Le Serviteur/1/10

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 59-62).
◄  IX
XI  ►


X

Pour vous, venir à Lormes c’était vous rapprocher de la grande vie de l’univers. Vous alliez vivre au chef-lieu du canton dont Brassy n’est qu’une des communes. Lormes avait une population de trois mille âmes, et deux écoles pour les garçons. On vous envoya dans celle que dirigeaient les Frères de la Doctrine Chrétienne. Il n’y a pas besoin de cinq gamins pour faire marcher une auberge. Pour y arriver, vous aviez près d’un kilomètre à franchir, et vous emportiez votre goûter de midi, comme quand vous alliez « en champs ». Le menu était resté le même.

Tu m’as parlé du frère Saint-Dié qui vous donnait des coups de tabatière sur la tête et de règle sur les doigts quand vous vous dissipiez, ou que vous ne saviez pas vos leçons.

Vous alliez au catéchisme dans la vieille église qu’on eut si grand tort de remplacer par une neuve. Elle était devenue trop petite, dit-on, pour contenir tous les fidèles. Mais elle était restée assez grande pour contenir et pour illustrer les souvenirs de huit siècles. Je m’en voudrais de ne pas transcrire ici, en épitaphe, ces lignes qui lui ont été consacrées :

« L’église par sa seule position au sommet de la montagne de Saint-Alban, ainsi nommée de l’illustre martyr auquel elle est dédiée, est d’un accès difficile et incommode en hiver. Elle se compose de deux parties bien distinctes par le genre d’architecture. La nef, avec ses deux bas-côtés étroits, ses piliers massifs et grossiers, sa tour basse et lourde, ses deux portes en plein cintre, annonce au premier coup d’œil une construction du commencement du xiie siècle. Le chœur, terminé par un large pignon percé de trois fenêtres symboliques, est séparé des bas-côtés par des piliers cylindriques et sans chapiteaux, au sommet desquels naissent des nervures prismatiques : il date du xvie. Les deux chapelles du Sud, dont Tune est dédiée à la sainte Vierge et l’autre à saint Nicolas, sont de la même époque ; celle du Nord ne fut fondée qu’en 1620. Le maître-autel, tiré de l’ancienne Chartreuse du Val-Saint-Georges, est un assez beau morceau de sculpture. »

Mais vous ne vous désintéressiez pas des travaux de la campagne. Une auberge est une maison où l’on vient boire moyennant finances ; seulement, les bénéfices ne suffiraient pas à faire vivre l’aubergiste. Et vous possédiez, aux environs, des prés et des champs qu’il fallait labourer, ensemencer, faucher et moissonner. Il fallait aussi rentrer les récoltes de foin, et de blé, et de pommes de terre. Il y avait la grange, la cour verte d’herbe, et l’écurie où les jours de foire la clientèle remisait ses voitures, ses charrettes et ses ânes. De plus, vous éleviez des cochons, des poules et des canards, et il y avait près de l’écurie une petite mare où ils allaient tous, à l’exception des poules bien entendu, se vautrer et barboter. Il vous arriva plus d’une fois de rentrer de l’école et d’avoir à peine le temps de déposer vos livres — les mêmes servaient pour vous cinq : c’était déjà bien beau que l’on vous fît instruire un peu. — pour aller aider votre père dans ses prés et dans ses champs. Il n’était pas commode. Il bougonnait toujours. Je l’ai connu. Il ne parlait pas de son grand-père qu’il avait dû connaître, et qui sans doute était né à l’époque où Louis XIV régnait sur la France.

Le lendemain matin vous ne saviez pas vos leçons. Le frère Saint-Dié avait alors le choix entre la tabatière et la règle.

J’ai beau chercher à me représenter l’enfant que tu étais alors. Je ne te vois te distinguant de tes frères et de tes camarades ni par des manières différentes, ni par des succès scolaires. Déjà ta destinée était de passer inaperçu de ceux qui ont des yeux pour ne point voir. Tu y aidas plus d’une fois toi-même par ton effacement volontaire, étant un de ces milliards d’épis, anonymes dans l’histoire, qui ne poussent que pour être fauchés un jour par la mort. C’est seulement lorsque la meule écrase leurs grains qu’on se rend compte qu’ils donnent beaucoup plus qu’ils n’avaient reçu.