Le Secret de lady Audley/26

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Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 1-21).

CHAPITRE XXVI

Investigation rétrospective.

Janvier, ce mois lugubre à Londres, tirait à sa triste fin. Les dernières fêtes, si courtes, du temps de Noël étaient passées, et Robert Audley restait encore dans la capitale… passant toujours ses soirées solitaires dans son paisible salon de réception de Fig-Tree Court, errant toujours nonchalamment dans les jardins du Temple par les matinées de soleil, écoutant, l’esprit absent, le babil des enfants et considérant paresseusement leurs jeux. Il avait de nombreux amis parmi les habitants des vieilles et élégantes maisons qui l’entouraient ; il avait d’autres amis au loin, dans de charmantes résidences de campagne, dont les petites chambres à coucher étaient toujours au service de Bob et dont les foyers pleins de gaieté avaient de commodes fauteuils spécialement réservés pour lui. Mais il semblait avoir perdu toute espèce de goût pour la société, toute sympathie avec les plaisirs et les occupations de son monde habituel depuis la disparition de George Talboys. Les hommes de loi âgés se permettaient des observations facétieuses sur la figure pâle du jeune homme et sur ses manières fantasques. Ils suggéraient la probabilité de quelque attachement malheureux, de quelque mauvais traitement féminin, comme cause secrète du changement opéré en lui. Ils lui recommandaient de faire bonne chère, et l’invitaient à des soupers, auxquels « des femmes aimables, avec tous leurs vices, que Dieu les protège, » tombaient ivres à côté de gentlemen qui répandaient des pleurs en proposant les toasts, et devenaient hébétés et malheureux après avoir vidé leurs verres lorsqu’approchait la fin du repas. Robert n’avait aucun penchant pour les excès de vin et pour la confection du punch. L’idée unique de sa vie le maîtrisait. Il était l’esclave enchaîné d’une seule pensée sinistre, — d’un horrible pressentiment. Un sombre nuage était suspendu sur la maison de son oncle, et c’était sa main qui devait donner le signal au tonnerre et à la tempête qui devaient détruire cette noble existence.

« Si elle pouvait seulement accepter l’avertissement et s’enfuir, se disait-il quelquefois à lui-même ! Dieu sait que je lui ai offert une magnifique chance. Pourquoi n’en profite-t-elle pas, et ne prend-elle pas la fuite ! »

Il avait eu des nouvelles tantôt de sir Michaël, tantôt d’Alicia. La lettre de la jeune fille renfermait rarement plus que quelques lignes courtes, pour l’informer que son père se portait bien et que lady Audley était de très-belle humeur, occupée à se divertir selon ses manières frivoles habituelles et avec son habituel dédain pour tout le monde.

Une lettre de M. Marchmont, le chef d’institution de Southampton, informa Robert que le petit Georgey allait très-bien, mais qu’il était en retard pour son éducation et n’avait pas encore passé le Rubicon intellectuel des mots de deux syllabes. Le capitaine Madlon s’était présenté pour voir son petit-fils, mais ce privilège lui avait été refusé, selon les instructions de M. Audley. Le vieillard avait envoyé, en outre, un gâteau et des sucreries pour le petit garçon, et on avait aussi refusé le tout, sous le prétexte que ces comestibles étaient indigestes et avaient des tendances bilieuses.

Vers la fin de février, Robert reçut une lettre de sa cousine Alicia qui le poussait d’un pas vers sa destinée, en l’obligeant à retourner à la maison d’où il avait été en quelque sorte exilé à l’instigation de la femme de son oncle.

« Papa est très-malade, écrivait Alicia, pas dangereusement malade, Dieu merci, mais retenu dans sa chambre par une fièvre lente qui a succédé à un rhume violent. Venez le voir, Robert, si vous avez quelque considération pour vos plus proches parents. Il a parlé de vous plusieurs fois, et je sais qu’il sera enchanté de vous avoir près de lui. Venez de suite, mais ne dites rien de cette lettre

« De votre affectionnée cousine,

« Alicia. »

Une fiévreuse et mortelle terreur glaça le cœur de George comme il lisait cette lettre, — une vague et terrible crainte qu’il n’osait matérialiser sous aucune forme définie.

« Ai-je bien fait ? pensait-il, dans les premières angoisses de sa nouvelle horreur, — ai-je bien fait de temporiser avec la justice et de garder le secret de mes soupçons, dans l’espoir que j’avais de préserver ceux que j’aime du chagrin et de l’infortune ? Que ferai-je si je le trouve malade, très-malade, mourant sur son sein à elle ? Que ferai-je ? »

Une voie se présentait nettement devant lui, et le premier pas dans cette voie était un voyage rapide à Audley. Il fit son porte-manteau, grimpa dans un cab, et atteignit la station du chemin de fer avant la fin de l’heure qui suivit la réception de la lettre d’Alicia, arrivée par la poste de l’après-midi.

Le village obscur laissait vaciller faiblement ses lumières à travers l’obscurité grandissante, quand Robert Audley arriva à Audley. Il laissa son porte-manteau au chef de la station, et traversa sans se hâter le sentier qui conduit à la retraite calme du château. Les arbres formant la voûte déployaient leurs branches sans feuilles au-dessus de sa tête, nues et fantastiques dans la demi-obscurité. Un vent mugissant tristement balayait les prairies basses et secouait en tous sens les branches de ces arbres sévères sur le fond sombre et gris du ciel. On eût dit d’affreux bras de géants courbés et vieillis, indiquant à Robert la maison de son oncle. On eût dit des fantômes menaçants dans le glacial crépuscule d’hiver, gesticulant vers lui pour lui faire hâter son voyage. La longue avenue, si brillante et si délicieuse lorsque les tilleuls parfumés éparpillaient leurs fleurs légères sur le sol, et que les feuilles des églantiers flottaient dans l’atmosphère d’été, était terriblement sinistre et désolée dans le morne intervalle qui sépare les simples réjouissances de Noël de la pâle aurore du printemps qui approche, — un temps d’arrêt mortel dans l’année, pendant lequel la nature semble engourdie dans un sommeil léthargique, attendant le merveilleux signal pour parer les arbres et pour faire éclater les fleurs.

Un pressentiment plein de tristesse se glissa dans le cœur de Robert Audley comme il se rapprochait de la maison de son oncle. Chaque contour changeant dans le paysage lui était familier ; il connaissait chaque inflexion des arbres, chaque caprice des branches indépendantes, chaque ondulation dans les noires haies d’aubépines, entremêlées de marronniers d’Inde nains, de saules rabougris, de noisetiers et de cassis.

Sir Michaël avait été un second père pour le jeune homme, un généreux et noble ami, un sérieux et attentif conseiller ; et peut-être le sentiment le plus fort du cœur de Robert était-il son amour pour le baronnet à barbe grise. Mais son affectueuse reconnaissance faisait si bien partie de lui-même, qu’elle se manifestait rarement en ses discours, et jamais un étranger n’aurait soupçonné la force du sentiment énergique qui existait à l’état de courant profond et puissant, sous la surface stagnante du caractère de l’avocat.

« Qu’adviendrait-il de cette résidence si mon oncle venait à mourir ? pensa-t-il, tandis qu’il atteignait l’arche couverte de lierre et les étangs paisibles, aux eaux grises et froides par le crépuscule. D’autres personnages vivraient-ils dans la vieille maison et viendraient-ils s’asseoir sous les bas plafonds de chêne, dans les simples appartements de famille ? »

Cette merveilleuse faculté d’association d’idées, si entrelacée avec les fibres intimes de la nature même la plus dure, remplit le cœur du jeune homme d’une douleur prophétique, tandis qu’il pensait que toujours, tôt ou tard, le jour devait venir où les volets de chêne seraient fermés pendant quelque temps, et où la lumière du jour ne pénétrerait pas dans la maison qu’il aimait. Il lui était pénible même de songer à cela, comme il est toujours pénible de songer à la brièveté du bail que le plus grand de la terre puisse jamais passer avec ses grandeurs. Est-il donc si surprenant que des voyageurs tombent endormis sous les haies, et prennent à peine souci de se traîner en avant dans un voyage qui ne conduit à aucune demeure habitée ? Est-il surprenant qu’il y ait eu dans le monde des quiétistes depuis que la religion du Christ a été prêchée pour la première fois sur la terre ? Est-il étrange qu’il existe des êtres d’une patience courageuse et d’une résignation tranquille, qui attendent avec calme ce qui doit arriver au delà sur le rivage du fleuve aux ondes noires ? N’y a-t-il pas plutôt lieu de s’étonner que quelqu’un se soucie jamais d’être grand pour l’amour de la grandeur, pour aucune autre raison que pure conscience, simple fidélité de domestique qui craint d’exercer son habileté par le détournement d’une serviette, sachant que l’indifférence est bien près de la malhonnêteté. Si Robert Audley eût vécu à l’époque de Thomas à Kempis, il se fût très-probablement construit un petit ermitage au milieu de quelque forêt solitaire, et eût coulé sa vie dans la paisible imitation de l’auteur renommé de l’Imitation. Tel qu’il était, Fig-Tree Court était un charmant ermitage dans son genre, et aux bréviaires et livres d’heures je suis honteux de dire que le jeune avocat substituait Paul de Kock et Dumas fils. Mais ses péchés étaient d’un ordre négatif si simple, qu’il lui aurait été vraiment facile de les abandonner pour des vertus négatives.

Une seule lumière isolée était visible dans la longue rangée irrégulière des fenêtres faisant face à l’arche ; quand Robert passa sous l’ombre lugubre du lierre, frémissant sans cesse au vent glacé qui gémissait, il reconnut la croisée éclairée pour être le large œil-de-bœuf de la chambre de son oncle. La dernière fois qu’il avait vu la vieille habitation, elle retentissait de la gaieté des invités, chaque fenêtre brillait comme une étoile basse dans l’obscurité ; aujourd’hui sombre et silencieuse, elle se dressait dans la nuit d’hiver comme un triste manoir baronnial enfoncé dans la solitude des bois.

Le domestique qui ouvrit la porte au visiteur inattendu manifesta sa joie en reconnaissant le neveu de son maître.

« Sir Michaël sera bien content de vous voir, monsieur, dit-il en introduisant Robert Audley dans la bibliothèque où flambait un bon feu, et qui semblait désolée, le fauteuil du baronnet restant vide sur le large tapis du foyer. Vous apporterai-je quelque chose à dîner ici, monsieur, avant que vous montiez à l’appartement ? demanda le domestique. Milady et miss Audley dînent de bonne heure depuis la maladie de mon maître, mais je puis vous servir tout ce qui pourra vous faire plaisir, ajouta-t-il avec empressement.

— Je ne prendrai rien avant d’avoir vu mon oncle, répondit Robert précipitamment, c’est-à-dire si je puis le voir de suite. Il n’est pas assez malade pour ne pas me recevoir, je suppose ? ajouta-t-il d’un air inquiet.

— Oh ! non, monsieur… pas trop malade, un peu accablé seulement, monsieur. Par ici, s’il vous plaît. »

Il fit monter à Robert le court escalier en chêne conduisant à la chambre octogone dans laquelle George Talboys était resté si longtemps, cinq mois auparavant, à regarder d’un œil préoccupé le portrait de milady. Le tableau était terminé maintenant et était suspendu à la place d’honneur en face de la croisée, au milieu des Claudes, des Poussins et des Wouvermans, dont les teintes moins brillantes étaient écrasées par le vif coloris de l’artiste moderne. La lumineuse figure semblait ressortir au milieu de ce fouillis de cheveux dorés, délectation des préraphaélites, avec un sourire moqueur, au moment où Robert s’arrêta un instant pour jeter un coup d’œil sur le portrait bien présent à son souvenir. Deux ou trois minutes après, il avait traversé le boudoir de milady et son cabinet de toilette, et s’arrêtait sur le seuil de la chambre de sir Michaël. Le baronnet reposait d’un sommeil calme, son bras étendu sur le lit et sa vigoureuse main serrée par les doigts délicats de sa jeune femme. Alicia était assise sur une chaise basse auprès de la large ouverture du foyer, dans lequel des bûches énormes brûlaient avec furie par cette température glacée. L’intérieur de cette luxueuse chambre à coucher eût pu fournir un sujet saisissant pour le pinceau d’un artiste. L’ameublement massif, de couleur sombre et sévère, dont l’austérité était rompue et relevée çà et là par des ornements dorés et des masses de couleur éclatante ; l’élégance de chaque détail, dans lequel la richesse était assujettie à la pureté du goût ; et enfin, point le plus important, les gracieuses figures des deux femmes et la noble tête du vieillard eussent formé une étude digne d’un peintre.

Lucy Audley, la chevelure en désordre, jetée comme une pâle vapeur d’or jaune autour de son visage rêveur, les lignes flottantes de sa robe de chambre en mousseline légère, tombant en plis droits jusqu’à ses pieds, et serrées à la taille par une étroite ceinture d’anneaux en agate, eût pu servir de modèle pour une sainte du moyen âge d’une de ces petites chapelles cachées à l’écart dans les enfoncements et les coins d’une vieille cathédrale grise, épargnée par la Réforme ou par Cromwell ; et quel saint martyr du moyen âge eût pu offrir un aspect plus vénérable que l’homme dont la barbe grise reposait sur la sombre couverture de soie de ce lit somptueux ?

Robert s’arrêta sur le seuil, craignant d’éveiller son oncle. Les deux femmes avaient entendu son pas, quoiqu’il eût été plein de précaution, et levèrent la tête pour le regarder. La figure de milady veillant le vieillard malade, portait l’expression d’une ardeur inquiète qui la rendait plus belle ; mais la même figure, en reconnaissant Robert Audley, perdit de sa beauté éclatante, et parut effrayée et livide à la clarté de la lampe.

« M. Audley, s’écria-t-elle d’une voix faible et tremblante.

— Silence, dit Alicia parlant bas, avec un geste d’avertissement, vous éveillerez papa. Que c’est bien à vous d’être venu, Robert, » ajouta-t-elle dans le même ton, à voix basse, en faisant signe à son cousin de prendre une chaise vide auprès du lit.

Le jeune homme s’assit sur le siège indiqué au pied du lit, en face de milady, qui se tenait près du chevet. Il examina longtemps et attentivement le visage du dormeur, plus longtemps et plus attentivement le visage de lady Audley, qui reprenait lentement ses couleurs naturelles.

« Il n’a pas été très-malade, n’est-ce pas ? demanda Robert en mettant sa voix au diapason de celle dans laquelle avait parlé Alicia. »

Milady répondit à cette question.

« Oh ! non, non pas dangereusement malade, dit-elle, sans ôter les yeux du visage de son mari, mais cependant nous avons été inquiètes, très, très-inquiètes. »

Robert ne cessa pas un instant d’examiner ce visage pâle.

« Elle me parlera, pensait-il, je la forcerai à rencontrer mes yeux, et je lirai dans les siens comme j’y ai lu déjà. Elle connaîtra combien sont inutiles ses artifices avec moi. »

Il s’arrêta pendant quelques minutes avant de reprendre la parole. La respiration régulière du dormeur, le tic-tac de la montre de chasse en or suspendue à la tête du lit, et le craquement des bûches qui brûlaient étaient les seuls bruits qui rompissent le silence.

« Je n’ai aucun doute que vous n’ayez été inquiète, lady Audley, dit Robert après un moment de silence, fixant les yeux de milady comme ils erraient furtivement sur lui. Il n’y a personne pour qui la vie de mon oncle puisse être d’une plus grande valeur que pour vous. Votre bonheur, votre prospérité, votre sécurité, dépendent entièrement de son existence. »

Le ton dans lequel il articula ces mots était trop bas pour pouvoir parvenir à l’autre côté de la chambre où Alicia était assise.

Les yeux de milady rencontrèrent ceux de Robert et eurent un certain rayonnement de triomphe dans leur éclat.

« Je sais cela, dit-elle, ceux qui me frappent doivent passer sur lui pour me frapper. »

Elle indiqua le dormeur en disant ces mots, les yeux toujours fixés sur Robert Audley. Elle le défiait avec ses yeux bleus, dont l’éclat était accru par un air de triomphe. Elle le défiait avec son sourire calme, — un sourire de beauté fatale, plein de pensées dissimulées et de voies mystérieuses, — le sourire que l’artiste avait exagéré dans le portrait de la femme de sir Michaël.

Robert se détourna du charmant visage, et cacha ses yeux avec sa main, plaçant ainsi une barrière entre milady et lui ; un écran qui déjoua sa pénétration et provoqua sa curiosité. L’examinait-il encore, ou était-il à réfléchir ? et à quoi était-il à réfléchir ?

Robert Audley resta assis à côté du lit pendant plus d’une heure avant que son oncle se réveillât. Le baronnet fut enchanté de la visite de son neveu.

« C’est très-aimable à vous d’être venu, Bob, dit-il. J’ai beaucoup pensé à vous depuis que j’ai été malade. Vous et Lucy devez être bons amis, savez-vous, Bob ; et vous devez apprendre à la considérer comme votre tante, monsieur ; quoiqu’elle soit jeune et belle, et… et… et vous comprenez, n’est-ce pas ? »

Robert saisit la main de son oncle, mais il baissa gravement les yeux en répondant :

« Je ne vous comprends pas, monsieur, dit-il avec calme ; et je vous donne ma parole d’honneur que je suis cuirassé contre les fascinations de milady. Elle sait cela aussi bien que moi. »

Lucy Audley fit une petite moue avec ses jolies lèvres.

« Bah ! vous êtes ridicule, Robert, s’écria-t-elle, vous prenez tout au sérieux. Si j’ai pensé que vous étiez tant soit peu trop jeune pour un neveu, c’était seulement dans la crainte des absurdes commérages des étrangers, non de quelque… »

Elle hésita un instant, et échappa à conclure sa phrase par l’intervention à point nommé de M. Dawson, son dernier maître, qui entra dans la chambre pour faire sa visite du soir, pendant qu’elle était en train de parler.

Il tâta le pouls du malade, adressa deux ou trois questions, déclara une amélioration constante dans l’état du baronnet, échangea quelques lieux communs avec Alicia et lady Audley, et se disposa à quitter la chambre. Robert se leva et l’accompagna à la porte.

« Je veux vous éclairer dans l’escalier, dit-il, en prenant une bougie sur une des tables, et l’allumant à la lampe.

— Non, non, monsieur Audley, ne vous dérangez pas, je vous en prie, supplia le chirurgien, je connais très-bien mon chemin, en vérité. »

Robert insista ; et les deux hommes quittèrent ensemble la chambre. Comme ils entraient dans l’antichambre octogone, l’avocat s’arrêta et ferma la porte derrière lui.

« Voulez-vous fermer l’autre porte, monsieur Dawson ? dit-il, en indiquant celle qui ouvrait sur l’escalier. Je désire avoir quelques minutes d’entretien particulier avec vous.

— Avec grand plaisir, répliqua le chirurgien, condescendant à la demande de Robert, mais si vous êtes après tout alarmé sur l’état de votre oncle, monsieur Audley, je puis mettre votre esprit en repos. Il n’y a aucun motif d’avoir la moindre inquiétude. S’il eût été malade tout à fait sérieusement, j’eusse envoyé immédiatement une dépêche télégraphique au médecin de la famille.

— Je suis certain que vous auriez fait votre devoir, monsieur, répondit Robert gravement. Mais je ne viens pas vous parler de mon oncle. Je désire vous adresser deux ou trois questions sur une autre personne.

— Vraiment !

— La personne qui a vécu autrefois dans votre famille en qualité de miss Lucy Graham ; la personne qui est maintenant lady Audley. »

M. Dawson leva la tête avec une expression de surprise sur son calme visage.

« Pardonnez-moi, monsieur Audley, répondit-il, vous pouvez difficilement espérer que je réponde à quelques questions sur la femme de votre oncle, sans la permission expresse de sir Michaël. Je ne puis comprendre quel motif peut vous pousser à m’adresser de telles questions… aucun motif convenable au moins. »

Il lança un regard sévère sur le jeune homme, comme pour lui dire : — « Vous êtes tombé amoureux de la jolie femme de votre oncle, et vous voulez me faire intervenir dans quelque perfide amourette, mais je n’y consentirai pas, monsieur, je n’y consentirai pas. »

« J’ai toujours respecté lady Audley aussi bien que miss Graham, monsieur, dit-il, et je l’estime doublement depuis qu’elle est lady Audley… non sous le rapport du changement de sa position, mais parce qu’elle est la femme de l’homme le plus noble de la chrétienté.

— Vous ne pouvez respecter mon oncle ou l’honneur de mon oncle plus sincèrement que je ne le fais, répondit Robert. Je n’ai nul motif indigne pour vous faire les questions que je vous adresse, et vous devez y répondre !

— Vous devez !… répéta comme un écho M. Dawson d’un air outré.

— Oui, vous êtes l’ami de mon oncle. C’est dans votre maison qu’il a rencontré la femme qui est maintenant son épouse. Elle se disait orpheline, je crois, et fit jouer en sa faveur sa pitié aussi bien que son admiration. Elle lui disait qu’elle était seule dans le monde, ne le lui disait-elle pas ?… sans amis et sans parents. C’est tout ce que j’ai pu jamais apprendre de ses antécédents.

— Quelle raison avez-vous de désirer en connaître davantage ? demanda le chirurgien.

— Une bien terrible raison, répondit Robert Audley. Depuis quelques mois je lutte avec des doutes et des soupçons qui ont rendu ma vie amère. Ces sentiments sont devenus plus forts chaque jour, et ne consentiront pas à s’apaiser au moyen des lieux communs, des sophismes et des arguments frivoles avec lesquels les hommes essayent de se tromper, plutôt que de croire ce que de toutes les choses qui sont sur terre ils doivent le plus craindre. Je ne pense pas que la femme qui porte le nom de mon oncle soit digne d’être son épouse. Je puis me tromper sur son compte. Dieu veuille qu’il en soit ainsi. Mais si je suis dans l’erreur, jamais fatale chaîne de circonstances évidentes ne fut aussi étroitement liée à une personne innocente. Je désire faire cesser mes doutes ou… ou confirmer mes craintes. Il n’y a qu’une manière d’agir pour arriver à ce but. Je dois suivre les traces de la vie de la femme de mon oncle et redescendre en arrière, minutieusement et avec attention, à partir de cette soirée jusqu’à la période des six dernières années. C’est aujourd’hui le 24 février 1859. J’ai besoin de connaître chaque détail de sa vie entre la soirée présente et celle du mois de février 1853.

— Et votre motif est un motif honorable ?

— Oui, je désire la purifier d’un très-horrible soupçon.

— Qui existe seulement dans votre esprit ?

— Et dans l’esprit d’une autre personne.

— Puis-je vous demander qui est cette personne ?

— Non, monsieur Dawson, répondit Robert d’un ton décisif, je ne puis révéler rien de plus que ce que je viens de vous dire. Je suis un homme très-résolu, très-vaillant dans beaucoup de choses. En cette affaire je suis forcé d’être déterminé. Je vous répète une fois de plus que je dois connaître l’histoire de la vie de Lucy Graham. Si vous refusez de m’aider dans la médiocre étendue de votre pouvoir, j’en trouverai d’autres qui viendront à mon secours. Quelque pénible que cela puisse être pour moi, je demanderai à mon oncle les informations que vous me refuseriez, plutôt que d’échouer au premier pas de mes investigations. »

M. Dawson resta silencieux quelques minutes.

« Je ne puis exprimer combien vous m’avez étonné et alarmé, monsieur Audley, dit-il. Je puis vous dire si peu de chose sur les antécédents de lady Audley, qu’il y aurait de ma part pure obstination à vous refuser la faible somme d’informations que je possède. J’ai toujours considéré la femme de votre oncle comme la plus aimable des femmes. Je ne puis me décider à penser autrement d’elle. Ce serait déraciner une des plus fermes convictions de ma vie, si j’étais forcé de changer d’avis. Vous désirez suivre sa vie en arrière, de l’heure présente jusqu’à l’année cinquante-trois !

— Je le désire.

— Elle se maria avec votre oncle il y a eu un an au mois de juin. Elle avait vécu dans ma maison un peu plus de treize mois. Elle devint un membre de ma famille le 14 mai de l’année 1856.

— Et elle vint chez vous ?…

— En sortant d’une institution de Brompton, une institution dirigée par une dame du nom de Vincent. Ce fut la vive recommandation de mistress Vincent qui m’engagea à recevoir miss Graham dans ma famille sans aucune autre connaissance particulière de ses antécédents…

— Vîtes-vous cette mistress Vincent ?

— Non. J’avais fait une demande dans les journaux pour avoir une gouvernante et miss Graham répondit à mon avis. Dans sa lettre elle donnait pour répondant mistress Vincent, propriétaire d’une institution dans laquelle elle était alors en qualité de seconde sous-maîtresse. Mon temps est toujours si complètement occupé que je fus enchanté d’échapper à la nécessité de perdre un jour en allant d’Audley à Londres, pour prendre des renseignements sur la capacité de cette jeune fille. Je cherchai dans l’Almanach des Postes le nom de mistress Vincent, je le trouvai, je conclus qu’elle était une personne recommandable et je lui écrivis. Sa réponse fut parfaitement satisfaisante… Miss Lucy Graham était assidue au travail et consciencieuse, aussi bien que remplie des qualités dont j’avais besoin pour la situation que j’offrais. J’acceptai cette recommandation, et je n’ai pas sujet de regretter ce qui aurait pu être une imprudence ; et maintenant, monsieur Audley, je vous ai dit tout ce qu’il est en mon pouvoir de vous dire.

— Voudrez-vous être assez bon pour me donner l’adresse de cette mistress Vincent ? demanda Robert, sortant son carnet de poche.

— Certainement. Elle demeurait alors au no 9 de Crescent Villas, Brompton.

— Ah, c’est cela, murmura M. Audley, un souvenir du dernier mois de septembre éclairant subitement sa mémoire tandis que le chirurgien parlait ; Crescent Villas… oui, j’ai entendu l’adresse précédemment de lady Audley elle-même. Cette mistress Vincent a envoyé une dépêche télégraphique à la femme de mon oncle au commencement du mois dernier. Elle était malade… mourante, je crois… et demandait à voir milady ; mais elle avait quitté son ancienne demeure et on ne put la trouver.

— Vraiment ? Je n’ai jamais entendu lady Audley mentionner cette circonstance.

— Peut-être non. Cela arriva pendant mon séjour ici. Je vous remercie, monsieur Dawson, pour le renseignement que vous m’avez donné de si bonne grâce et avec tant d’honnêteté. Il me fait ressaisir deux ans et demi dans l’histoire de la vie de milady ; mais j’ai encore une lacune de trois ans à remplir avant de l’exonérer de mon terrible soupçon. Je vous souhaite le bonsoir. »

Robert donna une poignée de main au chirurgien et retourna à la chambre de son oncle ; il avait été absent environ un quart d’heure. Sir Michaël s’était endormi encore une fois, et les tendres mains de milady avaient tiré les lourds rideaux et voilé la lumière de la lampe à côté du lit. Alicia et la femme de son père prenaient le thé dans le boudoir de lady Audley, pièce voisine de l’antichambre dans laquelle Robert et Dawson s’étaient assis.

Lucy Audley leva les yeux de son occupation et des fragiles tasses de Chine, et observa Robert d’un air presque inquiet, comme il allait doucement à la chambre de son oncle et retournait ensuite au boudoir. Elle paraissait vraiment jolie et innocente, assise derrière le groupe gracieux du délicat opale de Chine et de l’étincelante argenterie. Une jolie femme assurément ne semble jamais plus jolie que lorsqu’elle fait le thé. La plus féminine et la plus domestique de toutes les occupations communique une harmonie magique à chacun de ses mouvements, un charme à chacun de ses regards. La vapeur flottante du liquide en ébullition dans lequel elle infuse les feuilles délicieuses dont les secrets sont connus d’elle seule l’enveloppe d’un nuage de vapeurs embaumées, à travers lequel elle semble la fée de la réunion, fabriquant des philtres puissants avec la poudre à canon et le Bohéa. À la table à thé, elle règne omnipotente et inabordable. Que connaissent les hommes au mystérieux breuvage ? Lisez comment le pauvre Hazlitt fit son thé, et frissonnez à son affreuse barbarie, avec quelle maladresse les créatures disgraciées essayent d’assister la magicienne qui préside au thé ; de quel air désespéré elles saisissent la bouilloire, comme elles compromettent sans cesse les tasses fragiles, les soucoupes et les mains effilées de la prêtresse. Éloigner une femme de la table à thé, c’est lui dérober son empire légitime. Condamner deux ou trois hommes à circuler parmi vos invités pour distribuer une boisson fabriquée dans la chambre de la gouvernante de la maison, c’est réduire la plus intime et la plus amicale des cérémonies à une bienséante distribution de rations. La charmante influence des tasses à thé et des soucoupes maniées par la main d’une femme est préférable à cette tendance peu convenable d’arracher la pointe de la plume, bon gré mal gré, des mains du sexe sérieux. Figurez-vous toutes les femmes d’Angleterre élevées au niveau insigne de l’intelligence masculine ; supérieures à la crinoline ; au-dessus de la poudre de perle et de mistress Rachel Levison ; au-dessus des peines à prendre pour être jolies ; au-dessus des fatigues pour se rendre aimables ; au-dessus des tables à thé et des commérages terriblement scandaleux et quelquefois satiriques qui font même les délices d’hommes robustes : et quelle triste, utilitaire, honteuse existence devra mener le sexe fort.

Milady n’était en aucune façon un esprit fort. Les étoiles de diamants entassées sur ses doigts blancs scintillaient çà et là parmi le service à thé, et elle courba sa jolie tête sur la merveilleuse boîte à thé indienne de bois de sandal et d’argent avec autant d’attention que si la vie n’avait pas de but plus élevé que l’infusion de Bohéa.

« Prendrez-vous une tasse de thé avec nous, monsieur Audley ? demanda-t-elle, s’arrêtant, la théière dans la main, pour lever les yeux sur Robert qui était debout près de là porte.

— S’il vous plaît.

— Mais vous n’avez pas dîné, peut-être ? Sonnerai-je pour vous faire apporter quelque chose de plus substantiel que des biscuits et des tartines transparentes ?

— Non, je vous remercie, lady Audley. J’ai pris une légère collation avant de quitter Londres ; je ne veux vous déranger pour rien autre chose qu’une tasse de thé. »

Il s’assit à la petite table et regarda de l’autre côté sa cousine Alicia, un livre sur ses genoux, ayant l’air d’être très-absorbée par sa lecture. Le teint éclatant de la brunette avait perdu son vif cramoisi, et l’animation des manières de la jeune fille avait disparu… en raison de la maladie de son père, sans aucun doute, pensa Robert.

« Alicia, ma chère amie, dit l’avocat après avoir bien contemplé à loisir sa cousine, vous ne paraissez pas bien portante.

— Peut-être pas, répondit-elle d’un air dédaigneux. Qu’importe cela ? Je suis en train de devenir un philosophe de votre école, Robert Audley. Qu’importe ? Qui se met en peine de savoir si je suis bien portante ou malade ?

— Quel feu ! » pensa Robert.

Il comprenait toujours que sa cousine était fâchée quand, en s’adressant à lui, elle l’appelait Robert Audley.

« Vous n’avez pas besoin de tomber sur un ami parce qu’il vous fait une question polie, Alicia, dit-il d’un ton de reproche. Quant à dire que personne ne se met en peine de votre santé, c’est une absurdité. Je m’en mets en peine. »

Miss Audley leva les yeux avec un brillant sourire.

« Sir Harry Towers s’en met en peine aussi. »

Miss Audley revint à son livre le sourcil froncé.

« Que lisez-vous là, Alicia ? demanda Robert après un moment de silence pendant lequel il était resté pensif à remuer son thé.

Hasards et Changements.

— Une nouvelle ?

— Oui.

— Par qui ? »

— Par l’auteur des Folies et Fautes, répondit Alicia poursuivant toujours la lecture de son roman sur ses genoux.

— Est-ce intéressant ? »

Miss Audley fronça les lèvres et haussa les épaules.

« Non, pas précisément, dit-elle.

— Alors je crois que vous auriez mieux à faire que de lire cela pendant que votre cousin germain est assis en face de vous, observa M. Audley avec une certaine gravité, surtout lorsqu’il ne vient vous faire qu’une courte visite en passant et qu’il partira demain matin.

— Demain matin ! » s’écria milady, levant soudain les yeux sur lui.

Quoique le regard de joie qui se montra sur le visage de lady Audley fût aussi rapide que la lumière d’un éclair dans un ciel d’été, il n’échappa pas à Robert.

« Oui, dit-il, je suis obligé de remonter à Londres demain matin pour affaire ; mais je serai de retour le jour suivant, si vous le permettez, lady Audley, et je resterai ici jusqu’à ce que mon oncle soit rétabli.

— Mais vous n’êtes pas sérieusement alarmé sur lui, n’est-ce pas ? demanda milady d’un air inquiet. Vous ne pensez pas qu’il soit très-malade ?

— Non, répondit Robert. Grâce au ciel, il n’y a pas le plus léger motif de crainte. »

Milady resta silencieuse pendant quelques instants, regardant les tasses vides avec un visage gracieusement pensif, — un visage sérieux avec l’innocente gravité d’un enfant rêveur.

« Mais vous êtes resté enfermé pendant si longtemps avec M. Dawson, il n’y a qu’un moment, dit-elle après ce court silence. J’étais presque alarmée de la longueur de votre conversation. Avez-vous parlé de sir Michaël tout le temps ?

— Non, pas tout le temps. »

Milady baissa de nouveau les yeux sur les tasses à thé.

« Eh ! que pouviez-vous avoir à dire à M. Dawson ou que pouvait-il avoir à vous dire ? demanda-t-elle après un autre instant de silence. Vous êtes presque étrangers l’un à l’autre ?

— Supposez que M. Dawson voulait me consulter sur quelque matière de droit.

— Était-ce cela ? s’écria vivement lady Audley.

— Il serait tant soit peu contraire à ma profession de vous le dire s’il en était ainsi, milady, » répondit Robert avec sévérité.

Milady mordit ses lèvres et retomba dans le silence. Alicia ferma son livre et observa l’air préoccupé de son cousin. Il lui adressa de temps en temps la parole pendant quelques minutes ; mais il faisait évidemment un effort pour se tirer de sa rêverie.

« Sur ma parole, Robert Audley, vous êtes une très-agréable société, s’écria enfin Alicia ; son fonds de patience tant soit peu limité se trouvait presque à bout par deux ou trois essais avortés de conversation. Peut-être que la prochaine fois que vous viendrez au château vous serez assez bon pour apporter votre esprit avec vous. D’après votre apparence inanimée actuelle, je pourrais penser que vous avez laissé votre intelligence telle quelle quelque part dans le Temple. Vous n’avez jamais été un être des plus aimables ; mais depuis peu, vous êtes devenu presque insupportable. Je suppose que vous êtes amoureux, monsieur Audley, et que vous êtes occupé à penser à l’objet privilégié de vos affections. »

Il pensait à la noble figure de Clara Talboys, sublime dans son ineffable douleur ; à son langage passionné, qui résonnait encore dans ses oreilles aussi clairement que le jour où il l’entendit pour la première fois. Il la voyait encore le regarder avec ses brillants yeux noirs. Il entendait encore cette question solennelle : « Sera-ce vous qui trouverez le meurtrier de mon frère ou sera-ce moi ? » Et il était dans l’Essex, dans le petit village d’où il croyait fermement que George Talboys n’était jamais parti. Il était sur les lieux où finissait le journal de la vie de son ami, aussi soudainement que finit une histoire quand le lecteur ferme le livre. Et pouvait-il maintenant sortir de l’investigation dans laquelle il se trouvait enveloppé ? Pouvait-il s’arrêter ? avoir égard à aucune considération ? Non, mille fois non. Non, avec l’image de ce visage abattu par la douleur imprimée dans son esprit. Non, avec les accents de cet appel chaleureux qui résonnait à ses oreilles.