Le Sexe faible/Acte I

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Le Sexe faible
ThéâtreLouis Conard (p. 353-380).
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ACTE PREMIER.


Chez Mme de Mérilhac, à la campagne, aux environs de Paris.
Salon d’été, donnant sur un jardin, avec trois arcades au fond et une véranda extérieure. Deux portes latérales. Au premier plan, à droite un guéridon, à gauche un canapé.



Scène PREMIÈRE.

Mme DE MÉRILHAC, debout, au milieu de la scène, AMÉDÉE, une plume à la main et courbé sur le guéridon où il y a beaucoup de petits papiers, les uns près des autres.
Madame de Mérilhac.

Amédée !

Amédée.

Ma tante ?

Madame de Mérilhac.

As-tu fini d’écrire les noms de nos invités pour ce soir ?

Amédée.

Oui, et de ma plus belle main ! en ronde superbe ! Brard et Saint-Omer auprès de moi…

Madame de Mérilhac.

Tu es capable d’avoir commis encore quelque bévue ! Voyons.

Amédée.

Voyez ! (Il se lève, tendant un des billets.) Et d’abord notre nouveau ministre, M. des Orbières… Fallait-il mettre Son Excellence ?

Madame de Mérilhac.

Certainement !

Amédée.

En toutes lettres ?

Madame de Mérilhac.

Non ! un S et un E, puis ministre : Son Excellence le ministre de… (Pendant qu’Amédée, qui s’est rassis, écrit, à part.) Il l’est enfin ! il l’est…

Amédée, donnant les autres billets au fur et à mesure.

Maintenant, voici les autres : Mme de Grémonville, Mlle Valentine de Grémonville, Mlle Thérèse de Grémonville, la considérable Mme Duvernier, son fils M. Paul, et l’oncle, le vieux de la vieille, l’excellent général Varin des Ilots !

Madame de Mérilhac.

Parfait !

Amédée, ironiquement.

Vous croyez ? mais il manque quelqu’un.

Madame de Mérilhac.

Qui donc ?

Amédée.

Et Gertrude ? Mlle Gertrude ! est-ce que notre général peut s’en passer ? Ne faut-il pas qu’elle soit là pour le garantir du vent, de la pluie et du soleil, le forcer de mettre sa calotte de peur des rhumes et lui faire avaler son bouillon dès cinq heures, juste ? Il la mène, ou plutôt elle l’escorte partout, si bien qu’au jour de l’an je l’ai rencontré sur le boulevard en train de faire ses visites, côte à côte dans un cabriolet mylord avec sa bonne ; rien de plus folichon que leurs deux profils !

Madame de Mérilhac.

Faiblesse de vieillard ! N’importe ! Il nous a rendu service, un vrai service ; sans lui, M. des Orbières ne serait pas maintenant au pouvoir ; c’est par son influence dans le comité de la Madeleine et les voix de ses vieux compagnons d’armes dont il dispose.

Amédée.

Et où faut-il le placer, notre grand homme ? en face de vous, n’est-ce pas ?

Madame de Mérilhac.

Pourquoi cela, en face ?

Amédée.

Mais… chère tante, sa longue habitude de venir ici tous les jours… l’autorité qu’il y possède… enfin, c’est comme le maître de la maison !

Madame de Mérilhac.

Je n’aime pas ce genre de plaisanteries, tu sais !

Amédée.

Cela va de soi-même, pourtant ! et le rapport de vos deux personnes n’a rien que de naturel. Lui, c’est un homme de tribune et de gouvernement ; vous, vous êtes une femme… académique, diplomatique et politique. Oh ! ne niez pas ! Plus d’une motion importante est sortie du boudoir de la rue Bellechasse !… Et quels raouts, miséricorde ! Des messieurs, convenables comme des domestiques du Grand-Hôtel, et qui dissertent sur la fusion des Centres, l’esprit du dernier cabinet, ou la meilleure assiette des impôts ! Le tout, bien entendu, d’après la direction du célèbre orateur, publiciste et homme d’état, M. des Orbières… et on appelle la comtesse de Mérilhac (il salue) son Egérie… ce qui est un grand honneur pour vous, ou plutôt pour lui, chère tante.

Madame de Mérilhac.

Tu auras soin de te placer auprès de Valentine.

Amédée.

Moi ? je veux bien.

Madame de Mérilhac.

Et tu tâcheras, n’est-ce pas, de surveiller un peu tes manières ? je tiens à ce que tu plaises.

Amédée.

Je plais toujours ! Dans quel but, ce soir, tout particulièrement…

Madame de Mérilhac.

Je trouve qu’il faudrait quitter enfin la vie de garçon ; à cinquante ans, il n’est pas trop tôt de s’établir, de se marier.

Amédée.

Moi ! me marier ! allons donc ! Un mariage, des enfants ! D’abord, je déteste les enfants, et quant à subir le joug d’une femme…

Madame de Mérilhac.

Fais ce que je te dis… Et tu mettras ton ami Paul près de Thérèse.

Amédée.

Auriez-vous également, à son endroit, des intentions d’hyménée ?

Madame de Mérilhac.

Pourquoi pas ?

Amédée.

Celui-là, je l’avoue, est de naissance prédestiné au mariage ; sa mère le gouverne comme un marmot, jusqu’à régler la longueur de sa barbe, interdiction de la cigarette, défense du bal masqué et privation de sortie après minuit ! Et comme elle le contrecarre dans tous ses goûts, sans qu’il regimbe ! Avec Thérèse ce sera bien pire, car je la trouve, moi, une petite personne désagréable ; elle tient cela peut-être de son père que l’on dit fou ? Ce bonhomme Grémonville ne vit pas avec sa femme.

Madame de Mérilhac.

Tu ferais mieux de ne pas répéter des cancans… pareils ! Du reste, je partage ton opinion sur Valentine (geste d’étonnement d’Amédée), elle est charmante, tandis que Thérèse, entre nous, me semble un peu nigaude, sans compter un caractère boudeur, avec un entêtement !

Amédée.

Eh bien ! au lieu d’un maître le pauvre garçon en aura deux ! Sera-t-il assez inspecté, et grondé, tiraillé, surmené ! Avant six mois il est fourbu, je parie ! (Riant.) Très drôle ! très drôle !


Scène II

Les Mêmes, M. DES ORBIÈRES.
Madame de Mérilhac.

Exact comme un simple mortel !

Monsieur des Orbières, lui baisant la main.

C’est bien le moins, chère Madame. Depuis longtemps déjà j’aurais dû…

Amédée.

Croyez, Monsieur le Ministre, que, pour ma part, je m’estime fort heureux…

Monsieur des Orbières.

Bien, bien, mon jeune ami ! mais entre nous…

Amédée, prenant son chapeau de paille pour sortir.

On se comprend, Monsieur le Ministre, et comme je sais le prix de vos instants, j’aurais peur…

Monsieur des Orbières.

Non !… pas le moins du monde !

Amédée.

Si fait ! permettez ! D’ailleurs, il faut que j’aille pour ma tante…

Monsieur des Orbières.

Oh ! alors…

Amédée, à part, en se retirant.

Que j’aie de très mauvaises manières, c’est possible ! mais je ne manque pas d’une certaine délicatesse ! (Sur le seuil, au fond.) Bénissez-moi donc, vieux tourtereaux !



Scène III

Mme DE MÉRILHAC, M. DES ORBIÈRES.
Madame de Mérilhac.

Eh bien ?

Monsieur des Orbières.

Ah !… la transition est jugée… un peu brusque ! on m’appelle renégat, on crie.

Madame de Mérilhac.

Laissez crier.

Monsieur des Orbières.

Ils ne veulent pas comprendre que mon entrée au pouvoir ne change en rien mes convictions, et que je suis toujours aussi libéral qu’auparavant.

Madame de Mérilhac.

C’est ce qu’il faut dire.

Monsieur des Orbières.

Et même encore plus, peut-être.

Madame de Mérilhac.

Sans doute !… aussi je m’applaudis de vous avoir montré indirectement le chemin, et enlevé des scrupules qui prenaient leur cause, non pas dans l’insuffisance de votre coup d’œil, grâce au ciel, mais dans l’exagération d’une probité…

Monsieur des Orbières.

Une fois de plus je m’incline. Et d’ailleurs n’ai-je pas d’innombrables motifs pour admirer l’excellence de vos conseils ? Vous avez été pour moi un secours, une lumière, un dévouement continu, si bien qu’à chaque pas dans ma carrière, à chaque échelon de ma fortune j’ai senti se développer ma reconnaissance et… grandir ma tendresse.

Madame de Mérilhac.

Eh ! j’ai soixante-trois ans, mon ami !

Monsieur des Orbières.

Pour moi, vous êtes toujours à la trentaine.

Madame de Mérilhac.

Flatteur !

Monsieur des Orbières.

Non pas ! et vous calomniez votre âge ; c’est à cause de lui que je vous adore. Il faut que les caprices de la jeunesse soient disparus si nous voulons trouver dans une femme le plus fidèle, et le plus intelligent des amis !

Madame de Mérilhac.

Je ne suis qu’un reflet, le vôtre, vous le savez ; avocat, journaliste, député, j’ai suivi, j’ai partagé orgueilleusement tous vos triomphes, et à présent que vous êtes le Pouvoir, ce ne sont plus des paroles et des écrits que j’attends, mais des œuvres, de grandes choses ! Vous les ferez (geste de des Orbières), oh ! j’en suis sûre ! pardon, une misère, j’oubliais ! Avez-vous pensé à cette place d’inspecteur des Beaux-Arts pour le jeune Duvernier ?

Monsieur des Orbières.

Toutes, malheureusement, sont prises.

Madame de Mérilhac.

Faites-en une autre !

Monsieur des Orbières.

Il n’y a pas d’argent au budget !

Madame de Mérilhac.

Trouvez-en !

Monsieur des Orbières.

Je vous répète que c’est impossible !

Madame de Mérilhac.

Ah ! n’importe, il me la faut !

Monsieur des Orbières.

Mais, chère amie, quel est là dedans votre intérêt ?

Madame de Mérilhac.

C’est que je marie mon neveu Amédée Peyronneau à Valentine de Grémonville.

Monsieur des Orbières, d’un air maussade.

Tiens ! pourquoi ?

Madame de Mérilhac.

Cela vous choque ? cependant la fortune de Valentine…

Monsieur des Orbières.

Sans doute ! mais ce qui s’est passé autrefois à Toulouse ? Mme de Grémonville, malgré ses grands airs de Vertu… (Geste de Mme de Mérilhac comme pour dire : je m’en moque !) Permettez, je connais parfaitement l’histoire, et même, comme avocat, j’ai donné à M. de Grémonville une consultation.

Madame de Mérilhac.

Alors, vous savez que Valentine a été avantagée par son père ?

Monsieur des Orbières.

Oui ! je le sais ; mais quel rapport entre les demoiselles de Grémonville et une place pour M. Duvernier ?

Madame de Mérilhac.

C’est afin de reconnaître dans la personne du neveu les services rendus par l’oncle.

Monsieur des Orbières.

Eh ! le général n’est pas homme…

Madame de Mérilhac.

Pardon ! le général Varin des Ilots, soit embarras ou délicatesse, n’a pas osé vous la demander lui-même, mais il en a envie, j’en suis sûre, il me l’a dit. (À part.) De cette façon-là, mon maître, vous serez bien forcé…

Monsieur des Orbières, se grattant l’oreille.

Diable !… diable !…

Madame de Mérilhac.

Cette place n’est pas considérable, la dot de Thérèse non plus, mais la place et la dot réunies donneront aux jeunes époux Duvernier un revenu fort honnête ; c’est un moyen d’équilibrer les choses, de rendre la position des deux sœurs égale, et, puisque je marie mon neveu à Valentine, de faire entrer Paul dans ma famille. D’ailleurs, cet exemple moralisera Amédée, et je ne vois pas, mon cher Ministre, que le Gouvernement serait bien malade quand vous dénicheriez dans les Beaux-Arts…

Monsieur des Orbières, avec empressement.

Il s’y connaît ?

Madame de Mérilhac.

Eh ! tout le monde s’y connaît !

Monsieur des Orbières.

D’accord, mais…

Madame de Mérilhac.

Savez-vous ce qui vous retient ? la peur des journaux ! Ah ! quelle faiblesse !

Monsieur des Orbières.

Il n’y a pas de faiblesse à respecter la loi. Est-ce que je peux, moi…

Madame de Mérilhac.

Ce que vous pouvez ? vraiment ! et vous êtes un homme ! Il faut avoir l’audace de sa faiblesse, mon ami, et le dédain brutal de l’opinion est parfois de l’habileté… Moi, quand je me suis vu des cheveux gris, j’ai poudré à blanc tout le reste, hardiment, ce qui m’a rendue plus jeune. Osez tout, et on vous trouvera fort… Ah ! vous êtes loin des grands modèles ! Le cardinal de Richelieu, M. de Talleyrand, et même Mirabeau, n’y auraient pas tant regardé !

Monsieur des Orbières, à part.

Quelle femme !

Madame de Mérilhac, remontant.

Ce sera fait bientôt, n’est-ce pas ? on peut compter…

Monsieur des Orbières, derrière elle.

Ah ! je ne promets rien.

Madame de Mérilhac.

Allons donc ! vous vous moquez !



Scène IV

Les Mêmes, Mme DUVERNIER, Paul DUVERNIER, portant sur son bras le châle de sa mère ; AMÉDÉE, au fond, les introduit.
Madame Duvernier, minaudant.

Ah ! comtesse ! quelle délicieuse résidence vous avez là ! Des fleurs, une pelouse, un étang, qui est un lac !… À chaque détour d’allée un site nouveau, jusqu’à la façade de la maison !… Comme on reconnaît aux moindres choses… (À Paul.) Tu pourrais bien, par convenance, renforcer ce que je dis d’agréable. (Haut.) Non ! véritablement tout a un cachet !…

Madame de Mérilhac.

Vous me comblez ! M. des Orbières.) Mme Duvernier, une de mes bonnes amies… Son fils, M. Paul… (À Duvernier.) Permettez-moi de vous présenter notre ministre, M. des Orbières.

Madame Duvernier.

Lui ! le ministre ! Ah ! Monsieur, quel immense honneur pour moi que de me trouver face à face avec un homme… de votre capacité ! Mme de Mérilhac, de manière à être entendue) un génie, et si simple !

Monsieur des Orbières, s’inclinant.

Madame !

Madame Duvernier, à Paul.

Trouve donc un compliment pour Son Excellence… l’occasion !

Paul.

Mais tout de suite ce serait…

Madame de Mérilhac, désignant Paul.

L’ami de mon neveu, le jeune homme dont…

Monsieur des Orbières.

Ah ! fort bien !… Vous n’êtes pas un inconnu pour moi, Monsieur, et soyez persuadé…

Il le prend par le coude et remonte avec lui doucement vers le fond ; les femmes restent au premier plan.
Madame de Mérilhac.

Dépêchons-nous, pendant qu’ils causent plus loin ! Et d’abord, notre grand projet, que devient-il ?

Madame Duvernier.

Le général a promis de tâter le terrain, j’aurai sa réponse prochainement, peut-être même aujourd’hui.

Madame de Mérilhac.

Monsieur votre fils doit être d’une impatience !

Madame Duvernier.

Pourquoi ?

Madame de Mérilhac.

Amoureux comme il est !

Madame Duvernier.

Mais non ! Je ne lui ai encore rien dit !

Madame de Mérilhac.

Alors que savez-vous si Thérèse…

Madame Duvernier.

Oh ! il ne refusera pas une femme de ma main !

Madame de Mérilhac.

Voilà un fils modèle, chère Madame, recevez-en mes compliments.

Madame Duvernier.

Pour être dans le vrai, certains indices, de ces petits détails peu importants par eux-mêmes, mais qui, réunis, ont leur signification, me donnent à croire que la jeune personne ne lui est pas indifférente. Pendant les visites que nous faisons aux dames de Grémonville, j’ai remarqué qu’il avait de la pâleur, avec des yeux !… Ah ! comtesse ! Quels yeux ! Ça me rappelle son pauvre père quand il était dans la même position, et je vous avoue que, à sa place, moi aussi c’est bien Thérèse que je choisirais… un agneau, du bon sens, pas évaporée, pas artiste, avec le goût naturel de l’économie, enfin une vraie femme d’intérieur, tout ce qu’il faut pour gagner la confiance d’une mère de famille, en être une elle-même !

Madame de Mérilhac.

Je la crois, comme vous, une jeune fille pleine de… qualités sérieuses, ce qui ne l’empêche pas, sans doute, d’en avoir au fond de plus brillantes, et que monsieur votre fils ne manquera pas de développer, tout naturellement, par sa place…

Madame Duvernier.

Elle est donnée ?

Madame de Mérilhac.

Oh ! à peu près.

Madame Duvernier.

Si j’allais remercier Son Excellence ? qu’en dites-vous ?

Madame de Mérilhac.

Mais… oui ! ce sera une manière de l’engager. (Elles remontent vers la véranda ; les hommes, pendant qu’elles parlaient, ont descendu la scène jusqu’au milieu.) Et puis la nomination de Paul va devenir pour son mariage un argument décisif, je me fais un plaisir de l’apprendre, pendant le dîner, à Mme de Grémonville.

Paul se retourne vivement.

Ces dames de Grémonville dînent ici ?

Madame Duvernier, à Mme de Mérilhac.

Son secret lui échappe, vous voyez bien !

Madame de Mérilhac.

Le cri de la passion, en effet ! (À Paul, ironiquement.) Oui, Monsieur, elles dînent ici, et je n’ai pas attendu que vous me dénonciez vos sentiments pour faire mes invitations.

Les deux femmes, en riant légèrement, continuent à s’avancer vers M. des Orbières. Paul va pour les suivre.
Amédée, l’arrêtant.

Eh ! laisse-les tripoter ensemble ! nous en aurons assez tout à l’heure pendant le festin ! J’imagine qu’il sera peu drôle, et je serai de même. D’abord, je me méfie toujours de ma tante dès qu’il y a des vierges aspirant au sacrement ; elle a voulu me placer à côté de Valentine.

Paul, vivement.

Tu seras à côté d’elle, toi ?

Amédée.

Oui ! et que le diable m’emporte si je trouve de quoi alimenter la conversation ! je n’ai rien à dire aux femmes honnêtes, moi ! Oh ! pas n’est besoin de surveillance ! Mais toi, pendant ce temps-là, mon gaillard, tu nageras en plein azur ?

Paul.

Comment ?

Amédée.

Tu vas faire ta cour à la cadette, à Mlle Thérèse.

Paul.

À Thérèse ?

Il s’assombrit.
Amédée.

Malin ! ne cache donc pas ton jeu ! tu l’aimes.

Paul.

Ah ! par exemple !

Amédée.

Ta ta ta.

Paul.

Mais je te jure…

Amédée.

Je te souhaite infiniment de plaisir !

Paul.

Oh ! ce n’est pas…

Amédée.

Après tout, tu es libre, ça te regarde !

Il pirouette sur ses talons et remonte la scène.
Paul, resté seul sur le devant.

Ah ! maudite timidité qui me rend toujours si malheureux ! Est-ce que jamais je ne me ferai connaître ! Pourquoi rougir de mon amour comme d’un crime ? il faudra bien pourtant que je prenne une résolution, et que ça finisse !



Scène V

Les Précédents, Le Général VARIN DES ILOTS.
Le Général.
Il est entré par la porte latérale, à droite, et après avoir regardé quelque temps avec inquiétude.

Paul ! ah ! je te cherchais… Un mot ! Tu devrais prier ton ami Amédée d’avertir son domestique qu’il viendra peut-être, ce soir, une dame me demander,… en secret.

Paul, étonné.

Mon oncle !

Le Général.

C’est tout bonnement Gertrude ! je n’ai pas voulu la faire manger à la cuisine, tu comprends ; elle est restée chez le traiteur du village, là, à côté, et même je n’ai pas besoin qu’on sache… mais, quelquefois, si par hasard, pour une chose, ou pour une autre…

Paul.

Bien ! bien !

Le Général.

Ainsi, je peux être tranquille, n’est-ce pas ?

Madame Duvernier, descendant précipitamment.

Mais c’est la voix du général ! je brûle…

Le general, saluant.

Madame… Comtesse, je dépose mes hommages… (Vite.) Bonjour, M. Peyronneau !… (Donnant une poignée de main.) Monseigneur, je vous salue.

Monsieur des Orbières.

Le monseigneur doit bien des excuses à son général, d’abord de n’avoir pas répondu à sa lettre si flatteuse (l’entraînant un peu), puis, relativement à cette place pour M. Paul Duvernier…

Le Général.

Une place ?

Monsieur des Orbières.

Oui ! l’inspection !

Le Général.

Quelle inspection ?

Monsieur des Orbières.

Celle enfin que vous avez demandée.

Le Général.

Moi ? demandée… à qui ?

Monsieur des Orbières.

À Mme de Mérilhac.

Le Général.

Jamais de la vie !

Monsieur des Orbières, étonné, regardant Mme de Mérilhac.

Comment ?

Madame de Mérilhac, bas à des Orbières.

Maladroit ! vous le blessez.

Des Orbières remonte.
Le Général, s’avançant vers elle.

N’est-ce pas, comtesse, que je n’ai point…

Madame Duvernier, au général, l’arrêtant.

Mais, depuis deux heures, j’attends ! (Elle l’entraîne.) Eh bien, voyons, Mme de Grémonville, qu’a-t-elle dit ?

Le Général.

Je n’y vais pas par quatre chemins, vous savez ! je mène les choses rondement, à la hussarde ! j’ai donc fait la demande.

Madame Duvernier.

Et ?

Le Général.

Mme de Grémonville l’a accueillie avec une satisfaction que j’ose dire visible, malgré un petit air de modestie ; la vérité même est qu’elle se rengorgeait !

Madame Duvernier.

Ah ! le ciel soit loué !

Le Général.

Du reste, vous pouvez vous en assurer par vous-même, ces dames arrivent tout à l’heure, elles doivent être maintenant au bout du parc.

Madame Duvernier, à Mme de Mérilhac.

Allons au-devant d’elles, ce serait plus poli, qu’en dites-vous ?

Madame de Mérilhac.

Volontiers. (Appelant.) Amédée ! tu nous accompagnes, c’est bien le moins qu’il y ait un homme pour offrir son bras à Mme de Grémonville.

Amédée.

Oui ! je vous rejoins.

Paul, à part.

Si j’y allais aussi, moi ! Pourquoi pas ? en plein air, on est plus brave ; le bon vent d’été, le ciel bleu, les roses, les oiseaux, la nature immense autour de moi me soutiendra. Quelque chose me dit même : en avant ! Je risque tout !

Il sort très vite.



Scène VI

Le Général, M. DES ORBIÈRES, AMÉDÉE.
Amédée, regardant Paul s’éloigner, et haussant les épaules.

Encore un qui se précipite à l’abîme ! Pauvre garçon !

Le Général.

De quoi le plaignez-vous ?

Amédée.

Eh ! de se marier ! il va se marier !

Monsieur des Orbières.

C’est s’y prendre un peu jeune !

Le Général.

Certainement ! j’ai même fait là-dessus des représentations à Mme Duvernier ; mais les femmes, vous savez, l’amour, le mariage !… et puis le mariage, l’amour ! elles ne sortent pas de là !

Monsieur des Orbières.

Il y a d’autres buts cependant, et pour les atteindre il vaut mieux rester garçon.

Amédée.

D’abord avec les femmes on n’est jamais indépendant.

Le Général.

Ni tranquille.

Monsieur des Orbières.

Ni sûr de quoi que ce soit.

Le Général.

Croyez-vous, par exemple, qu’un militaire marié aura le même courage…

Monsieur des Orbières.

Et qu’on puisse, au milieu de tracas pareils, mener, je suppose, une vie d’études, de cabinet ?

Amédée.

Effectivement, il me semble que je ne posséderais pas toutes mes facultés si j’avais une épouse.

Monsieur des Orbières.

Le mal de notre temps, le voilà, Messieurs, la femme ! son influence nous étouffe, on la sent partout épandue, c’est le grand filet où se prennent les âmes ! L’homme libre y laisse sa force, et le penseur sa conscience !

Le Général.

Que je voudrais que Gertrude l’entendît !

Monsieur des Orbières.

Ève, Circé, Dalilah, Hélène, Cléopâtre, Dubarry et bien d’autres prouvent assez que, depuis le commencement du monde, elles sont faites pour combattre l’idéal, humilier l’homme et perdre les empires !

Le Général.

Dans toutes les affaires criminelles, on trouve, au fond, une femme !

Amédée.

Il est de fait qu’elles vous mènent souvent très loin.

Monsieur des Orbières.

Aussi, moi, Messieurs, pour me conserver plus ferme dans la lutte, ardent au travail et sourd aux complaisances, j’ai poussé, comment dirais-je ? la circonspection… oui, c’est le mot… jusqu’à me priver d’une maîtresse !

Le Général.

Moi, en qualité de militaire, j’ai parcouru bien des pays, et j’ai eu… je peux maintenant le dire sans fatuité… pas mal de relations ! mais jamais, nom d’un petit bonhomme ! la moindre attache sérieuse.

Il rit. On rit.
Amédée.

De la brune à la blonde ! libre comme l’air ! tout est là !

Le Général.

Et elles avaient beau, pour m’attendrir, employer leurs giries… (Il se détourne.) Hein ? vous dites ?

Un Domestique, entré timidement depuis quelque temps, s’approche du général et lui présentant une redingote-pardessus :

C’est une dame qui veut que Monsieur le général mette sa redingote, à cause du frais.

Le Général, en lui faisant signe de se retirer, prend la redingote.

… Ça ne produisait aucun effet ! (Il passe une manche.) je vous les envoyais bouler !… (Il a du mal à passer l’autre manche.)

Amédée, l’aidant.

Moi, comme enfant de Paris, je ne suis pas, vous pensez bien, sans avoir rencontré quelques bonnes fortunes… Des personnes ! oh ! j’en ai connu qui m’ont aimé beaucoup, et qui rêvaient un tas de choses… qui entreprenaient de me faire changer mes habitudes ! mais pas si bête ! un moment ! Aucune encore n’a pu aplatir cette boule-là, voyez-vous (montrant sa tête), pas même ma tante ! et Dieu sait qu’elle est forte, la comtesse.

Monsieur des Orbières

Après tout, rien ne m’empêche de commander un rapport sur son affaire ?… Une idée, notons-la.

Il tire un calepin de sa poche et écrit debout.
Amédée, se frappant le front.

Ah ! saprelotte ! j’oubliais les dames de Grémonville !… Quelle semonce !

Il se précipite pour sortir.
Le Général, regardant au loin.

Inutile ! je crois que les voilà.

Amédée, même jeu.

Oui ! toutes les trois… et ma tante, et Mme Duvernier… Cinq femmes ! comme ça tient de la place !

Le Général.

Avec la toilette qu’elles ont aujourd’hui, parbleu ! Et même je ne sais comment un homme peut y suffire ! D’autant plus que la simplicité, mon Dieu, un joli petit bonnet !…

Monsieur des Orbières.

Autre signe des temps, général ; toute la valeur d’un siècle se reconnaît à la façon dont les femmes s’habillent. Aux époques viriles, pas d’étalage, nulle pompe ; vous les voyez glisser entre les événements, minces et fluettes, dans des sarraux ou des gaines. Mais que l’homme s’endorme et que les cœurs se relâchent, tout à coup leur coiffure se dresse à leur front comme une menace, leurs hanches s’élargissent dans des proportions formidables, elles débordent les voitures, elles font craquer les murailles ; on dirait qu’elles veulent toucher le ciel de leur front et abriter le monde avec leur jupe.

Amédée.

Très bien !

Le Général, serrant la main de M. des Orbières.

Vous me faites plaisir, quand vous parlez, vous ! non, là, sérieusement, vous me faites plaisir !



Scène VII

Les Mêmes, THÉRÈSE.
Thérèse.
Elle entre par la droite avec des sanglots, une main sur le cœur, et s’appuyant aux lambris.

Moi qui l’aimais tant ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

Madame Duvernier

Le misérable ! manquer à toutes les convenances ! sans égard pour sa pauvre mère !

Thérèse.

Faut-il que j’aie cru Jusqu’à présent !…

Madame Duvernier.

S’il m’avait prévenue, au moins ! mais non, là, tout à coup…

Thérèse.

C’est à en mourir de chagrin !

Elle s’affaisse sur la causeuse.
Madame Duvernier.

Ah ! j’étouffe de rage !

Elle tombe de l’autre côté, dans un fauteuil.
Le Général.

Eh ! bon Dieu, chère Madame, si je pouvais…

Monsieur des Orbières.

Mademoiselle, du calme, je vous en prie, du calme !

Amédée.

Mais qu’y a-t-il ?



Scène VIII

Les Mêmes, PAUL, au bras de Valentine, tous les deux rayonnant de joie, Mme DE GRÉMONVILLE, l’air enorgueilli.
Madame de Grémonville.

Rien ! une petite sotte !

Paul.

Un événement heureux.

Valentine.

Oh ! bien heureux !

Thérèse, redoublant de sanglots.

Pas pour moi toujours ! pas pour moi !

Madame Duvernier, à son fils.

Un procédé de ta part que je n’attendais guère, par exemple !

Thérèse.

Oh ! allons-nous-en.

Madame de Grémonville.

Veux-tu bien ne pas pleurer !

Thérèse.

Je veux pleurer, moi ! je veux m’en aller !… non ! qu’on me laisse tranquille !… dans un couvent !

Le Général.

Mais elle va se faire du mal !

Madame Duvernier.

Et moi ! j’en aurai bien sûr une fluxion de poitrine ! et rien que pour la mémoire de ton père…



Scène IX

Les Mêmes, Mme DE MÉRILHAC, entrant par le fond.
Madame de Mérilhac.

Tout ce bruit, ces cris, je voudrais savoir…

Paul se penche à l’oreille du général et lui parle bas sans qu’on l’entende.
Le Général fait un bond en arrière.

Comment ! mais ce n’était pas ça ? voilà qui dérange tout ! ah ! fichtre !

Monsieur des Orbières, au général.

Quoi donc ?

Le Général parle bas à l’oreille de M. des Orbières, puis désignant Mme de Mérilhac.

Je n’ose pas lui dire, mais dites-le, vous.

Monsieur des Orbières.

Ah ! diable, c’est fort embarrassant !

Madame de Mérilhac.

Mais, mon ami, pourquoi, dans ma maison, tous ces mystères ?

Amédée, un peu auparavant, s’est rapproché de Paul qui lui a parlé à l’oreille, et sur le dernier mot de Mme de Mérilhac, gaiement :

Le mystère est bien simple, Paul a demandé et obtenu la main de Mlle Valentine.

Madame de Mérilhac pousse un cri.

Valentine ! (Se contraignant.) J’en suis ravie… enchantée, certainement. (À Mme Duvernier.) Vous aurez là, Madame, une belle-fille on ne peut mieux. (À Paul.) Je vous félicite, Monsieur ! (Tâchant de se remettre.) La nouvelle de ces événements, quand on s’y intéresse, a toujours quelque chose qui impressionne.

Une fille de basse-cour entre, essoufflée.

Il y a là une dame qui veut à toute force parler au général.

Le Général.

On y va, sacrrr…

Embarras général.
Amédée.

Qu’est-ce que vous avez donc à vous regarder tous sans rien dire ? Moi, par principe et caractère, je ne suis pas pour le mariage, assurément ; mais quand c’est plus fort que vous, je trouve cela très bien et permets qu’on en use. Allons dîner ! (On se met en mouvement pour passer dans la salle à manger, d’une façon contrainte. Mme de Mérilhac, seule, en tête ; Mme de Grémonville au bras de Paul, Mme Duvernier au bras du général, Valentine au bras de M. des Orbières ; Thérèse, seule, après tous les autres ; enfin Amédée. Il regarde les convives, et au public.) Pas de femme ! moi ! jamais de femme !