Le Sens commun/De la monarchie & de l’hérédité de la couronne

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Traduction par F. Lanthenas.
R. Vatar fils (p. 173-186).


De la monarchie & de l’hérédité de la couronne.


Les hommes étant originairement égaux dans l’ordre de la création, cette égalité n’a pu être détruite que par des circonstances subséquentes. On peut, à beaucoup d’égards, mettre de ce nombre la distinction que dûrent établir les richesses & la pauvreté, & cela sans avoir recours aux termes durs & mal sonnans d’oppression & d’avarice. L’oppression est souvent la conséquence des richesses ; elle n’en est jamais ou presque jamais la source ; &, quoique l’avarice empêche un homme de tomber dans l’excès de l’indigence, elle lui inspire en général trop de timidité pour qu’il devienne opulent.

Mais il existe une autre distinction d’un ordre bien plus relevé, à laquelle on ne sauroit assigner de raison ni vraiment tirée de la nature, ni déduite de la religion, c’est la distinction des hommes en rois & en sujets. Les sexes sont la distinction établie par la nature ; le ciel nous différentie par nos penchans bons ou mauvais ; mais comment une race d’hommes est-elle venue dans le monde avec une supériorité si éminente sur le reste de ses semblables, & pour former une espèce nouvelle ? Ce problême est digne de notre attention ; il ne l’est pas moins d’examiner si ces êtres privilégiés contribuent à l’infortune ou à la félicité du genre humain.

Dans les premiers âges du monde, suivant la chronologie de l’écriture, il n’y avoit point de rois. Il s’ensuivoit naturellement qu’il n’y avoit point de guerres. C’est l’orgueil des rois qui sème ici bas la discorde. La hollande, exempte de rois, a joui de plus de tranquillité dans ce siècle, qu’aucun des gouvernemens monarchiques de l’europe[1]. L’histoire de l’antiquité dépose en faveur de cette observation ; car la vie tranquille & champêtre des premiers patriarches offre une image de bonheur, qui s’évanouit lorsque nous passons aux annales des rois juifs.

Les payens furent les premiers qui introduisirent dans le monde le gouvernement monarchique, & les enfans d’israël le copièrent en ceci. Ce fut l’imagination la plus heureuse que l’ennemi du genre humain pût concevoir pour seconder les progrès de l’idolâtrie. Les payens rendoient les honneurs divins à leurs rois expirés, & l’univers chrétien a renchéri sur cette belle idée, en faisant la même chose pour ses rois vivans. Quelle impiété révoltante que d’appliquer le titre de sacrée majesté à un vermisseau qui rampe dans la poussière au milieu de sa splendeur.

Comme il est impossible de justifier, d’après le droit naturel, dont l’égalité est la base, l’élévation d’un homme si fort au-dessus des autres hommes, il ne l’est pas moins de la défendre par l’autorité de l’écriture. Car la volonté du tout-puissant, déclarée par l’organe du prophète Samuel & de Gédéon, est expressément contraire au gouvernement des rois. Tous les passages anti-monarchiques de la bible ont été commentés avec adresse dans les monarchies, mais incontestablement ils méritent de fixer l’attention des pays dont le gouvernement n’est pas encore formé. Rend à César ce qui est à César, est la doctrine adoptée par les cours ; cependant elle ne prête aucun appui au gouvernement monarchique ; car, au tems où ces paroles furent prononcées, les juifs n’avoient point de roi ; ils étoient en quelque sorte vassaux des romains.

Depuis la date de la création, suivant Moyse, près de trois mille ans s’écoulèrent avant que toute la nation des juifs, égarée par un même vertige, demandât un roi. Jusqu’alors la forme de son gouvernement, excepté dans les cas extraordinaires où le tout-puissant se montroit, avoit été une espèce de république administrée par un juge & les vieillards des tributs. Elle n’avoit point de rois, & c’étoit pécher que de donner ce titre à qui que ce fût, hormis au dieu des armées. Et lorsqu’on réfléchit sérieusement à l’hommage idolâtre qu’on rend à la personne des rois, on n’est pas surpris que le tout-puissant, toujours jaloux de sa gloire, désapprouvât un mode de gouvernement qui usurpe avec tant d’impiété la prérogative du ciel.

La monarchie est rangée dans l’écriture parmi les péchés des juifs, pour lesquels un grand châtiment leur est réservé. L’histoire de cet égarement mérite une attention sérieuse.

Les enfans d’Israël étant opprimés par les madianites, Gédéon marcha contre ces ennemis, à la tête d’une petite armée, & graces à la céleste entremise, la victoire se déclara en sa faveur. Les juifs enflés de leur succès, & l’attribuant aux mérites de gédéon, lui proposèrent de le choisir pour roi, en lui disant : « Gouverne-nous, toi & ton fils, & les fils de ton fils. » Jamais tentation ne fut plus attrayante. Il ne s’agissoit pas seulement d’un royaume, mais d’un royaume héréditaire. Mais le pieux gédéon répondit : « Je ne vous gouvernerai point, mon fils ne vous gouvernera point non plus, dieu seul vous gouvernera. » C’étoit parler d’une manière assez précise. Gédéon ne refuse pas l’honneur qu’on lui offre ; il se contente de nier le droit qu’avoient ses compatriotes de le lui offrir. Il ne cherche pas non plus à les flatter par des remerciemens affectés ; prenant le langage positif d’un prophète, il les accuse d’ingratitude envers leur vrai souverain, le roi du ciel.

Environ cent trente ans après, ils tombèrent encore dans la même faute. Il est singulièrement difficile d’expliquer le penchant qu’ils avoient pour les coutumes des idolâtres ; quoi qu’il en soit, profitant de la mauvaise conduite des deux fils de Samuel, qui étoient chargés de quelques soins temporels, ils allèrent, sans préparation & en poussant des cris, trouver ce prophète, & lui dire : « Regarde, te voilà vieux, & tes fils ne suivent point ton exemple. Donne-nous un roi pour nous juger, comme en ont les autres peuples. » (Ici je ne peux m’empêcher d’observer que leurs motifs étoient repréhensibles ; ils vouloient être comme les autres nations ; c’est-à-dire, comme les payens, tandis que leur véritable gloire consistoit à leur ressembler le moins qu’il étoit possible.) Mais Samuel fut choqué de les entendre dire : « Donne nous un roi pour nous juger. » Il pria le seigneur, & le seigneur lui dit : « Écoute la voix du peuple dans tout ce qu’il t’adresse ; car il ne t’a pas rejeté, il n’a rejeté que moi en ne voulant pas que je règne sur lui. Conformément à tout ce qu’ils ont fait depuis que je les ai tirés de l’égypte, jusqu’à ce jour, de même qu’ils m’ont abandonné, & qu’ils ont servi d’autres dieux, ainsi font-ils à ton égard. C’est pourquoi écoute-les, proteste solemnellement contre leur résolution, & montre-leur la manière d’agir du roi qui les gouvernera, (c’est-à-dire, non de tel ou tel roi, mais en général de tous les rois des pays qu’israël étoit si emppressé de copier. Et, nonobstant la différence énorme des temps & des usages, la peinture qu’en fit samuel est encore ressemblante.) Samuel rapporta les paroles du seigneur au peuple qui lui demandoit un roi, & il lui dit : « Telle sera la manière d’agir du roi qui vous gouvernera ; il prendra vos fils, & les attachera à son service personnel, à la conduite de ses chars ; il en fera ses cavaliers, & quelques-uns d’entre eux courront devant lui. (Tableau tout-à-fait analogue à la méthode actuelle de la presse.) Il les nommera capitaines de mille & de cinquante hommes ; il leur fera cultiver ses terres, cueillir sa moisson, fabriquer ses machines de guerre, & ce qui entre dans la composition de ses chars, & il prendra vos filles pour apprêter ses desserts, sa cuisine, & son pain. (Ce passage montre le luxe & la vanité des rois aussi bien que leur tyrannie) & il s’emparera de vos plus beaux vergers & de vos meilleurs plants d’oliviers, pour les donner à ses serviteurs, & il prendra la dîme de vos semences & de vos vignes, & les donnera à ses officiers & à ses serviteurs (ceci nous montre qu’une prodigalité intéressée, la corruption & le goût pour les favoris sont les vices permanens des rois) & il prendra le dixième de vos serviteurs & de vos servantes, & vos jeunes gens les plus utiles & vos ânes pour faire son ouvrage, & il prendra la dîme de votre bétail, & vous serez ses valets ; & alors vous gémirez à l’occasion du roi que vous aurez choisi, & le seigneur fermera l’oreille à vos gémissemens. »

Ces dernières paroles ont trait à la continuation de la monarchie, & le peu de bons rois qui sont venus depuis n’ont ni sanctifié ce titre, ni effacé leur péché originel. Les grands éloges donnés à David ne lui sont point officiellement donnés comme à un roi, mais seulement comme à un homme selon le cœur de dieu. Néanmoins le peuple refusa d’obéir à la voix de Samuel, & il lui dit : « Nous voulons avoir un roi, pour ressembler à toutes les nations, pour que notre roi nous juge, marche à notre tête, & combatte avec nous ! » Samuel continua de les raisonner, mais ce fut inutilement. Il leur représenta leur ingratitude ; tout ce qu’il put leur dire ne servit de rien ; & les voyant donner tête baissée dans leur égarement, il s’écria : « J’irai trouver le seigneur, & il enverra le tonnerre & la pluie, (ces fléaux étoient une punition à cette époque ; on étoit au moment de la récolte du froment) pour que vous voyiez l’énormité du crime que vous avez commis à la face du seigneur, en vous choisissant un roi. Samuel appella en effet le seigneur, & le seigneur envoya du tonnerre & de la pluie ; & tout le peuple trembla devant le seigneur & devant Samuel, & tout le peuple dit à Samuel : « Prie pour tes serviteurs le seigneur ton dieu, qu’il ne nous fasse pas mourir, car nous avons ajouté à nos péchés celui de demander un roi ». Ces textes de la bible sont directs & précis ; ils ne sont susceptibles d’aucune interprétation équivoque, où l’écriture n’est qu’un tissu de faussetés : or, il est certain que le tout-puissant a dans ces passages formellement protesté contre le gouvernement monarchique ; & l’on a grande raison de croire que l’adresse des rois a autant contribué que celle des prêtres à dérober au public, dans les pays soumis au papisme, la connoissance de l’écriture sainte ; car dans toutes les circonstances, la monarchie est au gouvernement ce que le papisme est à la religion.

Ce n’étoit pas assez des maux de la monarchie ; nous y avons ajouté ceux de l’hérédité des couronnes ; & de même que la première est une dégradation de l’espèce humaine, la seconde, revendiquée à titre de droit, est une insulte & un mensonge faits à la postérité ; car tous les hommes étant originairement égaux, aucun d’eux ne sauroit tenir de sa naissance le droit d’assurer à ses descendans une préférence éternelle sur tous leurs semblables ; & supposé qu’un individu mérite de la part de ses contemporains quelques honneurs, renfermés dans les bornes de la décence, il peut se faire que ses descendans soient trop méprisables pour qu’ils leur soient transmis. L’une des plus fortes preuves que nous fournisse la nature, de l’absurdité du droit héréditaire de régner sur les hommes, c’est qu’elle le désapprouve ; autrement elle ne s’en feroit pas si souvent un jeu, en donnant aux états un âne à la place d’un lyon.

Secondement, ainsi que personne ne pouvoit dans le principe posséder d’autres honneurs que ceux qui lui étoient décernés, leurs dispensateurs n’avoient aucun titre pour disposer du droit de la postérité ; &, quoiqu’il leur fût permis de dire : « Nous vous choisissons pour notre chef », ils ne pouvoient ajouter, sans se rendre coupables d’une injustice manifeste envers leurs descendans : « Vos enfans & vos petits-enfans régneront sur nous à jamais », parce qu’une transaction aussi extravagante, aussi injuste, aussi contraire à la nature, pouvoit, à la prochaine hérédité, les soumettre au gouvernement d’un scélérat, d’un sot. Plusieurs sages, dans leurs opinions particulières, ont toujours traité avec mépris l’hérédité de la couronne. Cependant c’est un de ces maux qu’il n’est pas aisé de faire disparoitre, lorsqu’il est une fois établi. Un grand nombre se soumet par crainte, d’autre par superstition, & les plus puissans partagent avec le roi le pillage du reste.

En parlant ainsi, je suppose à la race actuelle des maîtres du monde une origine honorable, tandis qu’il est plus que probable que, s’il nous étoit donné de lever le voile ténébreux de l’antiquité & de les examiner à leur source, nous trouverions que le premier d’entr’eux ne valoit gueres mieux que le principal brigand d’une troupe effrénée, ont les mœurs sauvages ou la prééminence en fait de subtilité lui obtinrent le titre de chef parmi les voleurs ses camarades, & qui, en étendant son pouvoir & ses déprédations, força les hommes tranquilles & sans défense à acheter leur sûreté par des contributions fréquentes. Cependant ceux qui l’avoient élu ne pouvoient avoir l’idée de déférer à ses descendans un droit héréditaire, parce que cette abnégation perpétuelle d’eux-mêmes étoit incompatible avec les principes de liberté & d’indépendance dont ils faisoient profession. Par conséquent, dans les premiers âges où il s’éleva des monarchies, l’hérédité de la couronne ne put avoir lieu comme un droit légitime, mais seulement comme l’effet du hasard ou de la reconnoissance ; & comme les registres publics étoient alors extrêmement rares, où qu’il n’y en avoit point du tout, & que l’histoire ne subsistant que dans la tradition, étoit souillée de fables, rien ne fut plus aisé, après quelques générations, que d’imaginer un conte mêlé de superstition, accommodé aux circonstances, à l’exemple de Mahomet ; pour inculquer dans l’esprit du vulgaire la notion de ce prétendu droit. Peut-être les désordres apparens ou réels que l’on avoit à craindre lors de la mort d’un chef & pendant l’élection d’un nouveau, (car parmi des scélérats les élections ne pouvoient pas être fort paisibles) engagèrent d’abord plusieurs individus à favoriser les prétentions à l’hérédité ; d’où il résulta, comme il est arrivé depuis, que l’on finit par revendiquer comme un droit ce qui n’avoit d’abord eu lieu que pour éviter un inconvénient.

L’angleterre, depuis la conquête, a eu quelques bons rois, en très-petit nombre, mais elle a gémi sous une multitude de rois pervers : encore, à moins d’avoir perdu le sens, n’oseroit-on pas avancer que leur droit sous guillaume-le-conquérant ait été d’un genre fort honorable. Compter pour premier ancêtre le bâtard d’un seigneur français qui débarque à la tête d’une troupe de bandits armés, & qui se constitue roi d’angleterre contre la volonté des anglais, c’est avoir une origine bien pitoyable & bien avilissante. À coup sûr la divinité ne jouoit point là de rôle. Quoi qu’il en soit, il est inutile de perdre le tems à démontrer la folie du droit héréditaire. S’il y a des gens assez foibles pour y croire, qu’ils adorent indistinctement les lions & les ânes, & grand bien leur fasse ! Je ne copierai jamais leur humilité, non plus que je ne troublerai leur dévotion.

Cependant je serois curieux de leur demander comment ils supposent que les rois furent établis dans l’origine. Cette question n’est susceptible que de trois réponses, savoir ; par le sort, par la voie de l’élection, ou par usurpation. Si le premier roi dut sa place à la faveur du sort, voilà pour le second une autorité qui exclut l’hérédité de la couronne. Saûl fut tiré au sort, & pour cela le droit de succession n’eut pas lieu, & il ne paroît pas dans ce que nous lisons de cet événement, qu’on ait eu la moindre intention de l’établir. Si le premier roi de telle ou telle contrée fut élu, cela fit de même la planche pour son successeur ; car avancer que la première élection anéantit le droit de toutes les générations subséquentes, c’est professer une doctrine qui n’a pour penchant, soit dans l’écriture, soit chez les auteurs profanes, que celle du péché originel, où l’on suppose le libre arbitre de tous les hommes détruits dans la personne d’adam. Or, cette comparaison, la seule admissible, n’est rien moins qu’honorable à la cause de l’hérédité. En effet, comme tous les enfans d’adam péchèrent en lui, & comme tous les humains votèrent dans la personne des premiers électeurs ; comme, dans le premier cas, tous furent, au démon assujétis, & dans le second tous furent assujétis à la souveraineté ; comme adam sacrifia notre innocence, & les premiers électeurs l’autorité de chacun de nous, & comme ces deux hypothèses nous ôtent la faculté de recouvrer notre état & nos privilèges primitifs, il s’ensuit incontestablement que le péché originel & l’hérédité de la couronne sont absolument de niveau. Parité honteuse, connexion avilissante ! & toutefois le sophiste le plus adroit ne sauroit imaginer une comparaison plus juste.

Quant à l’usurpation, il ne se trouvera personne assez hardi pour la défendre ; or il est impossible de nier que guillaume-le-conquérant fût un usurpateur. Pour dire la vérité sans déguisement, l’antiquité de la monarchie anglaise ne soutient pas un examen approfondi.

Mais le danger de l’hérédité des trônes est pour le genre-humain d’une toute autre importance que l’absurdité de cette institution. Si elle nous garantissoit une race d’hommes bons & sages, elle auroit le sceau de l’autorité divine ; mais puisqu’elle prostitue indifféremment le sceptre aux mains de la folie, de la scélératesse & de l’imbécillité, elle tient de la nature de l’oppression. Des hommes qui se regardent comme nés pour régner, & qui regardent les autres comme nés pour obéir, ne tardent pas à devenir insolens. Séparés du reste de leurs semblables, ils sucent de bonne heure le poison de l’importance, & le monde où ils vivent diffère si essentiellement du monde où nous vivons tous, qu’ils ont bien rarement l’occasion de connoître ses véritables intérêts, & qu’au moment où ils prennent à titre de succession, les rênes du gouvernement, ils sont presque toujours les plus ignorans & les plus ineptes de ceux que renferment leurs états.

Un autre inconvénient de l’hérédité, c’est qu’elle expose le trône à être occupé par un mineur, quel que soit son âge, & que pendant toute cette minorité, un régent, à l’ombre du simulacre royal, a mille moyens de trahir le dépôt qui lui est confié, & qu’il en est sollicité par mille séductions. L’infortune des peuples est la même, lorsqu’un roi, usé par la mollesse & les infirmités, touche au dernier période de la foiblesse humaine. Dans ces deux cas, la nation est la proie de tout scélérat qui sait tirer parti des folies de l’enfance ou de la caducité.

Ce qu’on a jamais dit de plus plausible en faveur de l’hérédité de la couronne, c’est qu’elle préserve une nation des guerres civiles. Si cette proposition étoit juste, elle seroit digne de considération ; mais c’est la plus grande fausseté dont on ait jamais leurré le genre humain. D’un bout à l’autre, l’histoire d’angleterre la dément. Trente rois & deux mineurs ont régné sur cette terre de confusion depuis la conquête, & dans cet espace, en y comprenant la révolution, il n’y a pas eu moins de neuf guerres civiles, & dix-neuf rébellions. Ainsi au lieu de contribuer au maintien de la paix ; l’hérédité en est l’ennemie, & détruit la base même sur laquelle elle semble reposer.

Les querelles des maisons d’York & de Lancaster, pour la couronne, & pour le droit de succession, inondèrent la Grande-Bretagne de sang durant une longue suite d’années. Henri & Édouard se livrèrent douze batailles meurtrières, sans compter les escarmouches & les sièges ; deux fois Henri fut prisonnier d’édouard, qui le fut ensuite de Henri, &, tant le sort de la guerre est incertain, tant on doit peu compter sur l’humeur d’un peuple, quand les disputes de ses chefs n’ont pour objet que des intérêts qui leur sont personnels ! Henri fut conduit en triomphe du sein d’une prison dans un palais, & Édouard obligé de quitter son palais pour fuir chez l’étranger. Cependant, comme les nations ne persistent guère dans les changemens soudains, Henri, à son tour, fut renversé du trône, & l’on rappela Édouard pour le remplacer ; le parlement se rangeant toujours du côté du plus fort.

Cette querelle commença sous le règne de Henri VI, & n’étoit pas encore absolument terminée sous Henri VII, dans la personne de qui les deux familles étoient confondues, c’est-à-dire, qu’elle se prolongea durant un espace de soixante-sept ans ; savoir, depuis 1422 jusqu’en 1489.

En un mot, la monarchie & l’hérédité du trône ont couvert de sang & de cendres, non-seulement l’Angleterre, mais encore le monde entier. C’est une forme de gouvernement contre laquelle la parole de dieu s’élève en témoignage, & le meurtre doit l’accompagner.

Si nous examinons les fonctions des rois, nous trouverons que dans certains pays elles sont nulles, & qu’après avoir consumé leur existence sans plaisir pour eux mêmes, & sans avantage pour les nations qu’ils gouvernent, ils passent derrière le rideau, & laissent leurs successeurs imiter leur indolence. Dans les monarchies absolues, tout le poids des affaires civiles & militaires porte sur la personne du roi ; les enfans d’Israël, en demandant un roi, donnoient pour raison qu’il les jugeroit, qu’il marcheroit à leur tête, & qu’il combattroit leurs ennemis. Mais dans les pays où il n’est ni juge, ni général, on est embarassé de savoir quel est son emploi.

Plus un gouvernement approche de la forme républicaine, moins il offre d’occupation pour un roi. On ne laisse pas que d’être embarassé lorsqu’il sagit de trouver un nom pour le gouvernement de l’Angleterre : Sir William Meridith l’appelle une république ; mais dans son état actuel il est indigne de son nom, parce que le roi pouvant disposer de toutes les places a tellement, au moyen de son influence corruptrice, accaparé l’autorité toute entière, & détruit la vertu de la chambre des communes, seule partie républicaine de notre constitution, que le gouvernement d’Angleterre est, à peu de chose près, aussi monarchique que celui de la France ou de l’Espagne. Les hommes adoptent des noms sans les comprendre ; car c’est de la partie républicaine de leur constitution que les anglais tirent vanité & non de sa partie monarchique : ils se glorifient du droit de choisir dans leur sein une chambre des communes ; or, il est aisé de voir que l’on est esclave par-tout où la vertu républicaine cesse d’être en vigueur. Pourquoi la constitution de l’Angleterre est-elle maladive, si ce n’est parce que la monarchie a empoisonné la république, parce que la couronne s’est emparée des communes ?

Le roi d’Angleterre n’a presque d’autre fonction, pour ainsi dire, que de faire la guerre & de distribuer des places, ou à parler sans détour, qu’à nous appauvrir, & à faire de nous ce qu’il veut. Belle occupation, il faut l’avouer, pour qu’on alloue au personnage qui n’en a point d’autre, 800 mille livres sterling par an, & pour qu’on l’adore par-dessus le marché ! Un honnête homme est d’une toute autre importance dans la société & aux yeux de dieu, que tous les brigands couronnés qui ont jamais paru sur la terre.


  1. Cette tranquillité a été troublée depuis peu ; mais cela même confirme l’idée de m. payne. Les troubles intérieurs de la hollande sont venus par la faute des rois, & de ce qu’on avoit entrepris de lui en donner un. Note du trad.