Le Serment de Daalia/p2/ch02

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Éditions Jules Tallandier (p. 250-255).


CHAPITRE II

RONDGINGS-FANDAKS


Tandis que la bonne petite Allemande, décidément conquise par Morlaix, racontait avec force détails les divers incidents de son voyage depuis le départ de Batavia, mistress Doodee et miss Grace s’installaient dans le Kraton du Sultan, pavillon des bayadères.

Guidées par Oraï, elles avaient atteint l’enceinte blanche du Kraton, distingué au passage la muraille crénelée, dominée de distance en distance par d’élégants minarets. Elles avaient mis pied à terre devant la haute porte rouge, rehaussée de mascarons d’or. Les gardes s’étaient écartés à l’audition de quelques paroles prononcées par le sacrificateur, et à travers un dédale de cours, de portiques, de galeries, les Anglaises avaient gagné un palais spacieux.

Là, le prêtre de M’Prahu les introduisit dans une vaste salle, puis retirant soudain la porte sur lui-même, il disparut, les laissant seules.

Eléna, Mable regardèrent autour d’elles.

La pièce où elles se trouvaient, une sorte de hall profond de cent cinquante mètres, était un fouillis de dorures, d’arabesques, de nattes, de meubles historiés. Des escaliers tournants en bois de santal montaient vers des autels suspendus, autour desquels des brûle-parfums, que des chaînes d’or maintenaient entre plafond et plancher, distillaient dans l’air des fumées odorantes.

Et puis, des boiseries ajourées, paravents précieux, perpendiculaires aux murs ou semés capricieusement au milieu de la salle, transformaient celle-ci en un véritable labyrinthe.

— Quoi est cela ? murmura Mrs. Doodee.

— Je posais la question semblable à mon intellectualité, fit Grace dans le même ton.

Comme pour répondre, des femmes émergent des paravents à claire-voie. Le torse nu, paré de colliers, de gorgerins, de joyaux, les hanches ceintes de sarongs roses tombant jusqu’à terre, parées, fardées, maniérées et mignardes, elles s’avancent en cadence, elles entourent les nouvelles venues.

Toutes sourient et prononcent les mêmes mots :

— Rondgings-Fandaks !

Ces vocables, incompréhensibles pour les étrangères, sont le titre des « danseuses de profession ». Il correspond à « bayadère » dans l’Inde.

Mais ni Eléna, ni Grace ne savent cela. Par leurs mines, leurs gestes, elles indiquent qu’elles ne comprennent pas : des rires étouffés accueillent l’aveu, des petites mains jaunes les saisissent doucement, les poussent, les entraînent, et elles se trouvent bientôt dans une autre salle où, au milieu d’un dallage mosaïque, se découpe une piscine de marbre à demi pleine d’une eau limpide.

Le long des murs sont des étagères garnies d’instruments de toilette, d’or, d’ivoire, d’argent, de nacre.

Des flacons aux formes bizarres contiennent des eaux de senteur, des poteries enferment les pâtes, cosmétiques, couleurs, dont se compose l’arsenal des beautés malaises.

Les Anglaises remercient par gestes. Après la longue route dans une atmosphère embrasée, il leur sera doux de se baigner, de rafraîchir leur corps fatigué.

Les Rondgin^s-Fandaks frappent leurs paumes en cadence, puis, comme un vol d’oiselets effarouchés, elles s’éparpillent dans toutes les directions, disparaissent discrètement, abandonnant les voyageuses aux soins de quatre servantes du Dékan, immobiles ainsi que des statues de bronze.

Durant une heure, ces « baigneuses », plongèrent les Anglaises dans l’eau, les savonnèrent, les oignirent d’huiles aromatiques.

Mrs. Doodee s’abandonnait voluptueusement aux douceurs du bain javanais, exprimant sa satisfaction par de brèves exclamations :

Very nice… Very pretty… It's right !

Quant à Mable Grace, la face écarlate, soufflant ainsi qu’un phoque, elle clamait :

— Oh ! prenez attention, je prie… Vous chatouillez la vertébrale colonne de mon dos !

Ce qui égayait fortement la jolie veuve et ne ralentissait en rien le zèle frictionneur des servantes.

Tout a une fin ; les brunes masseuses se lassèrent. Des serviettes tièdes et parfumées débarrassèrent le corps des voyageuses de toute trace d’humidité, puis on les rhabilla.

Ce leur fut une nouvelle surprise.

Sans qu’elles y eussent pris garde, leurs vêtements européens avaient été enlevés par une invisible main, et maintenant on ceignait leurs hanches de sarongs roses, on emprisonnait leurs épaules, leur torse en d’exquises tuniques de mousseline et de soie.

À leur col, on passait des colliers précieux. De lourds bracelets d’or encerclaient leurs poignets, leurs chevilles ; dans leurs cheveux, artistement crépelés, un bandeau d’or s’enroulait, projetant en tous sens, comme une branche étalant son feuillage, des disques du précieux métal, évidés au centre dans lequel des pierres précieuses, saphirs, émeraudes, rubis, diamants, s’enchâssaient.

— Quoi est ce complet que vous posez sur ma personne ? demanda Eléna.

— C’est la tenue du palais, répliqua une jeune femme qui venait d’entrer.

— Vous parlez anglais ?

— Vous le voyez. C’est même pour cela que l’on m’a envoyée vers vous.

— Alors, il est de règle ici de porter l’uniforme que l’on nous a contraintes d’endosser ?

— Oui.

— Singulière hospitalité.

— Mais hospitalité princière. Jugez-en. Demain, quand vous partirez, vous emporterez tous les bijoux qui vous parent.

— Quoi ?

— Ils sont à vous, par le fait seul que vous les avez touchés.

Des bijoux ? Quelle femme reste indifférente à ces deux mots ? Et quand les mots prennent corps, quand les parures sont superbes, laquelle ne leur accorderait un sourire ?

Eléna considéra ses bracelets, égrena les colliers entre ses jolis doigts, fit tintinnabuler les disques d’or épars dans sa chevelure, et doucement :

— Oh ! oh ! aoh ! prononça-t-elle.

Mable se prit à glousser.

Aoh ! oh ! oh !

Ce qui pouvait se traduire, pour la première, par :

— Ces joyaux sont exquis, tout empreints d’originalité orientale. Ils feront bien dans ma vitrine de curiosités et de souvenirs à Londres.

Et pour la seconde, par ces réflexions plus prosaïques :

— Cela vaut mille guinées comme un farthing. C’est le prix d’achat d’un mignon cottage, dans lequel je reposerai ma frêle personne et mon chétif appétit.

Bref, les Anglaises consentirent à demeurer costumées en princesses des Mille et une Nuits.

Elles dégustèrent un souper assaisonné de tous les condiments usités en Malaisie, où ils sont plus nombreux que partout ailleurs.

Après quoi, la fatigue du jour aidant, elles s’endormirent, tandis que la femme interprète leur expliquait les beautés de la langue javanaise.

— Oui, ladies, disait-elle, le javanais est plus difficile que tout autre idiome, car il se compose de quatre langues distinctes juxtaposées, le malais, le javanais, le sundanais et le madourais. Chacune de ces langues comprend cinq dialectes absolument différents entre eux et qui hiérarchisent en quelque sorte le dialogue :
1° dialecte du noble parlant à un inférieur ;
2° dialecte de l’inférieur s’adressant à un égal ;
3° dialecte de l’inférieur répondant à un supérieur ;
4° dialecte usité entre nobles ;
5° dialecte du noble à un prince.

Parvenue à ce point, l’interprète s’aperçut que les étrangères avaient passé, sans la prévenir, du pays des réalités dans celui des rêves. Elle se leva discrètement, alla appeler les suivantes bronzées qui doucement, avec des précautions délicates, portèrent les dormeuses sur leurs nattes sans troubler un instant leur repos.

Costumées sans le savoir en danseuses, les Anglaises, toujours à leur insu, dormaient dans le palais des bayadères du Sultan de Djorkjokarta.

Il y eut autour d’elles des trottinements menus, des rires étouffés, des formes féminines curieuses.

Au nombre des indiscrètes, on eût pu reconnaître Darnaïl, qui, abandonnant momentanément son commerce, venait remplir ses fonctions officielles et sacrées de bayadère.

Et Darnaïl riait plus que les autres, car on lui avait notifié un ordre, du Sultan, d’après lequel le lendemain, à la réception des nobles étrangers, son nom, sa personnalité, appartiendraient à la gentille Anglaise qui sommeillait avec autant d’innocence que de profondeur, sous ses yeux.

Cependant, Albin Gravelotte et Morlaix, munis de tous les renseignements que Lisbeth leur avait confiés, rentraient à la Résidence.

— Ça se complique, murmura le domestique ami.

— Il me semble, riposta son compagnon.

— L’oncle François parle de huit fiancées qu’il n’a pas et il a une fille dont il ne parle pas. Comprends-tu toi ?

Albin secoua la tête :

— J’ai une idée. Est-ce la bonne ?

— Dis toujours ?

— Cette fille, je l’ai vue… nous l’avons vue à Sumatra.

— Admettons… après ?

— C’est elle que j’ai retrouvée à Batavia, et dont le voile bleu nous a conduits jusqu’ici.

— Après ? après ?

— Eh bien, c’est elle qui a ravi mon cœur… et puisque les autres fiancées ne sont qu’un mythe, c’est elle que j’épouse.

Un éclat de rire moqueur de Morlaix l’interrompit.

— Quoi ? cela ne te parait pas clair.

— Au contraire.

— Alors ?

— Alors, pourquoi ces imaginations dans lesquelles nous nous débattons ?

— Voilà qui m’est indifférent.

— Je m’en aperçois. Pourtant, c’est là ce qu’il faudrait élucider. On ne t’a pas bourré de contes à dormir debout uniquement pour te permettre de conduire à l’autel une jeune personne à l’égard de qui l’on a observé le plus rigoureux silence.

— D’où tu conclus ?

— Que nous sommes sur la piste d’un mystère qu’il convient avant tout de percer à jour.

Après avoir salué le Résident, avoir pris avec ce haut fonctionnaire un dernier rafraîchissement, les Français gagnèrent les chambres mises à leur disposition ; mais bien avant dans la nuit, quiconque eût écouté aux portes, aurait entendu Albin se poser cette question bizarre, aux allures de rébus :

— Que signifie la fable des huit fiancées imaginaires accompagnée de ce mutisme sur une fille réelle ?

Sans doute, la solution juste ne se présenta pas a son esprit, car au bout de ses recherches, le jeune homme se retourna rageusement sur sa couchette en grommelant :

— J’attrape mal à la tête, mais le fil du labyrinthe demeure introuvable.

Un silence, puis une dernière exclamation : Au diable ! annoncèrent que, décidément vaincu, Gravelotte renonçait à deviner le secret du Sphinx de Sumatra.