Le Serment de Daalia/p2/ch06

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Éditions Jules Tallandier (p. 312-320).


CHAPITRE VI

DANS LA CITE HISPANO-YANKEE


Si l’on considère la baie de Manille sur une carte, on lui trouve une parfaite ressemblance avec le bassin d’Arcachon.

Même grand lac intérieur, même goulet étroit établissant la communication avec l’Océan.

Mais les deux échancrures, situées aux antipodes l’une de l’autre, se différencient par la nature du sol, la profondeur des eaux et le climat.

Le goulet de Manille est rocheux et défendu par d’imposantes batteries, tandis que les langues de terres basses qui séparent le bassin d’Arcachon de l’Atlantique s’élèvent à peine au-dessus des flots.

Arcachon n’a pas plus de fond qu’une rivière ; Manille peut recevoir les plus puissants navires.

Enfin la cité philippine, mollement couchée à l’extrémité de l’estuaire, est environnée par des hauteurs qu’habille féeriquement la flore la plus riche du monde.

Sur les monuments, les locaux administratifs, flottent les étoiles des Étais-Unis, mais la cité, les habitants, ont conservé l’aspect cher aux Espagnols coloniaux.

Maisons peintes en rose, en bleu, vert, jaune, mauve, etc., créoles-nonchalantes aux jupes courtes, aux fichus de dentelles, métis au teint ambré déambulant gravement avec la morgue des plus purs Castillans, langue, mœurs, tout est resté ibérien.

Et puis, partout des couvents abritant les innombrables confréries qui ont pullulé en Espagne.

En vain, les Américains, ces nouveaux maîtres des Philippines, ont envoyé quelques détachements de pasteurs, chargés d’inculquer aux indigènes la conviction que le protestantisme est supérieur au catholicisme, — éternelle concurrence des religions s’ajoutant à celles des races, des intérêts, — pour les naturels, les nouveaux venus représentent simplement quelques congrégations de plus.

Car, c’est une particularité curieuse, dans cette ex-colonie espagnole, la religiosité est tiède.

Leur histoire est celle d’une perpétuelle révolution, tantôt politique, visant à l’autonomie, tantôt religieuse, se traduisant par l’incendie de quelques monastères. Mais qu’elle soit politique où religieuse la rébellion change seulement d’épithète. Au fond, elle est une, elle est la révolte incoercible contre l’invasion.

Telle est d’ailleurs la force de l’habitude que, de longtemps, la paix civile ne pourra être établie dans les îles Philippines.

À présent, les habitants se révoltent contre les Américains, comme ils se soulevaient autrefois contre les Espagnoles.

Tod’ el siengre ! (Tout le sang !)

Ce cri de guerre farouche retentit contre les nouveaux maîtres du pays, avec le même ensemble, le même enthousiasme sauvage qu’autrefois.

C’est la protestation incessante d’un peuple esclave qui veut être libre. Ce cri, que rien ne saurait étouffer, soufflette la face de l’univers égoïste qui ne veut pas entendre ; ce cri accumule les colères de l’Infini. Il faut des victimes à l’aurore de toutes les libertés.

Albin, Morlaix, Fleck et Niclauss ignoraient complètement cette situation, par ces motifs que les deux premiers étaient des Français légers, le troisième un homme d’affaires sérieux, et le dernier un Allemand moderne, trop imbu de la supériorité germanique pour prêter attention à autre chose.

Quant à la blonde Lisbeth, elle s’absorbait complètement dans l’unique désir d’apprendre les paroles, les gestes, les pensées, le goût, les plus agréables au domestique-ami.

Donc le Toledad déposa les cinq voyageurs sur les quais de Manille. Courir chez l’officier de port, s’enquérir du Jacinto, fut la première occupation du quintette.

Les renseignements qu’ils recueillirent ainsi les récompensèrent de leur empressement.

Le Jacinto n’atteignait jamais sa vitesse nominale de douze nœuds. Ses chaudières anciennes éprouvaient, à chaque traversée, quelque avarie qui obligeait le navire à vapeur à voguer à la voile.

Il se passerait donc un, deux, peut-être trois jours, avant que le cargo-boat fût signalé au sémaphore.

Tranquilles de ce côté, les Européens se mirent en quête d’un gîte et se décidèrent presque aussitôt pour un hôtel, dont le mérite incontestable était de faire face aux hangars bordant le débarcadère des steamers.

La façade de l’établissement portait la trace de la substitution de l’autorité saxonne au gouvernement espagnol.

Jadis la maison s’appelait : Osteria del Re. Depuis la conquête, la républicaine Amérique avait paru à l’hôtelier mériter quelque flatterie ; mais préoccupé à la fois d’être bon courtisan et économe administrateur, le digne homme avait placé sa maison sous la protection de l’illustre Washington, sans toutefois engager la dépense utile pour faire disparaître l’ancienne enseigne.

De telle sorte qu’on lisait sur la façade cette inscription bien faite pour donner à rêver au philosophe.

Se habla — Osteria del Re. Washington-hotel.
xxxx — American españolspoken.

Nonobstant cet éclectisme, l’osteria était aussi mal tenue que n’importe quelle hôtellerie d’Espagne ; le señor Valpuco passait les heures devant sa porte à gratter de la guitare et à fumer sa cigarette, sans se soucier des réclamations de ses hôtes, et l’opulente épouse dudit señor, laquelle répondait d’une voix de soprano au nom de señora Serafina, semblait enfermée à demeure dans sa caisse, où elle notait… généreusement le débours des voyageurs, interrompant de temps à autre cette occupation prosaïque, pour se mettre poétiquement les doigts dans le nez, avec le plus engageant des sourires.

Rien de tout cela n’arrêta les arrivants.

Des fenêtres de l’osteria, on pouvait sans peine assister aux allées et venues sur l’embarcadère des paquebots. Cette considération était d’ordre trop supérieur pour que l’on ne passât pas outre à la guitare, aux cigarettes de l’hôtelier et au doigt nasal de Serafina.

Tous s’installèrent tant bien que mal.

Puis Fleck qui, par parenthèse, aimait s’isoler, s’enferma dans sa chambre. Niclauss, que les plaisanteries des Français avaient le don d’exaspérer, suivit cet exemple.

Pour Albin, son âme était trop remplie de sentiments contradictoires pour qu’il ne cherchât point la solitude, qui seule, permet les longs entretiens avec soi-même.

Morlaix et Lisbeth se trouvèrent donc abandonnés dans le patio, cour intérieure assez malpropre, où une fontaine en ruines rappelait qu’autrefois un jet d’eau limpide avait dispensé la fraîcheur en ces lieux.

— Si nous faisions une promenade, proposa Morlaix.

Lisbeth désigna de la main un grenadier en fleurs, dont les branches se penchaient curieusement par-dessus les murailles :

— Il répond pour moi, fit-elle en rougissant.

— Avec plaisir, dit le grenadier, je crois, interrogea le jeune homme.

Et la petite Allemande murmura :

— Oui, il dit cela, et moi aussi.

— Alors en route.

Sur ce, tous deux sortirent. Par les quais, par les ruelles, tantôt resserrées entre les maisons, tantôt bordées de murs qui semblaient supporter les voûtes de feuillages s’arrondissant au-dessus de la tête des promeneurs, tous deux allaient, enchantés d’être ensemble et seuls.

Oh ! ils ne médisaient point du prochain, ils parlaient d’eux-mêmes, de ce présent charmant, de l’avenir plus charmant encore, et cela avec une satisfaction extrême, car ces deux êtres que l’affection avait amenés à se comprendre, éprouvaient un besoin toujours renaissant de prononcer chacun des phrases louant l’autre.

Lisbeth vantait Morlaix, son professeur de droiture, de probité, de goût. Si à présent elle était moins ridicule, presque jolie, c’était à lui qu’elle le devait.

Morlaix exaltait sa compagne qui, élevée dans les ténèbres des affaires louches, avait de suite deviné la pure lumière du vrai, du noble. Il se défendait d’être l’auteur de sa transformation morale. Non, elle devait tout à sa propre intelligence, à sa faculté exquise d’assimilation. Tout le mérite revenait à sa jolie petite âme trop longtemps endormie. Oui, il l’avait éveillée, cela était vrai, mais cela seulement… En ouvrant les yeux à la clarté, l’âme chrysalide était devenue papillon. Les ailes diaprées, l’envol gracieux lui appartenaient bien. Est-ce qu’il est au pouvoir d’un professeur de transformer l’espèce ? Non, non ; sur la ronce, il ne fait pas éclore la rose, d’un caillou vil il ne fait pas un diamant, d’un quinquet il ne fait pas une étoile.

Devisant, se laissant aller aux extases de l’admiration mutuelle, extases qui seraient ridicules si elles n’étaient divines, si elles n’avaient nom : tendresse, tous deux étaient sortis de la cité ; ils marchaient lentement sur une route bien entretenue, s’allongeant entre d’épais buissons aux floraisons d’or, d’où jaillissaient d’énormes bananiers abritant le chemin sous les panaches de leurs larges feuilles.

Parfois, le mur des broussailles s’interrompait, donnant aux regards une échappée sur la campagne ensoleillée, sur les pentes aux sommets couronnés par des forêts d’où s’élançaient d’innombrables ruisselets bondissants qui, de chute en chute, de cascade en rapide, descendaient vers la mer.

Des insectes aux reflets métalliques passaient avec des bourdonnements graves ou aigus. Puis, tout à coup, l’air s’emplissait de gazouillis, de sifflements, et d’un côté à l’autre de la voie s’élançait une troupe d’oiselets aux couleurs brillantes, jetant sur la rétine l’impression d’un vol de pierres précieuses.

Morlaix et Lisbeth allaient toujours.

Ils avaient oublié leurs compagnons, oublié le pourquoi de leur présence dans l’île Luçon.

Un rêve éveillé les aveuglait. Il leur semblait vivre au début de la création, être le seul homme, la seule femme sur l’immensité de la terre déserte et errer dans les sentiers d’un paradis éblouissant.

La grande route les gêna. Elle leur rappelait trop qu’il existait d’autres humains dont l’apparition eût mis leur doux songe en déroute. Une sente ombreuse se présenta. Ils s’y engagèrent.

Puis d’autres s’ouvrirent devant leurs pas. À chaque instant les chemins bifurquaient, c’était un méandre de sentes s’entre-croisant en tous sens. Heureux de vivre, ils passaient de l’une dans l’autre, étourdis de bonheur, de parfums capiteux, de fleurs inconnues, de murmures des feuillées.

La griserie exquise de la nature les berçait.

Comme une enfant, Lisbeth cueillait des fleurs. Son bras gauche à présent en supportait une grosse gerbe.

Et elle riait de son ignorance botanique, qui ne lui permettait pas de nommer ces belles inconnues. Elle riait de ne pouvoir employer avec elles le langage des fleurs, car pour donner un sens aux corolles, il faut connaître leur appellation.

Et Morlaix riait de la voir joyeuse.

Soudain, en débouchant dans une clairière assez vaste, un même fait les frappa.

L’ombre des arbres s’allongeait indéfiniment. Le soleil était donc bien bas sur l’horizon.

Mais alors, il se faisait tard. Il fallait songer au retour. Tous deux se retournèrent d’un même mouvement et demeurèrent immobiles, la stupéfaction peinte sur le visage.

Du milieu de l’espace découvert, où ils étaient parvenus, ils apercevaient une demi-douzaine de sentiers s’enfonçant sous le taillis, telles des tonnelles de verdure.

Mais tous leur paraissaient identiques.

Lequel avait livré passage aux jeunes gens ?

Tout à leurs pensées, aucun n’avait pris de points de repère, aucun n’avait jalonné la roule de souvenirs capables de le guider au retour.

Leurs yeux se rencontrèrent. Ils se comprirent.

— Nous serions égarés ? fit doucement Lisbeth.

— Je le crains, reprit Morlaix affectant un ton léger ; mais cela n’a aucune importance. La mer est dans cette direction, et en somme, sauf le risque de rentrer à Manille un peu tard…

— C’est que la nuit va venir, et une fois dans l’obscurité…

— N’ayez pas peur, au moins, mademoiselle Lisbeth.

— Auprès de vous, je n’aurai jamais peur… mais mon père.

— Eh ! nous lui dirons ce qui est vrai. Nous nous sommes perdus… Nous allons faire de notre mieux pour nous retrouver, et puis, au fond, nous savons que tous les reproches porteront à faux, par le fait que vous n’accorderez jamais votre main à M. Niclauss.

— Oh ! cela, jamais.

— Et que, d’autre part, conclut Morlaix, vous, l’accorderez à moi.

Elle baissa les yeux sans répondre.

— Oh ! fit-il, il importe de me fixer sur ce point, car si je n’étais pas votre fiancé, je ne saurais vous approuver. 

À cette réflexion baroque, la jeune fille se prit à rire. Elle tendit la main à son interlocuteur.

— Je vous la donne puisque vous l’exigez. Sans cela, vous seriez capable de m’abandonner toute seule au fond de ce bois.

— Alors, c’est par prudence, je n’en veux pas.

— Comment donc faut-il vous l’offrir ? 

— En toute confiance.

La petite main se tendit de nouveau et Lisbeth murmura avec un doux tremblement de la voix :

— Comme si vous ne saviez pas qu’elle vous appartient ainsi depuis toujours.

Morlaix la porta à ses lèvres.

— Je scelle le pacte. Et maintenant, ma chère fiancée, tâchons à retrouver notre chemin.

Mais cela était plus aisé à dire qu’à faire.

Les sentiers se montraient toujours semblables.

Les ombres des arbres continuaient à s’allonger, et les cimes se nuançaient de teintes rouges indiquant l’approche du coucher du soleil.

Il fallait se décider de suite et la décision semblait terriblement embarrassante à prendre.

Lequel des sentiers était le bon ?

Une minute s’écoula dans un silence anxieux.

Enfin le jeune homme secoua la tête :

— Toutes ces « passées » s’ouvrent dans la direction que nous devons suivre.

— Oui, sans doute.

— Or, venus de la côte ouest, c’est de l’ouest qu’il nous faut nous rapprocher par n’importe quelle voie.

— Vous concluez.

— Que nous allons nous engager dans le premier chemin venu. L’épaisseur du bois qui nous sépare de la plaine ne doit pas être bien grande. Une fois en terrain découvert, la clarté stellaire même serait suffisante pour guider notre marche.

Et, d’un ton résolu :

— En avant, marche.

Comme il l’avait proposé, il se jeta dans le sentier le plus rapproché.

Déjà sous le couvert régnait une pénombre crépusculaire. Il importait de se hâter pour n’être pas surpris sous bois par l’obscurité.

Par malheur, la sente n’était point rectiligne. Au bout de cinquante pas, les jeunes gens eurent perdu de vue la clairière.

Puis, la voie étroite fut croisée par d’autres ; elle se fit sinueuse, dessina des crochets, de brusques retours.

La lumière s’éteignait peu à peu. Après une demi-heure de marche. Morlaix fit halte.

La nuit commençait et, pour comble d’ennui, les méandres incessants avaient enlevé au brave garçon tout sentiment de la direction.

L’ouest ! Parbleu, il eût été bien embarrassé de le désigner. Et le terrible, ainsi qu’il le déclara à sa compagne d’un ton moitié confus, moitié rieur, c’est que privé de l’occident, il se voyait du coup privé des trois autres points cardinaux.

— Selon les expressions usitées, j’ai perdu le Nord je suis désorienté et désoccidenté. Quand au Midi, il serait en vain d’en parler, alors qu’il n’est pas encore minuit.

Elle rit de ses plaisanteries.

Allons, au moins elle ne tremblait pas. Elle avait confiance en son guide, ce qui, en pareille occurrence, est de nature à encourager l’homme responsable du salut commun.

— C’est très gentil d’être encouragé, se confia Morlaix, mais la moindre boussole ferait joliment mon affaire.

Cependant l’obscurité s’était faite. Des ténèbres opaques environnaient les jeunes gens.

Avec la meilleure volonté du monde, il devenait impossible de continuer la route. Sans se consulter, tous deux s’en rendirent compte.

— Que faire ? prononça Lisbeth d’une voix assourdie, comme si elle craignait que d’invisibles ennemis pussent surprendre ses paroles.

— Ma foi, répliqua son compagnon, il faut renoncer à atteindre Manille avant le jour.

— Quoi ? passer la nuit ici… alors que des animaux sauvages…

Le Français l’interrompit :

— Tout d’abord, je veux vous mettre hors de portée des fauves.

Et persuasif :

— Nous sommes arrêtés au pied d’un gros arbre, dont les branches forment un siège à six mètres du sol. J’ai vu cela tout à l’heure, aux derniers rayons du jour. Je vais vous installer là-haut et nous attendrons l’aube, sinon commodément, du moins en sûreté.

Il n’acheva pas.

Peureusement, Lisbeth se serrait contre lui et tout bas, frissonnante, elle disait :

— Regardez, là, autour de nous, ces points brillants qui se déplacent.

En effet, dans l’ombre, des lueurs passaient, tournant autour des voyageurs. Des souffles pressés bruissaient ainsi que des frôlements inexplicables.

Qu’était cela ?

Morlaix n’eut pas le loisir de répondre à l’angoissante question. Des torches brillèrent tout à coup, éclairant d’une lueur rougeâtre, de grands chiens en arrêt à quelques pas des égarés.

Puis, avant d’avoir entrevu les porteurs des flammes résineuses, les jeunes gens furent saisis par des mains nombreuses, séparés.

Les flammes s’éteignirent et dans l’obscurité, des ombres à peine perceptibles entraînèrent les prisonniers vers une destination inconnue.