Le Serment de Daalia/p1/ch05

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Éditions Jules Tallandier (p. 82-104).


CHAPITRE V

NICLAUSS, FLECK ET LISBETH CHANGENT LEURS BATTERIES


— Coréopsis !

À ce nom de fleur, gémi par Lisbeth, Fleck et Niclauss Gavrelotten sursautèrent.

— Voyons, Lisbeth, ma fille, du courage !

— Le courage, c’est l’œillet rouge, papa. Coréopsis, c’est la rivalité !

Et Lisbeth se prit à sangloter en répétant sur les tons les plus déchirants :

— Coréopsis ! Coréopsis !

Tous trois occupaient un pavillon, isolé au milieu du parc de l’habitation de François Gravelotte.

Par les larges baies ouvertes, pénétrait la senteur aromatique des bananiers, dont les lourds régimes (grappe de fruits) apparaissaient au dehors presque à portée de la main.

Et dans un fauteuil, accablée, anéantie, Lisbeth se désolait !

Ah ! elle ne songeait plus à sa fraîche toilette, composée, le matin, avec toutes les ressources de son art germanique, pour offrir un séduisant assemblage aux yeux de Niclauss : une robe de linon vert pomme, garnie de rubans orangés ; un petit paletot saute-en-barque crème avec des crevés rouges, un délicieux chapeau bleu, garni de glycines et de roses. Non, à présent, elle méprisait cet arc-en-ciel de toilette, et sans souci de se chiffonner, de déranger l’édifice de sa coiffure, elle s’abandonnait à un bruyant désespoir.

Et Fleck et Niclauss, reconnaissant que vraiment il y avait de quoi pleurer, demeuraient sans voix auprès de la blonde et multicolore désolée, ne trouvant pas une parole pour la consoler.

Aussi, la conjecture était grave.

Arrivés le matin même, les trois « complices » avaient été bouleversés par les confidences de François Gravelotte, de cet oncle François dont ils avaient cru si aisément se partager les dépouilles.

Très calme, très digne, le planteur leur avait annoncé, qu’après informations minutieuses, il avait acquis la certitude qu’Albin Gravelotte, incarcéré quinze jours plus tôt, avait bien réellement droit au nom qu’il portait, et était en vérité son neveu, au même titre que Niclauss.

Dès lors, il ne pourrait convenir à l’oncle François de laisser un de ses parents sur la paille humide des cachots.

Le digne millionnaire avait donc prié Fleck et Niclauss de retirer leur plainte et, séance tenante, de faire remettre les prisonniers en liberté.

Le moyen de résister à l’injonction d’un oncle dont on convoite l’héritage ?

Les Allemands s’étaient soumis.

Ils avaient couru chez les autorités, innocenté Albin et Morlaix et, maintenant, ils attendaient que, les formalités administratives de levée d’écrou étant terminées, les captifs se présentassent à la plantation.

Qu’allait-il se passer ?

À quelle résolution François s’arrêterait-il ?

Mystère !

Les choses mystérieuses sont toujours agaçantes, mais quand dix millions en dépendent ; elles peuvent paraître à bon droit tout à fait insupportables.

Voilà pourquoi Lisbeth larmoyait, pourquoi Niclauss grimaçait horriblement, tel un homme qui s’étrangle avec une arête, pourquoi Fleck transpirait comme un vase poreux, en se creusant vainement la cervelle pour trouver une issue à la situation.

Sa diplomatie étant en défaut, il était, lui, par ricochet, par effet réflexe, d’une humeur de dogue.

Et comme la triste Lisbeth pleurnichait :

— Tardifs regrets, symbolisés par la violette Brunelle !

Il riposta, avec aigreur :

— Tais-toi donc. Je ne m’entends pas penser.

— Oh ! papa, tu me rudoies.

— Tu me fais bouillir d’impatience.

Balsamine, susurra-t-elle d’un accent navré.

Cette fois, M. Fleck piétina. Il glapit :

— Assez de fleurs ! assez de fleurs !

Et secouant Niclauss, qui le considérait d’un air engourdi :

— Dites-lui donc que ses gémissements ne changeront rien. Ce qu’il faut, c’est prendre une résolution, c’est…

— Oh l’interrompit niaisement Niclauss, je prendrais toutes les résolutions que vous voudriez, si seulement vous m’en indiquiez une.

— Précisément, je cherche.

— Eh bien, continuez, mais ne me bousculez pas comme cela. Quand vous aurez déchiré la manche de mon veston, je ne crois pas que cela nous aide beaucoup à sortir de l’impasse où vous nous avez poussés.

Le visage de Fleck devint écarlate :

— C’est cela ? Accusez-moi ! C’est moi qui vous ai…

— Naturellement, c’est vous. Mademoiselle Lisbeth, je vous prends à témoin. N’est-ce pas votre père qui nous a entraînés dans cette sotte affaire ?

La blonde fille d’Allemagne fit trêve de ses larmes.

— Ce n’est pas mon père.

— Comment ? ce n’est pas lui ?

— Non, c’est mon timide sentiment qui est cause de tout ! Oh ! pourquoi n’ai-je pas caché ma tendre espérance de mariage ? Pourquoi ai-je présenté à papa le bouquet emblématique de bluets et de coltanias, timidité, sentiment ?

Niclauss tourna le dos, mâchonnant entre ses dents, rageur et hypocrite :

— Décidément, ce n’est pas une femme… c’est un vrai marché aux fleurs !

Et in petto, il se confia pour finir :

— Mais minute. Si les dix millions se volatilisent, je n’épouse pas.

Un mot interrompit ce soliloque.

Un mot qui s’était échappé, sifflant, rauquer quoique grec, des lèvres de l’agent d’affaires :

— Eurêka !

Les jeunes gens l’interrogèrent du regard. Il abaissa la tête pour affirmer et répéta :

— Eurêka !

— J’ai bien entendu, riposta Gavrelotten, mais je n’ai pas compris. Mes souvenirs historiques sont un peu confus. Je me souviens qu’un bonhomme du nom d’Archimède se mettait en chemise pour crier : « Eurêka ! » mais…

Haussant les épaules devant cette preuve d’ignorance du jeune homme, Fleck lui coupa la parole :

— Archimède criait : « Eurêka ! » parce qu’il avait trouvé.

— Trouvé quoi ?… Ah ! j’y suis, un pantalon ?

— Non ; la grande loi d’hydrostatique. Tout corps plongé dans un liquide perd une partie de son poids égale au poids du volume de liquide déplacé.

— Eh bien ?

— J’ai trouvé aussi.

— Mais quoi ?

— Ce que je cherchais. Le moyen de tout réparer, de ramener a nous les dix millions de l’oncle François.

Niclauss, Lisbeth bondirent près de lui, oubliant, l’un sa mauvaise humeur, l’autre sa désespérance.

— Le moyen ?

— De reprendre l’affaire, oui.

— Parlez, mais parlez donc, firent les jeunes gens, impatients de connaître les projets de l’homme d’affaires.

Celui-ci prit une pose avantageuse, la tête rejetée en arrière, les reins cambrés, ce qui eut pour premier résultat appréciable d’augmenter la saillie de son abdomen proéminent.

— Je vous disais naguère, Herr Niclauss, ne réussissez pas à vous faire bien venir des huit fiancées battas que l’on vous propose.

— En effet.

— Aujourd’hui, je vous dis le contraire : réussissez.

— Mais alors, je n’aurai plus qu’à prendre la place de l’oncle François dans cette île du diable ?

— Eh ! non, Herr Niclauss. Ces sauvagesses, vous ne les ramènerez pas ici. Nous les remisons dans un pays voisin, puis nous revenons poser nos conditions à ce bon M. Gravelotte. Huit fiancées, cela vaut huit millions ; il vous en restera deux ; c’est très joli pour un homme de votre âge. Il cédera, car il est possédé du désir de revoir l’Europe, et après avoir cru toucher au but, il lui serait trop pénible d’y renoncer à jamais. Alors, nous exigeons que la somme soit expédiée ici, qu’elle nous soit présentée sur table. Puis, je pars chercher les dames battas, vous laissant en otage à la plantation.

Une grimace de Gavrelotten fit monter le rire aux lèvres de son interlocuteur.

— Attendez donc, ô le plus impatient des gendres. Je ne vais pas loin. Avec une barque, une nuit, fixée d’avance, je vous enlève, vous conduis à bord d’un navire loué d’avance, et en route pour l’Europe ! Le tour est joué.

— Mais l’argent ?

— Je pense que vous l’emporterez avec vous.

Cette fois, Niclauss ricana :

— Fortune, liberté, j’aurai tout. Dites donc, papa beau-père, si une fois à bord je pensais : « Huit fiancées pour un seul homme, c’est suffisant ; je refuse la neuvième » ?

Il s’arrêta. Fleck était devenu très grave :

— Cette supposition, Herr Niclauss, n’est évidemment qu’une plaisanterie de votre part. S’il en était autrement, ce serait très malheureux pour vous.

— Pour moi ?

— Car, continua imperturbablement le père de Lisbeth, le navire frété par moi, j’y serai maître absolu. Je pourrais donc venger l’injure faite à ma fille en vous brûlant la cervelle, et réaliser un joli inventaire en débarrassant votre cadavre des millions conquis.

— Comme vous y allez ! balbutia Niclauss, interloqué.

— Je vais, comme un bon père, vers le bonheur de ma Lisbeth.

— Satané bonheur ! Un fiancé sans tête…

— Mais huit millions sonnants, avec lesquels la chère petite aurait pour fiancé qui lui plairait. Ne vous leurrez pas, mon ami ; certes, vous avez son cœur ; certes, ce lui serait un chagrin de vous perdre, mais l’or est encore la meilleure poudre à sécher les larmes.

Et sur cet axiome, peu chevaleresque, mais à coup sûr pratique, l’homme d’affaires frappa amicalement sur l’épaule de Niclauss réduit au silence.

Au même instant, on frappa à la porte.

Tous eurent un mouvement, puis d’une seule voix :

— Entrez ! crièrent-ils.

Un domestique de l’habitation se présenta.

— Sar-Hi, fit-il en réunissant ses mains en coupe au sommet de son crâne, Sar-Hi salue les illustres hôtes du maître.

— Que veux-tu ?

— Le maître a parlé avec sa plume de fer, et j’apporte ses paroles.

Ce disant, l’indigène extrayait une lettre d’un petit sac de peau fixé à sa ceinture.

Il la tendit à Niclauss.

Le jeune homme la prit et, après l’avoir parcourue, la passa à Fleck, lequel la remit à Lisbeth.

Puis, tous trois se regardèrent :

Ils avaient lu :

« Mon cher neveu,

« Votre cousin Albin, que votre bonne grâce a tiré de la prison où votre colère l’avait enfermé, vient d’arriver à la plantation.
xxx « Je désire vous présenter l’un à l’autre, effacer jusqu’au souvenir du malentendu passé et faire de vous deux amis.
xxx « Au reçu de la présente, veuillez suivre le porteur, il vous conduira où je vous attends, en compagnie de votre cousin.

« François Gravelotte. »

Il n’y avait qu’à se rendre à l’appel de l’oncle François.

Non sans émotion, Niclauss, flanqué de Fleck et de Lisbeth, suivit Sar-Hi.

Bientôt, il pénétrait, avec ses amis, dans le salon où naguère Rana avait remarqué la première rêverie de Daalia.

Déjà François Gravelotte s’y trouvait.

Auprès du planteur, Albin et Morlaix se tenaient debout. Eux étaient graves ; l’oncle, lui, avait sur les lèvres, dans les yeux, un vague sourire.

Il ne laissa pas aux arrivants le temps de faire ces remarques.

— Mes beaux neveux, dit-il, il y a entre vous un malentendu que je me suis efforcé de dissiper. Au demeurant, l’affaire est avantageuse pour moi. J’attendais un libérateur et il s’en présente deux.

Il fit une pause, ce qui donna à Morlaix le loisir de glisser à l’oreille de son patron et ami :

— Ton oncle est gai. Pourquoi diable rit-il en dessous comme ça ?

François reprenait :

— L’un et l’autre, chers neveux, vous êtes accourus ici, avec l’intention de me débarrasser de mes huit épouses battas et de me succéder dans l’exploitation de mes propriétés, après m’avoir rendu la liberté. Votre dualité ne change rien. Deux façons existent de mener à bien vos desseins. Soit partager ma fortune ; soit entrer en rivalité, lutter à celui qui me libérera.

— Niclauss contre Albin ! s’écria Fleck.

— Gravelotte contre Gavrelotten ! riposta Morlaix.

— France contre Allemagne, ajouta doucement l’ami de ce dernier.

Lisbeth, elle, leva les yeux vers le ciel, en ronronnant :

Cytise jaune… combat héroïque !

Seul, Niclauss ne dit rien.

Mais une grimace expressive trahit sa pensée. Évidemment, l’élégant héritier de la branche teutonne de la famille Gravelotte n’était point partisan des aléas de la bataille

— Je vous ai donc réunis, reprit l’oncle François, afin d’éclaircir ce premier point. Êtes-vous alliés ou adversaires ?

— Adversaires, laissa tomber Fleck.

Niclauss voulut protester. L’homme d’affaires l’arrêta du geste.

— Soit ! consentit Albin.

— Mais, objecta le planteur, il faudra donc que l’un de vous réussisse à se faire agréer par mes huit épouses, et cela, malgré l’opposition de l’autre.

— Pas du tout.

À cette réplique de Fleck, tous les yeux se fixèrent sur le gros homme.

— Voici ce que ma longue expérience des affaires me suggère, messieurs, commença le père de Lisbeth. Chacun pour soi. Au terme du voyage, chacun de ces messieurs amènera une partie du troupeau gracieux, dont la rentrée à Sumatra sera le signal de la libération du digne Mein Herr François.

— Alors, ils sont obligés de s’associer ?

— Attendez. Plus simple que cela. Ces messieurs jouent aux cartes leurs lots respectifs. Le gagnant rentre alors dans les conditions indiquées naguère par notre très honorable hôte ici présent.

— C’est vrai.

— Adopté !

Ces phrases se croisèrent, lancées par les cousins rivaux.

François inclina la tête :

— Voilà qui est convenu. Maintenant, un dernier mot, mes neveux, car j’estime que vous ne devez rien ignorer :

« Vous assumez une tâche difficile, peut-être dangereuse. Êtes-vous certains de votre courage ?

D’une voix ferme, Albin répondit :

— J’allais me tuer lorsque j’ai su votre situation.

« Le sacrifice de ma vie était fait ; donc, je suis assuré contre la peur.

Niclauss, lui, mâchonna entre ses dents :

— Bien Français, ce sot ! Est-ce que l’on n’est jamais sûr de son courage ?

Mais il ne jugea pas à propos d’exprimer à haute voix ce sentiment.

Le silence apparent de Gavrelotten passa poeur une approbation des paroles d’Albin, et l’oncle François, s’étant incliné, s’écria :

— Alors, mes beaux neveux, la lutte va commencer à l’instant. Je vais vous présenter à la première de mes épouses, Rana, fille du chef batta, qui me sauva la vie, sous la condition expresse que sa descendante vivrait en mon habitation et qu’elle ne serait contrariée en rien.

Sur ces mots, il sortit, laissant les rivaux seuls en présence dans le salon.

Aussitôt, les deux groupes se prirent à chuchoter avec animation, de façon que les phrases prononcées n’arrivassent pas aux adversaires :

— Ridicule, votre moyen, grondait Niclauss. Une partie de cartes. Les millions au hasard !

— Erreur, Herr Gavrelotten, les millions à l’adresse.

— Si vous me prouvez cela ?

— Chut ! le jeu de cartes sera préparé par moi.

— Préparé ?

— De la sorte, il vous suffit de décider une seule des huit épouses battas à vous confier le soin de son bonheur. Vous laissez ce nigaud de Français s’escrimer contre les sept autres, et quand, péniblement, il les ramène, vous les lui gagnez en cinq sec ; vous le renvoyez dans son pays, et nous menons au succès la petite combinaison dont je vous parlais tout à l’heure.

Niclauss serra énergiquement les mains de Fleck, tandis que Lisbeth, transportée d’aise, murmurait avec ferveur.

— Oh ! papa, tu es un vrai Pétunia.

— Quoi ?

— Esprit pratique.

Cette fois, le langage des fleurs ne choqua pas l’entendement de Gavrelotten.

— Très bien, dit-il, très bien. Votre fille a raison, monsieur Fleck. Désormais, je vous conserve un nom si bien justifié. Vous resterez dorénavant pour moi : papa Pétunia.

De son côté, Albin parlait à Morlaix :

— Nous connaissons les projets réels de ces Allemands qui conspirent là-bas. Ils acceptent la rivalité, donc ils ont une pensée de derrière la tête !

— Sois-en persuadé.

— Quelle nouvelle canaillerie ont-ils imaginée ?

— Ça, je n’en sais rien. Mais si tu y tiens beaucoup, je le saurai.

— Comment ?

— Je trouverai bien un moyen.

Pour François, il était passé dans la salle voisine, où deux personnes, Daalia et sa nourrice Rana, l’attendaient.

Cette dernière était superbement vêtue de soie. Des gorgerins, bracelets, chevilliers, pendants d’oreilles, brimbalaient avec un cliquetis tintinnabulant à chacun des mouvements de l’étrange créature, que son ajustement faisait paraître plus jaune, plus laide, plus ridée encore qu’à l’ordinaire.

Auprès de sa jeune maîtresse, elle avait assisté, par la porte entr’ouverte, à la scène précédente.

Daalia regardait Albin. Elle frissonna lorsque le jeune homme fit allusion au sacrifice de sa vie.

— Tu l’entends, Rana ? murmura-t-elle.

La nourrice l’interrompit vivement :

— Silence. Tu oublies que ta vie est en danger si tu montres la moindre préférence. Miria-Outan a chargé le sacrificateur Oraï de te surveiller. Et, pour les sacrificateurs, les murailles, les buissons, la terre même ont des oreilles.

Puis, d’une voix légère comme un souffle, un rire silencieux striant son visage d’innombrables rides :

— C’est moi, Rana, première épouse supposée de ton père, qui vais, ce soir même, soumettre ces jeunes gens à l’épreuve de la première vertu du guerrier.

— La patience.

— Oui, compte sur Rana, petit oiseau bleu ; ce que tu ne saurais faire toi-même, Rana le fera.

Elles se turent. Le planteur entrait.

Il vint à elles.

— Eh bien, Daalia, ai-je bien joué l’odieuse comédie que m’impose ton vœu à M’Prahu ?

La jeune fille l’enlaça de ses bras :

— Oui, mon père chéri.

— Ah ! si ta vie n’était en jeu… Enfin ! pas de récriminations… les fanatiques de M’Prahu te tueraient, et je veux que tu vives. Tu as fait la leçon à Rana ?

— Certes !

— Elle a été le tyran de mon existence, et elle veut continuer avec mon héritier ?

— Sois tranquille, maître, déclara la nourrice, j’ai compris. En somme, ma tourterelle moirée refait ce que fit la reine des Volcans pour juger M’Prahu lui-même. Celle qui l’a nourrie de son lait agira, parlera, de façon à lui donner satisfaction et à sauvegarder ses jours.

Dans la voix de la Soumhadrienne, il y avait une tendresse si fervente que François Gravelotte se sentit rassuré.

La laideur de la pauvre créature disparaissait, tant ses yeux vifs rayonnaient d’affection.

— Viens donc, Rana, la première de mes épouses.

Le vieillard souriait presque en disant ces mots.

La nourrice s’accrocha à son bras, et faisant froufrouter sa robe, elle entraîna le père de Daalia vers la porte.

Au moment de la pousser, elle adressa un dernier signe à la jeune fille, puis le battant s’ouvrit pour se refermer dix secondes plus tard.

La comédie nécessitée par un vœu imprudent commençait.

Daalia joignit les mains :

— Ô M’Prahu ! M’Prahu ! dit-elle. Toi que ma pauvre mère m’apprit à adorer, pardonne-moi de déplorer un serment funeste, et étends sur mon front ta main secourable !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À l’entrée de l’oncle François, tirant après lui Rana, tous les personnages rassemblés dans le salon avaient brusquement tourné la tête.

Un léger murmure flotta dans l’air.

Il disait tout autre chose que l’admiration. Fleck lui-même semblait frappé de stupeur.

Sous son costume d’apparat, la nourrice apparaissait horrible. Elle donnait l’impression d’une caricature humaine.

— Ma première épouse, dit sérieusement François ; votre première fiancée, mes chers neveux.

Les interpellés saluèrent, sans avoir la force de prononcer un mot.

Mais leurs traits exprimaient si clairement leur indécision, disons plus, leur répulsion, qu’un instant on eût pu croire qu’ils allaient renoncer à l’œuvre entreprise.

Par bonheur, Fleck et Morlaix étaient là.

Le premier se pencha vers Niclauss, le second vers Albin.

— Qu’est-ce que cela fait, Herr Niclauss, murmura l’un, puisque vos fiançailles ne sont qu’une frime ?

— Bah ! délivre ton oncle, susurra l’autre. Après cela, nous reviendrons au suicide.

Et les jeunes gens, ragaillardis par ces encouragements, rappelèrent le sourire sur leurs lèvres.

Mais ils tressaillirent au son de la voix aigrelette de Rana, qui entrait bravement dans son rôle :

— Où sont ceux qui désirent que j’embellisse leur existence ?

Embellir ! Non, l’expression était trop comique, et Lisbeth traduisit l’impression générale par ces mots :

Chardon purpurin, prétention.

Cependant, François désignait les rivaux.

— Albin Gravelotte, Niclauss Gavrelotten.

Rana toisa les jeunes gens, puis, autoritaire :

— Approchez-vous.

Sa main maigre se tendait vers le Français.

Docilement, en homme qui a pris son parti de l’aventure, Albin vint se planter en face de la nourrice.

Celle-ci était de taille exiguë, de sorte que Gravelotte la dominait de toute la tête.

— Il est trop grand, fit-elle rageusement, je ne puis pas voir ses yeux en face.

Et saisissant les mains d’Albin :

— Baissez-vous !

Il obéit, non sans qu’un étonnement se peignît sur ses traits. Dans son mouvement, la vieille Malaise lui avait glissé un papier roulé dans la main.

Elle le considérait curieusement en marmottant :

— L’œil est franc, le nez régulier, la bouche moyenne… Pas mal ! Allons, pas mal ! N’oublions pas l’oreille !

Elle se pencha comme pour examiner de plus près le pavillon auriculaire de son interlocuteur et dans un souffle 

— Lisez sans que l’on vous voie.

Puis, à haute voix :

— Pas mal ! Pas mal ! Je ne dis pas non. Vous avez bon caractère ?

— Excellent, riposta Albin.

— Nous verrons cela, nous verrons cela… Il faut un caractère très doux, sans cela… Mon père est — un grand chef batta, il a de longues dents, pour manger le gendre qui contrarierait sa chère fille Rana… Ha ! ha ! ha !

Elle eut un rire grinçant qui fit frissonner l’assistance.

— Là, Albin, je vous autorise à me faire la cour… À l’autre, maintenant.

L’autre — c’était Niclauss — ne bougea pas. Il était littéralement médusé. La vieille, avec cette aptitude particulière des Malais à la simulation, jouait son rôle avec un réalisme effrayant.

Et vraiment une fiancée qui vous menace des dents cannibales de monsieur son papa ne semble pas devoir exercer une attraction bien vive.

— L’autre, l’autre, répéta la bizarre créature d’un ton colère.

Poussé par Fleck, Niclauss fit quelques pas, en grommelant :

— Si ce n’était pas une simple figure, bien sûr que j’abandonnerais l’oncle François à son sort.

— Trop grand aussi, glapit Rana.

— Je me baisse, je me baisse, se hâta de répondre Niclauss, espérant que son amabilité lui serait comptée comme un bon point.

Mais son empressement n’apaisa point la nourrice, car, pour le stimuler, sans doute, elle appliqua sur le sommet de la tête de l’Allemand une calotte si vigoureuse que l’infortuné perdit l’équilibre et se trouva assis sur le plancher.

— Oïe ! Oïe ! Olï ! gémit-il.

— Pas satisfait, clama la vieille. Rana veut son mari toujours satisfait d’elle, ou son papa manger, papa a de longues dents.

— Si, si, satisfait, gronda Niclauss.

— Satisfait ! à la bonne heure. Une tape d’une petite main de femme, c’est une caresse. Un bon mari batta battu donne un baiser à sa compagne.

Et elle tendait sa joue jaune et ridée.

Ah ! ça, c’était plus dur qu’une calotte. L’Allemand hésita.

— Voilà une faveur inespérée ! s’exclama alors le père de Lisbeth.

Niclauss, rappelé ainsi au sentiment de la situation, octroya a la nourrice un baiser aussi discret que peu désiré.

Morlaix riait aux larmes. Quant à l’oncle François, il se mordait les lèvres pour ne pas succomber à la tentation de faire chorus avec le domestique ami.

Pendant que l’on ramassait Niclauss, visiblement effaré, Albin s’était approché de la fenêtre sans affectation.

Ayant déroulé le papier qu’il avait conservé dans sa main, il lisait :

« Je ferai semblant de vous pincer, de vous battre. Criez comme si je vous faisais mal, jusqu’au moment où je vous dirai d’accueillir par un sourire tous mes faits et gestes. Brûlez ce papier que nul ne doit voir. »

— Ah çà ! murmura-t-il, cette harpie me marque une préférence… inquiétante !

Mais se ravisant :

— Morlaix avait raison. Délivrons l’oncle François ; après, une balle dans la tête me délivrera moi-même.

Cette résolution prise, il glissa le billet dans sa poche et revint vers le groupe, au moment où Rana disait :

— Je vous autorise aussi à rechercher mon alliance.

Un instant, elle regarda la porte par laquelle tout à l’heure elle était entrée. Nul ne soupçonna que la vieille songeait à Daalia, demeurée seule dans la pièce voisine ; nul ne perçut la promesse muette que ce regard portait à la maîtresse bien-aimée :

— Ce que tu ne peux, je le puis, moi. J’arriverai bien à éliminer chaque fois cet individu qui te déplaît. Ainsi tu n’auras pas manqué à ton serment et le malheur ne sera pas sur toi.

Puis, revenant à son rôle.

— Que l’on offre les rafraîchissements ! s’exclama-t-elle.

Les serviteurs, accourus à l’appel d’une sonnette, posèrent sur la table madère, rhum, citronnade, juleps variés, et se retirèrent discrètement.

Bien vite, Lisbeth se mit à confectionner un grog savant pour son futur, bien que, un moment plus tôt, elle l’eût trouvé un peu ridicule.

Mais une Allemande qui songe au mariage a le souci de ses devoirs. Son devoir à cette heure était de préparer une boisson rafraîchissante et tonique, qui remit l’estomac et le cœur de son fiancé après ses émotions, et elle se donnait à cette tâche.

Niclauss la considérait d’un regard attendri. Pour la première fois peut-être, la bonne fille blonde lui apparaissait autrement qu’enchâssée dans un lingot d’or. Maintenant, il la voyait à travers un grog dont le besoin lui semblait indiscutable.

Enfin, citron, sucre, cannelle et rhum furent mélangés en une mixture savante. La main blanche et grasse de Lisbeth tendit le verre à la main impatiente de Niclauss.

Celui-ci s’en saisit, l’éleva avidement vers sa bouche.

Hélas ! à ce moment précis, un choc brusque se produisit sur son bras, et par effet réflexe, le contenu du verre, brusquement projeté hors du récipient, lui inonda la figure, lui entra dans les yeux, dans le nez, dans le cou, provoquant l’éternuement.

— Aïe ! Qu’est-ce ? Atchi ! Atchoum ! Je suffoque ! Atchoum ! J’étouffe ! Atchi !

— C’est moi, fit la voix grincheuse de Rana. Vous n’êtes pas fort, pour que le simple contact d’une faible main féminine vous amène à boire un grog par le nez ! 

Le malheureux, complètement ahuri, s’épongeait de son mieux ; Fleck, Morlaix, François, lui-même, s’abandonnaient à une folle hilarité ; Lisbeth geignait :

— Oh ! Mein Herr Niclauss, pauvre bambou de Chine !

Ce qui arracha au patient ces mots furibonds encadrés d’éternuements :

— Comment, bambou ? Ah ! j’en voudrais un pour frotter d’importance la mégère…

La blonde Allemande répondit gravement :

— Vous confondez avec le bambou africain ; celui-là symbolise la correction ; mais celui de Chine soupire : révolution, renversement.

Rana, elle, sans s’occuper davantage de sa victime, était venue d’un bond se placer près d’Albin.

Elle lui saisit doucement le bras, avec ces paroles :

— Je vous pince, criez !

Obéissant, le Français rugit :

— Oh ! là, là ! vous me pincez !

La nourrice répondit aussitôt :

— Pas content.

— Si, si, déclara le jeune homme, rappelant sur ses traits la plus aimable expression. Aussi content qu’on peut l’être.

— À la bonne heure ! s’écria la Malaise, vous, au moins, avez un bon caractère.

À cette réflexion qui semblait indiquer que l’étrange fiancée penchait en faveur de Gravelotte, Fleck fut saisi d’un tel mouvement de mauvaise humeur, que, sans qu’il en eût conscience pour ainsi dire, son pied fut projeté par la détente d’un ressort sur le tibia de Niclauss, lequel répondit au geste d’avertissement par un beuglement de douleur.

— Qu’a encore ce mauvais ? minauda Rana.

— C’est une anguille de Melun, madame, expliqua gravement l’agent d’affaires. Il crie avant qu’on l’écorche.

Et comme le jeune Allemand, exaspéré par la plaisanterie, cherchait vainement à rendre, sous la table, la ruade reçue à l’instant, Fleck acheva tout bas :

— Si vous ne défendez pas mieux notre fortune, je vous lâche, mon bel ami.

Lisbeth, toute pâle, ajouta :

— Vous ne m’aimez pas, Narcisse ?

— Comment, Narcisse ? bougonner sourdement Gavrelotten, vous voulez dire Niclauss ?

— Non, Narcisse, indifférence.

Un haussement d’épaules accueillit l’explication.

Heureusement, sept heures sonnèrent.

— Sept heures, compta l’oncle François, il est temps de dîner.

Dîner. Le vocable tentateur ramena le calme sur toutes les physionomies.

— À table, pensa Niclauss, l’insupportable Rana fera trêve à ses plaisanteries de mauvais goût.

Erreur profonde !

On passa dans la salle à manger. La nappe était mise, le couvert dressé. Mais là, la nourrice eut une nouvelle lubie.

Elle voulut qu’on lui installât, devant une fenêtre, une petite table, où elle prit place avec ses deux « fiancés ».

L’oncle François et les autres invités s’établirent donc autour du plateau d’érable rouge veiné de brun de la table d’honneur.

Et le repas commença.

Tout d’abord, on servit un délicieux potage, sorte de bisque malaise, confectionnée à l’aide de crevettes, d’écrevisses, d’huîtres et de rimoc, coquillage bivalve très apprécié par les naturels de l’archipel.

Le fumet de cette préparation est exquis.

Déjà, Niclauss se léchait les lèvres, oubliant les épreuves passées devant la satisfaction gastronomique qu’il se promettait.

Soudain, il eut un cri de désespoir.

— Un peu de sel ? avait dit la nourrice.

Et vlan ! elle venait de vider la salière dans l’assiette du malheureux Gavrelotten.

Avec une prestesse merveilleuse, elle glissa en sourdine à Albin :

— Maintenant, souriez de tout.

Et revlan ! elle renversa la poivrière dans le potage du Français.

Celui-ci ne s’émut pas.

Faisant avec les gestes furibonds de son rival la plus parfaite antithèse, il modula d’un accent de parfaite gratitude :

— Vous me comblez, belle dame, cette faveur dépasse toutes les autres !

— Vous êtes intelligent, riposta Rana en riant, ce qui découvrit ses dents rougies par le bétel. Très intelligent. Le potage aux coquillages ne vaut rien pour les Européens non acclimatés. Je vous sauve la vie.

Niclauss se moucha avec bruit, ce dont la bizarre créature profita pour glisser à l’oreille d’Albin :

— Vous trouverez à souper dans votre chambre, ne vous troublez donc de rien à table.

Des hors-d’œuvre variés, condiments épicés à la manière javanaise, c’est-à-dire à emporter la bouche, furent présentés à leur tour.

Mais Rana, impitoyable, les renvoya sans permettre à ses partenaires d’en goûter, toujours sous le prétexte de veiller sur leur précieuse santé.

Dire la grimace de Gavrelotten est impossible.

Elle se marquait d’autant plus, qu’à cette heure Lisbeth ne semblait pas s’apercevoir de son martyre, oh ! mais là, pas du tout.

La blonde fille d’Allemagne était toute à la conversation de son voisin, et ce voisin, Morlaix, n’était-il pas le compagnon, l’ami du rival de l’infortuné Niclauss ?

Fleck, pris par la lutte engagée, préoccupé de soutenir l’entretien avec l’oncle François, et en même temps, d’encourager son « gendre » à la patience, ne s’attardait pas à se mêler aux discours qui intéressaient Lisbeth.

Et Morlaix en profitait.

En termes choisis, il avait avoué à la jeune fille qu’à Paris, lors de son enlèvement momentané, son gardien masqué n’était autre que lui-même, ce à quoi, elle avait répondu en baissant les yeux :

Chrysanthème noir… geôlier !

Alors il s’était excusé d’avoir eu à remplir un rôle aussi cruel. Sans le serment qui le liait à Albin, il eût préféré cent fois mourir… Mais, hélas ! quand on est lié par sa parole, à la vie, à la mort ; quand on a juré qu’un chronomètre marquerait la même seconde pour l’envol de deux âmes dans l’infini, on n’est plus libre de se détruire, en bon bourgeois, au moment où cela gêne le moins.

Et Lisbeth émue, troublée, murmurait :

Renoncule, remords… Je vous accorde l’asphodèle de pardon.

Les Français exercent sur les cerveaux germains une influence extraordinaire, résultat d’une intelligence, d’une civilisation bien supérieures.

Les hommes d’Allemagne affectent de dénigrer l’esprit gaulois dont ils ont peur.

Le beau sexe, lui, envie la femme française, qui a ce bonheur paradisiaque de vivre au milieu de Français courtois, galants, madrigaleurs et gais.

Lisbeth n’échappait pas à cet état d’âme.

On juge de sa joie. Les propos du domestique ami caressaient délicieusement son entendement, et, à cette heure, les projets de son père, son hymen futur avec Niclauss, étaient bien loin de la pensée de la blonde et grassouillette enfant.

Aux phrases de Morlaix, elle ripostait par un chapelet de fleurs, exprimant la satisfaction de son être, et le perfide Je-M’en-Fiche, dont le but réel était de capter la confiance de la jeune fille, afin d’avoir ainsi des yeux ouverts dans le camp ennemi, riait in petto de l’impression qu’il produisait.

Soudain, un hurlement désespéré de Niclauss fit sursauter tout le monde. Qu’arrivait-il ?

Une servante javanaise venait de présenter un lobalong, poisson de mer, dont la chair savoureuse rappelle à la fois celles de la sole et du turbot. Une sauce blanche l’accompagnait.

— Ah ! enfin, avait murmuré Gavrelotten avec satisfaction, une sauce blanche, c’est velouté à l’estomac, ça, on va pouvoir en manger.

Rana répliqua :

— Oh ! tant que vous voudrez.

Mais avec un empressement souriant, elle ajouta :

— Seulement, un verre de bordeaux doit l’accompagner.

Elle avait saisi un flacon. Sans défiance, Niclauss tendit son verre. Hélas ! malice ou maladresse, Rana versa si brusquement que la moitié du contenu de la bouteille rejaillit dans le plat de poisson, se mêla à la sauce blanche, en une horrible combinaison d’innommable couleur.

De là le cri de détresse du jeune homme. Détresse qui devint de la fureur, lorsque Gravelotte, avec un calme exaspérant, souligna la catastrophe en disant :

— La diète est encore le meilleur préservatif de la fièvre.

Être affamé, certes, est chose pénible ; mais être raillé par-dessus le marché, cela dépasse les limites permises !

— Vous, commença Niclauss, si furieux qu’après ce monosyllable il ne trouva rien à ajouter…

— Deuxième personne du pluriel, acheva gravement Albin.

La réponse grammaticale n’était point pour apaiser l’Allemand. Il allait sans doute se livrer à quelque écart de langage, mais un claquement sec retentit.

La voix s’étrangla dans sa gorge, sa joue prit une teinte cramoisie, tandis que Rana, qui tranquillement venait de le gifler, disait avec un grimaçant sourire :

— Et la patience que j’aime plus que tout ?… Vous oubliez la patience, mon aimable fiancé.

La situation devenait intolérable : affamé, berné, cela suffisait ; à présent on le giflait. Niclauss brandit sa serviette.

S’il avait eu un sabre, il eût brandi ce sabre ; mais n’ayant qu’une serviette damassée, il s’en contenta pour esquisser un beau geste de révolte en se dressant sur ses pieds.

Il ne le put achever.

Un choc douloureux au sommet du crâne l’obligea à se rasseoir plus vite qu’il ne l’eût voulu.

— Quoi encore ? gémit-il.

La voix de Fleck susurra près de son lobe auriculaire :

— Il faut absolument vaincre. Le Français est très fort, très fort. Que diable, imitez son sang-froid.

Avec désolation, Gavrelotten courba la tête. Si son futur beau-père se mettait de la partie, quelle jolie existence il avait en perspective !

Cogné, battu par tout le monde, sa peau serait bientôt parsemée de meurtrissures bleuâtres. Il serait tacheté comme un léopard, un guépard ou un ocelot.

Ah ! s’il n’y avait eu que Lisbeth en cause ! Comme son cœur aurait gaillardement émigré vers une autre combinaison matrimoniale ! Mais, voilà ! Il y avait aussi les millions, et une âme bien née n’attend pas l’expérience du nombre des années pour comprendre que l’on n’abandonne pas des millions, à moins d’être méprisable, vil, indigne de vivre.

Et l’héroïque soupirant au coffre-fort renfonça sa rage, se força à rester à table, immobile, muet et boudeur.

Il examinait Albin à la dérobée, cherchant à deviner par quel moyen ce dernier parvenait à conserver son calme inaltérable.

L’inspection de son rival ne lui donna pas la clef du mystère.

Pouvait-il deviner qu’Albin se promettait de souper copieusement, une fois rentré dans sa chambre ? Pouvait-il soupçonner que Rana feignait de pincer Albin, alors qu’elle le pinçait, lui, Niclauss, de façon si réelle que ses bras en portaient les marques ?

Non, n’est-ce pas ?

Sans un cri, sans une protestation, il supporta la famine. Sans récriminer, il regarda l’impitoyable Rana exécuter des mélanges qui rendaient tous les plats immangeables ; répandre avec une joie simiesque : de l’huile d’arachides sur le rôti ; de la vanille en poudre sur la salade ; du sucre pilé sur le camembert ; du vinaigre sur les gâteaux.

Mais ce à quoi il ne put arriver, et pour cause, ce fut au calme souriant de son rival, lorsque la nourrice jugeait à propos de le pincer.

Il beuglait de douleur, et il étouffait de colère de beugler, alors qu’Albin, le plus gracieusement du monde murmurait, les yeux béats levés vers le plafond.

— Puisse ma vie entière être consacrée à goûter ces célestes joies du ménage !

À part lui, il grommelait :

— À ! oui, il est fort, ce damné Français… Appeler ça « les célestes joies »… Célestes ! j’ai le bras couvert de « bleus » ! si ce n’était pas pour les millions…, je lui tordrais le cou à cette céleste joie !

Et, sans doute, Morlaix faisait ressortir aux yeux de Lisbeth le ridicule de la situation, car la jeune Allemande riait maintenant lorsque Niclauss laissait échapper une clameur de détresse. Elle s’émancipa même jusqu’à dire, au moment où l’infortuné lançait un : Aïe ! plus aigu que les autres :

Pois d’Espagne… Musique, mélodie !

Musique, mélodie !… Ah ! il lui en donnerait de la mélodie après le mariage ! Mais tout a une fin, les heures désagréables comme les autres. Rana donna le signal de quitter la table, et les deux « fiancés », à jeun, la suivirent au salon, où le café était servi.

Comme par hasard, la nourrice se trouva munie d’une petite fiole d’huile de ricin, qu’elle versa consciencieusement dans les tasses de ses « futurs ».

— Afin, dit-elle, parodiant sans le savoir le Purgon de Molière, afin d’édulcorer le tube digestif de mes chers fiancés, et de leur conserver un teint frais et rose.

Et ce flegmatique Gravelotte Albin de répondre :

— Oh ! madame Rana, vous êtes un ange… hygiéniste ! 

Non vraiment, cet être-là, Niclauss l’aurait pulvérisé, s’il avait été certain d’être le plus fort, et si des millions n’eussent point figuré l’enjeu de la partie ! Cependant les autres dégustaient le breuvage parfumé, dont l’arôme délicat embaumait l’air, imposant à l’Allemand un supplice de Tantale, particulièrement raffiné.

Comme il restait là, effaré, vexé, grotesque et affligé.

— C’est un mélange de mon invention, déclara l’oncle François. Moka, Bourbon, Java.

— Exquis, s’écria Fleck.

Graine de Moka… rêverie, minauda Lisbeth avec un regard à Morlaix.

Graine de Bourbon… poésie, répliqua ce dernier sans hésiter.

La jeune fille frappa joyeusement ses mains l’une contre l’autre, et susurra d’un ton pâmé :

Graine de Java… tendre douceur !

Ah çà ! Lisbeth s’enfonçait dans le maquis du langage des fleurs avec l’ami de son ennemi. Du coup, Niclauss se dressa sur ses ergots :

— Mademoiselle Lisbeth, commença-t-il sèchement…

Un sifflement, un coup douloureux sur le tibia lui coupèrent la parole.

— Oïe ! Oïe !

Rana était près de lui, balançant à la main une légère cravache, dont elle venait de lui octroyer un attouchement, et tranquillement, elle disait :

— J’adore la musique, mettez-vous au piano… Et surtout jouez-nous quelque chose de gai… quelque chose qui indique bien l’état hilare de votre cœur, en ce jour bienheureux !

Ah ! oui, elle fut gaie, la musique ! On eût cru que la mélodie décuplait les facultés tyranniques de la nourrice. Au bout de cinq minutes, Niclauss affolé, éperdu, frappé, pincé, griffé, oublia les millions, les résolutions prises.

Une seule perception nette survécut en lui. Le désir invincible d’échapper à la furie de Rana, de goûter quelques minutes de tranquillité.

Et, sur un coup plus cinglant, il bondit au milieu du salon, renversant le tabouret qui le supportait naguère en clamant :

— Non, au diable ! J’en ai assez. Une épouse semblable, mais je n’y survivrais pas.

La nourrice se contenta de murmurer :

— Je ne le lui fais pas dire.

Elle vint à Albin, exécuta une révérence compliquée de danseuse javanaise et déclara :

— C’est donc vous, aimable Pangheran, dont j’aurai l’honneur d’être l’épouse.

Ce dont Fleck piétina de rage. Lisbeth, elle, ne parut pas s’apercevoir de la clôture du tournoi. Toute à la conversation de Morlaix, elle disait :

Cerise… Noblesse !

— Tiens, s’exclama Je-M’en-Fiche… Cerise signifie noblesse…, pourquoi cela ?

Mais il se frappa le front :

— J’y suis… Cerise signifie noblesse quand elle est de Montmorency.