Le Serment de Daalia/p1/ch07

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Éditions Jules Tallandier (p. 138-164).


CHAPITRE VII

L’AMÉRICAINE


Le Wilhelmin, vapeur de deux mille tonneaux, entrait dans le port de Batavia, la riche capitale des établissements Hollandais de Malaisie.

De Sumatra, avec escale à Singapoor, le navire avait parcouru lé détroit de Malacca, puis suivi les passes pénibles de cette mer de Corail qui entoure les îles de la Malaisie.

Il avait à son bord Fleck, Niclauss, Lisbeth, Morlaix et Albin.

La lutte entre les rivaux allait se continuer sur la terre de Java, dans l’État indépendant de Djokjokarta, où résidait Darnail, la troisième épouse supposée de l’oncle François.

À ce moment, deux des voyageurs seulement étaient visibles.

Morlaix et Lisbeth, confortablement installés sur des rocking-chairs, bavardaient à demi-voix. Cela leur arrivait fréquemment maintenant. Comment Fleck, et surtout Niclauss ne s’inquiétaient-ils pas de ces continuels conciliabules ? La conversation des jeunes gens va nous l’apprendre.

— Ah ! murmurait la blonde fille de l’agent d’affaires, je n’aurais jamais pensé qu’une traversée maritime faisait fleurir le cresson alénois.

— Le cresson ? répéta Morlaix quelque peu interloqué.

Lisbeth baissa les yeux :

— Oui, expliqua-t-elle pudiquement, le cresson, satisfaction, bien-être, santé du corps et de l’esprit.

— Ah ! mademoiselle, l’air marin est, en effet, excellent.

— Je ne parle pas de lui.

— Non…

— Mais de vous…

Et rougissante, ce qui vraiment ne lui allait pas mal, en dépit de la casquette bleue, de la vareuse saumon et du jupon violet, dont elle avait trouvé bon de s’affubler à bord.

— De votre conversation, poursuivit-elle vivement. J’ai appris beaucoup de choses en vous écoutant, beaucoup. Si, si — elle insista du geste en réponse à un mouvement dubitatif de son interlocuteur.

— Si, si. Tenez, vous m’avez enseigné que…

Elle s’arrêta, parut hésiter, puis prenant son parti :

— Que l’axiome des hommes qui brassent les affaires, cet axiome que je croyais vrai et juste, est, comment dirai-je, peu digne d’un esprit noble… Les affaires, c’est l’argent des autres ! Eh bien, j’ai compris que, selon votre expression, cela est immoral et indélicat.

— Je n’ai pas eu grand mal à vous persuader.

— Parce que vous exprimiez des pensées justes. C’est même très heureux que M. Niclauss ait eu le mal de mer. Il a gardé la cabine, mon père l’a soigné, et nous avons pu causer tout à notre aise.

Comme on le voit, Morlaix avait fait du chemin dans la confiance de la jeune fille.

Elle reprit :

— Seulement une chose m’ennuie.

— C’est fâcheux.

— Avec mes idées nouvelles, les anciennes ne s’accordent plus.

— Naturellement.

— Vous trouvez cela naturel, je crois que vous avez raison… oui, vous avez certainement raison, comme toujours… Mais je suis embarrassée, voulez-vous me conseiller ?… Vous le devez, vous m’avez fait une cervelle neuve… Près de vous, j’ai appris à penser : il faut m’apprendre à agir.

— À agir ?

Dans la voix du domestique ami, il y eut un peu d’émotion.

Certes Lisbeth apparaissait comique en son costume bariolé, mais sa confiance était touchante ; avec cela, ses cheveux blonds, ses yeux bleus auxquels des idées inaccoutumées donnaient une expression bien différente d’antan, composaient avec sa face poupine, rose et blanche, un ensemble pas désagréable du tout.

Et l’ami d’Albin se confiait in petto, que, vêtue avec goût, la jeune personne mériterait l’attention.

Comme elle redisait :

— Vous devez.

Il répliqua :

— Je ne demande pas mieux.

Ce n’était pas tout à fait cela qu’il avait voulu prononcer, mais ses lèvres avaient parlé plus vite que sa raison, et il demeura tout étonné d’avoir consenti aussi facilement à devenir en quelque sorte le directeur spirituel de sa compagne.

Nonobstant, il prit la mine grave que comporte l’emploi.

— Je vous écoute, mademoiselle Lisbeth.

Elle remercia d’un sourire :

— C’est très difficile à dire.

— Je tâcherai de comprendre à demi-mot.

— Même comme cela, c’est peu aisé… Il faudrait presque, pour me rendre la tâche facile, que vous me comprissiez sans mot du tout.

— Vous demandez l’impossible.

— Non, je ne le demande pas, car je m’explique.

La voix de Lisbeth tremblait. Morlaix eut pitié et doucement :

— Inutile. Répondez seulement par oui ou par non à mes questions.

Puis jonglant avec les appellations de fleurs, de façon aussi désinvolte que s’il n’eût jamais fait autre chose :

— Herr Niclauss vous apparaît maintenant couronné de ciguë socratique.

— Et de mouron courant, oui.

— D’autre part, M. Fleck vous semble trop sacrifier au champignon amadou, et vous voudriez, sous le couvert de l’aconit, capter la vertu du saxifrage ?

Elle frappa joyeusement ses mains l’une contre l’autre.

— C’est cela ! C’est cela !

Pour les personnes peu familières avec cet argot fleuri, les phrases ci-dessus peuvent se traduire ainsi.

— M. Niclauss vous apparaît odieux…

— Et ridicule, oui.

— D’autre part, M. Fleck vous semble trop peu soucieux du bonheur des autres, et vous voudriez, de façon anonyme, contrecarrer ses projets.

— C’est cela ! C’est cela ! s’était écriée la jeune fille.

Ainsi qu’on le voit, la conscience de la blonde Allemande, endormie jusqu’alors, se réveillait.

Était-ce bien la conscience ? Les nouvelles dispositions de Lisbeth n’étaient-elles point un hommage à l’amabilité de son interlocuteur ?

Le Français, né malin, dit-on, né bon, naïf et tendre, devrait-on dire, remportait la victoire, par le seul fait de sa bienveillance et de son honnêteté de race.

— La chose est aisée, reprit-il, il vous suffira de me prévenir des complots de ces messieurs. Sans leur rien dire, nous y mettrons obstacle. Personne ne pourra vous accuser. Quant à ce Niclauss, ne lui marquez pas votre éloignement. Le moment venu, je me charge de lui faire comprendre poliment qu’il peut retourner en Allemagne.

Elle souriait.

— Et mon père ?

Morlaix fut sur le point de répliquer :

— Votre père est une affreuse canaille.

Mais il se contint, en songeant que la civilité interdit de parler ainsi à une enfant de l’auteur de ses jours, et tout en conservant intacte son appréciation, il l’enveloppa d’un euphémisme :

— Votre père est aveuglé par l’amour paternel ; il sera donc facile de lui faire entendre raison.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr.

La confiance est communicative. Lisbeth n’insista pas, mais elle murmura d’un ton singulier :

— Pourquoi, ne vous ai-je pas rencontré plus tôt ? Que de complications eussent été évitées !

Mais elle secoua mutinement la tête.

— Enfin ! On ne peut faire que ce qui est ne soit pas. Désormais vous seul me conseillerez. En tout, pour tout, je ne veux suivre que votre avis.

Puis minaudant, avec on ne sait quelle timidité soudaine :

— Que pensez-vous de mon costume de voyage, vous semble-t-il de bon goût ?

Morlaix parcourut du regard la toilette bigarrée de sa compagne. Un embarras compréhensible se peignit sur ses traits. Seulement, l’indécision fut brève. Le digne garçon avait tous les courages :

— Ma foi, mademoiselle, je suis enchanté de la question. Vous me consultez, je vous dois la vérité. Eh bien, depuis que j’ai eu la bonne fortune de vous rencontrer, je m’étonne qu’une aussi jolie personne…

Le hurlement de la sirène couvrit la voix du causeur.

Le Wilhelm’n pénétrait dans le bassin du commerce, encombré de ferry-boats, de canots, de praos indigènes à l’avant relevé.

Il longeait les quais installés à grands frais par les conquérants hollandais, et bientôt, arrêté par ses puissantes amarres, il stoppait en face des bâtiments de la douane.

Comme par enchantement, le pont, désert tout à l’heure, s’était peuplé.

Les passagers apparaissaient à toutes les ouvertures. Européens, Chinois, Hindous, Siamois, Malais se pressaient, se coudoyaient avec des exclamations joyeuses :

— Enfin !

— Nous voici arrivés !

— La mer, c’est charmant, quand on débarque.

Et cent réflexions du même genre, démontrant l’influence néfaste du tangage et du roulis sur la presque unanimité des estomacs.

Niclauss, pâle, défait, le teint verdâtre, remorqué par Fleck au bras duquel il se cramponnait, vint rejoindre Lisbeth, dont Morlaix s’était discrètement éloigné.

— Ah ! mademoiselle, soupira l’Allemand, quelle mer, quelle traversée… j’en ai l’estomac…

Elle l’interrompit sévèrement :

— Ah ! Herr Niclauss, on ne parle pas de ces choses-là… c’est malpropre. La poésie seule plaît aux jeunes filles ; jetez des fleurs, je vous en prie.

Et elle lui tourna le dos, laissant son infortuné fiancé se demander, avec ahurissement, comment il pourrait bien couvrir de fleurs le mal de mer, qui l’avait tenu couché depuis le départ de Soumhagra (Sumatra).

De son côté, Albin, frais, reposé — il était demeuré dans sa cabine uniquement pour étudier les lois, coutumes, mœurs de la population javanaise qu’il allait fréquenter — avait passé amicalement son bras sous celui de Morlaix.

— Eh bien, lui dit-il à mi-voix ?

— C’est fait.

— Ainsi cette épaisse Allemande…

— Nous tiendra au courant des projets de ses Compagnons de voyage. Te voilà renseigné ; à présent, permets-moi de t’adresser une observation. Il est malséant de tomber sur ses alliés.

— À propos de quoi me dis-tu cela ?

— Tu l’appelles épaisse Allemande. D’abord, elle n’est pas si épaisse que tu l’affirmes, et puis, je le répète, elle est notre alliée.

La face de Gravelotte exprima la surprise, puis s’épanouit en gaîté.

— Ah çà ! Morlaix, quelle mouche te pique ?

— Il n’y a pas de mouche là dedans. Lisbeth est une excellente fille, toute disposée à nous aider. Pour quoi la railler ?… La plaisanterie, du reste, tombe à faux, car elle est plutôt gentille.

— À la façon des perroquets multicolores.

— Sa robe, bon, c’est le goût de son père… mais elle en changera.

— De père ?

— De robe… Tiens, tu es insupportable avec tes facéties continuelles. Ça te va bien de faire le difficile, toi qui présentement es le fiancé de Rana, une vieille sorcière, de Hato, la femme passée au bleu, et qui te portes vers Darnaïl laquelle peut-être, au train dont vont les choses, a un œil de verre, un nez postiche, un bec de lièvre et une jambe d’acajou.

Il allait, il allait, nerveux, parlant d’abondance.

— Je ne croyais pas te faire de la peine, parvint enfin à placer Albin. J’ignorais qu’en travaillant à mon succès, tu t’étais brûlé aux beaux yeux de Mlle  Lisbeth.

— Moi, brûlé… tu es fou… est-ce que j’ai l’air ?…

Morlaix n’ajouta rien. À la dernière question formulée par lui-même, il lui avait semblé que son cœur répondait :

— Mais oui, mais… c’est l’affection. Où est le mal ? Voilà une jeune fille, fort mal élevée, je te l’accorde, mais qui s’en rend compte, qui ne rêve que de t’obéir. Trouve donc beaucoup de fiancées aussi modestes, aussi soumises.

Ces réflexions qui, il ne sut jamais pourquoi, le remplirent de joie, il ne les communiqua pas à son ami.

Au surplus, le moment eût été mal choisi.

La passerelle avait été lancée, et les passagers débarquaient, se rendant sous un vaste hangar affecté aux opérations de la douane.

Les douaniers hollandais, pâles, blonds, vêtus de brillants uniformes et faisant brimballer d’énormes trousseaux de clefs, examinèrent les voyageurs d’un air défiant, soupçonneux. Ils sont intraitables ces fonctionnaires, à Batavia ; leurs yeux fouillent littéralement les poches des infortunés contraints de passer sous leurs fourches caudines.

Soudain Morlaix tressaillit.

Albin venait de pousser une légère exclamation et sa main se crispait sur le bras de son compagnon.

— Qu’as-tu ?

Du regard, Gravelotte désigna la passerelle.

Trois personnes la traversaient à ce moment : deux femmes, un homme. Tous trois en habits européens, les dames ayant leur chapeau agrémenté de l’immense voile bleu qui signale les Américaines en voyage.

Morlaix les toisa et se retourna vers Albin, croyant avoir mal interprété le coup d’œil du jeune homme.

Celui-ci murmura :

— Tu n’es pas frappé par cette ressemblance ?

— Quelle ressemblance ?

— L’une de ces dames… la taille, la démarche…

— De qui ?

— De Hato, la Batta au visage bleu.

— Tu es fou.

— Et aussi de cette adorable enfant apparue auprès de l’oncle François, le jour de notre arrestation.

— Laquelle des deux ? fit ironiquement Morlaix.

— Toutes les deux, car elles avaient même tournure, mêmes yeux… Ah ! il faut que je voie la figure de cette passagère.

Déjà Gravelotte s’élançait : son ami le retint.

— Allons, allons, tu ne vas pas causer du scandale ! — et narquois : ah ! tu pouvais me narguer tout à l’heure. Parbleu ! Je suis ridicule d’éprouver un sentiment très doux pour une jolie blonde à qui je parle chaque jour… Toi tu répands de l’affection, comme d’autres sèment du blé, sur trois personnes, car cette dame comprise, cela fait tout juste ce nombre fatidique, qui, au dire des Anciens, réjouissait Jupiter : Numero deus impare gaudet.

Albin n’écoutait plus.

Les voyageuses et l’homme qui les suivait, dispensés des formalités de douane ou les laissant remplir par des serviteurs, venaient de héler une de ces charmantes voitures découvertes qui pullulent à Batavia, où le prestige interdit aux blancs de marcher à pied.

Dans le joli véhicule, tressé en joncs de couleurs diverses, attelé de poneys minuscules importés de l’île de Timor, et dont la taille ne dépasse pas celle d’un terre-neuve, elles prenaient place.

Le cocher à la blouse lilas, au chapeau cloche à raies rouges et dorées, sautait sur le siège et, stimulant son attelage lilliputien de la voix et du fouet, le lançait au galop.

— Bonsoir, ait philosophiquement Morlaix, — et frappant sur l’épaule d’Albin : — allons, ami, oublie ces Américaines. Que diable, il ne faut pas être insatiable. Tu as huit fiancées à mériter pour délivrer ton brave oncle ! Sapristi ! cela devrait suffire à t’occuper.

Sans répondre, Gravelotte se laissa conduire. Avec son ami, il prit pied sur le quai, pénétra sous le hangar de la douane, au milieu de trois ou quatre cents coolies (porteurs) aux tuniques éclatantes, au teint de chocolat, aux peintures écartâtes et aux turbans verts. Il laissa les douaniers ouvrir sa valise, en bouleverser le contenu, puis des coolies au nombre de dix ou douze se disputer la faveur de porter les bagages.

Docilement il monta dans une voiture que Morlaix arrêta. Il ne parut pas remarquer qu’elle était identique à celle qui avait emporté les Américaines. Mêmes joncs tressés, mêmes poneys de taille exiguë, même cocher coiffé d’une cloche écarlate et or.

Il rêvait à cette étrange obsession qui l’incitait à retrouver une similitude, une parenté, entre une jeune fille aperçue à Sumatra, une sauvage batta et une Américaine voyageuse.

Ni les glapissements du clocher, ni les claquements incessants du fouet ne l’arrachèrent à sa pensée.

Sans la voir, il traversa la vieille ville de Batavia, édifiée sur les boues malsaines du rivage et où résident seuls les indigènes.

Et cependant le spectacle était curieux.

Habitations javanaises, légères et fragiles, anciens comptoirs rappelant les maisons hollandaises, tout cela parmi des verdures comme en peut seule produire la zone tropicale. Une foule bavarde, multicolore, riant, criant, marchands ambulants, acheteurs, enfants demi-nus.

De loin en loin, un Chinois arrogant se montrait dans les étroites ruelles. Au-dessus de sa tête, agrémentée de la natte tressée en cordon de sonnette, un Malais tenait déployé un parasol azuré.

Plus loin, on longeait des canaux, car les Malais ont, étrange coïncidence, la même passion pour ces « rues aquatiques » que les flegmatiques habitants de la Hollande.

Des pirogues chargées de fruits glissaient lentement sur l’eau verte, troublant au passage les essaims de baigneurs et de baigneuses folâtrant dans l’onde fraîche.

Puis, la voiture devait s’arrêter pour laisser défiler un escadron de cavaliers indigènes du plus comique aspect. Leurs sabres, aussi hauts que leurs poneys, traînent à terre ; de la pointe de leurs longues lances, ils déchirent les panaches des cocotiers. Ils sont costumés à l’européenne, mais ils conservent les pieds nus qu’ils ornent de magnifiques éperons.

Morlaix s’amusait énormément.

Gagné par l’exubérance de la rue, il apostrophait les passants aux larges ceintures langoutis des teintes les plus voyantes.

Albin ne l’entendait même pas.

Soudain, les ruelles étroites prirent fin au bord d’un canal important. La voiture franchit un pont de pierre.

Au delà, c’est la ville neuve habitée par les fonctionnaires, les négociants, les riches planteurs européens.

Des allées majestueuses ombragées d’arbres centenaires, les cocotiers empanachés, les branches légères des flamboyants couverts de fleurs écarlates, alternent avec les bananiers aux feuilles de grandeur d’homme, les cotonniers semés de flocons blancs comme la neige, les palmiers du voyageur s’épanouissant en éventail.

Puis ce sont des banians, des frondaisons desquels retombent des rideaux de lianes.

Celles-ci atteignent le sol, y reprennent racine et projettent de nouvelles tiges qui escaladent le géant végétal.

Et perdues dans ces floraisons exubérantes, sur le côté de la route, on distingue des maisons princières, spacieuses, colossales.

Plus loin, l’avenue longe des canaux aux eaux tapissées de nénuphars, et encore de nouveaux jardins où fleurissent côte à côte caféiers, vanilliers, tamariniers, mangoustani.

Brusquement, la voiture qui emportait les deux amis tourna à droite, s’engagea dans l’un de ces jardins paradisiaques.

Les petits poneys galopèrent au milieu de pelouses, sous des arbres géants, et vinrent enfin s’arrêter devant le perron-terrasse « der Nederlanden », où descendent tous les voyageurs de marque.

Albin et Morlaix sautèrent à terre, soldèrent l’automédon et demeurèrent un instant en contemplation devant l’édifice.

Tout de marbre, l’hôtel se compose d’un bâtiment central, supporté par une double colonnade, qui le laisse à jour de part en part. Une véranda courait du côté où ils se trouvaient, et là, nonchalamment étendus sur des berceuses en rotin, des officiers, des étrangers, semblaient somnoler dans la chaleur torride au jour.

Sur la face opposée, un kiosque ovale, ouvert à toutes les brises, était la salle à manger ; des ailes en retour contenant les chambres des voyageurs l’encadraient.

Sous la colonnade, sous les vérandas, à travers les salles, s’agitait une nuée de serviteurs malais, en longues robes de soie ou d’indienne rouge, casqués du turban bleu, la taille entourée d’une ceinture dorée.

— Ces Messieurs désirent prendre leur repas ?

C’est un petit homme à la tunique de soie, — un maître d’hôtel, — qui parle ainsi.

— Pas pour l’instant. Des chambres et du repos.

Le serviteur s’incline et conduit les voyageurs.

C’est dans l’aile gauche que sont situées les pièces mises à leur disposition. Deux salles spacieuses peintes en blanc, dallées d’une mosaïque de marbre.

Par les fenêtres sans châssis, qu’abritent des stores de fine paille de riz, les jeunes gens aperçoivent la salle à manger, les parterres qui l’entourent.

Il fait une chaleur étouffante. Le thermomètre marque 46° au-dessus de zéro, et les Français, accablés, demeurent sans voix, sans mouvement, affalés sur des chaises de bois recourbé.

Mais Morlaix tressaille.

En bas, au-dessous de lui, il a vu sa compagne de traversée : Lisbeth, que précèdent Fleck et Niclauss.

La poupine blonde aussi l’a vu.

Elle lui adresse un geste. Il semble qu’elle lui désigne le vestibule à jour sous la façade principale, comme pour lui dire :

— Allez m’attendre là… ; je trouverai le moyen de vous rejoindre… ; j’ai des nouvelles à vous apprendre.

Est-ce bien cela ? Le jeune homme n’en est pas bien sûr. Cependant, il affirme de la tête.

— Tu restes ici ? demande-t-il à Albin.

— Oui.

— Moi, je me promène un peu. Cette température d’étuve m’engourdit.

— À ton aise.

Sur ce, Morlaix sort. Il descend. Sûrement, Lisbeth ne pourra s’échapper de suite. Pour se donner une contenance, le domestique ami prend un journal, se renverse dans un fauteuil à bascule et semble s’absorber dans sa lecture.

Depuis quelques minutes, il était dans cette position, quand la venue d’un nouveau personnage attira son attention.

C’était un homme d’une soixantaine d’années, replet en son costume de toile blanche, la face large couronnée de cheveux blancs. Sur le nez, le visiteur portait de lourdes lunettes d’or.

Il arrêta un domestique.

— C’est bien de l’hôtel que l’on m’a envoyé chercher ?

— Oui, monsieur le docteur.

— Qui est malade ?

— Une voyageuse arrivée tout à l’heure. Je crois bien qu’elle a pris la mauvaise fièvre.

— Quelle chambre ?

— 12, aile droite.

Sur ce, les causeurs se séparèrent, le serviteur retournant à ses occupations, le disciple d’Esculape se dirigeant vers l’aile droite.

Deux choses venaient de frapper Morlaix.

D’abord, il avait compris le dialogue, bien que le hollandais lui fût inconnu. Cela, il se l’expliqua de suite en s’apercevant que le hollandais employé par les deux hommes était tout simplement de l’anglais, langue qui tend de plus en plus à devenir l’idiome universel dans tous les hôtels cosmopolites, créés à grands frais autour du globe.

Ensuite, à l’énoncé de la maladie d’une voyageuse inconnue, il songea soudain aux Américaines à voiles bleus, qu’Albin lui avait signalées lors de l’arrivée dans le port de Batavia.

Pourquoi songer à ces dames ?

Est-ce qu’il allait épouser les rêves de ce songe-creux de Gravelotte ?

Il se gourmanda ; mais, en dépit de ses efforts, l’idée persista, tenace.

Tant et si bien que le docteur reparaissant au bout d’un quart d’heure, Morlaix se précipita vers lui.

— Pardon, docteur, une question ?

— Deux, si vous le désirez, monsieur, répondit courtoisement le praticien.

— Vous venez de voir une malade ?

Le médecin prit une mine grave.

— Un cas grave, monsieur, un cas grave de fièvre maligne.

— Grave ?

— À ce point que la pauvre jeune dame pourrait bien n’être plus là demain. Vous n’êtes pas son parent, au moins ? murmura avec inquiétude le docteur qui se repentait d’avoir parlé trop franchement.

— Non, non. C’est une Américaine, n’est-ce pas ?

— On me l’a dit.

— Je le pensais. Je me suis rencontré avec elle sur le paquebot de Singapour et, naturellement, l’intérêt que des voyageurs se portent entre eux…

Un sourire mélancolique courut sur la bonne figure du docteur.

— Oui, oui, la jeunesse aime la jeunesse… J’ai prescrit le traitement approprié. À cet âge, il ne faut jamais désespérer ! 

Et, s’éloignant, comme pour couper court à de nouvelles interrogations, il mâchonna entre ses dents cette phrase peu rassurante :

— Mais c’est grave, terriblement grave !

Morlaix ne chercha, pas à le retenir. Il demeurait en place, abattu. Pourquoi ? Il ne comprenait rien à cet état d’esprit. À de certaines heures, un découragement nous saisit ; il semble qu’autour de nous la nuit se fait, que sur notre front s’applique une calotte de plomb. On a l’impression du deuil, la sensation de la désespérance. C’est qu’à cet instant fonctionne une force mystérieuse, une sorte de télégraphie sans fil des âmes, par le fait de laquelle on ressent, à distance, le malheur qui nous a frappé dans nos affections ou nos intérêts, en un point éloigné de l’endroit où nous sommes.

C’est là ce qu’éprouvait l’insouciant garçon. Et il se révoltait contre son trouble.

Quel dommage lui pouvait causer une Américaine inconnue, dont il n’avait même pas vu le visage, une étrangère dont il n’aurait pas soupçonné l’existence sans une hallucination d’Albin ?

Ah çà ! il était donc sur le chemin de la folie ?

Une main, se posant sur son bras, l’arracha à ses pénibles réflexions.

Lisbeth était devant lui.

— Vous ?

— Ne m’attendiez-vous pas ?

— Si… Mais je n’étais pas certain d’avoir bien compris vos signes.

— À la bonne heure ! Je me dépêche, car mon père va descendre et je ne veux pas qu’il me surprenne avec vous.

— Pourquoi cela ?

— Il m’a défendu.

Morlaix allait questionner encore ; elle l’interrompit :

— Chut ! laissez-moi vous dire. Mon père et Herr Niclauss attribuent leurs échecs à Sumatra à ce qu’ils sont arrivés aux lieux d’épreuve bien après M. Albin.

— Ah ! vraiment ?

— Aussi, ont-ils résolu cette fois de prendre l’avance. L’épouse de l’oncle François qu’il s’agit, cette fois, de mériter est la belle Darnaïl, bayadère du sultan de Djokjokarta. Demain, au point du jour, nous nous mettrons en route. La voiture est commandée, ainsi que l’interprète. Prenez vos dispositions pour nous dépasser.

Elle promena autour d’elle un regard inquiet.

— Je ne les vois pas encore… Je pourrai peut-être… Monsieur Morlaix, en route, il nous sera presque impossible d’échanger quelques paroles… Après la défense de mon père…

— Bon ! fit gaiement le Français, il reste le langage des yeux.

Elle affirma de la tête.

— Oui, et justement, je voulais… je désirais que, même alors que je ne vous regarderais pas, vous pussiez voir, par un détail de toilette, une fleur, que ma pensée est avec vous.

La figure rose de Lisbeth exprimait un embarras touchant, ses yeux bleus étaient humides.

Vraiment, sous l’empire de l’émotion intérieure, elle devenait tout à fait charmante.

Morlaix le constata. Une réflexion rapide se formula dans son cerveau :

— Puisqu’elle est gentille en dépit de son costume multicolore, elle le serait tout à fait si elle s’habillait simplement et avec goût.

Résultat : il continua à haute voix :

— Un détail de toilette n’est point assez.

— Que souhaitez-vous donc ?

— Une toilette complète. Même de loin, de très, loin, j’aurai l’impression tout à fait gracieuse dont vous parliez.

— Oh ! alors, parlez… Quelle toilette ?

— Toute blanche, très simple.

— Je serai ainsi.

Puis, baissant la voix, avec une petite mine suppliante :

— Vous n’aimez pas ma façon de m’habiller ? murmura-t-elle.

Embarrassé, le jeune homme balbutia :

— Oh !… pouvez-vous croire… je ne dis pas cela…

Mais Lisbeth l’interrompit :

— Ne niez pas… je voyais bien dans vos yeux… J’avais beau changer de nuances, aucune ne vous plaisait… et j’en étais désolée… À présent, j’aurai une robe désignée par vous… et plus tard, vous m’en désignerez d’autres… Moi, je ne sais pas ; vous m’apprendrez à avoir votre goût français.

Morlaix, cette fois, fut touché.

Si naïvement, la jeune fille faisait entre ses mains l’abandon de sa volonté, qu’il lui eût fallu avoir un cœur de roc pour demeurer insensible.

Mais il n’eut pas le loisir de répondre.

Elle eut un léger cri. Ses yeux désignèrent Fleck et Niclauss qui, bras dessus bras dessous, traversaient le jardin.

— Les voici… Robe blanche, c’est convenu.

Et elle laissa Morlaix, tout à fait décontenancé, par les impressions successives qu’il venait d’éprouver.

Cependant, il se ressaisit vite.

Des paroles de Lisbeth, il résultait qu’une course de vitesse allait s’engager entre les rivaux. Albin ne devait pas se laisser distancer.

Donc avant tout, son devoir d’ami était d’avertir son compagnon et de prendre toutes mesures utiles pour devancer Niclauss.

Esclave du devoir, il regagna la chambre d’Albin.

Là, une nouvelle surprise l’attendait.

À genoux devant la croisée, la tête seule dépassant l’entablement, Gravelotte regardait au dehors.

Si absorbé était-il, qu’il n’entendit pas Morlaix ouvrir la porte, qu’il ne bougea pas lorsque son compagnon vint à lui.

Surpris, ce dernier suivit la direction des regards de son camarade de collège. Il ne vit en face que l’aile droite de l’hôtel, les croisées des chambres à voyageurs, masquées par des stores.

Jugeant dès lors que la préoccupation d’Albin ne méritait pas que l’on s’y arrêtât, il secoua rudement son compagnon :

— Hein ? fit celui-ci d’une voix hésitante, comme au sortir d’un rêve. Qu’y a-t-il ?

— Il y a, mon cher bon, que le Niclauss compte décamper à l’aube pour arriver premier auprès de Darnail et prendre revanche de ses défaites passées.

À la grande surprise du jeune homme, Gravelotte haussa les épaules :

— Qu’est-ce que cela me fait ?

— Comment, ce que… ? Ah çà ! tu ne m’as pas compris ?

— Je te demande pardon. Niclauss quitte l’hôtel au point du jour.

— Oui.

— Eh bien, moi, je ne le quitte pas, voilà tout.

Et comme Morlaix, stupéfait, le considérait avec des yeux effarés, le jeune homme se dressa sur ses pieds. D’une voix tremblante, il balbutia :

— Elle est malade, très malade.

— Qui ?

— Elle, l’Américaine.

Cette fois, Morlaix frissonna. Comment Albin savait-il ? Pourquoi cet émoi que tout à l’heure lui-même avait ressenti ?

Son ami continuait, cependant :

— J’ai vu le médecin passer là, dans le jardin. Je l’ai deviné, j’ai deviné qu’il venait pour elle.

— Quoi, comment cela ? grommela Morlaix, de plus en plus étonné.

— Oui, c’est bizarre, n’est-ce pas ?… mais cela est ainsi… J’ai hésité longtemps, je me rendais compte de la folie de ma pensée, mais enfin, j’ai cédé. Je suis allé là-bas, j’ai interrogé les serviteurs de l’étage.

Deux grosses larmes coulèrent sur les joues de Gravelotte :

— J’avais pressenti la vérité. C’est elle, elle qui est en danger de mort.

Puis, se jetant désespérément au cou de son ami, il sanglota…

— Remonte-moi, console-moi… Cette Américaine, je ne la connais peut-être pas, et je souffre de son mal comme si elle était la parente la plus chère !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nuit est venue. Sur le fond indigo du ciel, les étoiles scintillent comme des escarboucles. Les derniers accords des pianos se sont éteints, les serviteurs malais ont regagné leurs nattes. Tout dort dans l’hôtel der Nederlanden.

Tout, non. À l’une des croisées de l’aile gauche, dont le store est relevé, une silhouette humaine se découpe, imprécise.

Qui veille là ?

C’est Niclauss.

Niclauss est mécontent, préoccupé. Une heure après son arrivée à l’hôtel, comme il descendait de sa chambre avec Fleck, il lui a semblé apercevoir Lisbeth causant sous la colonnade avec Morlaix, avec ce diable de Français dont la voix, le regard, raillent constamment.

La jeune fille, interrogée, a nié, alléguant que son papa lui avait interdit tout entretien avec les Français, et qu’en demoiselle bien élevée, elle n’aurait garde de transgresser des ordres aussi respectables.

Fleck avait embrassé sa fille avec un orgueil paternel compréhensible ; mais Niclauss avait conservé des soupçons.

Maintenant, il monologuait :

— Ces gens-là sont des adversaires sérieux. Deux fois déjà, ils ont gagné la partie. Si Lisbeth est d’accord avec eux, les millions m’échapperont et à Fleck aussi… Fleck, cela m’est égal… Ah ! tu peux l’embrasser, ta fille !… Cornichon, va !… Si tu avais vu comme moi… Mais voilà, un père, ça ne voit rien, ça n’a pas plus de finesse qu’une calebasse.

Comme on le reconnaîtra sans peine, Gavrelotten était plutôt de méchante humeur.

En somme, son mécontentement se justifiait. Avec des précautions de Peau-Rouge, il avait tout préparé pour quitter l’hôtel aux premières lueurs du jour, La note soldée, la voiture commandée, il pouvait espérer prendre une avance notable sur son rival.

Sans doute ! sans doute ! Seulement, si Lisbeth avait trahi ? Oh ! sans le faire exprès ; mais les jeunes filles sont si bavardes et le sieur Morlaix était si malin.

— Ah ! ce Fleck ! Il dort, comme un gros sans-souci !… Moi, je veille. Je ne sais du reste pas pourquoi ; car cela ne changera rien… absolument rien… Alors, pourquoi veiller ? Eh ! monsieur Fleck, c’est que je n’ai point sommeil. Mes préoccupations m’empêchent de dormir, moi. Je ne suis pas, comme vous, esclave du bien-être matériel !

Brusquement, le monologue cessa de bourdonner dans le silence de la nuit.

Un pas léger venait de faire crier le sable de l’allée.

Niclauss se pencha. Un homme se glissait avec précaution le long des massifs. Il traversa un rond-point découvert et l’Allemand murmura :

— Mon cousin Albin.

Puis, presque aussitôt :

— Où va-t-il donc ? Aurait-il l’intention de partir avant nous ?

Il serra les poings.

— Me jouer encore. Ah ! non ! S’il part, je vous donne mon billet que Fleck et sa sotte pécore de fille auront fini de dormir pour aujourd’hui !

Il s’était éloigné de la croisée.

— Oh ! il faut que je sache ! fit-il.

Prestement, il glissa un revolver dans sa poche, ouvrit sa porte sans bruit et descendit, non sans maudire les degrés qui gémissaient sous son poids.

Sur le seuil du jardin, il s’arrêta, scrutant l’ombre.

Albin entrait à cet instant dans un hangar, où les jardiniers remisaient leurs instruments de jardinage.

— Que va-t-il faire là ? Bah ! il ne peut me voir. Profitons-en pour me rapprocher de lui.

Et, se coulant dans la bande d’ombre plus épaisse bordant les massifs, Niclauss se lança sur les traces de son cousin.

Brusquement, il se blottit derrière un tabura aux larges feuilles.

Gravelotte sortait du hangar, portant à bout de bras une échelle.

— Une échelle, maintenant ! grommela l’espion. Qu’est-ce que signifie cette manœuvre ?

Albin ne pensait pas être surveillé. Chargé de son fardeau, il se dirigeait vers la façade de l’aile droite.

Toutes les fenêtres, sauf une, étaient obscures. Celle qui faisait exception laissait filtrer une vague lueur à travers le tissu du store baissé.

Cette lumière douce, atténuée, avait quelque chose de mélancolique, de douloureux même. On sentait autour d’elle une souffrance.

Que ce soit au milieu de la végétation luxuriante de Java ou dans les ruelles grises d’une cité d’Europe, la lampe qui se consume, alors que tout repose, révèle le labeur opiniâtre de la pauvreté ou la veille angoissée de la maladie

Niclauss ne se fit pas ces réflexions.

Il était sorti de sa cachette, et, courbé en deux, presque rampant, il suivait son cousin.

Sur la bordure dallée courant au pied des murs de l’aile droite, Gravelotte s’arrêta. Il appuya son échelle contre la façade et considéra un instant la croisée lumineuse.

— Est-ce elle ? murmura-t-il, ou bien ma pensée, mon cœur, se trompent-ils ? C’est insensé : j’agis en voleur de nuit. Quelle explication donnerais-je à qui me surprendrait ?

Il esquissa un geste violent :

— Tant pis, je veux savoir. Je le veux. Ce doute me bouleverse.

Il reprit l’échelle, la dressa tout près de l’ouverture qui concentrait son attention, puis, résolument, il posa le pied sur le premier échelon.

À ce moment, il lui sembla percevoir dans le silence une exclamation étouffée.

Vivement, il se retourna, troublé, palpitant. Un voyageur attardé allait-il se dresser devant lui, lui crier :

— Que faites-vous ?

Mais il n’aperçut personne.

— Allons, je rêve, reprit-il, mes oreilles bourdonnent.

Et il se hissa sur le deuxième échelon.

Il se trompait. C’était bien un bruit réel qui avait frappé son ouïe. Niclauss, surpris de lui voir exécuter une gymnastique incompréhensible pour lui, n’avait pu retenir une sourde interjection.

L’abri du buisson l’avait seul caché aux regards d’Albin.

Se bourrant les côtes pour se punir de son imprudence, l’Allemand continua à observer.

Albin parvenait au sommet de l’échelle.

Il se penchait, cherchait à voir à travers le tissu du store. Sans doute, il n’y parvenait pas, car il écarta avec précaution un coin de l’obstacle.

— Il ne se gêne pas ! marmotta Niclauss. Il regarde chez les autres par la fenêtre.

Puis, songeur :

— Chez qui ? Il n’y a dans l’hôtel que des voyageurs…

Mais renonçant à une recherche inutile, il haussa les épaules :

— Bah ! Cela m’est égal. L’essentiel est que ce digne cousin ne parait pas songer à se mettre en route.

Sur cette réflexion, il se blottit dans sa cachette, pour attendre le moment où Albin s’éloignerait et lui permettrait ainsi de rentrer dans sa chambre sans crainte d’être découvert.

Cependant, il ne perdait pas un des mouvements du jeune homme.

Celui-ci avait entr’ouvert le store. Ses regards avaient parcouru la chambre.

Un large fauteuil, dont le dossier était tourné vers la fenêtre, masquait presque complètement une femme qui y était assise.

À peine apercevait-on le sommet de la tête, couverte de cheveux très noirs, et un pan de robe débordant du siège.

— La compagne de celle que je crois reconnaître, se déclara Albin. Mais elle, où est-elle ?

Et se penchant, il discerna les pieds d’un lit.

— Malade, couchée, fit-il encore.

La tranche du mur lui cachait le chevet. Il s’agenouilla sur le rebord de la croisée. Dans cette position, il avait la tête, la moitié du corps dans la chambre. Le lit lui apparut tout entier. Sous les couvertures se dessinait vaguement la forme d’un corps. Sur l’oreiller blanc une tête de femme s’appuyait ; mais l’abat-jour de la lampe tenait cette tête dans l’ombre.

Impossible de distinguer les traits de la malade. Impossible d’éclaircir le doute obsédant qui, durant tout le jour, avait assiégé le cerveau du voyageur.

Une rage inouïe gronda en lui à cette constatation.

Le destin se jouait de ses transes, de ses inquiétudes.

— Dans deux heures, le jour viendra. Partirai-je sans être certain que ce n’est pas là celle dont le souvenir me poursuit ? Et puis-je refuser de partir sans être assuré que c’est elle ?

Le résultat de ce dilemme fut qu’Albin enjamba la fenêtre.

La personne installée dans le fauteuil avait dû s’en dormir, cédant à la fatigue, car elle ne faisait aucun mouvement.

Sans bruit, Gravelotte posa les pieds sur le carrelage.

La dormeuse ne bougea pas.

Lentement, s’appuyant au mur, le jeune homme se mit en marche. Il arriva près du lit, se pencha.

Mais son émotion était telle qu’il ne distingua rien d’abord. Un brouillard flottait devant ses yeux.

Un instant, il ferma les paupières et regarda de nouveau.

Une rougeur ardente envahit son visage, ses mains s’appuyèrent sur sa poitrine, ses lèvres se serrèrent pour retenir le cri prêt à s’échapper.

Dans la malade, il venait de reconnaître la jeune fille entrevue lors de son arrivée à Sumatra.

Oh ! pâlie, par exemple, une meurtrissure bleuâtre cernant ses paupières nacrées. La fièvre avait mis son sceau sur la douce et charmante figure de Daalia.

Mais c’était elle.

Un instant, Albin demeura immobile, comme incertain de ce qu’il allait faire ; puis, le tourbillon de sa pensée s’apaisa, son sang reprit un cours normal. L’incorrection de sa situation lui apparut. Instinctivement, il reprit le chemin de la fenêtre.

Il regagnerait sa chambre.

Au jour, il refuserait de partir avec Morlaix. Certes, il n’abandonnerait pas la cause de l’oncle François ; mais l’aimable vieillard lui-même n’exigerait pas qu’il abandonnât la malade, brisée par la fièvre, celle qu’il venait si miraculeusement de retrouver.

Miraculeusement ! Albin prononça le mot.

Il ne pouvait deviner que Daalia était descendue à Batavia pour la même raison que lui, qu’elle se préparait, lorsque la fièvre l’avait terrassée, à jouer le rôle de Darnaïl, comme elle avait joué celui d’Hato à la face bleue.

Il se fût étonné si on lui avait dévoilé que, à bord du paquebot, il n’avait point aperçu la jeune fille et ses compagnons Rana et Oraï, pour la bonne raison qu’ils se cachaient de lui, de Niclauss.

Enfin, sa surprise fût devenue de la stupeur, s’il avait appris que la mignonne souffrante avait quitté l’habitation Gravelotte une demi-heure seulement avant lui, et que son voile bleu d’Américaine avait poussé sur son chapeau, au débarqué, uniquement pour masquer ses traits charmants et lui permettre d’échapper à la curiosité.

Le plus fin diplomate, d’ailleurs, en pareil cas, eût été mis en défaut.

Donc, à petits pas, léger comme une ombre, Albin revint à la fenêtre.

Il se mit à califourchon sur le rebord, et du pied chercha l’échelle.

Son pied ne rencontra que le vide.

Il se pencha, appelant ses yeux au secours de son toucher, et il resta là, bouche bée.

L’échelle avait disparu.

Gravelotte ne songea pas à Niclauss. Et pourtant, la plaisanterie qui le plaçait dans la plus fausse des situations, était du fait de l’Allemand.

En voyant son cousin disparaître par la fenêtre de la chambre éclairée, Gavrelotten n’avait pu résister à l’envie de lui jouer un bon tour.

Il avait couru à l’échelle, l’avait enlevée ainsi qu’une plume, et, triomphant, l’avait reportée dans le hangar des jardiniers.

Après quoi, ravi, se frottant les mains, il s’était précipité vers l’aile gauche, et, s’enfermant dans sa chambre, il s’était assis, essoufflé, ne sachant trop si les battements de son cœur provenaient de la rapidité de sa course ou de la satisfaction du devoir accompli.

Car pour lui, le devoir consistait à faire pièce, en particulier à Albin, et généralement à quiconque se dresserait entre sa personne et les millions de l’oncle François.

Dans son innocence, Gravelotte pensa :

— Un domestique aura vu l’échelle et l’aura rangée, sans se douter qu’il me coupait ma ligne de retraite.

Cette affirmation indulgente admise, le jeune homme n’en restait pas moins prisonnier.

— Le chemin des croisées m’est interdit, il me faut donc sortir par la porte.

Ce disant, il eut une grimace.

L’entrée seule praticable désormais découpait son rectangle dans la muraille blanche, juste en face du prisonnier.

Pour l’atteindre, il était nécessaire de passer près du fauteuil occupé par la personne qui s’était chargée, un peu légèrement, de veiller la malade, et qui continuait à dormir le plus paisiblement du monde.

En toute autre circonstance, Albin l’eût secouée, admonestée sévèrement pour ce manquement absolu au devoir professionnel ; mais à l’heure présente, la chose servait trop bien ses desseins pour que le reproche jaillit de sa bouche.

— Allons ! chuchota-t-il, pour s’encourager. Dix pas à faire et je serai dans le couloir.

Dix pas, cela n’a l’air de rien ; mais c’est énorme en pareille occurrence.

Albin eût préféré franchir dix kilomètres en rase campagne, et ce lui fut une terrible émotion que de contourner le fauteuil du dormeur.

Car ce n’était point une dormeuse, comme il l’avait cru d’abord. Les cheveux noirs appartenaient à un Malais. Ce que le jeune homme avait pris pour un pan de jupe faisait partie d’une ample couverture, dont le personnage avait pris soin de s’enrouler avant de se livrer aux douceurs du repos.

Cette couverture aggravait le cas de l’infirmier volontaire, car elle accusait la préméditation de la faute.

Pourtant, Albin la remarqua à peine.

Ses regards s’étaient fixés sur le visage de l’homme immobile. Il reconnaissait le sacrificateur Oraï, entrevu au pays batta, lors des épreuves pour la conquête de la main d’Hato.

Décidément, l’aventure se compliquait.

Ce grand prêtre batta veillant l’Américaine à plusieurs centaines de kilomètres du temple de M’Prahu. Cette Américaine, qu’un instant, jadis, Gravelotte avait prise pour la fille de l’oncle François ! Pourquoi la réunion de ces deux êtres ? Pourquoi leur présence simultanée dans la même ville, dans le même hôtel ?

Un léger mouvement d’Oraï mit en déroute l’armée de points d’interrogation qui défilait sous le crâne du Français.

Les questions devaient être remises à plus tard. Pour l’heure, une seule chose importait : gagner la porte.

Et d’une enjambée désespérée, Albin y parvint.

La serrure n’était point fermée à clef. Néanmoins, le jeune homme eut beau tourner la poignée-bouton, l’huis ne s’ouvrit pas.

En cherchant la cause de cette résistance, il la découvrit sous la forme d’un verrou, qu’il n’avait pas aperçu tout d’abord, à raison de la couleur blanche qui le recouvrait de même que les murs et les boiseries.

Il poussa la targette avec précaution.

Mais les objets, de même que les êtres, ont des malignités insoupçonnées. Le verrou se déclencha si soudainement que, sous la poussée du captif, il se produisit un choc contre les anneaux-glissoires, et par suite un claquement sec, lequel, dans la nuit muette, parut formidable.

Avant qu’Albin fût revenu de son émotion, Oraï, tiré de son sommeil, s’était dressé, l’avait aperçu et, bondissant vers lui, l’empêchait d’ouvrir la porte et de s’échapper.

Il n’y avait pas à hésiter.

En phrases rapides, Albin bégaya son aventure, dit le pourquoi de sa présence, son inquiétude, l’échelle enlevée, tout enfin.

Le sacrificateur l’écoutait en silence, le front barré d’un pli qui indiquait la réflexion.

Quand le jeune homme eut achevé, Oraï prononça gravement :

— La malade est miss Paterson, une Américaine de haute famille. Elle effectue un voyage d’études autour du monde, et j’ai été désigné pour la guider dans l’archipel malais.

— Je comprends, mais sa maladie ?…

— Hors de danger maintenant. Ne vous inquiétez plus d’elle. Allez à vos devoirs et laissez sa route libre.

Gravelotte baissa la tête, ses paupières palpitèrent.

Le sacrificateur le poussa doucement dehors.

— Un mot encore, fit-il en retenant le panneau de la porte ! Pourquoi appelait-elle M. François Gravelotte son père ?

Une seconde, Oraï parut embarrassé, mais cela n’eut que la durée de l’éclair.

— Habitude américaine, répliqua-t-il d’un ton dégagé. Votre oncle lui avait offert l’hospitalité magnifique des colons de la région… Cela, son âge, ses cheveux blancs avaient incité miss Paterson à lui décerner le titre respectueux et reconnaissant de père. Voilà tout. Sur ce, bonsoir. J’espère ne plus vous rencontrer.

La porte se referma.

Dans le corridor empli d’obscurité, Albin était seul, deux sentiments contraires se disputant son esprit.

Certes, il avait joie à savoir que miss Paterson ne courait plus aucun danger, mais en même temps il se sentait navré d’être séparé d’elle à jamais.

Car les paroles du prêtre de M’Prahu sonnaient encore à son oreille, claires, nettes, impitoyables.

La voie de la jeune fille, la sienne ne devaient plus se rencontrer. Cette constatation était désolante et logique.

Que pouvait-il y avoir de commun entre lui, Parisien ruiné, attaché à la libération de son oncle, condamné de par sa propre volonté à une captivité dorée à Sumatra, et la riche citoyenne des États-Unis, libre, honorée, à ce point que l’on n’avait pas cru pouvoir lui donner un cicérone moindre qu’un des prêtres les plus vénérés de la nation batta ?

À pas lents, il quitta l’aile droite, traversa le jardin, remonta s’enfermer dans sa chambre.

Il prit une chaise, s’assit devant sa croisée, et resta en contemplation devant la baie faiblement éclairée qu’il discernait en face de lui.

Il avait conscience d’avoir laissé là-bas une portion de son âme.

Mais le store abaissé ne lui permit pas de voir Oraï en grande conférence avec la nourrice Rana.

Le sacrificateur, une fois seul, avait réveillé la vieille Malaise, qui reposait dans une salle voisine.

Il l’avait informée de l’étrange visite d’Albin.

Et comme la fidèle servante se réjouissait de ce qu’elle considérait avec raison comme la preuve d’une tendresse naissante, Oraï lui dit rudement :

— Tu seras satisfaite de conduire Daalia sur l’autel des sacrifices ?

— Moi ? fit-elle, étonnée.

— Sans doute. Ce jeune homme a maintenant l’esprit en éveil. Il nous sera difficile de prendre des déguisements tels qu’ils le déroutent.

— Tu as raison, prêtre.

— Et si, de nouveau, il reconnaît ta maîtresse, s’il lui parle, s’il l’interroge, es-tu certaine qu’elle aura la force nécessaire pour lui cacher la vérité ?

La vieille frissonna :

— Hélas ! non.

— Qu’elle prononce un mot contre son serment au divin M’Prahu ?…

— C’est la mort, oui, oui, je le sais.

Lugubre, la phrase tomba des lèvres de la nourrice. Elle resta le front courbé vers la terre dans l’attitude du découragement.

Et cependant, de sa fenêtre, Albin contemplait toujours la croisée de la malade, dont le store laissait filtrer un léger faisceau de rayons lumineux.

Il se lamentait tout bas sur son sort, ignorant que son expédition nocturne avait placé la pseudo-Américaine sous le coup d’un danger plus terrible que la fièvre ; celle-ci pardonne souvent, tandis que le kriss recourbé des prêtres de M’Prahu ne pardonne jamais !