Le Secret du cocu à roulettes/08

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La Feuille populaire (p. 34-37).

UN COUP DE THÉÂTRE



La nuit tombait, lorsque le détective, toujours déguisé en cul-de-jatte, s’arrêta devant l’hôtel de l’avenue Victor Hugo.

Lautrec ne s’était tracé aucun plan de campagne, il allait à l’aventure, vers l’inconnu, vers le mystère, ne sachant ce que lui réservait le hasard. Mais, prévoyant, comme toujours, il avait pris toutes ses précautions et était armé. Une heure avant, il avait appris que la comtesse était considérée comme une femme fort charitable et qu’elle recevait parfois chez elle des culs-de-jatte, à qui elle faisait largement l’aumône.

Lautrec contemplait la sonnette que, en bon invalide convaincu, il ne pouvait atteindre. Il comptait avoir recours à l’obligeance d’un passant pour lui venir en aide et il attendait… lorsque la porte cochère s’ouvrit.

Un laquais apparut sur le seuil.

— Madame la comtesse… commençait Lautrec.

— Oui, fit le laquais, comme s’adressant à une vieille connaissance, Madame la comtesse est dans son boudoir.

Le domestique referma la porte et, d’un signe, il engagea le faux cul-de-jatte à le suivre.

C’était, dans ce somptueux vestibule de marbre, un bruit bizarre que celui que faisaient les roulettes grinçantes du chariot ; mais le laquais ne semblait pas s’en offusquer, ni en rire. Il était sans doute accoutumé aux caprices de Madame la Comtesse. Il poussa même la mansuétude jusqu’à aider l’infirme à pénétrer dans un boudoir parfumé, puis il se retira. Deux minutes après, la comtesse de Riva faisait son apparition. C’était une femme d’une grande beauté, aux traits réguliers, au teint de rose qu’avivait la flamme enchanteresse de deux yeux couleur d’onde. Elle était vêtue d’une robe de dentelles qui moulait exquisement ses formes gracieuses.

Le boudoir était plongé dans la pénombre. Dès l’entrée cependant, elle aperçut le cul-de-jatte et alla à lui, en disant :

— Quelle imprudence, César ! Pourquoi prendre encore ce déguisement qui, d’un jour à l’autre, peut vous compromettre ?…

Lautrec dut se faire violence pour étouffer le cri de triomphe qui lui montait aux lèvres. Du premier coup, la comtesse venait de déchirer un morceau du voile Impénétrable qui enveloppait l’étrange affaire du Cocu à roulettes. César ! s’était-elle écriée… César, c’était le prénom de son mari. « Pourquoi encore ce déguisement ? » C’était donc le comte de Riva qui prenait la forme du cul-de-jatte ! Mais il fallait que le détective répondît ! — Et parler, sans pouvoir imiter la voix inconnue du comte, c’était se démasquer…

Lautrec employa un subterfuge. Sans mot dire, il tira d’une de ses poches le billet reçu le matin et le tendit à son interlocutrice. Celle-ci le prit et le parcourut du regard :

— Mais, remarqua-t-elle, c’est le billet que j’avais confié à Jérôme, il y a quelque temps déjà, et qu’il n’aura pu, sans doute, vous remettre le jour même. Je n’ai plus revu mon frère depuis… Il s’agissait de l’affaire dont je vous ai entretenu jeudi. Et vous, avez-vous du nouveau ?

Lautrec se taisait, attendant quelques mots encore, les derniers mots révélateurs que pût encore prononcer la comtesse avant qu’il ne fût démasqué. Mais la jeune femme attendait et elle n’ajouta qu’une phrase :

— Mais parlez donc… je vous écoute. À ce moment un coup de sonnette retentit. On allait peut-être venir. Il fallait brusquer tout.

« Le sort en soit jeté ! » pensa Lautrec. Il se dressa et, repoussant du pied le chariot qu’il occupait quelques instants auparavant il se dirigea, le revolver braqué sur la comtesse. Celle-ci poussa un cri d’effroi.

— Pas un mot, madame, dit Lautrec d’une voix calme. Je suis de la police. Vous allez me révéler à l’instant ce qui se passe ici.

La comtesse reculait, interdite, effrayée, devant le canon menaçant du revolver.

Puis, tout à coup, elle poussa un soupir de soulagement : une tenture du boudoir venait de s’ouvrir. Sur le seuil se dressait, immobile, dans la pénombre, un homme à l’attitude hautaine, la taille sanglée dans une redingote impeccable, le visage au teint mat barré d’une fine moustache noire, la lèvre dédaigneuse.

Lautrec porta son regard vers l’inconnu : celui-ci le fixait d’un regard de feu, sans se départir d’un calme qui ne manquait pas de grandeur.

La comtesse avait étendu les mains vers lui dans un geste d’imploration, en s’écriant :

— À moi, César !

Sans mot dire, le nouvel arrivant fit un geste qui n’échappa point au détective.

Les deux hommes se défiaient du regard, dans un duel muet dont on ne pouvait prévoir l’issue. Puis, brusquement, presque automatiquement, leurs bras s’élevèrent en même temps, leurs révolvers se menacèrent.

Deux éclairs jaillirent, suivis d’une seule détonation.

Lautrec s’effondra sur le parquet.

L’inconnu fit un signe à la comtesse. Celle-ci sortit, devant lui. Puis, les portes du boudoir furent fermées à l’extérieur.

À ce moment, une pendule sonna :

Il était huit heures du soir.

Et c’était le 13 septembre.