs défauts qui complètent leurs qualités, et qui créent cette diversité de civilisations qui permet aux facultés de l’âme humaine d’atteindre un développement plus riche et plus complet.

Parmi ces civilisations diverses, celle de la France moderne est arrivée à un degré d’intensification et de raffinement qui fait, de toute la nation, comme un individu aux traits nettement marqués. Elle est si fortement cristallisée en elle-même qu’elle a la clarté lucide, l’éclat et l’impénétrabilité du diamant. Il ne suffit pas de dire que c’est de l’or pur, car l’or même est malléable.

Pour donner un exemple concret il semble que le français ait sur tous les points une opinion faite, appuyée sur une longue expérience et qu’il se refuse à en changer, tandis que les autres peuples courent, comme les alouettes au miroir, au-devant de toutes les nouveautés religieuses, humanitaires et pratiques, qu’on leur présente.

Des choses éveillent leur enthousiasme, qui pour le français paraissent primaires. Ils prennent au sérieux les élucubrations d’un Wells, tandis que le français hausse les épaules, estimant son Jules Verne supérieur dans ce genre, bon pour amuser les enfants. Sa disposition à l’ironie entre en plein jeu quand on veut lui faire accepter des conceptions contraires à son bon sens et à son expérience de la psychologie humaine.

J’ai noté la résistance du public français et même son sourire méprisant devant des situations, des « drames d’âmes », du théâtre Scandinave, qui faisaient tressaillir d’émotion intense les spectateurs de leur pays d’origine : les français estiment, par exemple, que c’est un devoir plus impérieux pour une mère de rester près de ses enfants que de les abandonner pour aller cultiver son « moi », comme le fait Norah, et ils trouvent simplement odieux que, par amour de la « vérité », on ravage une famille en prétendant l’anoblir (Le Canard Sauvage).

C’est dans le même ordre d’idées qu’ils ressentent une cuisante indignation devant le mélange de naïveté et d’hypocrisie qui nie, quand c’est l’intérêt des prêcheurs, les nécessités les plus légitimes et les lois inéluctables de l’histoire.

Je me suis résolu à éviter, dans cette brève étude de la mentalité française, le terrain brûlant de la politique. Il m’est, toutefois, nécessaire d’y faire une rapide allusion pour présenter, dans son vrai jour, le sentiment de justice froissée, qu’éprouve unanimement l’âme française devant la manière dont on prétend, à l’étranger, décider des problèmes vitaux de sa patrie.

Une formidable campagne de presse a travaillé pour travestir la France dans le manteau de l’impérialisme ; cette accusation fait sortir le français des gonds, parce qu’il ne peut pas s’imaginer qu’elle puisse être faite de bonne foi venant de pays impérialistes par constitution comme l’Angleterre, qui ne vit que par l’empire des mers et la domination imposée à d’autres peuples. Elle est aussi inadmissible de la part de l’Amérique. La France, elle, n’a pas d’Irlande, de Transvaal, ni de Cuba, ni de Philippines ; elle peut comprendre les nécessités de défense et de structure, qui s’imposent à ces deux grandes nations, mais elle ne veut pas admettre qu’elles lui appliquent, comme un anathème, un titre qui leur convient beaucoup plus à elles-mêmes.

Protégés par les océans, les anglo-saxons refusent de reconnaître la situation éternellement périlleuse de la France, toujours ouverte aux invasions, et, par une volonté de la maintenir dans cet état précaire, ils travestissent en volonté d’agression son exigence de sécurité.

Qu’on me permette de rappeler l’anecdote du Quaker, citée, je crois, par Franklin. Le vertueux Quaker, un chien ayant aboyé à ses talons, lui dit avec douceur : « Ma religion me défend de te faire du mal, mais je vais te donner une mauvaise réputation. » Il se mit à crier que la bête était sûrement enragée, sur quoi les gens vinrent avec des bâtons et assommèrent le chien.


* * *


On peut dire de la conscience française qu’elle a vécu des siècles et des siècles de plus que les autres peuples européens. Elle a pris l’habitude de voir clair, elle est nourrie par ses classiques qui ont été les plus grands analystes de la pensée humaine, elle est dominée avant tout par le besoin de logique, et c’est cette logique, qui prétend toujours que la parole et l’action aillent de pair, qui l’empêche parfois de comprendre les autres peuples, lesquels souvent parlent d’une façon et agissent d’une autre. Et la logique, ici, obscurcit les yeux des français, parce qu’ils conçoivent mal ce phénomène primaire qui fait qu’un peuple orgueilleux et moral voit son intérêt sous l’aspect de la justice.

La France se voit montrée au doigt comme l’implacable ennemie d’un vaincu, quand elle demande seulement le rétablissement de ses provinces détruites, alors que l’Angleterre, riche des colonies et de la flotte marchande allemande, a porté à l’Allemagne le terrible coup qui l’empêche de se relever. Si l’Angleterre consentait à les rendre à l’Allemagne, la question des réparations s’en trouverait bien facilitée. La politique britannique est donc une politique exclusivement réaliste, qui poursuit uniquement la prospérité et la grandeur de l’Empire britannique. Quel titre a-t-elle à se draper dans le manteau de la solidarité internationale ? Cette contradiction assombrit l’âme des français et les porte à considérer le monde tel qu’il est réellement : comme un champ clos d’impérieux appétits, où chacun cherche à dévorer son voisin. Il ne faut pas s’étonner qu’ils prennent des précautions en conséquence, et tout autre peuple, à leur place, estimerait de son devoir d’en faire autant.

Ces précautions ne constituent-elles pas d’ailleurs la défense du monde civilisé au moins autant que celle de la France ? De grands organes anglo-saxons l’ont enfin reconnu : La République française, gardienne des libertés de la démocratie, est la seule barrière de la sécurité sociale contre la tyrannie bolcheviste qui menace l’Europe. L’alliance Berlin-Moscou qui se réalise doit enfin dessiller les yeux de tous les hommes de bonne foi, qui ne peuvent que reconnaître que la France seule voyait clair, et qu’en défendant sa propre existence, elle défend une seconde fois la liberté du monde.


* * *


J’ai tâché de résumer, d’après mes expériences, les qualités qui donnent à la société française sa force et sa stabilité en même temps que son charme, mais il n’y a pas de lumière sans ombre. On s’accorde généralement pour trouver aux français deux ordres de défauts :

D’abord un esprit trop timoré, un peu étroit, ennemi du risque et de l’entreprise, et qui résulte de leurs habitudes d’économie.

J’ose prétendre que ce défaut est compensé par la stabilité qu’il donne à la construction sociale, sans pour cela entraver un développement économique de proportions raisonnables. C’est précisément cet esprit du risque avec le goût immodéré du gain rapide qui jette les autres nations les unes contre les autres, dans la concurrence dévastatrice. La France, pour sa part, reconstruira sa fortune d’une façon-plus morale, par le patient labeur et l’art d’économiser.

On blâme, en second lieu, le manque d’organisation et de discipline. Il est évident qu’un tempérament aussi individualiste ne peut pas en même temps comporter les parfaites manœuvres collectives qui distinguent d’autres nations. Néanmoins, on pourrait objecter que c’est précisément l’hyper-mécanisation et l’hyper-concentration qui ont lancé aveuglément l’Allemagne dans sa route fatale, comme par la surcharge des forces de ses accumulateurs, qui ne pouvaient plus tourner à vide. Et si elle continue dans le système du féodalisme industriel des grands trusts de Stinnes et consorts, elle se trouvera acculée aux mêmes nécessités d’expansion et redeviendra un danger pour elle-même et pour les autres.

On pourrait soutenir que les français ont trouvé un juste balancier dans cette humeur individualiste qui les empêche de se plier complètement au mécanisme collectif qui, poussé à ses extrêmes conséquences, porte en lui le germe de la mort.

J’avoue qu’on pourrait souhaiter, en France, quelques perfectionnements techniques, par exemple que le téléphone marche mieux ; mais, d’autre part, un certain laisser-aller individualiste donne ce charme à la vie française, que les étrangers viennent chercher ici, et respirent avec volupté comme un contraste enivrant avec l’atmosphère rigide de leur pays bien réglé, où l’on heurte à chaque pas une prescription, une restriction ou une ordonnance. Charme qui n’est pas seulement d’agrément, mais qui contient en même temps un stimulant intellectuel.

Pourtant la faculté d’organisation ne fait pas défaut au français, mais elle est chez lui inégale et intermittente. Sa faculté d’improvisation au moment du danger est sans pareille ; elle a créé instantanément une industrie de guerre qui a servi non seulement la France mais ses alliés, tandis que les missions militaires françaises accomplissaient partout l’œuvre organisatrice qu’on connaît. Mais, en temps ordinaire aussi, le génie organisateur du français se manifeste, en certaines directions compatibles avec son tempérament, de manière tout à fait supérieure, particulièrement quand l’initiative privée s’y voit largement rémunérée.

Il faut reconnaître que certains services publics n’ont pas contribué à inspirer confiance dans la vertu de l’Étatisme. Là aussi, les résultats ne sont pas négatifs, mais inégaux et dépendent souvent du degré où la politique s’y est mêlée pour entraver une exploitation rationnelle de ces services.

On avait fait courir la légende que les français n’étaient pas colonisateurs. Légende maintenant démentie par les résultats incontestables obtenus dans la plupart des colonies françaises. L’œuvre magnifique accomplie par le maréchal Lyautey, au Maroc, impose à tous l’admiration. En dix ans, la France a pu faire d’une contrée presque hermétiquement fermée à la civilisation, un pays où l’on circule en automobile sans courir sensiblement plus de risques que dans la métropole. L’histoire colonisatrice d’aucune nation ne peut montrer de plus beaux résultats que ceux que la France a obtenus au Maroc. D’autre part, on reconnaît l’administration de la Tunisie comme digne de servir de modèle à toute œuvre de colonisation ; j’ai là-dessus des témoignages d’étrangers de haute compétence ayant fait le tour du monde, et qui mettent la Tunisie de pair avec ce que les anglais ont créé de mieux. Mais à ces qualités administratives, les français ajoutent un don naturel et humain de rendre leur domination supportable aux indigènes et de se concilier leur sympathie, ce qui est amplement prouvé par la tranquillité remarquable qui règne dans les colonies françaises, contraste saisissant avec les difficultés sans nombre, que rencontre l’Empire britannique. Les français ont donc toute raison de mettre les plus grands espoirs dans leur empire africain, continuation de la France sur l’autre rive de la Méditerranée.


Si j’avais à déterminer les défauts du français, je mettrais en ligne son insouciance des affaires publiques qui contraste de si étrange façon avec son esprit de prévoyance dans la conduite de sa vie privée. Insouciance du danger qui a peut-être sa source dans sa confiance immodérée en sa célèbre faculté d’improvisation au moment critique.

Ainsi que Clemenceau l’a avoué lui-même, les Chambres françaises, à la veille de la grande guerre, ne se doutaient pas de la tourmente qui s’apprêtait, et s’adonnaient exclusivement à leurs discussions byzantines, alors que tout le monde au dehors, dans les milieux diplomatiques et financiers, calculait, avec une quasi-précision, la date de l’échéance fatale, se demandant seulement si elle pouvait être reculée d’une ou deux années. Cet exemple suffit sans en amonceler d’autres.

Un second défaut, pour moi capital, est la faiblesse excessive du peuple français pour l’éloquence, laquelle est conduite presque toujours à emprunter le manteau de la flatterie.

C’est le revers de la médaille des dons esthétiques : le peuple adorateur du beau-parler, lui-même le plus élégant improvisateur qui existe, est tout naturellement porté à se laisser ensorceler par le premier arriviste venu pourvu qu’il ait langue dorée. Ainsi les paysans français élisent l’avocat le plus disert. En Suède, ils n’élisent, depuis des siècles, que les leurs, ce qui a créé cette classe de parlementaires paysans qui a joué un si grand rôle dans l’histoire de la nation et qui a fourni des hommes d’État et des ministres de premier ordre. Ils sortent, il est vrai, d’une classe de faisant-valoir, bourgeoisie rustique, qui n’existe guère en France, qu’à l’état embryonnaire et dispersé. De tous les défauts qui ont été critiqués par les parlementaires eux-mêmes, telle que la surenchère électorale et d’autres inconvénients encore, la source s’en trouve pour une très grande part dans la fascination qu’exerce sur la foule les paroles sonores.

Sans doute aussi peut-on regretter chez le français un certain manque d’esprit public. Ardemment patriote, il donne héroïquement son sang quand il le faut, mais ne consent guère à d’autres sacrifices pour le bien public. Il est certain que des impôts à payer l’indignent infiniment plus que les plus lourdes surcharges du service militaire et les risques les plus mortels.

D’autre part, il considère beaucoup trop la politique comme une carrière, et il y sert aveuglément les intérêts d’un clan auquel il est lié. Ce système est mis en lumière dans La République des Camarades, de Robert de Jouvenel, qui ne me semble pas exagérer.


* * *


La France est actuellement travaillée par des courants d’idées qui tendent à formuler les conditions de sa reconstruction. Ils se manifestent non seulement par des campagnes de brochures et d’articles de journaux mais par des créations de commissions et de ligues qui sont résolues à agir et à stimuler les pouvoirs publics. Il se dessine aussi un fort mouvement qui considère l’ancienne politique de parti et de doctrine comme périmée, essentiellement malfaisante, et qui veut la remplacer par une politique réaliste, d’économie nationale. Ici comme partout les problèmes économiques priment les autres.

Parmi ces desiderata on met en première ligne l’amélioration de l’enseignement technique et des laboratoires scientifiques.

On a le sentiment que, dans un pays de faible natalité, il importe de former une élite capable de maintenir très haut les traditions de la pensée française et de constituer des cadres solides à une population où l’éducation supérieure et l’intelligence cultivée compenseraient l’insuffisance relative du nombre, de même que dans une armée la perfection technique et le commandement supérieur peuvent contre-balancer des effectifs plus nombreux.

En second lieu vient le grand mouvement pour le retour à la terre. Il est d’autant plus urgent que certains coins de la France agricole commencent à se dépeupler. Dans la Gascogne et le Languedoc des terres admirables sont en train de tomber en friche faute de cultivateurs. Des villages se vident, des métairies se ferment. Le danger ne s’est pas généralisé encore mais il y a des taches sombres qui sont le prodrome d’une sorte de peste morale.

Il est donc grand temps de réagir et il faut le faire avec la dernière énergie. Si le peuple français ne remplissait plus sa mission de cultiver ce bien que la Providence lui a donné plus largement qu’à tout autre peuple européen : le sol fertile et généreux, alors il aurait démérité de son destin, alors seulement on aurait droit de douter de lui.

Le paysan français est universellement reconnu comme le travailleur le plus infatigable qui soit. Il s’agit de lui enseigner les méthodes modernes qui doubleraient pour le moins le rendement de sa terre. C’est là une tâche immense qui s’offre aux instigateurs du mouvement agricole, qui doivent agir sur l’inertie des pouvoirs publics.

Il serait d’une excellente conception économique d’envisager la France comme une immense ferme, la ferme modèle de l’Europe. Elle battra difficilement l’Allemagne sur le terrain de la grosse industrie, où les allemands vendront toujours meilleur marché, grâce à leur main-d’œuvre plus abondante et, par suite, moins coûteuse.

Près de la France se trouvent la Belgique surpeuplée, l’Angleterre super-industrialisée ; la France y aurait sa clientèle, tout comme le maraîcher qui fournit à la ville, et, avec la variété de ses produits, d’elle et de ses colonies, elle constituerait le premier jardin potager et le plus magnifique cheptel de l’Europe.

Elle créerait, cela va sans dire, à ses travailleurs, une existence plus saine que celle des usines.

Nous ne prétendons pas qu’il ne faille aussi à la France conserver une industrie, même relativement puissante, nous disons seulement qu’il est impossible d’enlever encore des bras à l’agriculture pour les jeter dans la fournaise industrielle. Les partisans de l’industrialisation à outrance objectent qu’il faut intensifier l’industrie pour, en cas de guerre, avoir sous la main des usines transformables en usines de guerre. Il faudrait donc sacrifier les conditions naturelles de la santé et de la prospérité d’une nation aux considérations uniquement politico-militaires.

On est là devant un dilemme évidemment délicat à résoudre. Je citerai ici l’opinion d’un penseur, respecté même par ses adversaires, M. Charles Maurras :

« Sans se refuser, certes, aux progrès de l’industrie, si l’on pense que pâturage, labourage, vigne, continuent d’être les mamelles de la France, si l’on estime que notre proportion de paysans est précieuse et qu’il faut la maintenir, alors il est absolument indispensable d’instituer, à côté de notre industrie civile, un ensemble d’organisations nationales spécialement affectées aux industries de la guerre, faute de quoi notre défense nationale ne sera pas assurée. Un plan de loucheurisation du territoire de la France mettrait à la disposition de l’État les industries métallurgiques, chimiques, électriques, capables de rendre immédiatement coup pour coup à l’ennemi dans la guerre de matériel qui s’annonce.

« Tout programme de renaissance et de progrès agricole qui, forcément, limiterait les ressources éventuelles de la mobilisation industrielle oblige forcément à équiper dès le temps de paix l’essentiel ou le principal du matériel guerrier : la mobilisation industrielle reste nécessaire, mais ne suffit pas.

« Que les socialistes donnent leur préférence au programme n° 1, cela se conçoit : il comporte de grands changements des mœurs nationales, donc des possibilités de révolution ; il tend à prolétariser le pays, autre possibilité de révolution ; il donne un grand essor aux opérations financières, troisième possibilité de révolution. J’ai dit plus haut que la figure agricole, pastorale et viticole de la France avait en elle-même, par son intérêt propre, toutes les préférences de la raison. Les trois perspectives des révolutions contenues dans le plan Loucheur ne sont pas pour faire changer d’avis, au contraire. »

Ces paroles expriment la pensée directrice de ce petit livre : à savoir que la sagesse française réside dans sa résistance au vertige du lucre et du gain rapide par l’intensification malsaine et par la spéculation. Saura-t-elle résister encore longtemps aux tentations de la ploutocratie génératrice de prospérité artificielle, suivie de conflits extérieurs et intérieurs, de chômage et de révolution ?

On abuse beaucoup trop, dans les parties extrêmes de gauche ou de droite, de ce mot de « révolution ». Aussi longtemps qu’un heureux équilibre économique préserve la France des secousses provoquées par l’industrialisation à outrance, ce danger paraît écarté. Personne ne peut prévoir les répercussions de catastrophes d’ordre financier, mais il est évident qu’elles seraient encore beaucoup plus fortes dans un pays super-industrialisé.

Les adorateurs de ce mot fatidique et qui tâchent d’y pousser inconsciemment leur pays, ne pourraient nier, s’ils étaient sincèrement dévoués au bien public, que ce qu’il faut avant tout à l’Europe, c’est de l’ordre pour pouvoir restaurer ses forces par le travail, et que la France aurait là le rôle le plus beau et le plus bienfaisant en tant que pierre d’appui de la résistance à l’anarchie. Elle a organisé et maintenu les institutions démocratiques ; il lui appartient maintenant de les défendre contre la démagogie aboutissant à la réaction.

Ayant cité M. Charles Maurras, je suis heureux de citer un homme du camp adverse : M. Joseph Caillaux.

« La France a des réserves dont ne dispose aucun des pays de l’ancien continent.

« Sans doute, malgré des îlots d’énergie accrue, les forces de travail sont en dégression, surtout en éparpillement, dans toute l’Europe, dans notre pays comme ailleurs. Mais le mal est moindre chez nous, non seulement parce que l’industrie absorbe en France une part plus réduite de la vitalité nationale, qu’en Angleterre et en Allemagne, non seulement parce que nous conservons une agriculture solide, des classes moyennes résistantes, mais parce que nous sommes riches des grandes qualités de notre race.

« Ceux qui connaissent le goût du travail intelligent, l’ingéniosité, la souplesse, la faculté d’adaptation, la prodigieuse puissance d’économie du français ; ceux qui savent les épreuves qu’il a victorieusement surmontées dans le passé ont le sentiment profond qu’il est seul en mesure d’épauler, d’adosser l’Europe continentale, de la dégager, en même temps qu’il se dégagera lui-même de la tourmente. (Où va la France ? Où va l’Europe ?) »

M. Joseph Caillaux est certes le français le moins suspect à l’étranger d’exagération nationaliste ; je suis heureux de voir par son témoignage que je n’ai pas exagéré moi-même en exaltant ces fortes qualités de vertus bourgeoises auxquelles il reconnaît, ainsi que moi, une action préservatrice aussi efficace.

Pour ma part, je voudrais appuyer particulièrement, sur ce fait, qu’un élément effectif de cette sagesse française se trouve dans l’amour et le respect des traditions nationales.

C’est l’un des traits qui font que la France se classe, en face des civilisations de quantité, comme la civilisation de qualité, selon la belle définition de Guglielmo Ferrero.

Un des personnages du grand historien se dit, en remontant les Champs-Élysées vers l’Arc de Triomphe :

« L’Allemagne produisait deux millions de tonnes de fer en 1875, cinq en 1890, quinze en 1910. Mais encombrer de fer le monde jusqu’à en expulser la beauté et toutes les qualités qui montrent la noblesse et la grandeur de l’esprit humain, n’est-ce pas ramener le monde à la barbarie ? »



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