Le Secret de lady Audley/27

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Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome IIp. 22-36).

CHAPITRE XXVII

Jusque-là et pas plus loin.

Le lendemain, Robert partit d’Audley par le premier train du matin, et arriva à Shoreditch un peu après neuf heures. Il ne rentra pas chez lui. Il prit une voiture et se fit conduire tout droit à Crescent Villas, West Brompton. Il se doutait bien qu’il ne réussirait pas mieux que son oncle à trouver la dame qu’il allait chercher à cette adresse, mais il croyait pouvoir obtenir quelques renseignements sur la nouvelle demeure de la maîtresse de pension, bien que les efforts de sir Michaël eussent été déjoués quelques mois auparavant.

« Mistress Vincent était à son lit de mort d’après la dépêche télégraphique, se disait Robert ; et si je ne trouve pas la dame, je saurai du moins si la dépêche n’était pas fausse. »

Il découvrit Crescent Villas avec quelque difficulté. Les maisons étaient grandes, mais elles étaient à moitié enterrées dans les briques et le mortier. Partout dans les rues, dans les squares, on voyait des tas de pierres et de plâtre. La boue s’attachait aux roues de la voiture et couvrait entièrement les fanons du cheval. La désolation des désolations, — aspect désagréable que présentent toujours des constructions inachevées — régnait dans les rues nouvelles de Crescent Villas, et Robert perdit quarante minutes à sa montre et quarante-cinq à celle du cocher à monter et à descendre des rues inhabitées, pour trouver les Villas.

Il finit cependant par arriver à destination, et après avoir ordonné au cocher de l’attendre à un endroit désigné, il commença ses recherches.

« Si j’étais un célèbre jurisconsulte, pensait-il, je ne pourrais me permettre pareille chose ; mon temps vaudrait environ une guinée la minute, et j’en serais empêché par la grande affaire de Hoggs contre Boggs qui se juge aujourd’hui devant un jury particulier à Westminster Hall. Mais dans ma position rien ne me défend d’avoir de la patience. »

Il s’informa de mistress Vincent au numéro que M. Dawson lui avait désigné. La servante qui vint ouvrir n’avait jamais entendu le nom de cette dame ; elle alla rendre compte à sa maîtresse, et revint dire à Robert que mistress Vincent avait effectivement habité la maison, mais qu’elle l’avait quittée deux mois avant l’arrivée des nouveaux locataires. Elle ajouta même que sa maîtresse occupait le logement depuis quinze mois.

« Et vous ne pouvez me dire où elle est allée se loger en partant d’ici ? demanda Robert découragé.

— Non, monsieur ; ma maîtresse croit que cette dame fit faillite et qu’elle décampa sans mot dire, ne voulant pas qu’on sût son adresse. »

M. Audley se trouvait de nouveau dérouté. Si mistress Vincent était partie avec des dettes, évidemment elle avait dû cacher avec soin son changement de domicile. Il y avait donc peu d’espoir de savoir son adresse en la demandant aux commerçants, et pourtant il pouvait se faire que quelque créancier rusé se fût occupé de chercher en quel endroit elle s’était réfugiée.

Il jeta un coup d’œil sur les boutiques les plus rapprochées, et aperçut à quelques pas un boulanger, un papetier et une fruitière. Les trois boutiques avaient des prétentions à un extérieur convenable, quoiqu’elles ne fussent pas encombrées de marchandises.

Robert s’arrêta devant le boulanger, qui prenait le titre de pâtissier, et exhibait dans sa devanture des spécimens de pain d’épice sous globe et des gâteaux glacés recouverts d’une gaze verte.

« Il est probable que cette dame achetait du pain, se disait Robert en réfléchissant devant la boutique. Elle devait se servir au meilleur endroit. Essayons du boulanger. »

Le boulanger était derrière son comptoir, en train de discuter les articles d’une note avec une jeune femme dont la toilette avait dû jadis être élégante. Il ne se donna pas la peine de s’occuper de Robert Audley avant d’avoir fini. Quand il eut compté son argent et donné son acquit, il leva la tête et demanda à l’avocat ce qu’il désirait.

« Pourriez-vous me donner l’adresse d’une mistress Vincent qui habitait le no 9, à Crescent Villas, il y a environ dix-huit mois ? demanda M. Audley d’un ton poli.

— Non, je ne puis pas, répondit le boulanger, devenant très-rouge et parlant beaucoup plus qu’il n’était nécessaire. Je le voudrais cependant bien, car cette dame me doit plus de onze livres pour du pain, et je ne suis pas assez riche pour perdre pareille somme de gaieté de cœur. Je serais très-obligé à quiconque me dirait où elle reste. »

Robert haussa les épaules et souhaita le bonjour au boulanger. Il comprit que la découverte du domicile de cette dame lui donnerait plus de peine qu’il n’avait cru. Il pouvait recourir à l’Almanach des Postes et y chercher le nom de mistress Vincent, mais très-certainement une dame qui était en état d’hostilité avec ses créanciers n’allait pas leur fournir un moyen aussi facile de la trouver.

« Si le boulanger ne peut la découvrir, comment y parviendrai-je moi-même ? se demandait-il avec désespoir. Lorsqu’un gaillard résolu et actif comme ce boulanger ne réussit pas, il est inutile que moi qui n’ai pas la moindre énergie, je songe à résoudre la difficulté. Ce serait même folie de ma part que d’essayer. »

M. Audley s’abandonnait à ces tristes réflexions en revenant à l’endroit où l’attendait la voiture. À moitié chemin, il fut arrêté par une femme qu’il entendit marcher derrière lui et qui lui cria de l’attendre. Il se retourna et se trouva face à face avec la femme qui réglait son compte chez le boulanger.

« Que me voulez-vous ? lui dit-il. Puis-je faire quelque chose pour vous, madame ? Mistress Vincent vous doit-elle aussi de l’argent ?

— Oui, monsieur, répondit-elle d’une manière tout à fait en harmonie avec sa toilette. Mistress Vincent est ma débitrice, mais ce n’est pas là ce qui m’occupe, monsieur, je… je désire savoir, si cela ne vous déplaît pas, quelles affaires vous avez à traiter avec elle… parce que… parce que…

— Vous pouvez me donner son adresse, si vous voulez, n’est-ce pas ? c’est là ce que vous avez l’intention de me dire. »

La femme hésita un instant et regarda Robert avec méfiance.

« Vous n’avez rien de commun avec… avec les gens de la taille, n’est-ce pas, monsieur ? lui dit-elle après avoir examiné la tenue de Robert pendant quelques instants. »

— Les quoi… madame ? s’écria le jeune avocat, dévisageant son interlocutrice avec étonnement.

— Je vous demande pardon, monsieur, reprit la jeune femme s’apercevant qu’elle venait de commettre une erreur grossière. Vous auriez pu en faire partie, vous savez, quelques-uns des messieurs qui vont encaisser de maison en maison sont si bien mis que j’ai pu me tromper. Je sais que mistress Vincent doit beaucoup d’argent »

Robert Audley posa sa main sur le bras de la jeune femme.

« Ma chère dame, lui dit-il, je ne veux rien savoir des affaires de mistress Vincent. Loin d’avoir quelque chose de commun avec ce que vous nommez les gens de la taille, je vous avoue que je ne comprends même pas ce que cela signifie. C’est peut-être une conspiration politique que vous désignez sous ce nom ? ou bien encore un nouveau genre d’impôt. Mistress Vincent ne me doit rien, quels que soient ses démêlés avec ce terrible boulanger de là-bas. Je ne l’ai jamais vue de ma vie, et si je la cherche aujourd’hui, c’est pour lui adresser quelques simples questions au sujet d’une jeune fille qui a jadis vécu chez elle. Si vous savez où elle demeure et que vous vouliez me le dire, vous me rendrez un grand service. »

Il sortit un portefeuille, prit une carte de visite et la tendit à la jeune femme, qui examina attentivement le morceau de carton avant de reprendre la parole.

« Monsieur, vous m’avez tout à fait l’air d’un gentleman, dit-elle après un moment d’arrêt, et j’espère que vous m’excuserez si je me suis montrée méfiante. La pauvre mistress Vincent a eu bien des ennuis, et je suis la seule personne des environs qui sache son adresse. Je suis couturière en robes, monsieur, et j’ai travaillé pour elle pendant plus de six ans. Elle ne m’a pas payée très-régulièrement, mais elle me donne quelque argent de temps en temps, et je fais de mon mieux pour vivre. Je puis donc vous dire où elle demeure. N’est-ce pas, vous ne m’avez pas trompée ?

— Sur mon honneur, non.

— Eh bien, monsieur, reprit la couturière baissant la voix comme si elle craignait que le pavé ou les barreaux des grilles en fer du devant des maisons ne l’entendissent, c’est à Acacia Cottage, Peckham Grove. J’y ai porté hier une robe pour mistress Vincent.

— Merci, dit Robert écrivant l’adresse sur son portefeuille. Je vous suis très-obligé, et vous pouvez compter sur ma parole : mistress Vincent ne sera pas tourmentée à cause de moi. »

Il souleva son chapeau, salua la petite couturière, et retourna vers la voiture.

« J’ai battu le boulanger quand même, se dit-il. En route maintenant pour la deuxième étape de mon voyage d’exploration dans la vie de milady. »

De Brompton à Peckham Road la distance est considérable, et Robert Audley eut le temps de réfléchir entre Crescent Villas et Acacia Cottage. Il songea à son oncle malade et affaibli dans sa chambre à coucher d’Audley. Il songea aux beaux yeux bleus qui veillaient sur le sommeil de sir Michaël, aux douces mains blanches qui le servaient quand il s’éveillait, à la voix musicale et enchanteresse qui charmait sa solitude et égayait sa vieillesse. Quel ravissant tableau c’eût été pour lui, s’il avait pu le contempler comme tout le monde, sans y voir autre chose que ce qu’y voyaient les étrangers ! Mais le nuage noir qu’il apercevait ou qu’il croyait apercevoir s’étendait sur tout, et faisait de cette scène d’intérieur une moquerie diabolique, un tableau infernal.

Peckham Grove — très-agréable en été — offre un aspect assez triste par une sombre journée de février, alors que les arbres sont privés de leurs feuilles et les jardins de tout ornement. Acacia Cottage ne justifiait que très-peu son nom. Ses murs blanchis à la chaux se dressaient sur la route, et quelques peupliers seulement les abritaient. Ce qui annonçait que cette maison était Acacia Cottage était une petite plaque en cuivre incrustée dans l’un des montants de la porte, et cette indication suffit aux bons yeux du cocher. Il arrêta sa voiture devant la petite porte, et M. Audley sonna.

Acacia Cottage, dans l’échelle sociale, avait moins d’importance que Crescent Villas, et la petite servante qui vint parlementer avec M. Audley à travers les barreaux en bois était évidemment habituée à ne se trouver séparée que par cette faible barrière des créanciers intraitables de sa maîtresse.

Elle commença par avouer qu’elle ignorait si mistress Vincent était chez elle, mais que si le visiteur voulait dire son nom et le genre d’affaire qui l’amenait, elle irait voir si sa maîtresse n’était pas sortie.

M. Audley présenta sa carte et écrivit au crayon au-dessous de son nom : « Un parent de miss Graham. »

Il recommanda à la servante de remettre cette carte à sa maîtresse et attendit tranquillement le résultat.

Au bout de cinq minutes, la servante revint avec la clef de la porte. Elle dit à Robert que mistress Vincent y était et le recevrait avec plaisir.

Le salon carré dans lequel Robert fut introduit offrait dans tous ses ornements et dans chaque meuble les marques incontestables de l’espèce de pauvreté qui est la plus incommode, parce qu’elle n’est pas stationnaire. L’ouvrière qui meuble son petit appartement avec une demi-douzaine de chaises cannelées, une table Pembroke, une horloge allemande, une glace, un berger et une bergère en terre cuite, et quelques tasses à thé en porcelaine, se sert de ce qu’elle possède et en retire généralement tous les avantages possibles ; mais la dame qui perd les beaux meubles de la maison qu’elle est forcée d’abandonner et vient étaler dans un logement plus petit les épaves sauvées du naufrage par quelque ami généreux, amène avec elle cette espèce de misère élégante qui résume ce que le pauvre a de plus désolant.

La chambre qu’examinait Robert Audley était meublée avec les tristes débris que l’imprudente maîtresse de pension de Crescent Villas avait enlevés au moment de sa ruine. Un piano, une chiffonnière six fois trop grande pour l’appartement, et une table de jeu placée au milieu, étaient les objets les plus importants. Un tapis de Bruxelles couvrait le milieu de la chambre et étalait des roses et des lis qui se dessinaient sur un fond vert fané. Les fenêtres étaient garnies de rideaux, et des corbeilles en fil de fer tressé y étaient suspendues ; elles contenaient des plantes du genre cactus qui poussaient dans tous les sens, comme quelques espèces de végétation en démence, dont les membres armés de piquants comme des araignées ont une disposition de passer par-dessus leurs têtes.

La table de jeu était couverte de livres magnifiquement reliés et placés à angles droits ; mais Robert ne mit pas à profit ces distractions littéraires. Il s’assit sur une chaise à la mode de l’ancien temps, et attendit tranquillement l’arrivée de la maîtresse de pension. Dans la salle à côté, il entendait le murmure d’une demi-douzaine de voix et des variations peu harmonieuses sur un piano dont toutes les cordes semblaient prêtes à casser.

Il y avait environ un quart d’heure qu’il était assis, lorsque la porte se rouvrit et livra passage à une dame en grande toilette, dont la beauté n’avait plus que le faible éclat d’un soleil couchant.

« Monsieur Audley, je suppose, dit-elle en faisant signe à Robert de se rasseoir et s’asseyant elle-même sur un fauteuil en face de lui. Vous me pardonnerez de vous avoir fait attendre si longtemps… mes devoirs…

— C’est moi qui dois m’excuser de venir vous déranger, répondit Robert poliment ; mais comme le motif qui m’amène chez vous est très-sérieux, il me servira d’excuse. Vous souvient-il de la dame dont j’ai écrit le nom sur une carte ?

— Très-bien.

— Puis-je vous demander ce que vous avez appris de son histoire depuis qu’elle a quitté votre maison ?

— Oh ! je ne sais pas grand’chose, et à vrai dire presque rien. Je crois que miss Graham entra comme institutrice chez un chirurgien du comté d’Essex. C’est même moi qui la recommandai à ce monsieur. Depuis lors je n’ai plus eu de ses nouvelles.

— Mais vous avez été cependant en rapport avec elle.

— Pas du tout. »

M. Audley garda le silence pendant quelques instants, et sa figure s’assombrit.

« N’auriez-vous pas, au commencement de septembre dernier, envoyé une dépêche télégraphique à miss Graham pour lui annoncer que vous étiez dangereusement malade et que vous désiriez la voir ? »

Mistress Vincent sourit à la question de son visiteur.

« Je n’ai pas eu occasion d’envoyer pareil message ; jamais de ma vie je n’ai été dangereusement malade. »

Hubert Audley s’arrêta avant de poursuivre ses questions, et écrivit à la hâte quelques mots au crayon sur son portefeuille.

« Si je vous adressais quelques questions directes sur miss Lucy Graham, me feriez-vous, madame, la faveur d’y répondre sans me demander pour quel motif ?

— Certainement. Je ne connais rien qui soit au désavantage de miss Graham, et je n’ai pas lieu de faire un mystère du peu que je sais.

— Alors dites-moi, s’il vous plaît, à quelle date cette jeune fille entra chez vous ? »

Mistress Vincent sourit et secoua la tête. Elle avait un joli sourire, — le sourire franc d’une femme habituée à être admirée et qui est trop sûre de plaire pour que les revers de fortune lui enlèvent tout courage.

« Il est tout à fait inutile de me demander pareille chose, monsieur Audley ; je suis l’être le plus insouciant du monde ; je n’ai jamais pu me rappeler les dates, quoique je fasse mon possible pour convaincre mes élèves de l’importance qu’elles doivent attacher, dans l’intérêt de leur avenir, à la date précise du règne de Guillaume le Conquérant et à beaucoup d’autres du même genre. Je n’ai pas la moindre idée de l’époque à laquelle miss Graham entra chez moi ; Je sais seulement qu’il y a longtemps et que c’était en été, car j’avais ma robe rose couleur de fleur de pêcher. Nous allons consulter Tonks… Tonks doit avoir la date dans la mémoire. »

Robert Audley se demanda ce que pouvait être ce ou cette Tonks ; un journal ou un agenda, — quelque rival obscur de Letsome.

Mistress Vincent sonna, et la servante qui avait introduit Robert parut.

« Dites à miss Tonks de venir, j’ai à lui parler en particulier. »

En moins de cinq minutes, miss Tonks se montra. Elle avait une figure tellement froide, qu’on aurait dit qu’elle apportait un courant d’air dans les plis de sa robe en mérinos sombre. Elle n’avait pas d’âge ; elle semblait n’avoir jamais été plus jeune, et ne devoir jamais vieillir. Elle paraissait destinée à fonctionner éternellement comme une machine à instruire les jeunes filles.

« Ma chère Tonks, lui dit mistress Vincent, monsieur est un parent de miss Graham. Vous souvient-il à quelle époque elle est arrivée à Crescent Villas ?

— Elle vint au mois d’août 1854. Je crois que c’était le 18, sans affirmer toutefois que ce ne fût pas le 17, je crois pourtant que c’était un mardi.

— Merci, Tonks ; vous êtes bien précieuse, » s’écria mistress Vincent avec un de ses plus ravissants sourires.

C’était peut-être parce que les services de miss Tonks étaient si précieux, qu’elle n’avait pas reçu d’appointements depuis trois ou quatre ans. Mistress Vincent avait sans doute hésité à donner un maigre salaire à une institutrice si utile.

« Y a-t-il encore quelque chose que Tonks ou moi puissions vous dire, monsieur Audley, reprit la maîtresse de pension.

— Savez-vous d’où venait miss Graham quand elle entra chez vous ?

— Pas précisément. Je me souviens vaguement d’avoir entendu miss Graham parler du bord de la mer sans désigner l’endroit. Tonks, miss Graham ne vous aurait-elle pas dit d’où elle venait ?

— Oh ! non, répondit Tonks secouant la tête avec une grimace significative. Miss Graham ne m’a rien avoué ; elle était bien trop rusée pour cela. Elle savait garder ses secrets malgré son air d’innocence et ses cheveux bouclés, ajouta miss Tonks avec mépris.

— Vous croyez donc qu’elle avait des secrets ? demanda vivement Robert.

— Oui, elle en avait, et de toutes sortes. Ce n’est pas moi qui l’aurais reçue comme institutrice sans un seul mot de recommandation de qui que ce fût.

— Vous n’avez donc eu aucun renseignement sur miss Graham ? dit Robert à mistress Vincent.

— Aucun, répondit celle-ci avec quelque embarras. Je passai là-dessus parce que miss Graham ne tenait pas à l’argent. Elle me dit qu’elle s’était querellée avec son père, et qu’elle voulait vivre loin de toutes les personnes qu’elle avait connues. Elle avait beaucoup souffert, et désirait éviter de nouveaux chagrins. Comment, en pareil cas, lui demander une recommandation, surtout en la voyant si convenable pour l’emploi. Vous savez, Tonks, que Lucy Graham était tout à fait comme il faut, et c’est mal à vous de trouver mauvais que je l’aie reçue chez moi sans renseignements.

— Quand on veut avoir des favorites, on s’expose à être trompée par elles, répondit miss Tonks d’un ton glacée et sans se préoccuper des paroles de mistress Vincent.

— Elle n’a jamais été ma favorite, Tonks. Vous êtes une jalouse. Ai-je jamais dit qu’elle m’était aussi utile que vous ?

— Non. Elle n’était pas une utilité, elle était un ornement à montrer aux visiteurs ; elle faisait bonne figure au piano du salon.

— Alors vous ne pouvez me renseigner sur les antécédents de miss Graham ? » demanda Robert interrogeant de l’œil les deux femmes.

Il voyait clairement que miss Tonks avait porté envie à miss Graham, — et que sa rancune ne s’était pas calmée avec le temps.

« Si cette femme sait quelque chose de préjudiciable à lady Audley, elle me le dira, songeait-il ; oui, elle me le dira d’elle-même. »

Mais miss Tonks ne paraissait pas savoir grand’chose. Elle avouait que miss Graham s’était posée plusieurs fois en victime, en disant qu’elle avait souffert par la faute d’autrui et qu’elle avait été réduite à la misère. Mais ces renseignements se bornaient là, et bien qu’elle les utilisât de son mieux, Robert s’aperçut promptement qu’il n’en retirerait pas grand’chose.

« Je n’ai plus qu’une question à vous faire, ajouta-t-il. Miss Graham n’a-t-elle rien oublié chez vous lorsqu’elle a quitté votre établissement, un chiffon, une parure, n’importe quoi ?

— Rien que je sache, dit mistress Vincent.

— Pardon, madame, s’écria miss Tonks, elle a laissé un carton qui est en haut chez moi ; il renferme un de mes vieux chapeaux. Voulez-vous le voir, monsieur ?

— Si cela ne vous dérange pas d’aller le chercher, je le verrai avec plaisir.

— J’y cours ; il n’est pas bien gros. »

Avant que M. Audley l’eût remerciée, miss Tonks était sortie de l’appartement.

« Comme les femmes sont sans pitié les unes pour les autres, se disait Robert en l’absence de l’institutrice. Miss Tonks devine très-bien que mes questions cachent un danger quelconque. Elle flaire le malheur qui menace son ancienne compagne, et elle m’aide de tout son pouvoir. Qu’est-ce donc qu’un monde où les femmes conduisent tout à notre place ? Helen Maldon, lady Audley, Clara Talboys, et maintenant miss Tonks, — rien que des femmes depuis le commencement jusqu’à la fin. »

Miss Tonks rentra pendant que Robert méditait sur l’infamie de ses pareilles. Elle apportait un carton à chapeau tout démantibulé, et elle le soumit à l’inspection de Robert.

M. Audley s’agenouilla pour examiner les imprimés du chemin de fer et les adresses collées sur le carton. Évidemment il avait couru les chemins de fer et longtemps voyagé, ce carton. Plusieurs adresses avaient été déchirées, mais il en restait des fragments, et sur un bout de papier jaune, Robert lut ces lettres : TURI.

« Ce carton a été en Italie, pensa-t-il. Voilà les quatre premières lettres du mot Turin sur un imprimé étranger. »

La seule adresse qui n’avait pas été effacée ou déchirée était la dernière ; elle portait le nom de miss Graham se rendant à Londres. En regardant attentivement cette adresse, Robert s’aperçut qu’elle était collée par-dessus une autre.

« Voulez-vous avoir l’obligeance de me faire apporter un peu d’eau et une éponge ? dit-il à mistress Vincent. Je veux enlever l’adresse du dessus. Croyez bien que j’ai le droit d’agir de la sorte. »

Miss Tonks s’empressa d’aller chercher un verre d’eau et une éponge.

« Faut-il enlever l’adresse ? dit-elle.

— Non, merci, répondit Robert froidement, je le ferai moi-même. »

Il mouilla soigneusement le papier pour décoller les bords, et après deux ou trois tentatives infructueuses, il réussit à l’enlever sans déchirer l’adresse du dessous.

Miss Tonks ne put parvenir à lire cette adresse par dessus l’épaule de Robert, malgré toute l’habileté qu’elle déploya dans ce but.

M. Audley recommença l’opération pour l’adresse inférieure, la détacha du carton, et la glissa soigneusement entre deux feuilles blanches de son portefeuille.

« Il est inutile que je vous dérange plus longtemps, mesdames, dit-il quand il eut fini. Je vous suis très-obligé des renseignements que vous m’avez fournis, et j’ai l’honneur de vous saluer. »

Mistress Vincent sourit, salua, et murmura quelques paroles polies sur le plaisir que lui avait procuré la visite de M. Audley. Miss Tonks, plus rusée, remarqua avec étonnement le changement visible qui s’était opéré sur la figure du jeune homme depuis qu’il avait détaché la dernière adresse.

Robert s’éloigna lentement d’Acacia Cottage.

« Si ce que j’ai trouvé aujourd’hui n’est pas une preuve pour un jury, se dit-il, cela suffira certainement pour prouver à mon oncle qu’il a épousé une femme rusée et méprisable. »