Le Serviteur/1/11

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Ernest Flammarion (p. 63-68).
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XI

À douze ans tu fus comme tout le monde, je veux dire : comme tous ceux qui ne continuent pas jusqu’à la minute de leur mort de dormir dans le berceau des richesses acquises par leurs ancêtres, comme tous ceux qui s’arrachent à leur famille pour chercher ailleurs fortune c’est-à-dire de quoi ne pas mourir de faim. Fils d’un petit fermier — d’un humble métayer, dirais-je, si ce mot était usité dans nos pays, — devenu pauvre aubergiste, que pouvais-tu devenir toi-même, sinon le domestique des autres ? Tu continuais les serfs du haut moyen âge et, un peu plus près de nous, Jacques Bonhomme. Mais tu avais aussi commencé de vivre au temps où Louis-Philippe régnait sur la France. Et Jacques Bonhomme, lui, commençait à penser que la domesticité pouvait « rapporter » à ses fils plus d’argent que le travail de la terre. C’est ainsi que, depuis, nos pays sont devenus de véritables pépinières de valets et de femmes de chambre. Certainement, il en faut. Ils reviennent vivre chez nous en rentiers, et ils veulent imiter les manières distinguées de leurs anciens maîtres. Quand je me moquais d’eux, tu ne me comprenais pas, sachant qu’il y a place sur la terre pour tout le monde, et qu’il faut que tous les métiers soient exercés.

Vous n’aviez pas perdu de vue votre ancien maître, l’abbé Petitier. Il était curé de Sougy, par là-bas, quelque part, très loin de Lormes bien que ce fût dans la Nièvre, « du côté de Nevers ». Il avait besoin d’un petit domestique. Tu fus à sa disposition.

Il y a là des paysages qui ne ressemblent guère aux nôtres : d’immenses prés, des saules à l’infini, les rivages de la Loire qui ne sont que des bancs de sable parsemés de bouquets d’arbustes maigres. Tu étais loin de nos petits étangs, et de nos grands bois, et de nos chênes puissants, et de nos durs foyards. Là, tu vécus des années, soumis et patient, très peu payé, mais nourri et ne coûtant pas un liard à tes parents : eux et toi, vous n’en demandiez pas plus. Tu dus apprendre à servir la messe. Il te fallut savoir par cœur les répons en latin : tu y réussis, à force de volonté. Tu soignais le cheval, nettoyais la voiture, et t’occupais du jardin et de la basse-cour. Le curé Petitier ne te donnait ni coups de tabatière, ni coups de règle.

À dix-huit ans, tu crus pouvoir prétendre à de plus hautes destinées, et t’en allas vraiment chercher fortune, cette fois, à Paris. Tes moyens ne te permettaient pas de rester indéfiniment à ne gagner à peu près que ta nourriture. Pour toi, Paris ce fut Vincennes. Tes occupations consistaient à frotter les couteaux dans un hôtel où prenaient pension des officiers d’artillerie. Le soir, ta besogne accomplie, au lieu d’aller te promener tu gagnais ta mansarde où tu lisais, à la clarté d’une bougie collée sur la table en bois blanc. De toutes tes lectures, tu ne te rappelais plus que certaines figures et quelques passages des Misérables : Jean Valjean, l’évêque Myriel, Waterloo. Ni Fantine, ni Cosette, ni Marius n’avaient frappé ton imagination ni ton cœur. Même aux environs de ta vingtième aimée tu n’étais pas un sentimental. Déjà tu faisais des économies que tu déposais à la caisse d’épargne. Tes heures de liberté, tu les employais à découvrir Paris qui t’émerveillait. Tu allais aussi voir tes frères qui l’un après l’autre y étaient venus : la famille que naguère vous formiez, qui se réunissait le soir autour du feu, la rude vie l’avait pour toujours dispersée. Il était écrit que jamais plus vous ne vous retrouveriez tous les sept assemblés. Tes frères non plus ne prétendaient point à de magnifiques situations : l’aîné était sergent de ville, deux autres garçons de restaurant, le quatrième valet de chambre. Le métier de sergent de ville est excellent, à cause de la retraite assurée ; mais, ayant amené un bon numéro, tu n’avais pas fait ton service militaire.

Tu le fis « en 70 ». Je te vois sous les armes, soldat modèle et qui ne discutais point l’idée de patrie, puisque chez toi c’était un sentiment profond. Tu fus à Gravelotte et à toutes les batailles qui se livrèrent sous Metz. Tu me parlas des balles et des obus qui pleuvaient autour de vous et sur vous, des nuits à la belle étoile ou sous la tente, des étapes, de la cuisine vite faite et parfois plus vite eacore mangée. Tu n’eus même pas une écorchure. Fait prisonnier, tu fus emmené à Magdebourg. Là tu écrivis tes souvenirs de campagne sur un carnet de papier rugueux que j’ai tenu, jadis, plus d’une fois entre mes mains et que d’autres mains ont pour toujours égaré ; je ne me console pas de ne l’avoir point retrouvé. Des Prussiens, tu avais conservé la vision d’hommes à barbe jaune ou rousse, goinfres, et qui criaient à tout propos : Capout ! Tu croyais à l’Alsace-Lorraine comme à la patrie. Ta voix tremblait quand tu parlais des « Adieux de l’Alsace à la France » qu’après la guerre jouaient tous les orphéons, toutes les fanfares, toutes les musiques militaires, tous les orchestres :

France, à bientôt ! Car la sainte espérance
Emplit nos cœurs en te disant adieu.
En attendant l’heure de délivrance,
Pour l’avenir, nous allons prier Dieu.

Tu fus « délivré » avant l’Alsace. À Vincennes, tu retrouvas tes occupations. Deux ans après tu te mariais. À vous deux vous possédiez quelques économies. L’instant était venu de fonder une maison et une famille. Vous auriez pu rester l’un et l’autre à Vincennes ou chercher une place à Paris. Tu pouvais alors prétendre à devenir sergent de ville. Mais, héritier de toutes ces générations de « pauvres laboureurs », c’était la campagne seule qui te faisait signe. Pourtant tu ne trouvas pas tout de suite ton équilibre.