Le Serment de Daalia/p2/ch01

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Éditions Jules Tallandier (p. 225-249).

DEUXIÈME PARTIE

LA CHASSE AU MYSTÈRE


CHAPITRE PREMIER

MARCHANDE D’ÉPICES ET BAYADÈRE


— Nous avons certainement de douze à quinze heures d’avance. En perdre deux ou trois, cela n’a pas d’importance.

— Vous croyez, mon cher monsieur Fleck ?

— J’en suis certain, Herr Niclauss.

Petunia grandifolia, susurra la voix de Lisbeth, certitude, assurance.

Les trois voyageurs, assis sur des pierres éboulées, laissèrent tomber ces répliques.

À vingt pas d’eux courait la route blanche, sur le bas côté de laquelle stationnait la voiture qui les avait amenés. Un peu en avant de cette dernière, se dressait un poteau de bois, peint mi-parti aux couleurs néerlandaises, mi-parti vert et jaune.

C’était le poteau-frontière, séparant les territoires administrés directement par la Hollande, de ceux qu’elle administre indirectement et qui se dénomment pompeusement Sultanat indépendant de Djokjokarra.

Et du même coup, cette solive de bois bariolée expliquait l’arrêt des touristes.

Ils attendaient l’autorisation de pénétrer dans le sultanat, car nul n’y peut entrer (les agents hollandais exceptés) sans en avoir obtenu licence du prince indigène gouverneur.

Au reste, un peu au delà de la borne frontière, un poste de soldats armés de lances, de boucliers dorés, drapés en des jupons de soie, veillait à la stricte observance de cette prérogative de leur maître. Un courrier était parti à fond de train dans la direction de la capitale afin de solliciter le laissez-passer, et l’on attendait son retour.

— Ces nobles seigneurs ne daigneront-ils pas visiter les ruines du grand temple bouddhique de Tjiambji-Seou ?

Un vieillard à la longue barbe blanche parle ainsi. Il est le gardien du temple, et moyennant quelques pièces de monnaie, il guide, à travers les ruines, les voyageurs immobilisés à la frontière ; il explique la foi bouddhique détrônée maintenant par l’islamisme.

Ni Fleck, ni Niclauss ne sont curieux de ces choses.

Seule, Lisbeth répond à l’appel mendiant du vieillard. Elle se lève. Étrange ! Au lieu d’un de ces costumes multicolores dont elle avait l’habitude, elle porte une robe grise très simple. Un chapeau de paille, sur lequel se détachent des feuillages d’un vert atténué, couvre sa tête blonde.

Il y a presque du goût dans sa mise. Vraiment, son professeur Morlaix serait satisfait de ses progrès.

Quant à Fleck, qui ne comprend pas, bien entendu, cette transformation, il murmure, en la regardant s’éloigner avec son guide :

— Je ne sais ce que Lisbeth a en tête pour s’attifer comme cela ! Elle qui, auparavant, choisissait des couleurs si gaies !

Niclauss ne paraît pas l’entendre.

La tenue de Lisbeth ! Voilà une chose qui lui est indifférente. Lisbeth n’est pas une jeune fille pour lui. Elle est simplement la clef d’un coffre-fort !

Cependant, le vieillard s’enfonce entre les monceaux de pierres sculptées. Des bouddhas renversés, énormes, de grandeur sept ou huit fois humaine, gisant dans les herbes, obèses, grimacent leur éternel sourire, les jambes en l’air.

Par des gradins rappelant ceux des pyramides égyptiennes, Lisbeth et le « cicerone » pénètrent dans une tour obscure, sorte de clocher, dont les pierres descellées semblent prêtes à tomber. Au fond de niches sombres, la lueur blafarde d’une lampe que le vieillard a allumée fait surgir des bouddhas à quatre bras, à têtes d’éléphants, de cerfs.

D’énormes chauves-souris, dérangées dans leur repos diurne, tournent en cercle, se heurtant aux murailles, et dans les couloirs emplis de ténèbres, des lucioles brillent telles des gemmes animées.

Un mois plus tôt, la jeune fille eût passé indifférente parmi ces restes d’une civilisation disparue.

Maintenant cela la faisait songer.

Et naïvement elle s’étonnait de se sentir attendrie à la pensée des races éteintes, qui s’étaient prosternées devant les bouddhas des niches, devant ces bouddhas vaincus de l’éternelle guerre des dieux, que le temps, impitoyable niveleur, effritait un peu plus chaque jour, transformait en poussière, renvoyait au néant de l’oubli.

Avec la ferveur d’une néophyte, elle en rendait grâces à Morlaix, ce Français rieur et sceptique d’apparence, qui avait éveillé son âme, l’avait fait jaillir de la gangue des préoccupations matérielles.

Elle s’inclina très bas, dans un mausolée du sud, devant une statue de femme dressée en une attitude songeuse, au bord d’un puits profond et noir, s’enfonçant dans les entrailles de la terre. Elle demanda son nom. Le guide lui-même l’ignorait. Et Lisbeth eut un sourire mélancolique à l’adresse de cette divinité déchue, dont l’appellation même s’était effacée de la mémoire des mortels.

Du côté nord, autre surprise, autre rêve.

Une tête de mort repose sur une tête d’éléphant. Que signifie cette dualité emblématique ?… Quel mystère se cache dans ce rébus de marbre ?

La voix de Fleck rappela la jeune fille.

Auprès de la voiture, l’Allemand exécutait une série de gestes télégraphiques, dont le sens au moins était clair.

Le guerrier du sultan droit auprès de lui, le papier que l’agent d’affaires brandissait, disaient que l’autorisation attendue était arrivée.

Rétribuant son guide, Lisbeth rejoignit en courant l’auteur de ses jours. Elle fut reçue par des reproches irrités :

— A-t-on idée de perdre son temps parmi de vieilles pierres !

Elle se vit hissée dans le véhicule, peut-être un peu brusquement.

Niclauss fut jeté à côté d’elle par l’impatient Fleck.

Ce dernier lui-même allait prendre place, quand, dans un nuage de poussière, un char léger, ombragé d’un parasol bleu et argent, attelé de quatre chevaux aux harnais de mêmes couleurs, stoppa devant le corps de garde.

— Passage, lança, d’une voix autoritaire, une jolie indigène qui s’y prélassait.

Elle tendait en même temps un papier au chef des gardes.

— À quel titre ?

— Darnaïl, bayadère du très haut Sultan, et négociante en sa bonne ville de Djokjokarta.

— Darnaïl, répéta Fleck s’élançant vers celle qui venait de parler. 

Niclauss et Lisbeth s’étaient levés, mus par des sentiments bien différents : espoir chez l’un, mécontentement chez l’autre.

Cependant, Fleck, le chapeau à la main, s’adressait à la bayadère.

— Votre nom est Darnaïl, belle dame ?

Elle eut un éclat de rire joyeux. Toute Malaise, à qui un blanc parle en ces termes, éprouve une intense satisfaction d’amour-propre. Aussi répondit-elle gracieusement :

— Oui, seigneur, Darnaïl, danseuse du très haut et très puissant Ratifatolah IX, de par la naissance et la protection de la Hollande, Sultan de Djokjokarta, avec les titres vénérés de Pangheran-Adiepatie-Sourio !

— Et vous êtes seule à porter ce nom parmi les bayadères ?

— Sans doute.

— Bravo ! vous êtes celle que je cherche. Une dernière question. Vous connaissez M. François Gravelotte, de Sumatra ?

De nouveau, l’indigène se prit à rire :

— C’est lui qui m’a envoyée ici. C’est pour lui que j’exploite en ville un magasin de poteries, épices, conserves et vins.

— Vous êtes sa troisième femme ?

La surprise la plus profonde se peignit sur les traits de la jeune femme.

— La troisième femme du pangheran Gravelotte ! redit-elle avec une expression stupéfaite. Est-ce qu’une pauvre Malaise comme moi pourrait prétendre à un tel honneur ?… Quoique, ajouta-t-elle doucement, il n’ait pas les préjugés des autres blancs. Il s’est marié jadis avec une fille batta.

— Avec huit filles battas.

— Mais non.

— Mais si… Il les a même envoyées tenir des comptoirs à l’étranger.

Cette fois, le rire fusa entre les lèvres de la danseuse, éclatant et moqueur.

— Ah ! s’écria-t-elle au bout d’un instant. Vous confondez les employées et les épouses. Il ne faut pas. Il ne fut marié qu’une fois. Nous, nous sommes appointées par sa maison, et chacune de nous a son époux. Ainsi, moi, j’ai uni ma vie à celle de Negoro, un beau métis de la garde du Sultan. Je dois même me presser, car il m’a envoyé par le fil rapide (télégraphe), à Samarang où j’étais, l’ordre de revenir aussi vite que possible.

— Il faut que je vous revoie à Djokjokarta, reprit Fleck tout bouleversé par la soudaine révélation de la bayadère. Il y aura des gulden ou florins (deux francs dix) à gagner.

Elle inclina la tête.

— En arrivant dans la ville, demandez l’allée des Duryans (arbre qui porte un fruit assez semblable à un melon allongé). Là, vous trouverez aisément le magasin de Darnaïl Negoro.

Sur un signe d’elle, le cocher enveloppa ses poneys d’un magistral coup de fouet, et le char de la danseuse s’éloigna à fond de train.

L’homme d’affaire ne s’attarda pas à le regarder filer dans un tourbillon de poussière. Il revint en courant à son véhicule, sauta auprès de ses compagnons et lança d’une voix de stentor à l’automédon :

— À toute vitesse, large pourboire.

Sous toutes les latitudes, le fouet pour les chevaux, le pourboire pour les cochers sont les garanties les plus sérieuses de célérité.

Et tandis que le léger véhicule dévorait l’espace (étrange locution qui ne signifie rien et que tout le monde croit comprendre), Fleck répétait a Niclauss, à Lisbeth les singulières affirmations de Darnaïl.

— Les huit fiancées sont un mythe. Que veut dire dès lors l’imagination en octave de l’oncle François ? Il y a là un mystère qu’il nous faut percer. Je sens que notre succès dépend de notre enquête.

Gavrelotten écoutait en roulant des yeux hébétés.

Pour Lisbeth, elle était un peu pâle, et tout bas elle murmurait :

— Pourvu que cela ne tourne pas contre M. Morlaix !

C’est au milieu de ces préoccupations diverses que les voyageurs firent leur entrée a Djokjokarta.

Par les avenues des Jacks et des « arbres à pain », » ils gagnèrent l’allée des Duryans, où les poneys essoufflés, ruisselants de sueur, s’arrêtèrent devant une boutique à claire-voie, peinte en rose tendre, et portant cette enseigne alléchante :

Darnaïl Negoro, bayadère,
tient au service de son honorable clientèle
fruits, légumes, épices, boissons et
généralement ce que la nature bienveillante
produit de plus délicieux.

Heureux pays, où les enseignes promettent tant, et, chose plus remarquable encore, où les magasins tiennent les promesses de l’affiche !

Au bruit de la voiture, Darnaïl était accourue sur le seuil, en compagnie d’un grand gaillard, à la peau couleur pain d’épice, noblement drapé dans un costume chamarré, doré, soutaché, attribué par le Sultan à ses gardes du corps.

Ici, la danseuse était commerçante.

Elle reconnut Fleck et l’entraîna dans son magasin.

Ah ! le joli magasin ! On eût dit un énorme bouquet gastronomique. Duryans, jacks, pains, avocats violets, ananas rouges ou bruns, bananes, mangues, mangoustans, côtoyaient les fruits d’Europe. Les salades d’Occident voisinaient avec les bambous comestibles, les moutardes avec les nids de salanganes et le kary. Plus loin, dans des casiers en éventail, les produits de la distillerie hollandaise s’appuyaient aux flacons emplis des vins de Bordeaux, Bourgogne, Anjou, Champagne, du Rhin, du Danube, de Crimée, de Chine. C’était une symphonie des liquides, (allant du rouge violacé au blanc en passant par le rouge, le rose, l’orangé, l’ambre, la pelure d’oignon.

Et puis des aromates : canelle, vanille, gingembre, girofle, muscade, etc., emplissaient l’air de parfums étranges, troublants, enivrants.

Les voyageurs embrassèrent ce tableau d’un rapide coup d’œil, car Darnaïl leur fit traverser le magasin et les conduisit dans un jardin ombreux situé en arrière. Là, une collation était dressée. Confitures, gelées variées, limonades, tafia.

D’un de ces gestes hiératiques, dont la succession rythmée forme la chorégraphie particulière des danseuses malaises, Darnaïl indiqua des sièges ; puis, se reculant de quelques pas, elle laissa son mari seul en présence des étrangers, Negoro salua, puis, lentement, les yeux rivés sur ceux de Fleck :

— Ma gazelle souriante (ma compagne) t’a rencontré sur la route de Djokjokarta, seigneur.

— En effet, et même…

— Même, interrompit le métis, elle a prononcé des paroles qu’il eût mieux valu retenir. Je ne récrimine pas, car la plainte est vaine en face de ce qui est passé, et il n’est au pouvoir d’aucun homme d’effacer ce qui fut. Je veux donc me borner à réparer, dans la mesure du possible, le préjudice qui résulte pour nous de la situation ainsi créée.

L’homme d’affaires mit la main à sa poche, Negoro l’arrêta.

— Attends et sache d’abord ceci.

Il prit un temps, puis, d’un ton emphatique :

— Il s’agit d’un mystère où les dieux sont mêlés. Certes, si ma douce Darnaïl n’avait parlé dans l’iInnocence de son âme, je serais tenu de la déférer aux sacrificateurs de la divinité trahie. Mais elle ignorait la nécessité du silence. Dès lors, la sagesse des maîtres du monde ne devant pas être mise en doute, je crois qu’ils ont permis l’indiscrétion, afin qu’elle devînt pour ma maison une source de profits.

Du coup, Fleck fit la grimace. Niclauss l’imita, encore qu’il n’eût pas compris la tendance intéressée du discours du négociant. Quant à Lisbeth, elle eut un vague sourire. Décidément, la jeune fille se séparait de plus en plus de ses compagnons de voyage.

Mais tout en comprenant fort bien que le garde du Sultan faisait appel à sa générosité, l’homme d’affaires songea que, le vin étant tiré, il le fallait boire, et rappelant sur ses traits le sourire le plus aimable, il répondit :

— Je crois, comme toi, guerrier, que notre rencontre te sera profitable.

Negoro montra dans un large rire ses dents noircies par le bétel.

— Alors tu consens, seigneur, à indemniser tes serviteurs de ce qu’ils perdront d’autre part en abandonnant le service de Herr François Gravelotte ?

— Certainement. À combien estimes-tu les renseignements que tu détiens ?

L’homme pencha, la tête, parut compter sur ses doigts.

— Bouton d’or, gazouilla Lisbeth, ce sera cher.

Negoro calculait toujours. Sans doute son silence agaça Darnaïl, car la jolie danseuse s’avança tout à coup, et d’une voix ferme qui indiquait clairement que, si la locution française peut être appliquée à des Malais uniformément vêtus de jupons, ce n’était pas le guerrier qui portait les culottes.

— Herr Gravelotte nous a promis cinq cents rixdales. Que le seigneur nous en donne mille (cinq mille deux cent cinquante francs) ; qu’il jure sur le Coran de ne pas nous trahir et nous ne lui cacherons rien.

— Oui, appuya Negoro, mille rixdales.

Peut-être Fleck avait craint des prétentions plus élevées. Peut-être aussi lui apparut-il clairement que toute résistance serait inutile. Quelle que fût sa pensée intime, il répliqua sans hésiter :

— Convenu.

Puis, fouillant dans son portefeuille, il en tira la somme réclamée.

Tandis que Darnaïl comptait les billets, les examinait avec soin, son mari se précipita dans la maison.

Au bout d’un instant, il reparut portant un livre couvert d’un vélin fauve, usé, piqué, taché, en piteux état. Il le déposa respectueusement sur la table et psalmodia :

— Le Coran. Fais le serment de ne point nous trahir, et souviens-toi, seigneur, que quiconque manque à la foi jurée, verra sa langue se paralyser, son bras se dessécher.

— Sur ma langue et sur mon bras, s’exclama l’homme d’affaires, avec un abandon qui en disait long sur la valeur attribuée par lui à la parole donnée, sur mon bras, je fais le serment que tu désires ! Et maintenant, parle sans crainte. Tâche de m’en apprendre pour mes mille rixdales.

Certes, l’Allemand ne regretta pas sa mise, car il en apprit, suivant son expression, pour son argent.

— François Gravelotte, déclara Darnaïl, ne s’est jamais plié à la coutume batta. Jamais il n’a eu huit épouses. Il a simplement fondé huit comptoirs : deux à Sumatra, un à Java, d’autres à Manille, Bornéo, en Nouvelle-Guinée, à Nouméa et à Taïti. Il a envoyé dans chacun une jeune fille batta pour le gérer.

— Mais alors qu’est cette histoire dont il nous a gratifiés ?

— C’est le vœu de M’Prahu.

— Vous dites ?

— Qui permet de s’assurer qu’un homme possède les huit vertus du guerrier : patience, mépris de la souffrance et de la mort, savoir, ruse, volonté, mémoire, autorité, douceur dans la famille.

— Je sais quelqu’un qui les a toutes, se confia tout bas Lisbeth.

Fleck, lui, rayonnait.

— Mais alors, l’oncle François est fou… Dites donc, Herr Niclauss, au cas où nous ne réussirions pas, nous aurions la ressource de le faire interdire comme incapable d’administrer sa fortune. Un insensé peut seul avoir de pareilles imaginations.

— Oh ! s’écria légèrement Negoro, l’idée n’est pas de lui.

— Et de qui donc, je vous prie ?

Les négociants se regardèrent, sourirent, semblèrent s’encourager du geste. Enfin, la bayadère reprit :

— Ce que vous désirez connaître mérite une gratification…

— … supplémentaire, appuya le garde.

— Et nous ne doutons pas…

— … de votre généralité.

Économe, l’agent d’affaires l’était ordinairement, mais une longue pratique des opérations louches le rendait accessible aux beautés du pot-de-vin décoré du nom de commission par ceux qui le reçoivent ou qui le donnent. 

Aussi s’empressa-t-il de répondre :

— Fixez vous-mêmes le chiffre.

Et, en aparté :

— Il s’agit de dix millions, donc ne liardons pas.

— Doublez votre petit cadeau, susurra Darnail, d’une voix, insinuante.

— Cinq mille… les voici.

Ce disant, Fleck ouvrait son portefeuille. Dans son désir de savoir, il venait d’être maladroit. Le mari et la femme regrettèrent incontinent de s’être montrés modérés dans leurs prétentions. Puisque l’étranger ne soulevait aucune objection, c’est qu’il avait un intérêt considérable à être renseigné, et dans cette occurrence, pourquoi eux, jetés par le destin sur la route d’un aussi généreux voyageur, ne profiteraient-ils pas de l’aubaine ?

Le résultat de ces réflexions rapides fut qu’ils clamèrent avec un touchant ensemble :

— Non, pas cinq mille.

— Quoi donc, alors ?

— Dix. — Dix ?

Darnaïl s’inclina gracieusement :

— Nous avons dit : doublez, seigneur. Cinq doublé égale dix. Il ne nous semblait pas que cela pût être compris autrement.

Elle avait une impudence tranquille pour affirmer ses choses. Résister, parbleu ! Fleck en eut une forte envie ; mais son instinct d’homme de proie l’avertissait qu’il tenait la piste d’une révélation capitale.

— Soit, dit-il, je paierai la somme que vous réclamez ; seulement, vous n’exigerez plus rien après cela ?

— Le seigneur peut en être certain, roucoulèrent les indigènes dont les faces épanouies traduisaient la satisfaction.

— Bien. Prenez donc et parlez.

Les billets de banque passèrent des mains de l’Allemand dans celles de ses hôtes. Darnaïl les examina méticuleusement ; puis, convaincue de leur authenticité, elle se décida à éclairer son interlocuteur.

— Herr Gravelotte a une fille.

— Une fille ! Il ne m’en a jamais parlé.

— Quelle dissimulation ! minauda Lisbeth, avec un vague sourire. 

— Il devait avoir ses raisons. Quoi qu’il en soit, la demoiselle se nomme Daalia.

— Le dahlia, marmotta aussitôt la jeune fille, se méprenant à l’orthographe du mot, le dahlia dit la gratitude, le remerciement.

Darnaïl lui lança un regard étonné et poursuivit :

— Cette fille, née d’une mère batta, a conservé en son cœur le culte de la tradition de M’Prahu, et c’est elle qui a voulu que ses cousins fussent soumis aux huit épreuves.

— Ses cousins… Vous savez donc qu’elle en a…

— Deux… Oui. C’est elle-même qui l’a écrit.

— Elle ?

— Et c’est au reçu de sa lettre, que Negoro, mon doux époux m’a rappelée de Samarang, où je me reposais chez des amis.

— Mais le but des épreuves ?

— Je l’ignore, seigneur.

— Même avec une petite gratification nouvelle ?

— Hélas ! oui.

Ces trois syllabes furent prononcées avec un désespoir comique. Sincèrement, la danseuse regrettait de ne pouvoir trahir la fille de son maître au profit d’étrangers payant si bien la trahison.

Son désir de servir Fleck fut même tel que, extrayant de son corselet un papier couvert d’une écriture jolie et décidée, elle le remit à l’homme d’affaires :

— Lisez, seigneur, et vous n’ignorerez rien de ce que sait votre servante.

Sans fausse honte, Fleck saisit la missive et déchiffra ce qui suit :

« Batavia.

— Batavia ! s’écria-t-il, elle est à Batavia ?

— Oui. La Pangherana Daalia occupait un appartement à l’hôtel Nederlandische.

— J’y suis descendu moi-même.

— Alors, Votre Seigneurie l’a peut-être croisée.

Niclauss, Lisbeth, écoutaient sans un mot, sans un geste.

Fleck reprit sa lecture à haute voix :

« Batavia.

« Darnaïl prendra immédiatement le titre de fiancée de mon père. Elle fera tout ce que lui indiquera la grande maîtresse du pavillon des bayadères. Il y va de sa fortune et de son bonheur. J’écris ceci du Néderlandische hôtel, à Batavia, que je vais quitter pour me rendre à Manille. Je me cache sous le voile bleu des Américaines. Ce détail doit suffire à démontrer à ma jolie et fidèle Darnaïl l’utilité de l’obéissance et de la discrétion.

« Que les Esprits l’inspirent pour, me servir et devenir riche.

« Daalia. »

L’Allemand releva la tête. Comme si elle avait attendu ce moment, la danseuse murmura :

— J’oserai aussi recommander le silence au seigneur. Il ne voudrait pas ruiner qui l’a renseigné selon la vérité.

Fleck consentit du geste, puis il interrogea :

— Vous, qu’allez-vous faire ?

— Fermer le magasin et nous rendre au Kraton.

— Qu’appelez-vous Kraton ?

— Le palais de Sultan.

— Ah ! bon !

— Moi, Darnaïl, je m’enfermerai dans le pavillon des bayadères ; Negoro ira dans les bâtiments affectés aux gardes de l’Adiepatie.

— Parfait ! De la sorte, l’autre cousin ne pourra vous aborder.

— Cela lui sera impossible.

— Tout est donc pour le mieux. Madame Darnaïl, monsieur Negoro, au revoir.

Un quart d’heure plus tard, la voiture des voyageurs stoppait devant la façade du Mérapi Hôtel, vaste construction occupant tout un côté de la place des Feuilles d’Or, et qui a pris pour enseigne le Mérapi, volcan en activité, dont les habitants de Djokjokarta aperçoivent au loin la cime haute de plus de trois mille mètres, environnée, le jour, de fumée, et, la nuit, d’éclairs.

Deux chambres au premier donnant sur la place même, laquelle doit son appellation au feuillage des thoboeman dont elle est plantée, furent mises à la disposition du trio.

Sous prétexte de fatigue, Lisbeth se retira dans l’une des pièces, s’y enferma soigneusement ; puis, venant s’étendre sur une chaise longue auprès de la fenêtre, elle sembla s’absorber dans la contemplation du spectacle étalé sous ses yeux.

Juste à l’opposé de la place, les constructions de la Résidence hollandaise (car l’indépendance du Sultan est nominale et s’exerce sous le contrôle d’un agent européen) bornaient la vue ; puis, c’étaient de larges avenues, aux arbres taillés en berceau, aux habitations édifiées avec tous les caprices de ces architectures disparates, nées, l’une aux bords brumeux du Zuiderzée, l’autre sous l’éblouissement du soleil de la Malaisie.

À l’extrémité d’une de ces avenues, une porte triomphale, une muraille diaprée de faïences multicolores vernissées et, au delà, des colonnes, des tourelles, des pyramidions, des dômes, semblaient indiquer une ville nouvelle, surgie du sol à côté de l’ancienne.

Cette ville n’était autre que le Kraton, résidence du Sultan, de sa garde, de ses danseuses, de ses serviteurs, de ses clients (dans le sens qu’attachait à ce dernier mot le monde romain).

C’était là que Darnaïl et son mari allaient s’enfermer, pour ne point être abordés par Albin Gravelotte et Morlaix.

Qui donc, dès lors, pourrait avertir ceux-ci des découvertes issues de la rencontre de la danseuse ?

Elle seule, Lisbeth.

N’avait-elle pas honte, à présent, des intrigues de son père, de la vénalité de Niclauss ? Ne souffrait-elle pas d’entendre ce personnage parler de l’épouser un jour ? Ne s’était-elle pas donné la mission de contrecarrer les projets des deux hommes, de les racheter malgré eux, en protégeant les Français, qui agissaient loyalement, avec le dévouement le plus absolu, avec la seule espérance de rendre la liberté à l’oncle François et de prendre sa place en captivité ?

Captivité dorée, certes, mais qui n’en exigeait pas moins le sacrifice du plus précieux des biens : la liberté.

Et, association d’idées toute naturelle, elle songea qu’elle aussi aliénerait bien sa liberté afin d’adoucir la captivité volontaire de Morlaix.

Cette pensée la troubla, fit monter une rougeur à son front. Vite, elle l’écarta par cette question :

— Comment le pourrai-je prévenir ?

Comment ? Problème difficile à résoudre. Chez François Gravelotte, à bord du steamer, au Nederlandische Hôtel même, les occasions de rencontre pouvaient naître ; mais ici, dans cette ville inconnue, dans cet hôtel Mérapi, où probablement les Français ne descendraient pas, surveillée par son père, embarrassée de la société de Niclauss, de quelle manière, par quel subterfuge, mènerait-elle à bien la tâche délicate qu’elle avait assumée ?

Et elle fronçait ses blonds sourcils. Sous l’effort de la réflexion, ses yeux bleus prenaient un ton plus foncé… Seulement, hors une migraine commençante, ses recherches n’aboutissaient à aucun résultat appréciable.

Sur la place, une foule bigarrée, bruyante, passait incessamment.

Peu à peu, les regards de la jeune fille se voilèrent. Elle cessa de raisonner avec elle-même, et elle resta là, étendue sur sa chaise longue, inerte, alanguie, comme hypnotisée par le va-et-vient babillard des indigènes.

Que dura cet anéantissement, cette veille endormie, ce sommeil éveillé ? Lisbeth ne le saura jamais.

Ce qui est certain, c’est qu’elle éprouva une commotion.

Sur la place, un attelage composé de six poneys de Timor, passa avec fracas. Les mignons coursiers tiraient une sorte de break d’osier et de rotin, dans lequel trois personnes étaient assises.

C’est l’apparition de ces trois êtres dans le champ de son rayon visuel, qui brusquement arracha Lisbeth à son engourdissement.

Un homme, deux femmes ! Dans l’homme, elle avait reconnu d’emblée le sacrificateur Oraï dont Morlaix l’avait entretenue.

Quant aux dames, le voile bleu des Américaines, flottant autour de leur tête, lui rappelait la lettre lue chez Darnaïl, où Daalia disait se cacher sous semblable parure.

En Europe, dans les grandes villes du globe, ces voiles n’eussent pas ému la blonde fille de Fleck.

Les Américaines, tout comme les Américains sont fanatiques des voyages. Leur race est globe-trotter, leur nature est de déambuler et l’on ne s’étonne point de les rencontrer toujours à six mille kilomètres de leur résidence.

Mais, à Java, et surtout sur la côte sud, dans le sultanat indépendant de Djokjokarta, les citoyennes des États-Unis sont rares.

Aussi l’attelage aperçu intéressa vivement Lisbeth.

Elle se leva, s’accouda à la fenêtre, suivit le véhicule des yeux.

Les poneys galopaient bon train. Ils longèrent l’enceinte de la Résidence sans ralentir leur allure, puis se jetèrent dans la large avenue du Kraton.

Toujours au galop, ils la parcoururent et Lisbeth constata avec surprise que les portes du palais s’ouvraient devant eux.

La Cité du Sultan, ainsi que se dénomme le palais, est cependant une véritable Cité Interdite. Pour y pénétrer, il faut une autorisation spéciale, dont le Sultan se montre très avare. Les hauts fonctionnaires coloniaux hollandais, des voyageurs de sang royal, sont seuls admis à en franchir l’enceinte.

Que signifiait l’exception que Lisbeth venait de constater ? Oraï, le Soumhadryen, semblait donner le mot de l’énigme… Qui pouvait-il accompagner, sinon Daalia et une suivante, se cachant sous les voiles bleus.

Mais oui, c’était cela. La jeune personne aux huit épreuves venait elle-même donner ses instructions à Darnaïl.

Lisbeth tressauta en entendant frapper à sa porte. Elle courut ouvrir.

Fleck, Niclauss, parurent, animés…

Ils aperçurent la chaise longue auprès de la fenêtre.

— Tu étais là ?

— Oui, fit-elle.

— Tu n’as pas remarqué une voiture ?…

— Avec des Américaines, continua Niclauss.

Le cœur de la blonde enfant se serra. Eux aussi avaient vu. Cependant elle répliqua :

— Si, en effet.

— Et tu as constaté qu’elle prenait le chemin…

— Du Kraton, oui, père.

— Qu’elle y entrait ?

— Oui.

Fleck l’embrassa tendrement :

— Tu es une fille intelligente, tu observes. Je suis sûr que la présence de ces dames t’a conduite à…

— Un souvenir de certaine lettre, acheva vivement Lisbeth.

L’homme d’affaires se frotta les mains avec la plus parfaite jubilation :

— Je disais bien. Tu es intelligente et réfléchie. Ah ! Herr Niclauss, en vous la donnant pour compagne, je ne sais si je ne vous donne pas un trésor supérieur à l’autre.

Puis, revenant à sa fille :

— Eh bien, oui, ma Lisbeth, je pense, comme toi, que nous venons de voir passer la fräulein Daalia, dont nous avons ignoré l’existence jusqu’à notre arrivée à Djokjokarta.

Et, ravi, triomphant par avance :

— Elle ne se doute pas que ses manœuvres sont percées à jour. Allons souper.

Sur cette conclusion, tous trois descendirent sous une véranda peinte en bleu et blanc, agrémentée de légers lattis qui servaient de support à des plantes grimpantes.

C’était un nid de feuillages et de fleurs, d’où l’on apercevait la place dont le soleil couchant rougissait les ombres de tons de rubis sombre.

Décor de féerie, cuisine cosmopolite. Fleck et Niclauss s’abandonnaient voluptueusement aux charmes de la soirée.

Des bouffées de fumée odorante leur arrivaient, sur l’aile de la brise du soir, fumées produites par les baguettes de santal enflammées des porte-feu suivant quelque seigneur ou quelque riche colon.

Des tympanons résonnaient sourdement dans la cité indigène, des harpes à deux cordes, pincées par d’invisibles musiciennes, lançaient leur plainte douce, dans le murmure confus des choses.

Elles disaient l’adieu aux ardeurs du jour, le salut à la fraîcheur bienfaisante de la nuit proche. La vie, suspendue durant les heures torrides, se remettait en marche. C’était un crépuscule ayant des allures d’aube.

Et Lisbeth songeait toujours, grignotant distraitement un mangoustan délicieux à la pulpe crémeuse et rose.

Comment réussirait-elle à instruire Morlaix de ce qu’elle savait ?

Tout à coup, elle prêta l’oreille.

Une fanfare bruyante venait de se faire entendre.

Presque aussitôt un cortège fit irruption sur la place. En tête caracolaient des musiciens, aux langoutis bleu et or. Les mouvements des montures causaient de nombreuses fausses notes, mais les exécutants n’en avaient cure.

Puis, venaient des dragons, verts et rouges, casqués d’or et d’aigrettes, cernant une voiture à huit chevaux — (huit, nombre princier) — dans laquelle trônaient deux Européens.

— Mon cousin, murmura Gavrelotten.

— Notre rival, repartit Fleck. Hein ? Il arrive trop tard. Nous avons bien fait de l’embarrasser d’une escorte.

En effet, les nouveaux venus n’étaient autre qu’Albin Gravelotte et son fidèle Morlaix.

Depuis Samarang, ils avaient voyagé ainsi, les escortes se relevant à chaque relais, où ils trouvaient la table mise, le chef indigène en grande tenue prête à les servir durant le repas. À Salatiga, à Sourakarta, ç’avaient été des fêtes inoubliables.

Sur la route « postale » divisée en trois bandes : la médiane réservée aux personnages d’importance, les latérales affectées aux transports publics, et où défilaient les caravanes de chevaux, de lourds chariots, aux roues pleines affectant les formes massives des véhicules mérovingiens, les populations en habits de fête venaient se prosterner au passage des Français honorés d’une escorte de hauts dignitaires. 

Et tous deux, encore que leur marche fût parfois ralentie, finissaient par s’amuser de cette pompe orientale, dans un décor des Mille et une Nuits, avec, au loin, les colossales silhouettes des volcans, Merbabou et Mérapi, et tout près, bordant le chemin, des tulipiers aux fleurs jaunes, des dragonniers aux rameaux étranges, des sensitives, des arbres à pain.

Maintenant, attirée par le bruit, une foule grouillante envahissait la place de la Résidence. Mandarins suivis de leur porte-parasol vert et or, soldats armés de piques, de kriss d’or, coiffés d’une mitre, drapés dans le langouti rouge, bourgeois, femmes, couverts de soies multicolores, tous voulaient voir les étrangers, dont le cortège affirmait la « distinction ».

Comme poussée par la curiosité, Lisbeth se leva, courut au large espace découvert qui coupait la véranda au centre même de la façade, et là, dominant la cohue des sept degrés du perron, elle se tint, droite, s’efforçant d’être aperçue par les voyageurs.

Qu’ils connussent sa présence à l’hôtel Mérapi, et sans nul doute, ils l’aideraient à les rencontrer, à avoir avec eux l’entrevue qu’elle souhaitait si ardemment.

Un groom passa près d’elle. Accroché à un bouton de sa veste, brimbalait un gros sifflet d’argent, avec lequel ces petits serviteurs appellent les voitures. Elle le vit, l’arrêta, et lui glissant une pièce de monnaie dans la main :

— Vite, un coup de sifflet.

— Vous voulez, madame ?

— Siffle, et de toutes tes forces.

Le gamin n’en demanda pas davantage. Il porta la pièce à sa poche et le sifflet à ses lèvres.

Un son strident se fit entendre, dominant le bourdonnement populaire, si aigu qu’Albin et Morlaix le remarquèrent, qu’ils tournèrent la tête vers le Mérapi-Hotel. Ils aperçurent Lisbeth, eurent un geste de surprise et saluèrent. La jeune fille avait réussi. Elle avait été vue.

Ni son père, ni Gavrelotten ne remarquèrent l’incident. Ils étaient trop occupés pour cela à considérer la scène qui se passait devant le palais de la Résidence.

Cortège et attelage avaient fait halte en ce point.

Et en haut des degrés, le Résident en personne, escorté de son porte-parasol, lequel soutenait à grand’peine une véritable tente ambulante, était accouru au-devant des voyageurs.

— Toutes les distinctions, persifla Fleck.

— Votre idée de signaler mon cousin, comme le neveu de François Gravelotte, peut s’appeler une bonne idée.

— N’est-ce pas ?

— Elle a retardé sa marche.

— L’a fait arriver à Djokjokarta trop tard pour, nous gêner.

— Et elle l’empêtre maintenant de tout le protocole néerlandais.

Tandis que les complices se congratulaient ainsi, Albin et Morlaix descendaient de voiture, serraient les mains du Résident et répondaient à ses souhaits de bienvenue.

Tous trois disparurent à l’intérieur du palais, l’escorte se disloqua, et les badauds, jugeant la représentation terminée, se dispersèrent.

Tout en dégustant quelques rafraîchissements, les Français causaient avec leur hôte, au milieu de la spacieuse salle à manger de marbre que des pankas automatiques ventilaient constamment.

— Quelle est la maison sise de l’autre côté de la place ?

— L’hôtel Mérapi.

— Ah ! un hôtel… j’aimerais y faire un tour.

— Oh ! vos désirs sont des ordres. Mes instructions portent de ne vous contrarier en rien.

— Quoi ? le Gouvernement…

— Sait marquer sa faveur pour la famille d’un colon de la valeur de M. François Gravelotte.

Albin s’inclina, Morlaix sourit.

— Vous m’excuserez donc de vous quitter quelques instants, reprit le premier. Voici la nuit tout à fait venue. Je pourrai, sans attirer l’attention, me passer ma fantaisie.

Le fonctionnaire hollandais cligna des yeux et, non sans finesse :

— Est-ce bien une fantaisie seulement ?

— Il me semble.

— Oh ! je ne prétends pas forcer votre confiance ; mais s’il en était autrement, vous auriez avantage à vous confier à moi, car… je vous aiderais de mon mieux.

Et, comme les jeunes gens le regardaient, étonnés, il ajouta mystérieusement, en baissant la voix :

— Jugez-en. Demain matin, vous aurez audience du Sultan dans le Kraton. Vous verrez les bayadères.

— Darnaïl, s’exclama Albin.

— Et d’autres. Vous subirez les épreuves du Savoir, notamment celle du tigre, laquelle n’émeut point l’homme qui sait… Vous saurez ; car je suis chargé de vous instruire.

Du coup, Gravelotte tendit la main à son interlocuteur.

— Alors, monsieur le Résident, confiance pour confiance. Ma visite à l’hôtel Mérapi a un but.

— Allons donc… et ce but ?

— À l’arrivée, nous avons reconnu une personne, qui se mettait trop obstinément en vue pour n’avoir pas le désir qu’on la vît.

— Une personne amie ?

Ce fut Morlaix qui répondit :

— Oui.

— Or, continua Gravelotte, puisque vous êtes si bien informé, vous devez savoir aussi…

— … Que vous avez des rivaux.

— Précisément. 

— Je devine… La personne dont vous parliez vous renseigne sur leurs faits et gestes.

— Ma foi, monsieur le Résident, vous lisez dans ma pensée. Je conçois que la Hollande soit bien servie si elle compte beaucoup de serviteurs aussi perspicaces que vous.

Pour ce compliment, le fonctionnaire eut un agréable sourire, puis baissant encore le ton.

— Peut-être aurez-vous peine à entretenir votre éclaireur sans être troublés. La vie à Java commence au coucher du soleil.

— Nos adversaires en effet sont gênants, car… ils ne se séparent guère, de notre office de renseignements

— En ce cas, conclut gaiement le Hollandais, il faudrait presque parler devant eux et cependant leur interdire d’entendre.

— Juste ! Par malheur, cette solution est irréalisable.

— Vous vous trompez.

Jamais affirmation ne stupéfia des mortels autant que ces trois mots jetés négligemment par l’interlocuteur d’Albin.

— Pardon, se récria le jeune homme, vous dites ?

— L’exacte vérité. Ici encore le savoir joue un rôle.

— Le savoir.

— Parfaitement. C’est au botaniste de vous aider de ses lumières.

Puis, entraînant les jeunes gens vers une fenêtre, il leur désigna le jardin qu’éclairaient des globes électriques :

— Vous voyez cette corbeille fleurie.

— Le centre formé de fleurs roses et le pourtour de fleurs rouges.

— Vous avez sous les yeux les deux variétés de Strehom-labou[1].

Albin, Morlaix échangèrent un regard et avec ensemble :

— Merci bien de la communication ; elle nous intéresse au dernier point.

Leur hôte les arrêta.

— Voilà ce que penserait un homme dénué de savoir ; mais le botaniste, lui, aura pour ces plantes une considération particulière. Le parfum des plus foncées provoque en effet le sommeil, celui des autres n’empêche point de veiller, et cependant l’odeur semble identique.

— Très curieux, murmura Albin, seulement je ne vois pas…

— Le parti que vous pourriez en tirer ?

— Je l’avoue.

— Je continue donc à professer. Vous m’accompagnez au jardin, vous cueillez quelques Strehom roses et inoffensifs. Vous y joignez deux strehom rouges. Ceux-ci, vous les offrez à vos adversaires ; par un raffinement de courtoisie vous les fixez à leur boutonnière. Un instant plus tard, ils connaissent le sommeil profond, propice aux conversations qu’ils doivent ignorer. L’expérience, de plus, vous sera comptée parmi les épreuves du savoir.

Décidément une protection incompréhensible s’épandait sur les Français. Cette réflexion traversant leurs cerveaux ne diminua en rien leur gratitude à l’endroit de l’aimable résident.

Mais celui-ci coupa court à leurs effusions.

— Agissez, messieurs, agissez. Les paroles ne sont que du vent ; l’action seule amène la réalité des faits.

Agir… Mais les voyageurs ne demandaient que cela.

Dix minutes s’étaient à peine, écoulées qu’ils sortaient discrètement de la résidence. En quelques enjambées ils furent au centre de la place.

Dans la clarté bleue de la nuit, pailletée d’étoiles et de lucioles, les feuillages bruissaient doucement ; une brise tiède, que son passage sur les floraisons avoisinantes chargeait d’aromates, coulait telle un fleuve parfumé d’une fluidité insoupçonnée.

Des ombres humaines circulaient dans la pénombre, non pas noires comme aux pays tempérés, mais teintées en bleu sombre, en indigo.

Et là-bas, devant eux, flamboyaient la façade, la véranda de Mérapi Hôtel, avec ses huit cents lampes, électriques, jaillissant des boiseries, des lattis, des enroulements des plantes grimpantes, ainsi que des fleurs de feu.

Sous la véranda, Fleck, Niclauss et Lisbeth devisaient.

Allongés sur des chaises pliantes de rotin, ayant devant eux des boissons glacées, ils discouraient, non sans emphase, sur une visite qu’ils venaient de recevoir.

Un petit prince indigène, en bas de soie, s’il vous plaît, s’était présenté au Mérapi pour leur annoncer que, le lendemain matin, à la huitième heure, ils eussent à se joindre au cortège qui se formerait à la Résidence, pour se rendre en grande pompe au Kraton, où le Sultan leur accorderait audience, et présiderait en personne aux épreuves du savoir.

— Quelle diable d’épreuve est-ce là ? bougonnait Niclauss.

— Vous le verrez bien, mon gendre.

— Eh ! vous en parlez à votre aise. Vous n’avez qu’à regarder, tandis que l’on me tarabuste, sapristi ! Vous auriez bien dû interroger Darnaïl à ce sujet.

— La coquine m’a soutiré assez d’argent déjà. 

Bon ! vous pourriez économiser un peu moins votre numéraire et un peu plus votre gendre.

Avec un hochement, de tête, Fleck riposta sèchement :

— Herr Niclauss, vous n’entendez rien aux affaires.

La blonde Lisbeth n’écoutait pas. De temps à autre, sous ses paupières baissées, elle coulait un regard furtif dans la direction du Palais de la Résidence et elle murmurait :

— Il m’a vue. Comment fera-t-il pour apprendre ce que j’ai à lui dire ?

Tout à coup, elle frémit. À grand’peine, elle étouffa un cri prêt à jaillir de ses lèvres. Albin et Morlaix gravissaient les degrés du perron de la véranda du Mérapi Hôtel.

Lisbeth remarqua que Gravelotte portait un bouquet à la main.

— Fleurs roses, murmura-t-elle, étrange ! Il devrait tenir la jonquille de l’ingéniosité.

Fleck grommelait :

— Qu’est-ce qu’ils veulent ces Français, ces buveurs de vin ?

Et Niclauss regardait approcher les jeunes gens.

Ceux-ci s’arrêtèrent auprès du trio, saluèrent correctement, puis Albin, de sa voix la plus insinuante :

— Mon cousin, Mademoiselle, Monsieur, j’ai l’honneur de vous saluer.

Quoi qu’ils en eussent, les Allemands s’inclinèrent.

Albin continua, sans paraître s’apercevoir de leur étonnement.

— Je vous ai aperçus, en arrivant ici. Bien que rivaux, rien ne nous force à manquer de courtoisie ; puisqu’un heureux hasard nous a amenés en des logis voisins, j’ai tenu à vous rendre visite et à vous assurer de mes sentiments de considération.

Fleck et Niclauss se déridèrent.

Il était vraiment trop drôle, ce Français, se confondant en politesses vis-à-vis d’eux qui, à présent, avaient de bonnes raisons de penser qu’ils tenaient en main les atouts de la partie engagée.

Le sentiment de leur supériorité les incita à se montrer aimables. Ils se laissèrent secouer la main par les visiteurs. Ils permirent à Albin d’offrir à Lisbeth la touffe de fleurs roses, et même, avec une douce hilarité, ils autorisèrent le jeune homme à fixer à la boutonnière de chacun d’eux un superbe calice rouge.

— Ah ! bredouilla Niclauss avec la lourde raillerie germanique, je suis bien fatigué par la chaleur, mais votre présence me réjouit. Je vous trouve tout à fait plaisants à voir.

Albin riposta :

— Bon. J’allais vous faire le même aveu.

Cette fois, Fleck unit son rire à celui de Gavrelotten.

— En ce cas, c’est tout à fait bien.

— Mieux encore, appuya Morlaix.

— Vous devenez flatteur.

— Ne nous flattiez-vous pas à l’instant ?

L’hilarité des Allemands redoubla, et chose bizarre, les deux Français firent chorus avec eux.

Fleck reprit le premier un air narquoisement grave :

— Qui croirait à vous voir que vous êtes rivaux ?

— Personne, bégaya Niclauss.

— Et cependant, remarqua Gravelotte, nous sommes adversaires, chacun de nous se promet de vaincre l’autre… Mais la courtoisie préside à notre tournoi, et nous nous réunissons amicalement entre les diverses reprises de la joute.

— Oui, oui, très amicalement !

Les paroles avaient peine à se faire jour entre les lèvres des Germains.

Vraiment, cet Albin, avec sa naïve confiance, sa courtoisie, était trop comique ! Et Niclauss ne résista pas au désir de le bafouer un peu.

— Vous avez fait un bon voyage ?

— Excellent.

— Vous avez constaté que nous vous avions ménagé tous les honneurs, que nous déclinions nous-mêmes.

— Afin de marcher plus vite. Certes, j’ai constaté. Mais en somme, la chose m’a paru de bonne guerre. Je vous en veux d’autant moins que je suis arrivé à temps à Djokjokarta.

— Tout à fait juste.

Une nouvelle crise de fou rire secoua les Allemands. Ah ! oui, Albin était arrivé à temps pour prendre par aux épreuves… Mais Darnaïl maintenant serait toute dévouée aux intérêts de Niclauss ; ne les avait-elle pas mis déjà sur la piste d’un mystère, cette fille de l’oncle François dont l’existence restait ignorée de Gravelotte.

Lisbeth regardait.

Parfois ses yeux bleus se fixaient tristement sur les Français. Elle souffrait véritablement de les voir en butte aux plaisanteries qu’elle pensait être seule à comprendre.

Mais la conversation allait toujours. Toutefois un observateur attentif eût remarqué que la rapidité du dialogue diminuait. Les répliques s’espaçaient progressivement. On eût cru que Fleck, Niclauss cherchaient leurs mots.

Ce fut bientôt si sensible que la jeune fille s’en étonna.

Furtivement, elle examina son père, son fiancé.

Tous deux se renversaient de plus en plus sur leurs sièges, leurs paupières papillotaient ; avec peine ils semblaient étouffer des bâillements.

Le Strehom-labou rouge, fiché a la boutonnière des deux hommes, accomplissait son œuvre soporifique.

Lisbeth ne pouvait deviner cela. Aussi son étonnement s’accrut quand elle vit les Allemands fermer les yeux, renverser leurs têtes sur les dossiers de leurs fauteuils et prendre l’apparence indiscutable de gens profondément endormis.

Sa surprise devint de la stupéfaction lorsqu’Albin se leva et chatouilla le nez des dormeurs, sans que ceux-ci fissent un mouvement.

Enfin, elle connut les joies de l’ahurissement, car Morlaix, se tournant vers elle, lui dit, avec le plus aimable sourire :

— Mademoiselle Lisbeth, nous avons à causer sans témoins ; les témoins dorment, nous écoutons notre gentille alliée.

— Mais ils vont se réveiller, réussit-elle à prononcer.

— Non.

Du doigt, le brave garçon désigna les fleurs rouges :

— Le Strehom-labou écarlate est un somnifère puissant. Vous serez obligée de faire porter ces messieurs dans leurs chambres.

— Quoi, ils ne pourront pas…

— Pas avant plusieurs heures.

Tout en parlant, Morlaix enlevait aux dormeurs les corolles sournoises et les jetait au dehors.

— Il ne faut pas risquer de les rendre malades.

Quant à Lisbeth elle joignit les mains :

— Ah ! vous vaincrez puisque les fleurs combattent pour vous.

Puis vivement :

— Mais ne perdons pas une seconde. Depuis notre séparation, j’ai appris des choses graves qu’il est nécessaire que vous sachiez.

  1. Autrefois, lors du trépas d’un Sultan, ses épouses, ses serviteurs préférés se donnaient la mort en s’enfermant dans une salle avec des brassées de Strehom-labou rouge. Une seule fleur à la boutonnière agit en narcotique, plusieurs deviendraient dangereuses pour la vie.