Le Serment de Daalia/p2/ch05

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 296-311).


CHAPITRE V

FLEURS DE SOUFRE, FONTAINES DE FEU


Au bout de vingt pas, la route, l’automobile, Lisbeth, le mécanicien ont disparu.

Les voyageurs sont entourés de buissons épineux aux baies jaunes comme des fruits d’or.

N’étaient les dimensions de ces végétaux, qui dépassent de deux mètres le front de l’homme, n’étaient leurs branches terminées par des épines acérées, on croirait errer dans une lande bretonne, parmi les ajoncs et les genêts en fleurs.

La sente, tapissée d’une couche épaisse de poussière grise, telle de la pierre ponce pilée, cède sous le pied, rendant la marche pénible.

Cela dure quelques centaines de mètres, puis, brusquement, le rocher apparaît, affleurant le sol, et le chemin accuse une pente variable.

Les buissons font place à des arbres de haute futaie. Des précipices se creusent, boisés, des fourrés de rhododendrons et de menthes roses, rouges, orangées, entourent les géants de la forêt.

Plus loin, le sentier serpente sous de véritables tunnels, formés par des fougères arborescentes qui balancent leurs nervures multifoliolées à quinze mètres de hauteur.

Et partout, de toutes parts, des lianes s’enroulent, jaillissent, retombent, piquées de corolles polychromes. Il semble qu’un gargantua des floraisons donne une fête des fleurs chez lui.

Mais aucun des ascensionnistes ne regarde, aucun n’admire cette merveilleuse prodigalité de la nature.

Ils se pressent. Ils ont hâte de rejoindre Oraï, de le tenir, de l’obliger à confesser le pourquoi du mystère qui les a entraînés, les uns et les autres, à seize mille kilomètres de l’Europe occidentale.

De temps à autre, une exclamation rageuse raisonne.

— Ces odieuses pierres chassent sous le pied !

— Oh ! griffé encore !

Celui qui a failli tomber ou qu’une pointe a marqué d’un sillon sanguinolent s’arrête une seconde ; les autres ne l’attendent pas. En les voyant poursuivre leur marche, le sentiment de la situation revient au mécontent qui se hâte de les rejoindre.

On monte toujours.

Déjà les lianes se font moins serrées, les arbres poussent moins dru.

— Courage ! murmura Morlaix. Nous approchons.

— À quoi voyez-vous cela ? interrogea Niclauss, essoufflé.

Le domestique ami a un sourire.

— Vous n’avez pas l’habitude des volcans, raille-t-il.

— Ma foi, non. En Allemagne…

— Il n’y en a, pour ainsi dire, pas. C’est juste. Alors, je m’empresse de vous expliquer la chose.

Et, avec le plus grand sérieux :

— Un volcan est une sorte de marmite renversée, dont le fond percé laisserait échapper le contenu sous forme de vapeurs, soufre, pierre ponce, cendre, etc. 

— Je sais cela, fait Gavrelotten avec humeur. Nous autres, Allemands, nous possédons toutes les définitions.

Sans sourciller, Morlaix s’incline :

— Pardon, j’oubliais l’axiome usité en Russie : les Français inventent, les Allemands définissent.

— Ah ! mais, permettez…

— Je vous permettrai tout ce qu’il vous plaira, monsieur. Seulement, je m’octroierai d’abord la permission de vous faire remarquer que, si vous m’interrompez toujours, je ne pourrai jamais répondre à la question qui me vaut l’honneur de cet entretien.

Du coup, Niclauss se tut, et le facétieux Parisien reprit :

— Vous concevez qu’autour de l’orifice exutoire de notre marmite volcanique, il fait chaud ; l’air y est chargé de vapeurs sulfureuses, nitreuses, absolument hostiles à la végétation.

— Je comprends… à mesure que l’on monte, les arbres s’espacent, se rabougrissent, disparaissent.

Nouveau salut de Morlaix, accompagné de cette phrase ambiguë :

— On ne peut rien vous cacher, digne monsieur, votre perspicacité égale votre intelligence.

À ce moment, Albin appela son ami, lequel s’empressa de le joindre, laissant Niclauss songeur. Le « gendre » de Fleck se demandait, non sans une certaine perplexité naïve, si son interlocuteur ne s’était pas moqué de lui.

Cependant, une vague odeur de soufre se répandait dans l’air.

Les voyageurs arrivaient dans la région où dominent les forces destructives.

Autour d’eux, plus rien que des arbres morts, aux branches dénudées, squelettes sinistres marquant la limite de la forêt vivante.

Un silence morne planait sous ces bois. Plus un oiseau, plus un serpent. De temps à autre, un grondement souterrain, une palpitation imperceptible du sol, ou bien des craquements secs annonçant la chute d’un arbre.

Étreints par une terreur superstitieuse, les Européens allongeaient le pas, se pressant de traverser la zone morte. De plus en plus, les arbres s’espaçaient ; de plus en plus augmentait le nombre des troncs renversés sur le sol par la dessiccation, la foudre, ou les frissons volcaniques de la montagne.

Un dernier arbre squelette, sentinelle avancée de la végétation, et le cône dénudé du Mérapi apparaît un instant, rougi, crevassé, effrité, affaissé ici par un retrait de terrain, bossué là par une coulée lavique.

Puis, tout disparaît.

La sente se glisse entre deux remblais à pic, sur lesquels se dressent des haies de soufre, découpées par la fantaisie du hasard en exquise dentelle.

Malgré les grondements plus forts, malgré les oscillations du sol qui trépide sous leurs pieds comme les parois d’une chaudière, les voyageurs admirent les délicates circonvolutions de cette dentelure jaune.

Ils marchent, ils marchent encore.

Les remblais dont la vue est bornée s’abaissent.

La sente débouche sur un plateau.

Tous ont un même cri :

— Enfin !

À trois cents mètres d’eux, un homme, deux femmes sont arrêtés près d’un bloc de rocher. La silhouette d’Oraï, les voiles bleus de ses compagnes se découpent sur le sol calciné.

Tous s’arrêtent pour reprendre haleine ! Ah ! ils peuvent bien s’accorder ce moment de repos ! Ceux qu’ils poursuivent sont là, à portée de la main. Ils ne sauraient plus leur échapper.

Et ils échangent des phrases étonnées :

— Que fait donc Oraï ?

— On croirait qu’il creuse le sol.

— Tiens ! ces ladies nous font signe d’accourir.

— Oraï se tourne vers elles. Il est furieux, ses gestes disent la menace.

— Bah ! emparons-nous de lui ; cela le calmera.

Ils s’élancent. Il leur semble que le sacrificateur a répondu à leur mouvement par un geste de défi.

Ils se hâtent, mais on dirait qu’Oraï accélère aussi son travail. Avec un instrument que les voyageurs distinguent mal, il frappe la terre. Il a l’air de piocher.

Cent mètres séparent à peine les deux groupes.

Une minute de marche encore et ils seront réunis.

Soudain, Albin et ses compagnons demeurent stupéfaits. La terre vient de frissonner sous leurs pieds et, dans le sous-sol, vibre comme un gazouillis plaintif.

Qu’est-ce ?

C’est le volcan qui va répliquer.

Une épaisse volute de fumée jaillit là où le prêtre de M’Prahu creusait. En brouillard bleuâtre, elle s’étale, voilant le sacrificateur et les captives qu’il conduit.

Puis, des sifflements, des crépitements. Les Européens chancellent, se heurtent les uns contre les autres, on croirait que la croûte terrestre s’est soulevée.

Et puis, un long crissement, tel le bruit d’une soie que l’on déchire, un rideau gris jaunâtre monte vers le ciel, s’infléchit en courbe parabolique et retombe sous la forme d’une grêle de petits cailloux brûlants.

Ce que les voyageurs ignorent c’est qu’ils sont sur la « Solfatare du Mérapi ». C’est une partie du flanc de la montagne dont les étranges propriétés sont bien connues de tous les indigènes de l’Archipel javanais.

En ce point, il suffit de creuser légèrement le sol pour provoquer une éruption de vapeurs sulfureuses, de soufre et de légères scories.

Oraï a utilisé cette disposition et il a créé ainsi, entre lui et ceux qui le poursuivent, une barrière de feu.

Les géologues supposent que le flanc de la montagne contient une vaste caverne, comme une énorme ampoule, pleine de matières ignées. Est-ce là la véritable explication des phénomènes ? Peut-être. En tout cas, le phénomène est patent.

Aveuglés par les vapeurs, toussant, éternuant sous la piqûre de l’acide sulfureux, les yeux larmoyants, les Européens entrevoient confusément les silhouettes du sacrificateur et des Anglaises se mouvant dans le brouillard bleuté, incessamment épaissi. Puis, ils ne voient plus rien.

La terre tremble sous leurs pas.

Crrrac ! Une détonation stridente crépite. C’est une solfatare qui vient de s’ouvrir à leur gauche, vomissant un jet de soufre igné au milieu d’épaisses fumées.

Autour d’eux apparaissent des cônes éruptifs en miniature. Le sol se couvre de pustules qui éclatent, lançant vers le ciel des fumerolles, des coulées de soufre enflammé.

L’atmosphère devient irrespirable. Il faut fuir devant l’asphyxiante fumée.

C’est une débandade, une fuite éperdue, qui prend fin seulement sous les arbres de la forêt.

À la lisière, tous se sont arrêtés. Ils regardent en arrière.

Le sommet de la montagne est invisible ; entre lui et les voyageurs s’étend un rideau bleuâtre traversé de jets fulgurants.

D’Oraï et de ses compagnes, plus de traces.

Ont-ils profité du désordre des éléments pour se mettre hors de portée des poursuivants ?

Ont-ils été victimes de l’éruption provoquée par le sacrificateur ?

Mystère. La solfatare cache le secret de la draperie de ses fumées, qui se contorsionnent en spires capricieuses sous l’effort du vent.

— Impossible de passer ! gronde enfin Gravelotte.

— Tout à fait impossible ! appuie Fleck qui ne cesse de tousser, de se moucher, de cracher.

Morlaix, Gavrelotten reconnaissent d’un signe de tête l’évidence de la proposition.

— Qu’allons-nous faire ? reprend Albin.

Cette fois, Morlaix parle.

— Rejoignons l’automobile et gagnons le premier relais.

— Quoi ! renoncer à la poursuite ?

— Renoncer, jamais de la vie ! Seulement, quand on ne peut pas faire une chose tout de suite, on la remet à plus tard. Actuellement, le volcan nous arrête. Si brave que soit un homme, il ne saurait avoir la prétention d’engager la lutte à mains plates avec un adversaire de cette espèce.

— Une lutte à mains plates… parle sérieusement.

— C’est ce que je fais, cher ami… Allons au relais.

— Mais Oraï nous échappera pendant ce temps.

— Probablement… Mais tu n’ignores pas quels sont le premier et le dernier mot de la sagesse.

— Exprime ta sagesse.

— Je l’exprime comme un citron. Pur suc de sapience, extra dry. Il faut supporter en souriant tout ce que l’on ne saurait empêcher.

Sur cette conclusion, sans attendre de nouvelles observations de son ami, Morlaix commença délibérément à descendre la pente, qu’une demi-heure plus tôt, la petite troupe gravissait avec l’espérance essoufflée de tenir à bref délai le sacrificateur Oraï.

La tête basse, absorbés par des réflexions désagréables, tous le suivirent.

En vain, les lianes, les rhododendrons, les menthes étalaient autour d’eux leurs tentures, leurs tapis fleuris.

En vain, des oiselets au brillant plumage, fleurs animées, voletaient avec des pépiements irrités.

En vain, des reptiles, dérangés dans leur sieste, filaient à travers les buissons, avec un bruissement assourdi.

Rien ne fixait leur attention.

La poursuite était interrompue. Les fugitifs leur échappaient, et, conséquence morose, ils étaient condamnés à demeurer dans le vague au sujet des mystérieuses combinaisons familiales de l’oncle François.

François Gravelotte, Oraï, Rana, Daalia, les deux Anglaises, Darnaïl ! Vers quel but tendaient tous ces acteurs d’une comédie dont les jeunes gens se sentaient les jouets ?

Et la tendresse grandissante d’Albin pour celle qu’il supposait, sans oser l’affirmer, devoir être sa cousine Daalia, l’incitait à une rêverie mélancolique.

Fleck et Niclauss ne se sentaient pas d’humeur plus joyeuse, bien que leurs préoccupations fussent d’ordre plus monnayé.

Morlaix seul marchait allègrement.

C’est que lui ne rêvait ni d’une fortune fugace, ni d’une fiancée imprécise. Au bout dû sentier, il le savait, il allait retrouver l’automobile, et dans le véhicule, cette bonne, simple, grassouillette Lisbeth, dont toute la petite âme allemande, un peu fruste, mais si désireuse de s’affiner, lui appartenait sans conteste.

La rencontre devait même avoir lieu plus tôt.

À cinq ou six cents mètres de la route de Samarang, Lisbeth apparut dans le sentier, toute blême d’inquiétude.

Elle avait discerné l’éruption, et tremblante à l’idée que les voyageurs pouvaient se trouver en péril, elle venait à leur rencontre.

— Monsieur Morlaix !

— Mademoiselle Lisbeth !

— Il ne vous est rien arrivé de fâcheux ?

— Rien du tout.

— Le ciel en soit loué ! Et papa, votre ami ?

— Ils me suivent… ainsi que le… quatrième dont vous ne parlez pas.

Tous deux rient gaminement à ces paroles. Mais les compagnons de Morlaix surviennent à leur tour et la physionomie de la jeune fille se transforme. Elle exprime l’étonnement.

— Pourquoi donc avez-vous changé de vêtements ?

— Changé ?

Les voyageurs se regardent ; à leur tour, ils demeurent stupéfaits.

Leurs habits, leurs coiffures, leurs chemises de couleur, tout est devenu d’un blanc immaculé.

Ah çà ! c’est de la magie !

Au départ, le beige, le bleu et le rouge se mariaient dans leurs costumes. À présent, ils sont uniformément vêtus de blanc. Que signifie cette albe tenue ?

Sapristi ! Ils savent mieux que personne qu’ils n’ont pas modifié leur toilette durant l’ascension du volcan.

Alors, d’où vient cela ?

Et tout à coup, Albin a un cri :

— Je comprends.

Tous l’entourent aussitôt, curieux. Tous interrogent :

— Vous comprenez ?

— Quoi ?

— Le pourquoi du blanc ?

— Précisément.

— Et c’est ?

— L’acide sulfureux, mes amis. Cet acide sulfureux qui nous piquait le nez, les yeux, est un « décolorant » par excellence.

— Un décolorant ?

— Eh oui ! cousin Niclauss. C’est l’acide sulfureux qui a « mangé » la teinture de nos vêtements et nous a « habillés » en mariés.

Morlaix, qui est auprès de Lisbeth, murmure pour elle seule :

— C’est peut-être un présage.

Elle rougit et la petite troupe rejoint plus gaiement l’automobile, dans laquelle le mécanicien met à profit ses loisirs en dormant profondément comme il convient à un Hollandais, copieusement sustenté, dont la conscience est pure.

Vingt minutes plus tard, on arrivait au relais.

Et comme, au demeurant, la journée avait été fatigante, chacun dîna au plus vite et s’en alla, dans les chambres affectées à ce but, chercher un repos réparateur.

Ni les moustiques, compagnons obligés de la nuit, ni les hennissements des chevaux, luttant, dans les écuries, avec des taons énormes, ni les chants et danses des indigènes n’empêchent les voyageurs de dormir. La course en automobile a de ces surprises. Il advient qu’au soir, on se trouve plus fatigué qu’après une journée de marche.

Six heures du matin.

Des palefreniers soufflent à pleins poumons dans des trompes façonnées en cornes de buffle, et dont les indigènes tirent un son rauque, agaçant, lamentable.

Cette musique salue la reprise des travaux du relais ; elle annonce le départ du premier attelage de poneys.

Cette fois, les dormeurs ne résistent plus, ils ouvrent les yeux, se lèvent, procèdent à leurs ablutions.

À sept heures, tout le monde est rassemblé dans la salle à manger, où le petit déjeuner a été servi.

Le maître de poste s’empresse autour de ses hôtes. Petit, maigre, très brun de peau et de cheveux, il gesticule, s’écrie, court d’une extrémité de la salle à l’autre, tout en répondant aux questions, en racontant les nouvelles, en remplaçant les bols, soucoupes, assiettes ou couverts.

— Et l’éruption ? demande Albin.

— Elle continue, honorable monsieur, elle continue. Il y en a pour une semaine.

— Une semaine.

— Sans doute ! sans doute ! mais cela ne doit pas empêcher l’honorable Monsieur de continuer sur Samarang. Il y sera en trois heures, et là, dans cette grande ville, on trouve des plaisirs et un confortable inconnus en nos petites localités.

Ceci a été prononcé d’un ton de regret.

— D’autant plus, reprend l’hôtelier, que l’honorable Monsieur aura chance d’arriver à Samarang à peu près à la même heure que les personnes qu’il cherchait hier.

À cette phrase, tous sursautèrent.

Albin considéra son interlocuteur avec plus d’attention.

— Vous savez qui…

— … l’honorable Monsieur cherche, parfaitement. Qu’il m’excuse, l’honorable Monsieur, mais j’ai causé dans la soirée avec son chauffeur, autour d’un bol de punch… Le punch est une boisson exquise dont j’ai la recette, mais il faut causer ; sans cela, il perd de moitié. Les personnes qui fuient le très honorable Monsieur ont déterminé l’éruption. Elles ont descendu le Mérapi par le flanc oriental, afin de gagner la voie ferrée de Samarang à Madion.

— Il y a un chemin de fer ?

Ce fut un rugissement qui s’échappa des lèvres du jeune homme.

— Un chemin de fer ?

— Oui, et une station à Mérapi-haus. Un train omnibus y passe à onze heures du soir et atteint Samarang vers neuf heures du matin.

— Neuf heures et il y a…

— Deux cents kilomètres d’ici au port.

— Deux cents… Nous avons juste le temps. Vite, à l’automobile et en route.

Tandis que tous couraient prendre leurs valises, Albin soldait la dépense. Le maître de poste acquitta consciencieusement sa note, et la remettant au Français.

— Je regrette de n’avoir pas renseigné l’honorable Monsieur hier soir, mais en somme, cela n’aurait pas fait arriver le train de Mérapi-haus à Samarang une minute plus tôt, et cela aurait peut-être privé ma maison d’honorables clients, dont je suis le respectueux serviteur.

Pour un peu, Gravelotte eût corrigé cet hôtelier qui, après l’avoir rançonné, semblait se moquer de lui.

Mais il se contint.

La sagesse lui conseillait d’éviter toute cause de retard. Il se borna donc à tourner le dos à l’aubergiste avec le plus hautain dédain, ce qui du reste eut l’excellent résultat de l’empêcher de voir le sourire ironique du faquin.

Évidemment, le personnage avait volontairement gardé le silence et les clients jusqu’au matin.

Mais Lisbeth, Fleck, Gavrelotten, Morlaix revenaient portant leurs sacs de voyage.

L’automobile s’arrêtait à la porte avec un sourd ronflement du moteur.

— En route, ordonna le Français.

Tous prirent place.

Mécanicien, il faut être à Samarang-gare à neuf heures.

— On y sera, monsieur.

Et, sur la route poussiéreuse, sa corne beuglante donnant l’impression d’un monstre apocalyptique en furie, l’automobile s’élança à une vitesse vertigineuse, disparaissant bientôt aux yeux ébahis du maître de poste qui, du seuil du relais, la regardait s’éloigner.

Le mécanicien n’avait pas fait une promesse vaine.

Après avoir écrasé seulement cinq chiens, six poulets, un âne, et avoir renversé à peine trois voitures, le véhicule stoppa devant la gare de Samarang, au moment précis où l’horloge, s’ouvrant comme un œil énorme au milieu de la façade, sonnait le premier coup de neuf heures.

Albin, bientôt suivi de ses compagnons, bondit dans la salle d’attente. Il arrête au passage un employé.

— Le train en provenance de Madion ?

— Il est signalé monsieur. Avant cinq minutes, il entrera en gare.

Dans cinq minutes Oraï et les Anglaises descendraient du train et trouveraient sur le quai, les attendant, ceux dont ils avaient cru se débarrasser par une éruption de la solfatare.

Dans sa joie triomphante, Gravelotte serra la main du mécanicien.

— Je suis content de vous.

— Monsieur voudra bien l’inscrire sur mon carnet.

— Je l’inscrirai certainement. 

— De suite alors, car je vais retourner sans tarder à Djokjokarta, où M. le Résident peut avoir besoin de mes services.

Sans se faire prier, le jeune Français libella le certificat demandé, y joignit une gratification et laissa le wattman libre de ses actions.

Dix secondes après, il pouvait voir, à travers les portes vitrées de la gare, l’automobile s’éloigner et disparaître dans une rue voisine.

Mais un bourdonnement assourdi parvient aux oreilles des voyageurs. Il s’enfle, communiquant à l’air une sorte de trépidation.

C’est le train de Madion.

On se précipite sur le quai.

Oui. Voici la lourde machine que ses chasse-pierres enveloppent ainsi qu’une jupe rigide ; les pistons ralentissent leur va-et-vient ; les freins serrent avec un long gémissement. Le convoi fait halte.

À toutes les portières subitement ouvertes, se montrent des voyageurs, hommes, femmes, enfants, fonctionnaires ou soldats hollandais, indigènes aux costumes bariolés. Tous ont la hâte de l’arrivée.

Ils descendent précipitamment, heureux d’avoir plus d’espace pour se mouvoir, ayant un sentiment vague de liberté, d’indépendance, qui rend leurs mouvements plus rapides, leurs visages plus animés, leur démarche plus alerte.

Morlaix a entraîné ses compagnons de poursuite près de la porte de sortie.

Tous se tiennent auprès de l’employé qui vérifie, les tickets.

Ils dévisagent chaque personne. Il ne faut pas que, dans la foule, un seul visage échappe à leur investigation.

Mais le flot humain s’écoule. Les derniers retardataires sortent. Ni Oraï, ni les voyageuses aux voiles bleus ne sont apparus dans le champ des regards de leurs poursuivants.

Ceux-ci restaient en place, penauds, stupéfaits.

La voix d’un employé les rappela à eux-mêmes :

— Messieurs, on ne stationne pas sur les quais !

Parbleu ! ils n’y tenaient pas à stationner dans cette gare où ils venaient d’éprouver la plus complète désillusion.

Avec une obéissance dont l’agent du chemin de fer se montra flatté, ils rentrèrent dans la salle d’attente et tinrent conseil, si toutefois ce mot peut être appliqué à un dialogue composé de questions sans réponses.

— Qu’est-il arrivé ?

— Oraï n’a-t-il pas pris le train ?

— En aurait-il attendu un autre ?

— Ou bien aurait-il tourné ses pas vers une localité autre que Samarang.

Personne n’était en mesure de deviner les combinaisons machiavéliques auxquelles s’était livré le sacrificateur de M’Prahu.

Au reçu de la dépêche de Darnaïl, laquelle, on l’a vu, montrait à servir le prêtre un zèle d’autant plus grand qu’elle avait trahi de ses secrets tout ce qu’elle en connaissait, Oraï avait intimé l’ordre au cocher du véhicule occupé par lui et ses prisonnières de se jeter dans le sentier du Mérapi.

— De cette façon, pensait-il, ceux qui me poursuivent, n’apercevant pas ma voiture sur la route, nous dépasseront. D’où, gain de temps.

L’événement ne lui donna que trop raison.

Tandis que les Européens faisaient la navette entre les deux relais situés de chaque côté de la sente, le sacrificateur contraignait les Anglaises à gravir les flancs du Mérapi.

Ni Eléna, ni Mable ne résistèrent.

Sous l’avalanche d’événements inexplicables qui fondaient sur elles, les pauvres femmes arrivaient à une résignation voisine de l’ahurissement. 

Le kriss de leur compagnon n’était du reste pas étranger à cet état d’esprit.

Bref, avec lui, elles avaient escaladé les pentes.

Curieusement, elles l’avaient vu fouiller le sol de la solfatare.

Un instant, elles s’étaient crues au bout de leurs mésaventures, quand Albin et ses compagnons avaient paru à leur tour.

Mais quelques rauques menaces du sacrificateur les clouèrent sur place. L’éruption sulfureuse se produisit, et terrifiées, éperdues, les Anglaises se laissèrent entraîner par leur geôlier.

Avec lui, elles contournèrent le cratère du Mérapi. Durant des heures elles descendirent la pente orientale, au milieu de rochers éboulés, de ponces friables qui cédaient sous les pieds.

Sautant, glissant, tombant, elles étaient arrivées épuisées, poussiéreuses, n’ayant plus figure humaine, à la station de Mérapi-haus.

Dans un hôtel voisin de la gare, elles avaient pu se baigner, réparer le désordre de leur toilette.

Ici, une nouvelle surprise leur était réservée.

Leurs voiles bleus avaient subi la même décoloration que les habits de la troupe d’Albin.

Au contact de l’acide sulfureux, ils étaient devenus blancs. Ce fut une faible joie. Au moins avec des gazes blanches, elles n’auraient plus l’air d’Américaines. Or, l’on sait que rien ne désoblige plus une Saxonne de Grande-Bretagne que d’être prise pour une Saxonne des États-Unis.

Mais leur quiétude fut de peu de durée.

Au milieu de la nuit, toutes courbaturées et ensommeillées, Oraï les fit monter dans un train.

Guidées par lui, elles quittèrent le convoi à la station précédant Samarang et, par la route, horriblement secouées dans une charrette de paysans non suspendue, hélas, elles gagnèrent la ville.

Au pas de course, elles traversèrent la cité, et il ne leur fut donné de respirer qu’à neuf heures trente-huit minutes, en mettant, avec leur persécuteur, le pied sur le pont du Jacinto, steamer espagnol, affrété par la ville de Manille et qui rentrait à son port d’attache avec une cargaison de minerai d’argent.

Oraï avait choisi ce vapeur, uniquement parce qu’il partait à la marée haute, indiquée pour ce jour-là à dix heures trois minutes.

Lui-même était exténué. 

Il contraignit ses compagnes à s’enfermer dans leurs cabines, où elles se blottirent en égrenant toutes les lamentations saxonnes, chapitre sur lequel la langue d’outre-Manche rendrait certainement des points à toute autre.

Et tandis qu’elles gémissaient :

Poor me ! (Pauvre moi !)

Dear me ! (Chez moi !)

Merry little thing (Triste petite chose !)

Il remonta sur le pont, et s’affala dans une chaise à bascule, heureux de pouvoir enfin conserver l’immobilité.

Des pensées agréables le berçaient.

Il avait dépisté la poursuite, évité les questions embarrassantes d’Albin, questions dont la réponse eût été l’arrêt de mort de Daalia, l’enfant chère aux Battas.

Dans quelques instants, le Jacinto l’emporterait loin de Java, à Manille l’ex-cité espagnole devenue américaine depuis la guerre de Cuba ; il rejoindrait Daalia, Rana, et conviendrait avec elles de la façon la plus sûre de continuer l’exécution du vœu imprudent prononcé devant M’Prahu.

Les cauchemars chassent le sommeil, les doux rêves l’attirent.

Oraï s’endormit comme un simple mortel, si profondément, que la sirène du steamer, la trépidation de l’hélice, ne l’arrachèrent point à son repos.

La tête mollement renversée en arrière sur le dossier de son siège, la bouche entr’ouverte, il passa, porté par le navire, devant les maisons, comptoirs, agences bordant le port. Il longea la jetée aux solives couvertes de goudron, qui s’avance à cinq cents mètres en mer, et que termine une plate-forme servant de support à un feu tournant.

Éveillé, il eût certainement quitté le pont, car, ainsi qu’il arrive toujours au départ d’un navire, des parents, des marins, des oisifs s’étaient rassemblés sur la jetée, et le sacrificateur, homme prudent par essence et par profession, n’eût pas voulu s’exposer à des regards nombreux, parmi lesquels certains pouvaient être adversaires.

Mais Morphée avait clos ses paupières et engourdi son intelligence.

Si bien qu’il ne vit pas cinq personnes lever les bras en l’air, et aussi cinq bouches stupéfaites lancer cinq exclamations différentes, mais pouvant se résumer en une seule :

— Le voilà ! Le voilà ! 

C’étaient Albin, Lisbeth et leurs compagnons.

En quittant la gare, ils étaient venus, mus par un secret instinct, rôder aux alentours du port. Le port n’était-il pas, en effet, le but définitif du prêtre de M’Prahu ?

Ainsi ils se trouvaient là, juste à point pour reconnaître le fugitif sur le Jacinto qui prolongeait la jetée à quelques mètres de distance seulement.

Ils eurent des cris naïfs :

— Arrêtez… Arrêtez !

Dont le navire, naturellement, ne tint aucun compte. Durant cinq minutes, ils suivirent des yeux la coque élégante s’éloignant vers la haute mer, laissant après elle l’éventail du sillage dans lequel dansaient les remous de l’hélice.

Puis, brusquement, Albin s’adressa à un curieux : 

— Ce navire est espagnol ?

— Oui, Monsieur. Il appartient à la Compagnie « Insulindia ».

— Dont les bureaux sont ?…

— Sur le port… tenez, vous apercevez le pavillon, là, à droite, après le hangar des cafés.

Le jeune homme n’en écouta pas davantage.

D’une voix brève, il jeta à ses compagnons ce seul mot :

— Venez.

Et s’élança d’un pas rapide sur la jetée, heurtant au passage d’inoffensifs promeneurs qui n’en pouvaient mais.

Morlaix le suivit, Lisbeth suivit Morlaix, Fleck emboîta le pas à sa fille, et Niclauss, pour ne pas demeurer seul, marcha dans les traces de son beau-père.

C’est ainsi que tous arrivèrent à l’Agence de la Compagnie de navigation « Insulindia ».

Dans les bureaux qu’ils envahirent, le dialogue ci-dessous s’engagea :

— Le Jacinto vient de quitter le port.

— Oui, señor. 

— Quelle est sa destination ?

— Manille, île de Luçon (Philippines).

— Avec escales ?

— Pas d’escales, señor.

À cette réponse, Albin se frotta les mains, et par imitation, ses compagnons en firent autant.

— Donc, ils vont à Manille sûrement, conclut Gravelotte.

Les frictions manuelles redoublèrent ! Dix paumes se polirent, se rougirent, signe indéniable de satisfaction, tandis que le jeune homme poursuivait :

— Le Jacinto est-il beau marcheur ?

— Oui, pour un cargo-boat. Il ne transporte les voyageurs que secondairement.

— Mais enfin sa vitesse ?…

— De douze à quinze nœuds.

— Peuh ! 

Ici l’employé discerna confusément des clients possibles. D’ahuri son visage devint aimable, souriant

— Est-ce que les señors et la señora avaient l’intention d’embarquer ?

— Précisément.

— Alors, je leur demanderai la préférence.

Le paquebot Toledad quittera Samarang demain, à destination de Mindanao, Manille et Canton. Un vapeur extra rapide tout moderne, vingt nœuds en moyenne. De telle sorte qu’en partant vingt-quatre heures plus tard, et en stationnant douze heures à Mindanao, il arrivera à Manille avant le Jacinto.

Cette dernière affirmation décida les voyageurs qui, vingt minutes après, munis de leurs billets de classe, s’installaient sur le Toledad, au grand ébahissement du personnel, qui ne pouvait comprendre que, la veille du départ, des passagers parussent craindre aussi fort d’être en retard.