Le Sens commun/De l’origine & de l’objet du Gouvernement

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Traduction par F. Lanthenas.
R. Vatar fils (p. 165-173).

De l’origine & de l’objet du Gouvernement, considéré en général. — Remarques sur la Constitution Anglaise.


Quelques écrivains ont tellement confondu le gouvernement avec la société, qu’ils n’ont laissé entre ces deux objets qu’une nuance très-foible, ou tout-à-fait nulle, tandis qu’ils diffèrent beaucoup, non-seulement par leur nature, mais encore par leur origine. La société est le résultat de nos besoins ; le gouvernement est celui de notre perversité. La première effectue notre bonheur d’une manière positive, en réunissant nos affections ; le second y contribue négativement, parce qu’il réprime nos vices. L’une encourage les communications mutuelles ; l’autre établit des distinctions. La première protège ; le second punit.

L’état social est un bien dans toutes les hypothèses. Le gouvernement, dans sa perfection même, n’est qu’un mal nécessaire ; dans son imperfection, c’est un mal insupportable ; car, lorsque, sous un gouvernement quelconque, nous souffrons, ou nous sommes exposés à souffrir les mêmes calamités, que nous aurions lieu d’attendre dans un pays où il n’y a point de gouvernement, nous sentons notre misère s’accroître, en songeant que nous-mêmes fournissons les moyens dont on se sert contre nous. Le gouvernement, comme la parure, indique la perte de l’innocence ; les palais des rois sont bâtis sur les ruines du jardin des délices. En effet, si les mouvemens de la conscience étoient clairs & uniformes, s’il étoit impossible de leur résister, tout autre législateur seroit inutile. Les choses n’étant point ainsi, l’homme sent qu’il est nécessaire de céder une partie de sa propriété pour s’assurer la jouissance du reste ; & cette résolution est le fruit de la même prudence qui, de deux maux, l’engage à choisir le moindre. Ainsi, la sûreté étant le véritable objet du gouvernement, il s’ensuit nécessairement que le mode de gouvernement, préférable à tout autre, est celui qui nous la garantit avec le moins de frais & le plus davantage.

Pour avoir une idée juste & lumineuse de l’objet du gouvernement, supposons un petit nombre d’hommes établis dans un coin isolé de la terre, sans aucune relation avec le reste de leurs semblables, nous aurons l’image précise de la situation primitive des peuples. Dans cet état de liberté naturelle, les premières pensées se tourneront vers la société ; mille motifs leur feront prendre cette direction. La force de l’homme est si peu proportionnée à ses besoins, la nature l’a si peu fait pour une solitude continuelle, qu’il est bientôt forcé d’avoir recours à l’appui d’un autre qui, à son tour, implore le sien. Quatre ou cinq individus réunis pourront élever dans un désert une habitation supportable, tandis que, seul, un homme travailleroit toute sa vie sans rien finir. Il a coupé le bois dont il a besoin, mais il ne peut le changer de place ; s’il est venu à bout de le transporter, il ne peut le faire tenir debout ; & pendant qu’il est ainsi occupé, la faim le tourmente, une multitude de besoins différens l’appellent chacun de leur côté. La maladie, même un léger revers sont pour lui des accidens mortels. Car l’un ou l’autre, dussent-ils ne pas le conduire au tombeau, le mettroient hors d’état de trouver sa subsistance, & le réduiroient à une situation, où l’on pourrait dire de lui qu’il s’éteint plutôt qu’il ne meurt.

Ainsi la nécessité, irrésistible comme la loi de la gravitation, formerait bientôt en société notre peuplade ; & les douceurs mutuelles de cet état compenseroient avec usure les obligations des lois & du gouvernement, tant que la justice présideroit à l’accord de ses membres. Mais comme, excepté le ciel, rien n’est à l’abri des atteintes du vice, par une indispensable fatalité, ils se relâcheroient de leur attachement primitif, à mesure qu’ils surmonteroient les premières difficultés du changement de séjour, difficultés qui les auroient unis dans l’origine. De-là le besoin urgent d’établir une forme de gouvernement qui supplée au défaut des vertus morales.

Un arbre touffu leur présente un emplacement convenable pour une salle publique ; & sous ses branches toute la colonie s’assemble afin de délibérer sur les affaires générales. Il est plus que probable que ses premières loix n’auront d’autre titre que celui de réglemens, & que la mésestime générale sera l’unique châtiment de quiconque osera les enfreindre. Chacun aura naturellement droit de séance dans ce premier parlement.

Mais la colonie s’accroît, les affaires croissent en proportion ; les membres de l’état sont plus disséminés, & l’éloignement de plusieurs ne leur permet pas de se réunir à tout propos comme au temps où leur nombre étoit peu considérable, où leurs habitations se touchoient, où les affaires n’étoient ni importantes ni multipliées. On s’apperçoit qu’il est avantageux de laisser le pouvoir législatif entre les mains d’un certain nombre de représentans choisis dans le sein de la communauté ; on leur suppose les mêmes intérêts qu’à leurs commettans ; & l’on se flatte qu’ils agiront comme ceux-ci pourroient agir s’ils étoient tous présens. Cependant la colonie continue de s’accroître ; il devient nécessaire d’augmenter le nombre des représentans, &, pour qu’ils fassent une égale attention aux intérêts de chaque portion de la colonie, on juge à propos de la partager en un certain nombre de divisions, dont chacune envoie à l’assemblée générale un nombre de représentans proportionné à son étendue. De peur que ceux-ci ne séparent leurs intérêts de ceux qui les choisissent, la prudence fait sentir la nécessité des élections fréquentes, parce que les personnes élues, retournant, dans un court espace, se confondre avec la masse des électeurs, ceux-ci ont pour garant de leur fidélité au vœu général, la crainte où ils seront de donner des armes contre eux-mêmes ; &, comme ces changemens réitérés établiront un même intérêt dans chaque partie de la communauté, il en résultera qu’elles se prêteront sans effort un secours mutuel, résultat fondamental, d’où dépend la force du gouvernement & le bonheur de ceux qui sont gouvernés, ce qu’on attendoit en vain du titre insignifiant de roi.

Voilà donc l’origine & les progrès du gouvernement. C’est un supplément nécessaire à l’insuffisance de la morale. Voilà aussi son but ; savoir, la liberté & la sûreté. Et, de quelque splendeur que nos yeux soient éblouis, de quelques mots sonores que nos oreilles soient chatouillés ; quelque préjugé qui égare nos desirs, quelqu’intérêt qui obscurcisse notre jugement, la simple voix de la nature & de la raison proclamera la justice de ces apperçus.

L’idée que je me fais du gouvernement est puisée dans un principe que la nature a consacré, & contre lequel échoue l’art des sophistes. C’est que plus une chose est simple, moins elle est sujette à se désorganiser, plus elle se répare aisément lorsqu’elle en a besoin. Les yeux fixés sur cet axiome ; je vais hasarder quelques remarques sur la constitution si vantée de la grande-bretagne. J’avoue que c’étoit une noble entreprise pour les siècles de ténèbres & d’esclavage où elle fut formée. Quand l’univers étoit courbe sous le joug de la tyrannie, il y avoit une audace généreuse à diminuer quelque peu son autorité. Mais il est aisé de démontrer que cette constitution est imparfaite, exposée à des convulsions terribles, & incapable de tenir ce qu’elle semble promettre.

Les gouvernemens absolus, quoiqu’ils soient l’opprobre de la nature humaine, ont au moins l’avantage de la simplicité. Si le peuple souffre, il sait d’où vient son infortune ; il en connoît aussi le remède, & n’a point devant lui, pour s’égarer, un dédale effrayant de causes toujours actives, & d’améliorations toujours illusoires. Mais la constitution anglaise est si excessivement compliquée, que la nation peut souffrir pendant une longue suite d’années, sans être à portée de découvrir où gît le mal. Ceux-ci prétendent le voir dans telle partie de la constitution, ceux-là dans telle autre ; & autant il se rencontre de médecins politiques, autant de divers antidotes nous sont présentés.

Je sais qu’il est difficile de vaincre des préjugés locaux ou enracinés depuis long-temps. Si toutefois nous osons nous permettre d’examiner la constitution anglaise dans ses parties intégrantes, nous n’y verrons que les méprisables restes de deux tyrannies anciennes, récemment combinés avec quelques matériaux de républicanisme.

Elle offre, en premier lieu, les restes de la tyrannie monarchique dans la personne du roi.

Secondement, les restes de la tyrannie aristocratique dans la personne des pairs.

Troisiémement, les matériaux modernes du républicanisme dans les membres des communes, sur la vertu desquels repose la liberté de l’Angleterre.

De ces trois pouvoirs, les deux premiers, à titre d’héréditaires, sont indépendans du peuple. Ainsi, dans le sens constitutionnel, ils ne contribuent en rien à la liberté de l’état.

Dire que la constitution anglaise est l’union de trois pouvoirs qui se font réciproquement obstacle, est dire une absurdité. Ou ce propos est insignifiant, ou il ne présente que des idées contradictoires.

En disant que les communes répriment l’autorité royale, on présuppose d’abord qu’il ne faut rien confier au roi, sans avoir l’œil sur ses actions, ou, en d’autres termes, que le desir du pouvoir absolu est un mal nécessairement attaché à la monarchie ; 2.o que les communes étant chargées de ce soin, sont ou plus sages, ou plus dignes de confiance que le premier magistrat.

Mais comme la même constitution qui donne aux communes le pouvoir de réprimer l’autorité royale en lui refusant les subsides, donne au roi le pouvoir d’arrêter l’action des communes, en lui donnant celui de rejeter leurs autres bills, elle suppose en même-temps que le roi est plus sage que ceux qu’elle a supposés plus sages que lui : or, n’est-ce pas là une véritable absurdité ?

Il y a quelque chose de singulièrement ridicule dans la composition de la monarchie ; elle commence par ôter à un homme les moyens de s’instruire, & cependant elle l’autorise à agir dans des circonstances où il faut toute la maturité du jugement. L’état d’un roi, le séquestre du monde, & cependant les fonctions d’un roi exigent qu’il le connoisse à fond ; d’où je conclus que les diverses parties de ce tout mal ordonné ne cessant de se contrarier & de s’entre détruire, prouvent qu’il est aussi extravagant qu’inutile.

Des auteurs ont ainsi développé la constitution anglaise. Le roi, disent-ils, est un pouvoir, le peuple en est un autre : la chambre des pairs est établie pour venir au secours du roi ; les communes pour venir au secours du peuple. Mais cette définition présente tous les disparates d’une assemblée où règne la discorde ; les expressions ont beau séduire par leur arrangement, à l’examen elles paraissent oiseuses & ambiguës. Dans quelque matière que ce puisse être, les mots arrangés avec toute l’exactitude dont leur construction est susceptible, si on les applique à la description d’une chose impossible, ou trop difficile à saisir pour se prêter à la définition, seront purement des mots sans idée, & quoiqu’ils amusent l’oreille, ils n’apprendront rien à l’esprit. Ici la prétendue explication que je viens de rapporter embrasse, sans le résoudre, un premier problème. D’où le monarque tient-il une autorité à laquelle le peuple n’ose avoir confiance, & qu’il est toujours obligé de réprimer ? Un peuple sage n’a pu faire un pareil don, & tout pouvoir qui a besoin d’être réprimé, ne sauroit venir de dieu. Cependant les mesures préservatives qui entrent dans la constitution, supposent l’existence d’un pouvoir de ce genre.

Mais ces préservatifs sont trop foibles pour leur destination ; les moyens sont hors d’état de répondre à la fin proposée, & tout cet échafaudage tombe de lui-même. Comme un poids plus fort entraîne toujours un moindre poids, & comme toutes les roues d’une machine sont mises en mouvement par une seule, tout ce qu’il reste à savoir, c’est quel est dans la constitution le pouvoir qui a le plus d’influence, car c’est lui qui gouvernera, & quoique les autres ou quelques-unes de leurs parties embarrassent, ou, comme on dit, répriment la rapidité de son mouvement, aussi long-temps qu’ils ne peuvent l’arrêter, leurs efforts sont infructueux : le ressort principal aura enfin le dessus, & le temps le dédommagera de ce qu’il aura perdu quant à la célérité.

Il n’est pas besoin d’énoncer que la couronne est, dans la constitution anglaise, ce pouvoir prédominant ; un autre fait qui saute aux yeux, c’est que tout son ascendant lui vient de la distribution des pensions & des places. Ainsi, quoique nous ayons eu la prudence de fermer une porte à la monarchie absolue, nous avons eu en même-temps la simplicité d’en donner la clef au pouvoir exécutif.

L’orgueil national a autant ou même plus de part que la raison au préjugé des anglais en faveur de leur gouvernement, composé de rois, de lords & de communes. Véritablement la sûreté individuelle existe en angleterre plus que dans quelques autres pays ; mais la volonté royale y forme la loi tout comme en france[1]. La seule différence, c’est qu’au lieu de sortir directement de sa bouche, elle est transmise au peuple sous la forme plus imposante d’un acte du parlement. Le sort de charles premier a rendu les rois plus rusés, mais il ne les a pas rendus plus justes.

Laissant donc de côté tout orgueil national & tout préjugé en faveur des modes & des formes, il est de vérité constante que, si la couronne n’est pas oppressive comme en turquie, nous sommes redevables de cet avantage à la constitution du peuple, & non à celle du gouvernement.

À l’époque où nous sommes, il est infiniment nécessaire de rechercher les erreurs constitutionnelles du mode de gouvernement adopté par l’angleterre. En effet, de même que nous ne sommes jamais dans une position convenable pour rendre justice à autrui, tandis qu’une partialité dominante influe sur notre jugement, nous ne saurions nous la rendre à nous-mêmes, tant qu’un préjugé opiniâtre nous tient enchaînés ; & comme l’amant d’une prostituée n’est pas capable de choisir ou de juger une honnête femme, ainsi toute prévention en faveur d’une constitution vicieuse nous ôte la faculté d’en distinguer une bonne.


  1. M. payne écrivoit ceci long-temps avant notre glorieuse révolution. Note du trad.