Le Serment de Daalia/p1/ch06

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Éditions Jules Tallandier (p. 105-137).


CHAPITRE VI

VERS LE PAYS BATTA


Gavrelotten s’était retiré dans sa chambre, où l’agent d’affaires, son futur beau-père, l’avait suivi pour continuer à le quereller.

Morlaix, enfermé avec Albin dans l’appartement de ce dernier, avait dépouillé l’ami et était redevenu le valet de chambre.

Avec une sollicitude touchante, il servait son compagnon de voyage, lequel, visiblement affamé, engloutissait le souper que, fidèle à sa promesse, Rana lui avait fait préparer.

Ni les uns ni les autres ne soupçonnèrent ce qui se passait au même instant à l’autre extrémité de la plantation.

Se glissant avec précaution entre les arbres, se courbant vers le sol lorsqu’elle avait à traverser un espace dénudé, une ombre humaine atteignait les limites de la propriété.

Enveloppée d’un long tchatra, — manteau rayé à capuchon, — l’ombre avançait sans bruit. Parvenue à la lisière d’un champ de caféiers, elle fit halte.

Devant elle s’étendait la campagne baignée d’une nuit bleutée. Dans la transparence de l’air, des myriades de « mouches à feu » entre-croisaient leur vol lumineux, donnant l’impression d’une pluie d’étoiles.

Le promeneur mystérieux parut examiner les alentours avec inquiétude.

— Oraï n’est pas au rendez-vous, chuchota une voix qui rappelait celle de Rana, ce qui dans l’espèce n’avait rien d’étonnant, car c’était la nourrice elle-même, dont la taille exiguë se cachait sous les plis amples du tchatra.

Et, après un instant :

— Aurait-il jugé mon intervention contraire au serment de Daalia ?

Elle frissonna en disant cela :

— Alors, il frapperait la pauvre enfant de son kriss meurtrier.

Elle se tut soudain.

Une forme humaine venait de surgir d’un massif de mangoustani, situé à peu de distance.

— C’est lui !

En effet, Oraï, le sacrificateur préposé par Miria-Outan à la surveillance de la fille de François Gravelotte, s’avança jusqu’auprès de la nourrice.

— Salut, Rana. Les génies de la nuit te soient propices.

— Qu’ils te couvrent de leurs faveurs, Oraï.

Tous deux saluèrent, lentement de la tête, puis Rana reprit :

— Est-ce le blâme, est-ce l’éloge que tu m’apportes, glorieux représentant des temples de M’Prahu ?

Le prêtre haussa les épaules :

— Ni l’un ni l’autre.

— Tu dis ?

— Ni l’un ni l’autre. Ta jeune maîtresse Daalia n’a rien fait contre son serment, puisqu’elle a laissé faire la première épreuve ; toi tu as agi selon les conseils du dévouement à tes maîtres, ce sont là choses naturelles, légitimes. Elles ne sont point dignes de louanges, mais elles ne méritent point le blâme.

Rana étendit les mains en un geste de remerciement.

— Alors, fit-elle, je puis continuer ?

— Tu le peux.

— Cette nuit donc, je partirai pour la Grande Hutte des Battas.

— À ton aise… Seulement… si ces jeunes hommes d’Europe te voient, ils te reconnaîtront.

— Peuh ! la vieille nourrice sait transformer son visage et son allure. D’ailleurs, cette fois, ce n’est pas moi qu’ils croiront obtenir comme épouse.

— Et qui donc.

— Daalia, fleur des jardins, elle-même.

— Elle ?

— Et sois assuré, prêtre, qu’ils ne soupçonneront pas en elle la fille du riche François Gravelotte.

— Que prétends-tu faire ?

— Je n’ai pas de secrets pour le sacrificateur Oraï, lumière des temples, disciple préféré de Myria-Outan. Au milieu de la nuit, une voiture légère emportera vers le pays batta, la douce Daalia et moi-même… S’il t’agrée, une place t’y sera réservée.

— Soit ! consentit Oraï.

— Alors, à bientôt, je vais mettre la dernière main aux préparatifs de la seconde épreuve des vertus du guerrier : mépris de la mort et de la souffrance.

Et ramenant autour d’elle les plis de son tchatra, la nourrice reprit le chemin de l’habitation, de ce pas trotté, qui semble particulier aux indigènes de l’archipel malais.

Oraï la regarda s’éloigner.

Au bout d’un instant, il retourna pensivement vers le bouquet de mangoustans, d’où il était sorti tout à l’heure, et y disparut, non sans avoir murmuré cette phrase qui se perdit dans les bruissements de la nuit :

— Oh ! femme ! femme ! Être d’ombre, être de lumière ! Ta légèreté embarrasse les sages. Tu es l’Incompréhensible. Tu rends raisonnable la folie, tu affoles la raison. Tu te dévoues sans compter et tu te joues de tes promesses même envers la divinité.

Évidemment le sacrificateur se sentait stupéfié par la façon bizarre dont Daalia, assistée de Rana, observait le vœu prononcé sur le livre sacré de M’Prahu.

Cependant, la nourrice regagnait l’habitation.

À travers les salles désertes, elle se glissa sans bruit jusqu’au boudoir où, très inquiète, l’attendait sa « fille de lait ».

— Eh bien ? interrogea celle-ci.

— Oraï est satisfait.

— Vraiment ?

— Oui, petite étoile dorée, il reconnaît que tu n’as rien fait contre ton serment. C’est moi seule qui ai agi, et comme je n’ai rien promis à M’Prahu…

La jeune fille enlaça la nourrice et, couvrant de baisers ses joues parcheminées :

— Ah ! ma Rana, que je t’aime !

Un sourire de bonheur éclaira la figure de la Malaise. L’immensité de son dévouement, de son affection, lui donna presque une auréole. Un instant, elle ne fut plus laide.

Puissance de la bonté, sa laideur disparut.

Mais bien vite, elle se dégagea de l’étreinte de sa mignonne compagne.

— Onze heures viennent de sonner.

— Oui, je le sais.

— Tu n’oublies pas, chère petite Hirondelle des rochers, nue nous quittons la maison à minuit.

— Je n’oublie rien, mais une crainte me prend.

— Une crainte ? 

— Oui, demain chez les Battas, c’est moi qui devrai figurer Hato, la seconde fiancée supposée de mes cousins.

— Oui.

— Le Français Albin m’a vue, lors de son arrestation, sur le débarcadère.

— Sans doute.

— S’il allait me reconnaître !

La nourrice eut un geste dédaigneux :

— Les Malais sont passés maîtres dans l’art de se grimer, ma Daalia.

Confie-toi à ta fidèle Rana ; elle te rendra méconnaissable, comme elle-même.

— Méconnaissable… mais pas laide.

Cette anxiété de la coquetterie, si naïvement exprimée, mit la nourrice en joie.

— Non, non, tu resteras jolie, comme le Yacobbé (sorte d’oiseau mouche) aux mille couleurs. Sois paisible.

Et, changeant de ton. :

— Je vais m’assurer que les Européens se sont endormis, puis je reviendrai te prendre.

Sur ce, elle sortit.

Tout autour des pavillons elle passa, ombre silencieuse, avec des contorsions simiesques, avec des paroles susurrées.

— Plus de lumière, tous reposent… Je puis aller faire la leçon aux porteurs.

Ainsi, elle parvint à une case spacieuse, affectée aux serviteurs préposés au service des palanquins, aux firaris.

Elle alla à la porte fermée par un simple loquet de bois. Elle l’entr’ouvrit.

Nera pam ? (qui est là ?), murmura une voix.

Ador enda eli, répondit Rana sans marquer la moindre surprise.

Il se produisit un mouvement dans l’ombre de la case, et Fargut, le chef des porteurs, apparut sur le seuil.

— Tu as besoin de moi, Rana ? fit-il avec respect,

— Oui.

— Je suis prêt à obéir au lait de mes maîtres[1], comme aux pangherans eux-mêmes.

— Bien, conduis-moi à la remise des palanquins.

Sans ajouter une parole, Fargut se mit en marche.

À cinquante pas, un hangar de bambou, recouvert de feuilles ligneuses d’une sorte de ravenela, dressait sa masse rectangulaire.

— Allumerai-je une lanterne ?

— Oui, j’ai besoin de voir clair pour faire ce que j’ai décidé.

— Bien. Sois satisfaite.

Un grésillement se produisit et une lueur rougeâtre permit d’apercevoir l’intérieur du hangar dont le Malais venait d’ouvrir la porte.

Plusieurs palanquins y étaient alignés.

Les sièges enveloppés de rideaux de soie, les brancards démontables dressés le long du mur, tout décelait l’ordre.

— Bien, fit la nourrice.

Sur ce seul mot, elle se glissa parmi les chaises a porteurs, se baissa un moment auprès de l’une, reconnaissable à ses draperies vertes.

Une sorte de grincement passa dans l’air, tel celui d’une clef anglaise desserrant un écrou, et la vieille se redressa, un rire silencieux épanouissant sa face ridée.

— À l’aube, tu emmèneras les hôtes du vénéré François Gravelotte.

Fargut s’inclina.

— L’ordre m’a été donné.

— Je le sais. L’un des voyageurs porte le même nom que le maître. À celui-là est destiné le palanquin bleu.

— Le bleu, répéta le Malais comme un écho.

— L’autre doit prendre place dans le vert.

— Cela sera ainsi.

— J’y compte.

La main de la nourrice se tendit vers celle du chef des porteurs. Un tintement métallique vibra discrètement, et Rana sortit en murmurant :

— Je compte sur toi, Fargut.

À petits pas pressés, elle regagna l’appartement de Daalia.

Quand elle y parvint, elle trouva le planteur auprès de la jeune fille.

François Gravelotte semblait triste.

— Est-il déjà l’heure, prononça-t-il d’une voix sourde en apercevant la Malaise ?

— Oui, Pangheran.

— Déjà.

Dans cette exclamation, il y avait de l’inquiétude.

— Oh ! ne te désole pas, maître, la chère enfant ne court aucun danger. Les Battas la considèrent comme une fille de leur race. Myria-Outan et Oraï, les premiers parmi les prêtres de M’Prahu, la protègent.

— Un père craint toujours pour sa fille. Vivrais-je si elle n’était point là ?

Daalia jeta ses bras autour du cou du vieillard.

— Père, pardonne-moi un vœu imprudent.

— Je ne le reproche rien, ma chérie, seulement…

— N’ajoute pas un mot. Je te promets d’être prudente… Mais je t’en prie, laisse-moi tout mon courage pour sortir de la situation fâcheuse où m’a mise mon naturel fantasque.

Et, câline :

— Petit père, veux-tu que ta Daalia soit heureuse ?

— Tu le demandes ?

— C’est une façon de parler. Je sais bien que tu m’aimes. Mais il faut plus encore, il faut que tu m’encourages.

Le timbre d’une pendule résonna douze fois dans le silence de la nuit.

Tous se dressèrent sur leurs pieds.

— Minuit, murmura la nourrice.

— Minuit, redirent le vieillard et sa fille.

Ils s’étreignirent, échangeant de tendres baisers.

Puis Daalia se dégagea et, avec fermeté :

— Allons, père, conduis-moi à mon palanquin.

François Gravelotte ne résista pas.

Pressant sous son bras, le bras de la jeune fille, il l’entraîna hors de la salle. La nourrice les suivait, une expression indéfinissable contractant son visage. Gaieté, tristesse, semblaient se partager l’esprit de la bizarre créature.

Dans la cour, une chaise à porteurs attendait.

Auprès du véhicule, l’équipe malaise, chargée de le transporter sur l’épaule, était immobile comme si ceux qui la composaient eussent été de bronze.

Ils n’avaient point les somptueux vêtements de jour, le casque strié de bandes d’or. Non, un simple sarang (manteau) couvrait leur torse, et sur le sommet du crâne s’arrondissait une calotte basse.

Un dernier baiser à son père, et Daalia prit place dans la chaise. Rana y monta aussitôt.

Puis, une exclamation gutturale se fit entendre. Avec une précision militaire, les porteurs se mirent en place sous les brancards.

À un second signal, le cortège partit au trot, traversa la cour d’honneur et franchit la porte accédant à la route.

Un instant encore, François put apercevoir les ombres mouvantes, fuyant au milieu des arbres, puis tout se confondit, se noya, dans l’obscurité bleutée de la nuit équatoriale.

Alors le vieillard étendit les bras en un geste résigné, leva les yeux vers la voûte du firmament, brillante de la poussière d’or des étoiles, et pensif, il regagna sa chambre.

Sans doute, il n’y trouva pas le repos, car jusqu’au jour, une lumière brilla derrière les stores de ses fenêtres.

Le père veillait en songeant à son enfant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Levée depuis une heure, j’ai vainement cherché dans le parc une fleur de bouton d’or, j’aurais voulu vous offrir cet emblème d’heureux voyage.

C’est ainsi que Lisbeth salua Gavrelotten qui déjà s’était installé dans le palanquin vert, auquel Rana avait rendu visite pendant la nuit.

Il était six heures du matin.

La cour de l’hacienda offrait le spectacle le plus animé.

Serviteurs, servantes se groupaient sur les marches, sur les terrasses, pour assister au départ d’Albin et de Niclauss, qui se rendaient chez les Battas pour conquérir la seconde fiancée, sans se douter, qu’en réalité, ils allaient subir la seconde épreuve des vertus du guerrier : le mépris des souffrances et de la mort.

Dans sa chaise bleue, Albin se prélassait seul.

Morlaix, debout à la portière, l’entretenait à voix basse :

— Je reste ici… la jeune Lisbeth semble prendre plaisir à ma conversation.

— Fat !

— Non pas… diplomate, voilà le mot juste. Je cherche une amitié dans le camp ennemi…

— Bon, par dévouement à moi, alors ?

— Tu l’as dit, Albin.

— Dévouement facile, car cette grassouillette personne paraît avoir un excellent caractère.

Morlaix haussa les épaules :

— Raille, je m’en fiche. C’est une éducation à refaire que celle de cette jeune fille. Le sens moral le plus oblitéré qui se puisse Imaginer. Elle ne paraît pas soupçonner l’indignité des projets de son père. C’est une affaire, et ce mot-là excuse tout à ses yeux.

Il s’interrompit en entendant Lisbeth exprimer, auprès du palanquin vert, le regret de n’avoir pas trouvé une fleur de bouton d’or.

D’un bond, il fut à côté d’elle, et tendant à Niclauss une fleur épineuse qu’il tenait à la main.

— Plus heureux que mademoiselle, je vous offre une fleur de chardon. Le chardon dit : regrets cuisants de l’absence.

Et, comme Niclauss prenait la tige en remerciant.

— En outre, continua Morlaix avec le plus grand flegme, le chardon vous sera d’une ressource précieuse en voyage.

— Une ressource ?

— Oui, si les vivres venaient à vous manquer.

Puis, laissant Gavrelotten ébahi, ne comprenant pas que son interlocuteur venait toute tranquillement de le traiter d’Aliboron, Morlaix retourna au véhicule bleu, serra une dernière fois la main d’Albin et se rangea.

Fleck avait sauté auprès de Niclauss qu’il accompagnait pour doubler sa valeur, avait-il déclaré. Il se pencha vers Lisbeth :

— En mon absence ne parle pas à ce M. Morlaix. C’est un de ces Français qui se moquent de tout. À l’instant, tu n’as pas compris, parce que tu es bien élevée, il s’est gravement moqué de ton fiancé.

Il y eut une petite lueur rieuse dans les yeux bleus de la jeune fille. Fleck se trompait. Elle avait compris, et même elle avait trouvé drôle la plaisanterie. Mais elle ne jugea pas à propos de le confesser à son père qui ajouta gravement :

— Et un fiancé de plusieurs millions veut être respecté.

Effet singulier d’une ironie ! Pour la première fois de sa vie, Lisbeth eut la vague intuition que l’on pouvait à la fois valoir plusieurs millions et être un imbécile.

Mais elle n’eut pas le temps de s’appesantir sur cette conception nouvelle. L’oncle François, levant son chapeau de paille, disait :

— Bon voyage, messieurs mes neveux.

Tandis que les interpellés répondaient de leur mieux au souhait amical, les porteurs enlevèrent les litières.

De leur pas trotté, ils se mirent en marche, et bientôt la petite troupe fila, à bonne allure, sur la route, en sens inverse de la direction du port.

La litière bleue tenait la tête.

— Vous savez où nous allons, cria Albin au chef Fargut, lequel, muni d’une longue canne dorée, courait sur le flanc de la caravane ?

L’homme salua de son bâton.

— Oui, seigneur !

— Alors, je me laisse conduire.

Mollement bercé par le pas rythmé des porteurs, le jeune homme s’abandonna à ses réflexions.

Pour un Parisien, accoutumé au train train journalier de la grande ville il y avait matière à rêver.

Depuis le jour où il croyait faire au café Richissime son dernier repas, la vie lui apparaissait comme une pièce à spectacle, une féerie pour mieux dire.

Brusquement transporté dans l’archipel malais, emprisonné, puis rendu à la liberté au milieu de la plus belle nature du monde, environné maintenant par un luxe tout oriental, l’aventure devait prendre des proportions épiques à ses yeux.

Puis des images féminines se présentaient à son souvenir.

L’une inquiétante… Cette Rana dont l’amabilité à son égard lui apparaissait inexplicable.

L’autre charmante et regrettée. Cette jeune fille merveilleusement jolie, entrevue au débarcadère, et qui, si résolument, s’était jetée entre l’oncle François et lui-même.

Qui était-elle ?

N’avait-elle pas déclaré être la fille de l’oncle François ?

Albin croyait bien avoir entendu cela. Mais, à l’habitation du planteur, il avait vainement cherché la radieuse apparition.

Rien n’avait trahi la présence d’une jeune fille dans la maison.

À cette heure, Gravelotte se reprochait de n’avoir pas questionné son oncle, et il se découvrait une timidité insoupçonnée, car, il lui fallait bien se l’avouer, les paroles s’étaient arrêtées sur ses lèvres… il n’avait pas osé.

Pas osé, pourquoi ?

La question demeurait sans réponse.

Et, de l’absence d’explication le voyageur éprouvait une mauvaise humeur qui le surprenait plus encore que sa réserve passée.

Que lui importait l’existence d’une fille de François Gravelotte ? Elle serait sa cousine, voilà tout…

Une cousine ! Il s’avisa tout à coup qu’aucune désignation de parenté ne chatouillait plus agréablement l’oreille.

Du poing, il se martela les genoux en grommelant :

— C’est trop bête, j’ai rêvé. Je n’ai point de cousine. S’il en était autrement, l’oncle ne cacherait pas sa fille ; un père ne met pas son enfant sous le boisseau, surtout lorsqu’elle est ravissante. Alors… alors, je suis un niais, fiancé désormais à Rana, un véritable singe. Parbleu ! Voilà le mot de l’énigme ! La réalité est si grimaçante que je me jette à corps perdu dans un rêve trop joli pour appartenir à la terre.

Le bruit d’un corps lourd s’aplatissent sur le sol, des exclamations, des vociférations l’arrachèrent soudain à ses pensées.

Il se retourna vivement et un large éclat de rire lui échappa devant le spectacle qui s’offrit à sa vue.

Par suite d’une fausse manœuvre, sans doute, la litière verte avait basculé sur l’épaule des porteurs ; à ce moment, ceux-ci tiraient, qui par les pieds, qui par la tête, Niclauss et Fleck empêtrés dans les rideaux de leur véhicule.

Albin, du reste, ne put se délecter longtemps de ce tableau caricatural.

Fargut leva sa canne dorée.

Les Malais accélérèrent leur allure, et un tournant de la route cacha au voyageur les rivaux qu’il laissait en arrière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant, tempêtant, hurlant, le père et le fiancé de Lisbeth s’introduisaient derechef dans leur palanquin enfin redressé.

Après tout, ils en étaient quittes, l’agent d’affaires pour une bosse au front, Niclauss pour une meurtrissure du nez.

En voyage, il se faut accoutumer à ces menus désagréments qui, selon l’admirable expression du philosophe, forment le cœur et l’esprit.

Ils déforment bien quelque peu le physique. Il est certain qu’un nez violacé, tuméfié, gonflé comme le bulbe comestible de Parmentier, ne prête pas à la physionomie un charme vainqueur ; mais, dans l’espèce, ces traces d’une rencontre brusque de l’organe olfactif avec la terre nourricière des humains, perdaient beaucoup de leur importance.

Ce n’était point sur ses attraits périssables que comptait Niclauss pour obtenir la main de la blonde Lisbeth. L’agrément de la jeune fille reposait sur des qualités plus solides, des qualités sonnantes et trébuchantes, actuellement enfermées dans le coffre-fort de l’oncle François.

Aussi, après quelques exclamations douloureuses :

— Mon front ! Oïe ! oïe ! oïe !

— Mon nez ! Oh ! là ! là !

— J’ai une bosse grosse comme le poing !

— Mon nez enfle comme une truffe !

Les victimes de l’accident se calmèrent peu à peu et reprirent la conversation si brusquement interrompue.

Oh ! ils étaient tout à leurs combinaisons financières. Pas une seconde, ils n’eurent l’idée d’admirer le paysage.

Et pourtant la nature malaise vaut la peine d’être regardée.

La route avait dépassé la limite des plantations Gravelotte.

Elle courait maintenant à travers une vallée verdoyante, entre un double rempart de buissons enchevêtrés, vêtus non de feuilles mais de fleurs multicolores.

La litière allait rapide entre deux immenses bouquets. L’air semblait alourdi de parfums pénétrants. Une sorte d’ivresse naissait de ces émanations capiteuses, les regards se voilaient, la parole se faisait moins assurée, la pensée moins précise.

Un demi-sommeil, embaumé et fantastique, plongeait les Européens dans un engourdissement délicieux.

À chaque instant, des flèches d’or semblaient traverser le sentier. C’étaient des oiselets, au plumage d’une richesse inouïe, qui passaient, donnant la perception de pierres précieuses animées.

Partout éclatait la magnificence de l’archipel aimé du soleil.

Et bercés par le balancement de la chaise, éblouis quoi qu’ils en eussent par l’apothéose fleurie à travers laquelle leurs porteurs enivrés, les entraînaient, Fleck et Niclauss firent trêve à leurs préoccupations intéressées.

Leurs supputations de chiffres s’embrouillèrent, leurs répliques se firent plus rares. Ces êtres épris d’argent étaient vaincus par la nature grandiose.

La vallée traversée, une sente raide, escarpée, se présenta escaladant les flancs d’une hauteur boisée.

Lorsque l’inclinaison de la route varie, les porteurs, avec une dextérité remarquable, modifient le port des brancards, de telle sorte que le plancher de a litière demeure horizontal. À cet effet, les uns conservent le port sur l’épaule, les autres le descendent à la hanche.

Niclauss et son futur beau-père ignoraient cette particularité.

Mal leur en prit, car, dès les premiers pas, les porteurs d’avant étant sensiblement plus haut que ceux d’arrière, ils se trouvèrent renversés au fond de la chaise, les pieds à l’alignement du menton.

À peine avaient-ils pesté contre cette position incommode, qu’une secousse soudaine les envoyait, en sens inverse, donner du nez contre les tentures vertes.

Une déclivité du chemin en était cause.

Durant deux heures, au hasard de la montée, ils furent secoués comme crème en baratte, projetés en arrière, au grand dommage de leur dos et de leurs reins, ramenés en avant aux dépens de leurs visages.

Ils rugissaient, gémissaient, invectivaient vainement les Malais, artisans de leur supplice.

Les porteurs ne ralentissaient pas leur course ; les degrés rocheux du sentier escarpé n’opposaient point à la marche un obstacle moins pénible à franchir.

Et, dans les arbres, une bande de singes gris à collier, sans doute amusée par l’allure inaccoutumée du palanquin, escortaient les voyageurs avec forces grimaces, sautaient de branches en branches, emplissaient le sous-bois de cris, craquètement de dents, sifflements aigus, dont les oreilles des Européens, indemnes jusque-là, étaient littéralement transpercées.

Enfin les porteurs, essouflés, firent halte sur un plateau. Fleck, Niclauss purent mettre pied à terre.

Mais dans quel état !

Le visage marbré de contusions bleuâtres, les cheveux ébouriffés, leurs chapeaux de paille défoncés, les vêtements en désordre.

Ajoutez à cela la chaleur développée par un exercice aussi violent qu’involontaire, et vous aurez l’idée de l’aspect piteux, misérable et ruisselant des deux hommes, venus à Sumatra pour conquérir la fortune de François Gravelotte.

Un quart d’heure de repos, quelques ablutions à une source voisine, un peu d’ordre remis dans leur habillement, rendirent aux voyageurs… nous allions dire : figure humaine. L’expression ne serait ni juste ni correcte, car avec leurs visages blêmes, bouffis, constellés de taches bleues, causées par les heurts répétés, les malheureux ressemblaient à s’y méprendre a ces poitrines de dinde truffées, que les approches de la Noël font éclore périodiquement à la vitrine des négociants en comestibles.

Immobiles, indifférents en apparence, les porteurs attendaient, tels des statues de bronze. Mais quiconque les eût observés avec soin, eût remarqué entre eux un échange de regards moqueurs.

Fleck appela l’un de ces hommes :

— Sommes-nous loin du village Batta, demanda-t-il, non sans une visible appréhension ?

— Deux heures encore.

— Diable !

— Mais en terrain plat.

— Plat… à la bonne heure. Plus de montées comme celle…

— … Que nous avons gravie ? Non.

Réconfortés par cette assurance, les Allemands se réinstallèrent dans la litière qui, enlevée aussitôt par les robustes indigènes, se mit en mouvement.

Des prairies, à l’herbe haute et drue, s’étendaient à perte de vue, coupées de loin en loin par des alignements d’arbres et de buissons.

— On dirait un paysage du Palatinat, remarqua l’agent d’affaires. 

— Si l’on veut, soupira Niclauss…, car voilà certes des personnages que l’on ne rencontrerait pas dans le beau pays rhénan.

On traversait à ce moment un des nombreux ruisseaux dont les lignes d’arbres marquaient le cours, et de chaque côté du gué, des serpents, azurés ou émeraude, nageaient fièrement, la tête dressée de 30 centimètres au-dessus de l’eau.

— Des serpents !

Sans avoir besoin de se concerter, les deux causeurs se prirent à trembler avec un parfait ensemble.

— Sont-ils venimeux, s’écria Niclauss s’adressant à l’un des porteurs.

Ses dents claquaient.

— Qui ? fit paisiblement l’interpellé.

— Ces reptiles, donc.

— Pas tous, seigneur, pas tous ; mais il y en a dans le nombre dont la morsure tue en cinq minutes.

L’indigène disait cela d’un ton détaché, ce qui redoubla la terreur de son interlocuteur.

Fleck n’était pas moins terrifié.

Pourtant, le ruisseau fut franchi sans encombre.

Deux, trois cours d’eau, toujours infestés de reptiles, se rencontrèrent encore.

Les voyageurs commençaient à s’accoutumer à cette escorte rampante et nageuse. Après tout, les serpents ne manifestaient aucune intention belliqueuse. Ils convoyaient la petite troupe ainsi que l’eussent fait les gardiens bien stylés d’un péage.

Donc, sans trop frissonner, Fleck signala à son compagnon un cinquième ruisseau barrant la route.

— Le dernier avant le village, expliqua un Malais.

— Le dernier, ouf !

— Ouf ! C’est le cas de le dire, appuya Niclauss. Entre nous, Herr Fleck, je ne serai pas fâché d’arriver.

— Moi, non plus, mon brave Herr Gavrelotten.

La litière atteignait là berge.

Les deux premiers porteurs descendirent dans l’eau… Bientôt la litière se balança au-dessus de l’élément liquide, au beau milieu du courant.

Que se produisit-il alors ?

Ni l’homme d’affaires, ni son gendre espéré ne le surent jamais au juste.

Un des porteurs prétendit qu’un serpent s’était enroulé autour de ses jambes et l’avait fait choir.

Le certain est que le palanquin culbuta, que l’eau jaillit tout alentour, et que les voyageurs empêtrés firent un plongeon inattendu dans l’onde fraîche du ruisseau.

Étourdis, aveuglés, à demi asphyxiés, Niclauss et son compagnon avalèrent, bien malgré eux, quelques gorgées du liquide.

Ils eurent l’impression d’être tiraillés en tous sens, et enfin, ruisselants, trempés, ils se trouvèrent étendus sur le rivage.

Autour d’eux se pressaient avec des rires, des cris, une cinquantaine de femmes qui, fort heureusement, s’étaient trouvées là, à point nommé, pour accourir à leur secours. 

Ces sauveteuses caquetaient à qui mieux mieux.

Soudain, Niclauss sursauta :

— Je rêve.

— Hélas non, soupira Fleck, nous avons bel et bien pris un bain glacé, dont mes rhumatismes se seraient assurément passés.

— Je ne vous parle pas de cela.

— Et de quoi donc alors ?

— De ces Malaises. Regarde-les.

L’agent d’affaires suivit le conseil, et à son tour demeura stupéfait.

C’est que les femmes qui l’entouraient offraient une particularité jusqu’à ce jour réservée à certaines espèces de fleurs. Elles offraient toutes les nuances de l’arc-en-ciel. Les unes se montraient d’un vert tendre de feuillage printanier, d’autres avaient le teint vert foncé du sapin du Nord. Celles-ci jouissaient d’une peau jaune d’or, celles-là rutilaient du plus pur écarlate. Un petit nombre exposait aux regards un épiderme indigo. Et, phénomène incompréhensible, au milieu de ces étranges figures de teinte franche, s’en distinguaient d’autres dont les surfaces cutanées visibles présentaient plusieurs nuances alternées, bleu et rouge, noir et jaune. En style de jardinier, ces dernières étaient des panachées.

— Qu’est cela ? put enfin balbutier Fleck.

— Je vous le demande, repartit Niclauss.

— Cela ne s’est jamais vu.

Mais leurs exclamations, leurs gestes, leurs coups d’œil effarés, avaient attiré l’attention d’un de leurs porteurs, resté auprès d’eux.

— Ce sont des teinturières, expliqua-t-il.

— Des teinturières… alors elles essaient leur teinture sur leur visage ?

— Non.

— Quoi donc en ce cas ?

— Voici. Ces ouvrières sont chargées d’extraire la matière colorante de diverses écorces, pour qu’elle soit appliquée ensuite sur le jarit (coton peint), le louri (étoffe teinte en fils) ou le batik (étoffe teinte après le tissage). Comme elles font macérer les bois colorants dans l’eau chaude, leurs visages, constamment exposés aux vapeurs qui se dégagent, se teignent peu à peu ainsi que vous le voyez. Au surplus, cette coloration anormale est considérée comme une parure, et si la loi batta ne limitait le nombre des teinturières, toute la population féminine s’adonnerait à la profession enviée.

Les Européens faisant mine de se lever, le porteur les pria de n’en rien faire.

— Mes camarades ont couru jusqu’au village, afin de vous rapporter des vêtements secs, car des blancs ne sauraient entrer dans un endroit habité avec une tenue de chiens mouillés. Le respect qui leur est dû en serait diminué, et le panghéran François Gravelotte s’irriterait d’apprendre que ses hôtes ont été si mal traités.

Puis, sans doute pour charmer l’ennui de l’attente, il se lança dans un exposé complet de l’art de la teinturerie à Sumatra.

Ainsi, les voyageurs grelotants apprirent, sans en avoir la moindre envie, que les couleurs sont extraites des essences suivantes :

L’Aren (gomutus) fournit l’indigo ;

Le Ting’à mélangé au Mangoustan (Mangostana) donne le noir ;

Le Hegrang produit le jaune ;

Le Woug-koudou (ombellata) contient l’écarlate ;

Le Woug-koudou combiné avec le Kasombakling (orellana) donne le rose, etc., etc.

Par bonheur, le retour des porteurs interrompit le bavard qui ne semblait pas en humeur de s’arrêter tout seul.

Le Malais, d’ailleurs, considère comme un honneur d’être écouté par un blanc. Aussi, quand il se trouve en face d’oreilles complaisantes, on peut dire que son éloquence devient intarissable. Durant des heures, il parle, enchaînant les histoires les plus disparates jusqu’au moment où lassée, écœurée, étourdie de ce verbiage, la victime se décide à lui intimer l’ordre de se taire.

Du reste, une nouvelle surprise attendait les infortunés voyageurs.

Dépouillés de leurs habits, revêtus de tuniques de soie, serrées à la taille par la large ceinture chaidi, ils se préparaient à monter dans une litière dont leurs serviteurs s’étaient aussi munis, quand tous les assistants se prosternèrent soudain avec un grand cri.

— Araki !

— Ah çà ! ils nous adorent à présent ! grommela Fleck fort empêtré dans sa nouvelle tenue ?

— Non, répliqua le plus figé des « palanquiniers », ils te remercient.

— Ils me… pourquoi ?

— Parce que tu as revêtu la soie d’araignée.

— Plaît-il ?

L’homme d’affaires ouvrait des yeux énormes. L’indigène désigna sa ceinture, sa tunique.

— Eh bien, interrogea l’Allemand, ne comprenant pas davantage ?

— Soie d’araignée, ordinairement dédaignée par les blancs.

— Soie d’araignée ?

Le père de Lisbeth ignorait que les vers à soie ne sont pas seuls à fournir la matière première de la précieuse étoffe.

Il existe à Java, et aussi à Madagascar (où le général Gallieni s’efforce de développer cette industrie) une espèce d’araignée qui pullule et dont le fil, résistant et brillant, peut être tissé en soie légère.

L’insecte n’a pas besoin de soins spéciaux. On le recueille un peu partout et on le parque dans des enclos boisés.

Des jeunes filles prennent les araignées par douze à la fois, les introduisent dans un appareil fort simple imaginé à cet effet, et qui les dévide, c’est le mot. Après l’opération, les bestioles sont rapportées dans leur parc, où on les laisse en repos pendant quinze jours.

Elles peuvent supporter quatre « dévidages » avant de perdre la vie, et chacune fournit environ cinq grammes de soie.

L’étoffe obtenue est inférieure à celle du bombyx, mais elle revient à bas prix, et son infériorité disparaîtrait probablement, en tout ou en partie, si des procédés industriels perfectionnés étaient appliqués à l’exploitation de cette source naturelle de richesses.

À Java, des milliers de créatures humaines en vivent ; à Madagascar, six cents jeunes Malgaches sont employés aux essais de sériciculture arachnéïde, instaurés par le général Gallieni.

Cependant les Allemands s’étaient assis dans le nouveau palanquin et l’on avait repris la marche.

Une demi-heure plus tard on arrivait au village.

Les huttes semblaient désertes. Pas une femme, pas un enfant ne se précipitait, selon l’usage, à la rencontre des étrangers.

De loin en loin, un chien fauve, à poil ras, de la taille du chacal, lançait à leur passage un aboiement enroué.

— Ah çà ! Il n’y a personne ici, gronda Fleck désagréablement impressionné par la solitude.

— Le kirvi est réuni, répondit le porteur qui s’était improvisé le cicérone des voyageurs.

— Le kirvi ?… Qu’est-ce que le kirvi ?

— C’est l’assemblée des habitants du kraton.

— Le kraton ? Est-ce ainsi que l’on désigne un village.

— Oui, seigneur. Le kraton est, soit une agglomération comme celle-ci, soit l’ensemble des constructions constituant le palais d’un soultani (sultan).

— Et où se rassemble ton kirvi ?

— Sur la place de la Grande Hutte, consacrée au culte de M’Prahu.

À mesure que l’on avançait entre les cases, à demi enfouies sous la verdure, un murmure se discernait.

Il crut, s’enfla, des voix bourdonnèrent, et soudain la litière déboucha sur un vaste espace nu, de forme circulaire, où grouillait une foule bruyante, bigarrée, formant le cercle en avant d’une hutte plus spacieuse que les autres, à la porte encadrée par deux statues de bois, grimaçantes, horribles.

La hutte était le temple du village.

À quelques pas de l’entrée, un pieu peint de jaune et de vert, piqué dans le sol, s’élevait, tel un gigantesque mirliton, haut de deux mètres.

Et, occupant le centre du cercle des curieux, debout auprès du poteau, Fleck et Niclauss aperçurent Albin qui remettait son veston, en souriant.

Tout cela, ils le distinguèrent en l’espace d’une seconde.

Une clameur rugie salua leur arrivée.

— Har or Outau Naï !

— Le second fiancé de la belle Hato !

Des mains empressées saisirent les voyageurs, les tirèrent de la litière. Poussés, traînés, à demi portés, ils se trouvèrent en face d’Albin.

Celui-ci les salua :

— J’ai supporté les épreuves, mon cousin, dit-il négligemment. Il parait que l’on ne m’a compté qu’une seule faute. Je vous engage donc à vous bien tenir.

— Les épreuves !… Quelles épreuves ? balbutia Niclauss.

Gravelotte éclata de rire.

— Oh ! cela, vous le verrez. Je m’en voudrais de vous ôter le plaisir de la surprise.

Et, se tournant vers un prêtre reconnaissable à sa mitre dentelée, à sa longue robe jaune brodée de soleils d’or, cernés par le serpent emblématique du cycle de la vie.

— Je puis me mêler aux curieux ?

Le prêtre inclina la tête :

— Va. Oraï, représentant des dieux, te rend la liberté.

Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois. Il eut un salut ironique à l’adresse de son rival.

— Amusez-vous bien, cousin.

Puis il se perdit dans les rangs des indigènes, qui s’écartaient respectueusement devant lui.

Ni Fleck, ni son gendre présumé, n’eurent le loisir de s’appesantir sur l’inflexion railleuse dont Albin avait souligné ses dernières paroles.

Oraï se rapprocha d’eux :

— Lequel de vous aspire à la main de Hato ?

Vivement Fleck désigna son compagnon.

— Herr Niclauss, que voici.

— Bien, reprit le sacrificateur. Jeune guerrier, pour enflammer ton courage, tu vas être admis à contempler la fiancée de ton choix.

— Quelque laideron, grommela l’Allemand, troublé par l’attente de l’épreuve inconnue.

Mais Oraï avait frappé dans ses mains.

Par l’ouverture de la Grande Hutte, Gavrelotten vit quelque chose remuer dans la pénombre intérieure.

Ce quelque chose se rapprocha de la porte, se précisa. Enfin sur le seuil se découpèrent les silhouettes de deux personnes.

Une jeune fille, élégante dans son kamsinsri (corsage) de soie blanche à galons d’or, dans sa jupe courte vert d’eau brodée d’abeilles, symbole de l’hymen. À côté d’elle, se tenait un petit vieillard entièrement vêtu de jaune ; turban, veste courte, large pantalon flottant serré à la cheville.

— Voici Hato et son père, le valeureux Dougar !

Niclauss eut un cri de stupeur.

— Des teinturiers !

L’exclamation lui était arrachée par la couleur des nouveaux venus.

Ils avaient le visage bleu, d’un bleu éclatant, extraordinaire, qui faisait mal aux yeux.

— Ah ! bien, murmura-t-il, l’oncle François aime les teintes variées. Il aurait bien dû épouser l’arc-en-ciel tout de suite, cela aurait simplifié la mission.

Mais Oraï parlait :

— Toi, éloigne-toi du poteau d’épreuve.

Ces mots s’adressaient à Fleck qui s’empressa d’obtempérer à l’ordre. Le sacrificateur se tourna alors vers Niclauss.

— Tu vois la belle Hato ?

— Il faudrait être aveugle pour ne pas la voir.

— Consens-tu à subir l’épreuve pour mériter sa main ?

Une seconde, Gavrelotten hésita, mais dominant ce commencement de faiblesse.

— Oui, fit-il avec une certaine fermeté.

— Bien !

Se rapprochant du poteau à le toucher, Oraï reprit :

— À seize ans, alors qu’ils sont devenus robustes et propres à supporter les fatigues de la guerre, les jeunes Battas sont amenés en ce lieu. Ils y prouvent le mépris de la souffrance et de la mort, mépris sans lequel ils ne pourraient passer de la caste des enfants dans celle des guerriers.

— Et comment démontrent-ils ce mépris ?

— Par le silence. Un guerrier ne doit pas se répandre en cris ainsi qu’une femme. Douleur, trépas, il doit tout envisager avec calme et sans se plaindre. L’exorde ne parut pas rassurer Niclauss.

— Alors, je dois affronter ?… 

— La douleur et la mort.

— Diable !

Une voix lança dans l’air :

— C’est une frime, mon gendre. Si on mourait réellement, est-ce que les gamins deviendraient guerriers !

L’apostrophe de Fleck ragaillardit l’interpellé.

— C’est vrai, au fait, je n’y songeais pas.

Et avec une charmante désinvolture :

— Allez-y, monsieur le curé batta, je suis prêt à tout.

Sans doute Oraï, sacrificateur de M’Prahu, ne comprit pas le sens du titre que lui donnait naïvement son interlocuteur. Il ne s’en émut pas, cependant, et, continuant son rôle de directeur des épreuves :

— Entre dans le temple.

— À l’instant.

— Tu y rencontreras des serviteurs qui te prépareront à la cérémonie.

— Parfait.

Puis avec un geste résolu, la tête haute, ayant au fond de lui-même la conscience que, par son attitude, il donnerait à la foule l’impression d’un héros, il pénétra dans la Grande Hutte.

Hato et son père semblaient attendre cet instant.

Ils sortirent, croisant l’Allemand, puis, contournant la paroi extérieure, ils disparurent derrière le temple.

De ce côté, personne. Toute la population était rassemblée du côté opposé. Les deux faces bleues s’assirent sur le sol.

— Pourvu que cet homme ne triomphe pas, soupira la jeune fille.

— Aucun danger, répliqua le vieillard d’une voix qu’Albin et Niclauss, s’ils avaient pu l’entendre, eussent reconnue sans effort être celle de Rana. Celui pour qui sont tes vœux, ma Daalia, avait été prévenu par moi. Jamais aucun Batta n’a supporté l’épreuve avec autant de stoïcisme…

— Une faute, cependant.

— Il te regardait, il n’a pas vu venir le couteau, et le froid de la lame sur la peau lui a arraché un léger cri.

— Il me regardait, dis-tu ?

— Oui.

— S’il avait reconnu en moi celle qu’il a rencontrée sur le port, le jour de son arrestation.

Rana pétrit dans ses mains celles de sa fille de lait.

— Ne crains pas cela. La teinte bleue répandue sur ton visage te métamorphose entièrement. Ton père lui-même ne te reconnaîtrait pas pour sa fille.

— Alors pourquoi me regardait-il avec autant d’attention ?

— Tiens, une figure bleue, cela étonne.

Et doucement :

— Je suis plus difficile à déguiser que toi. Pourtant il n’est venu à l’esprit d’aucun de ces blancs que je suis la vieille Rana… qui les a si malmenés hier soir.

À ce souvenir, Daalia ne put se tenir de rire.

— Le fait est mie tu les as tyrannisés… Du dehors j’assistais à la séance, j’ai même failli me laisser surprendre quand vous êtes passés au salon…

— Chut !

Daalia se tut brusquement.

Pourquoi Rana lui adressait-elle cet avertissement ?

Elle promena autour d’elle un œil curieux et étouffa à grand’peine un cri.

Albin, ayant contourné la Grande Hutte, ainsi qu’elles-mêmes, considérait les deux femmes.

À vingt pas d’elles, il s’était adossé au tronc d’un palmier, et de ce poste d’observation, faisait peser sur elles un regard investigateur.

— Fleurette Rosée, fit la nourrice d’un ton si bas que sa compagne l’entendit à peine, feins de ne pas voir ce jeune homme. Dans un Instant, nous nous lèverons et retournerons devant le temple.

— C’est cela. Mais… tu vois bien qu’il a un soupçon.

— Peut-être. Raison de plus pour être prudentes. S’il découvrait la vérité, tu serais perdue. Oraï et Miria-Outan verseraient ton sang sur l’autel de M’Prahu.

La jeune fille frissonna.

— Oh ! folle que j’ai été !

— Tu dis vrai, petite Fleur, ton vœu était insensé ; mais il est fait à présent, rien ne peut l’empêcher d’exister. Il faut donc agir avec sagesse pour te préserver du malheur.

— Il vient vers nous.

C’était vrai. Albin se dirigeait vers les deux femmes.

D’un même mouvement, elles se dressèrent sur leurs pieds. Si Rana ne lui avait, saisi le poignet, la fille de l’oncle François se fût enfuie.

Gravelotte allait certainement lui parler, l’interroger. Que répondrait-elle ?

Dans le trouble de sa pensée, elle le regardait venir. À trois pas d’elle, il s’arrêta, salua lentement, comme si lui-même cherchait de quelle façon il entamerait l’entretien, puis d’une voix un peu hésitante :

— Mademoiselle, commença-t-il.

Ce fut Rana qui l’interrompit :

— Ma fille ne comprend pas la langue des seigneurs blancs. Je suis son père et son interprète quand le hasard l’oblige à une conversation avec les gens d’au delà les mers.

— Ah ! elle ne comprend pas.

Ceci fût dit avec une petite pointe de tristesse.

— Alors, je me trompais.

Albin allait s’éloigner. Quelle curiosité piqua à ce moment la nourrice ? Il est difficile de deviner le mobile des actes de la fantasque créature, mais elle retint le Français :

— Vous vous trompiez… en quoi ?

— En ceci : je croyais que Mademoiselle parlait la langue de mon pays.

— Erreur. Pourquoi croire cela ?

— Parce que je pensais une fois déjà l’avoir entendue.

— C’est impossible.

Albin secoua la tête :

— Je le crois… Je me trompe sûrement… Celle dont je parle avait le teint doré ; elle n’était sûrement pas teinturière… Seulement, vieillard, ce qui me trouble, c’est que lorsque ta fille me regarde, il me semble que je sens sur moi les yeux de l’autre.

— Les dieux n’ont point de peine à créer des yeux semblables.

— Ta remarque est sage, vieillard. J’aurais dû l’énoncer moi-même. Et cependant, si cette jeune fille relevait ses paupières qu’elle tient baissées à présent ; si son regard se fixait sur moi, mon illusion me reprendrait.

Il fit un pas en arrière.

— Je vais assister à l’épreuve de l’homme qui me dispute la main de ta fille.

Gravement Rana approuva du geste.

Albin s’éloigna pensif. Évidemment, malgré tout, il lui restait un étonnement pénible.

Bizarre, en effet, était sa situation. Au milieu d’une face indigo, il se figurait retrouver les grands yeux de velours remarqués naguère chez la gracieuse apparition du débarcadère.

Sa raison lui indiquait comme fausse son impression.

Malgré cela il luttait contre la vraisemblance, et il s’irritait de lutter.

C’est qu’à cette heure, ainsi qu’il arrive bien souvent quoi qu’en disent les gens graves qui, sans les comprendre, prétendent expliquer les mystères du « moi » humain, c’est qu’à cette heure l’instinct, émanation divine, voyait plus clair que la raison.

— Oh ! murmura Daalia. Il pense à mes yeux.

— Eh bien, mignonne Abeille d’or, regrettes-tu que je lui aie répondu.

— Non, ma bonne Rana.

— Alors viens voir celui qui n’a pas le bonheur de te plaire.

Obéissante, Daalia suivit la nourrice.

Effectuant en sens inverse le chemin parcouru tout à l’heure, elles se retrouvèrent bientôt devant le portail de la Grande Hutte gardé par les grimaçantes statues de bois.

À présent, Niclauss était attaché au poteau d’épreuve.

Nu jusqu’à la ceinture, le visage marbré de meurtrissures, résultat polychrome de ses nombreuses chutes en cours de voyage, l’Allemand regardait autour de lui, les yeux effarés.

Malgré elle, la jeune fille compara ce personnage ridicule à celui qui, un instant plus tôt, lui parlait.

Le mystère des chastes affections palpita en son âme.

Elle eut la perception nette, éclatante, subite, qu’un lien invisible enchaînait son cœur, et tout bas, ne voulant confier son secret à personne, pas même à la dévouée nourrice, elle murmura :

— Lui ou le kriss d’Oraï !

L’enfant d’antan avait disparu pour toujours. La jeune fille venait de s’éveiller, avec la conscience que l’énigme décevante de la vie pouvait devenir bonne, belle, bienfaisante, être auréolée d’une radiation de lumière. La tendresse allumait ses flambeaux.

Mais l’épreuve commençait.

Autour du patient, le sacrificateur Oraï, suivi comme en un cotillon sacré, par plusieurs prêtres aux robes rouges, violettes et bleues, exécutait une marche circulaire, rythmée par un chant monotone.

Cela dura quelques minutes.

Soudain, la théorie sacerdotale s’arrêta, le chant cessa.

Oraï s’inclina successivement vers les quatre points cardinaux, puis s’adressant à Niclauss.

— Homme, dit-il, tes oreilles sont-elles ouvertes à la parole de M’Prahu ?

— Elles sont ouvertes, répondit l’Allemand, d’une voix mal assurée.

— Voici ce que le maître des volcans a décidé.

Puis, en psalmodie :

— D’abord, l’être sera l’enfant privé de force, privé de pensée, privé de valeur. Puis le temps ayant marché de par le monde, une aube luira dans l’Être, jetant la lumière dans les ténèbres des replis de son esprit. Et l’Être se dressera, et il étendra la main vers les chefs en criant : « Mon enfance est achevée, je veux brandir le glaive du guerrier pour attaquer les méchants, pour défendre les bons et les faibles.

Le prêtre changea de ton :

— Est-ce le glaive de justice que tu souhaites ?

— Oui, fit encore Gavrelotten d’un ton tremblé.

Au vrai, toute cette cérémonie l’impressionnait horriblement. S’il n’avait senti, fixés sur lui, les yeux de Fleck qui s’était placé au rang des curieux, le jeune homme aurait certainement renoncé à l’épreuve et, sans hésiter, se serait remis en route vers l’habitation de François Gravelotte.

Mais Fleck était là, Albin également. Par respect humain, l’Allemand essaya de faire bonne contenance.

— Tu le veux, reprit Oraï. Il sera fait selon ton désir. Mais sache qu’un abîme existe entre l’enfant timide et le guerrier. Pour le premier, la mère n’a que caresses, soins tendres ; le chagrin, la souffrance, sont écartés de sa voie. Pour le guerrier, c’est le contraire. Plus de prévenances qui amollissent le brave. La terre suffit à son sommeil, des aliments grossiers à sa nourriture. Il doit supporter sans se plaindre les ardeurs du soleil, incendiant les vallées, ou les morsures des vents glacés balayant les hauts sommets. Son cœur doit ignorer l’effroi. En présence du rhinocéros furieux, du tigre à la gueule sanglante, du reptile rampant dans l’herbe, il lui faut conserver une face impassible, un coup d’œil sûr, un bras qui ne tremble pas.

Machinalement, Niclauss agitait la tête de haut en bas et de bas en haut. On eût dit qu’il approuvait les paroles prononcées. En réalité, le pauvre diable se troublait de plus en plus. Chaque mot pénétrait en son crâne ainsi qu’une aiguille. Sous ce picotement moral, sa vaillance d’emprunt s’effritait comme dune sous la rafale.

Positivement, il éprouvait cette sensation désagréable, que l’on avoue le moins possible, mais qui n’en existe pas moins, et que les dictionnaires académiques des deux hémisphères cataloguent sous la rubrique : Peur.

En vain les hommes, dans leur amour-propre naïf, ont mis leur imagination en travail pour inventer des vocables, des euphémismes permettant de ne pas prononcer le mot peur. Les langues aristocratiques, les langues vertes, ont vainement fusionné. On a lancé les expressions : avoir le trac, le taf, n’être rassuré qu’à demi, sentir courir un petit frisson, éprouver un léger froid, etc., etc.

La peur n’y a rien perdu. Comme par le passé, elle étreint le monde, explique toutes les veuleries, les lâchetés inexplicables sans elle. Dans le cas présent, elle contractait en chair-de-poule, l’épiderme de Niclauss, agitait ses membres en un incessant tremblottement. Oui, c’était bien à elle qu’il fallait attribuer ces manifestations, et non pas a la température de 40°, au-dessus de zéro, qu’eut marqué le thermomètre centigrade s’il s’en fut trouvé, dans le village des Battas.

Oui, Niclauss sentait la peur monter en lui.

Peur de quoi ? Il n’eût su le dire, mais peur invincible. Est-ce que l’on raisonne quand la panique vous enserre de ses tentacules !

Il se raidissait, se gourmandait, se disant :

— Une épreuve dont tous les guerriers sortent victorieux est une simple formalité !

Il s’efforçait de songer uniquement au but à atteindre : la conquête de l’héritage de l’oncle François.

Efforts superflus.

Tandis que son cerveau cherchait à rassembler son courage, ses tibias s’obstinaient à trembler, ses bras à frissonner, ses dents à s’entre-choquer.

Et puis, ce diable de sacrificateur Oraï, il faut bien le reconnaître, n’avait rien de rassurant.

Après les paroles austères prononcées naguère, il s’amusait maintenant à faire tournoyer en l’air un kriss, dont la lame recourbée, frappée par les rayons solaires, lançait autour de lui un poudroiement d’éclairs.

— Il a l’air d’un écuyer tranchant, soupira le patient.

Réflexion qui redoubla son émoi.

— Es-tu prêt ? clama à ce moment Oraï.

C’est à peine si l’Allemand eut la force de répondre.

— Oui.

Le sacrificateur étendit les bras, les yeux fixés sur la voûte céleste.

— Tortionnaires aimés des dieux, je vous livre cet enfant. Interrogez son courage. Dites s’il est digne d’être proclamé guerrier.

Un vacarme indescriptible suivit.

Toute l’assistance hurlait à qui mieux mieux. C’était un charivari assourdissant, une cacophonie infernale, une clameur de saturnale.

Des indigènes firent irruption dans le cercle. Brandissant leurs armes, clamant, sautant comme des démoniaques, ils entourèrent le poteau des épreuves d’une farandole affreuse.

Mais un tintement de clochettes retentit.

Tous s’arrêtèrent à ce signal. Puis, par trois fois, dans le grand silence rétabli, ils lancèrent un : Huffs ! aigu, gémissant, terrifiant.

Enfin, en sourdine, ils modulèrent un chœur sauvage, tandis que l’un d’eux s’approchait de Niclauss.

Pétrifié, celui-ci sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête.

Le Malais brandissait une lame, semblait chercher en quel endroit il percerait la poitrine du malheureux fiancé de Lisbeth.

Soudain, il la darda violemment.

Niclauss eut un cri d’épouvante, auquel répondit un formidable éclat de rire.

Il n’avait pas été touché. Avec l’adresse habituelle de sa race, le Batta avait arrêté le fer à deux pouces de l’épiderme du supplicié.

— Vous n’avez rien à redouter, restez donc calme, clama Fleck. Voilà déjà que vous marquez une faute comme votre concurrent.

À cet appel, l’Allemand retrouva quelque sang-froid.

Il ne bougea plus, se contraignant au mutisme.

Ses tourmenteurs s’ingénièrent en vain. Lances, kriss, sabres, tourbillonnèrent autour de son front, menacèrent son épigastre.

Très pâle, très ému au fond, il trouva la force nécessaire pour ne pas marquer son angoisse.

Fleck l’encourageait du geste et de la voix.

L’épreuve allait prendre fin, restant indécise, puisque chacun des concurrent avait à son actif une faute.

Sur le seuil du temple, à demi cachée derrière les statues des dieux, Daalia se tordait les mains.

— Ran, Rana, soupira-t-elle, tout est perdu.

À sa voix, son pseudo-père tressaillit.

— Non, petit Colibri d’azur.

— Pourtant, vois, les tourmenteurs se fatiguent.

— Cela est vrai, mais je suis là, moi.

Et comme la jeune fille l’interrogeait du regard :

— Demeure ici, et laisse-moi faire.

Ce disant, la nourrice s’élançait au dehors.

Clopinant, avec l’allure falote d’un vieillard qu’elle était censée représenter, elle marcha vers le patient. 

Celui-ci la vit et une vague inquiétude le saisit.

C’est qu’elle apparaissait inquiétante et sybilline, la vieille Malaise jouant, avec une gravité impitoyable, son rôle d’antique guerrier.

Les danseurs avaient fait halte. Les spectateurs écarquillaient les yeux.

Elle, sans paraître remarquer l’attente générale, allait toujours.

Elle vint se planter en face d’Oraï :

— Prêtre, demanda-t-elle de sa voix grinçante, de quoi se compose l’honneur du guerrier.

— Son honneur, répéta le sacrificateur surpris ?

— Oui, vénérable Oraï, lumière des temples… de quoi se compose-t-il ?

— Parle, vénéré Oraï, parle, clamèrent cent bouches impatientes.

Le sacrificateur s’inclina :

— Soit ! l’honneur du guerrier veut qu’il sache supporter la souffrance.

— Bien, le néophyte a fait preuve de cela.

— Ensuite vient le mépris du trépas.

— De ce mépris également, cet homme a fait la preuve. Et ensuite ?

Un frémissement secoua la foule. Elle devinait que la vieille Rana arrivait au point capital où tendaient ses questions inutiles en apparence.

— Après, c’est tout, déclara Oraï.

La nourrice fit entendre un rire de crécelle.

— C’est tout pour le soldat vivant. Mais quel est l’honneur du guerrier mort ?

— Mort ?

— Sans doute. Ne faut-il pas qu’après être tombé dans la bataille, il puisse être mangé par l’ennemi. Ne faut-il pas qu’il soit succulent, afin que ses adversaires, en dévorant sa chair, soient contraints de se dire : Celui-là fut un guerrier parfait, excellent sous les armes, excellent sous la dent !

Oraï inclina gravement la tête.

La foule trépigna.

Il est en effet d’usage, parmi les Battas, de manger les prisonniers et les morts après une bataille.

Ces peuples qui, à l’ordinaire, se contentent d’une alimentation végétarienne, où le riz tient la plus large part, doivent aux légendes sacrées d’être affligés, en cas de combat, d’une tare anthropophagique.

— Il est brave, conclut Rana ; mais avant de lui octroyer comme épouse mon unique fille, la gloire de mes cheveux blancs, je veux savoir s’il est savoureux.

Niclauss écoutait.

Incapable de deviner la nourrice sous son déguisement, de discerner par suite l’énorme piège qu’elle lui tendait, il prenait ses paroles à la lettre.

Cette fois, son épouvante prit des proportions épiques. La sueur ruissela sur son front, ses yeux s’égarèrent.

— Donc, reprit Rana, je réclame la suprême épreuve.

— Laquelle ?

— Celle de la dégustation. Je demande à déguster, quelques bribes de mon gendre proposé, afin de me décider en toute connaissance de cause.

— C’est ton droit ! c’est ton droit ! rugit l’assemblée transportée d’aise. Un père a le droit de manger un morceau de l’époux de sa fille.

— Comment, bégaya Niclauss terrifié, de manger…

Il ne put achever.

Remerciant du geste, Rana avait pris un couteau à la ceinture d’un des assistants, le frottait sur sa manche, puis lentement, à petits pas, se dirigeait vers l’Allemand.

Dans ses yeux brillait la convoitise ; sa langue pourléchait ses lèvres de gourmande façon. Vraiment on eût cru voir un gourmet en présence d’une table bien servie.

Niclauss voulut crier.

Sa voix s’étrangla dans sa gorge.

Il essaya de briser ses liens.

Les cordes qui le maintenaient lui meurtrirent la chair.

Et anéanti, paralysé par la terreur, il vit le faux vieillard se rapprocher encore.

Tout près de sa victime, la nourrice s’arrêta. Tenant délicatement le couteau entre ses doigts maigres, elle tourna autour du pauvre diable. De la pointe acérée, elle désignait telle ou telle partie du torse. À tout instant, Niclauss s’attendait à sentir l’acier s’enfoncer dans ses muscles.

Pour ses bras, ses épaules, ses omoplates, il trembla successivement, en pure perte d’ailleurs, car ces morceaux, appréciés cependant des gourmets battas, ne fixèrent pas le choix de Rana.

Enfin la pointe de la lame se fixa à hauteur de l’estomac.

Un instant encore, le pseudo-vieillard parut en proie à l’indécision ; mais il secoua son chef ridé, et se décidant enfin, se mit à gratter du tranchant, la région stomacale de Gavrelotten.

Quiconque ne s’est jamais gratté l’épigastre avec un service à découper, ne peut se rendre compte de l’effet produit par le contact de l’acier avec la peau.

Tout le corps du patient tressauta, comme sous le passage d’un courant électrique ; les yeux prêts à jaillir de l’orbite, la face convulsée, les lèvres tortillées par un rictus terrifié, l’Allemand hurla :

— Au secours ! Au secours ! Je renonce à Hato… Je renonce…

Sur quoi, sa tête se pencha sur sa poitrine, et il perdit connaissance, soutenu seulement, dans la posture verticale, par les cordes qui l’appliquaient contre le poteau bariolé des épreuves.

Quand, une heure après, sous l’averse de potées d’eau que Fleck exaspéré lui jetait libéralement au visage, Niclauss revint à la conscience, ce fut pour recevoir, de la part du père de Lisbeth, une bordée d’injures ; ce fut pour comprendre, au milieu des propos malsonnants à son égard, que son rival, Albin Gravelotte, vainqueur cette fois encore, était reparti, au grand trot de ses porteurs, afin d’annoncer lui-même à l’oncle François, qu’à la main de Rana, il joignait désormais celle de la bleue Hato.

Le Français avait déjà obtenu deux mains sur huit en mariage.

  1. Ainsi désigne-t-on la nourrice en Malaisie.