Le Sexe faible/Acte II

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Le Sexe faible
ThéâtreLouis Conard (p. 381-413).
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ACTE II.

À Paris, un salon chez Paul.



Scène première.

Mme de GRÉMONVILLE, VALENTINE, THÉRÈSE puis VICTOIRE.
Madame de Grémonville, fermant avec violence un secrétaire plein de papiers, registre de comptes, etc.

Une pareille dépense pour quinze jours à Nice, c’est affreux !

Valentine.

Il est vrai de dire qu’il ne m’a rien refusé !

Madame de Grémonville.

Je crois bien !

Valentine.

Les premiers temps du mariage…

Thérèse, ironiquement.

La lune de miel !

Madame de Grémonville.

Du miel qui coûte cher !

Valentine.

Mais, petite maman adorée, tu ne songes pas que bientôt sa place…

Madame de Grémonville.

Toi et lui, vois-tu, vous n’êtes que deux enfants sans aucune idée de la vie, et il est réellement fort heureux que je vous aie tout sacrifié : goûts, repos, habitudes… sacrifié est le mot, car, si j’habite, avec vous, cette maison, c’est grâce aux instances de ton mari.

Thérèse, à demi-voix.

Bien sûr !

Valentine.

Aussi notre reconnaissance…

Madame de Grémonville.

Sans moi, pauvre fille, il t’aurait dominée, tu es trop bonne. Dieu merci, j’étais là ; mon expérience m’avait appris qu’il fallait tout d’abord lui tenir tête et se poser dès le premier jour carrément. C’est pour son bien, après tout ; il a été singulièrement élevé, ce garçon.

Thérèse.

Oh ! oui !

Valentine, vivement.

Quand tu ne seras pas sans cesse à renforcer les accusations…

Madame de Grémonville.

Elle a raison ; rappelle-toi les premiers temps de votre mariage ! comme il était pliant, respectueux, empressé ! Depuis son retour de Nice, il manifeste en toutes choses je ne sais quel esprit d’indépendance ; vendredi, c’était une grimace devant le dîner maigre, tu l’as vu ; l’autre jour il a refusé de m’accompagner au sermon. À chaque instant, on dirait qu’il prend à tâche de combattre mes principes ; mais sois tranquille, une mère se doit au bonheur de ses enfants. Il y a ici un besoin urgent de réformes, d’abord votre train de maison.

Valentine.

Mais, petite mère, puisqu’il va avoir cette place, aujourd’hui peut-être ? il est même descendu…

Madame de Grémonville.

Tant mieux ! Quoi qu’il en soit, je vous sauverai, et comme premier point j’exige…

Bruit de pas précipités dans la coulisse.
Valentine.

Écoute-donc ! mais oui, c’est lui !



Scène II

Les Mêmes ; PAUL agitant un journal.
Paul.

Le journal ! le journal ! il y est le décret ! j’ai respecté la bande, je n’ai pas voulu lire ma nomination tout seul.

Valentine lui saute au cou.
Madame de Grémonville.

Êtes-vous sûr au moins ?

Paul, montrant le journal.

Parbleu ! tenez, là ! regardez !

Madame de Grémonville, prenant les mains de Paul.

Cette excellente dame de Mérilhac ! quel beau, quel noble caractère ! et une influence…

Valentine.

Oh ! la bonne comtesse ! il faut aller la remercier, maman.

Madame de Grémonville.

Tout de Suite ! (Prenant la main de Paul qui va déployer le journal). Vous aussi ! (À Valentine.) Mets ton chapeau. (Valentine sort). Tu nous accompagnes, Thérèse.

Thérèse, avec humeur.

Moi ?

Madame de Grémonville, après avoir sonné, revenant vers Paul et l’arrêtant dans sa lecture commencée.

Oui, l’expression de notre reconnaissance doit avoir un caractère de spontanéité.

Paul.

Sans doute.

Valentine, revenant avec son châle et son chapeau.

Me voilà !

Victoire entre.
Madame de Grémonville.

Faites atteler, Victoire, et donnez-nous d’abord à moi et à Mademoiselle tout ce qu’il faut pour sortir.

Victoire sort.
Paul, feuilletant avec anxiété.

Mais… mais… ah ! l’autre page…

Madame de Grémonville, pendant qu’il lit.

Une place pareille ! et pour un début ! c’est splendide !… Oh ! la protection des femmes ! Vous avez maintenant le pied à l’étrier, mon ami !

Paul, balbutiant et parcourant fiévreusement le journal.

Comment ?

Madame de Grémonville.

Eh bien, qu’arrive-t-il ? ( Paul s’affaisse dans un fauteuil.) Vous pâlissez.

Valentine, courant à lui.

Paul ! Paul !

Paul, d’une voix faible et laissant tomber le journal.

Je ne suis pas nommé !

Madame de Grémonville, ramassant le journal.

C’est impossible !

Valentine, bas à Paul.

Du courage, mon ami !

Madame de Grémonville, froissant le journal.

Non ! rien !

Thérèse, avec amertume.

Ah ! ah ! cette excellente dame de Mérilhac !

Madame de Grémonville, éclatant.

Mais c’est une trahison, mais c’est une infamie ! mais on ne se moque pas ainsi des personnes de notre rang !

Victoire revient avec deux chapeaux et deux manteaux.
Victoire, à part.

Oh ! oh ! tempête !

Madame de Grémonville à Victoire.

Allez-vous rester plantée comme ça une heure devant moi ? Mettez tout ici, laissez-nous ! Ah ! Mme de Mérilhac !

Victoire sort.
Thérèse, allant à sa mère.

Chère maman, ne te fais donc pas tant de mal pour une… intrigante de cette espèce.

Madame de Grémonville.

Embrasse-moi, Thérèse ; tu as vu clair, toi ! tu es la seule tête forte de la maison. (Désignant Paul et Valentine avec dédain.) On n’arrive à rien avec des caractères comme ceux-là.

Paul, se relevant.

Madame !

Valentine, à sa mère.

Mais, ce n’est pas sa faute.

Madame de Grémonville.

Qu’en sais-tu ? que veux-tu que je te dise, moi ? Monsieur a ses idées, Monsieur a ses allures… Monsieur est un libre penseur ! tout cela peut fort bien ne pas convenir à tout le monde ! et si Mme de Mérilhac est inexcusable d’avoir agi de cette façon-là à mon égard, je suis bien forcée de reconnaître qu’elle n’a peut-être pas complètement tort envers Monsieur.

Paul.

J’excuse votre injustice en considération de votre désappointement.

Madame de Grémonville.

Une place sans laquelle, certainement, je n’aurais pas consenti…

Paul.

À quoi ?

Madame de Grémonville, détournant la tête.

Car enfin, la dot que Mme Duvernier vous a donnée…

Paul.

Oh ! Madame, il me semble que vous-même vous n’avez pas été d’une générosité…

Madame de Grémonville, fondant en larmes.

Des reproches ! Mon Dieu ! c’est le dernier coup !

Elle tombe dans un fauteuil.
Thérèse.

Ma pauvre maman !

Madame de Grémonville, gémissant.

Me faire un crime, à moi, de l’exiguïté de mes ressources présentes ! me reprocher les immenses sacrifices que m’impose la malheureuse santé de mon mari.

Valentine.

Il n’a pas voulu dire cela, je t’assure.

Madame de Grémonville.

Ce n’était pas la peine de m’attirer chez lui, à mon âge, s’il n’avait que des insultes…

Valentine, bas à Paul.

Demande-lui pardon, Paul.

Paul.

Moi ?

Valentine.

Je t’en supplie…

Paul.

Jamais !

Valentine, s’agenouillant.

Tiens, comme cela, près de moi !

Paul.

Tu le veux ?

Valentine.

Oui, je t’en prie.

Paul, s’avançant gravement vers Mme de Grémonville.

Je vous fais mes excuses, Madame.

Madame de Grémonville.

Ah ! Monsieur, la vie en commun n’était qu’un beau rêve ! je vois bien maintenant qu’il vaut mieux nous séparer… dans notre intérêt réciproque.

Valentine.

Oh ! chère maman, ne nous quitte jamais, jamais !

Paul.

Je vais joindre ma prière à la sienne, Madame.

Madame de Grémonville, laissant prendre sa main par valentine, qui la met dans celle de Paul.

Ah ! Monsieur, vous ne connaissez pas le cœur d’une mère !

Thérèse.

Quoi qu’il en soit, je pense que notre visite à Mme de Mérilhac est toute faite ?

Madame de Grémonville, se redressant convulsivement.

Non pas ! j’ai des compliments à lui adresser. Allons, mes filles (elle se coiffe ainsi que Thérèse) nous avons dit que nous irions, nous irons. (À Paul.) Vous n’avez pas besoin de vous déranger pour elle, monsieur Paul.

Elle sort avec Valentine et Thérèse.



Scène III

PAUL , seul, regardant la porte du fond.

Tu peux bien compter que j’ai fait cela pour toi, Valentine. Me rendre responsable des boutades de Mme de Mérilhac !… Voyons ! il s’agit désormais de régler un peu ses affaires. Il est impossible qu’avec mes rentes… Mais pouvais-je soupçonner qu’une femme comme la comtesse !… Allons, un peu de courage ! Puisque ce n’est pas ma faute, je peux bien exposer à ma mère… (Il réfléchit.) Oh ! je n’oserai jamais lui avouer en face, écrivons.

Il s’assoit pour écrire.



Scène IV

PAUL, AMÉDÉE.
Amédée, entrant avec hésitation.

Seul ?

Paul, se retournant.

Amédée !

Amédée.

Maison du bon Dieu, porte ouverte.

Paul, regardant, à part.

Elles auront oublié de la fermer.

Amédée.

Ma visite de noces est légèrement en retard ; mille compliments, d’ailleurs ; femme adorable, mère charmante, belle petite sœur en sucre, bonne affaire. Moi, voilà bien huit jours que je n’ai pas salué mes pénates, ma tante doit être furieuse, j’ai passé la nuit, je meurs de faim.

Paul.

Tu vas manger, parbleu !

Amédée.

Sans refus.

Paul tire une des sonnettes de la cheminée.

Ce cher Amédée ! toujours gai.

Amédée.

Mais oui ; pourquoi pas ? Et toi ?

Paul re-sonne.

Moi aussi !

Amédée.

Et le mariage ? est-ce aussi bon qu’on le prétend ?

Paul.

Délicieux !

Il sonne plus fort.
Amédée.

Cette fois, on a entendu, ne t’inquiète pas, on va venir. (Il s’assoit.) Ce doit être bien agréable, en effet, d’avoir une petite femme toujours là, auprès de soi, pour vous dorloter.

Paul.

Sans doute. (À la cantonade.) Dominique !

Amédée.

Un garçon, on a beau dire, n’est jamais aussi bien servi.

Paul.

Certainement. (À la cantonade.) Joséphine !

Amédée.

Du reste, tout le monde n’est pas comme toi ; au lieu d’une femme, tu en as deux.

Paul, à la cantonade.

Victoire !

Amédée.

C’est un double avantage, car une belle-mère doit avoir toutes sortes d’attentions.

Paul.

Mais… (Appelant.) Victoire !

Amédée.

L’intérêt de sa famille, naturellement, lui fait soigner le bonheur de son gendre.



Scène V

Les Mêmes, VICTOIRE.
Paul.

Ah ! enfin ! où étiez-vous donc ?

Amédée, à part.

Eh ! elle est appétissante, cette esclave !

Victoire.

Monsieur, c’est que ces dames…

Paul.

Oui… Quand ces dames ne sont pas là, les domestiques ne se gênent guère ! Vous allez dire à la cuisine qu’on fasse à déjeuner pour Monsieur.

Victoire, embarrassée.

C’est que…

Paul.

Eh bien, quoi ?

Victoire.

Entre les repas, Madame a expressément défendu…

Paul.

Quelle madame ?

Victoire.

Mme de Grémonville a expressément défendu qu’on fasse jamais…

Paul.

Eh bien, moi, j’ordonne !…

Amédée, voulant s’en aller.

Non ! j’ai regret, vois-tu, j’aime mieux…

Paul.

Vous avez compris, n’est-ce-pas ? allons ! vite !

Victoire, s’en allant.

Bien, Monsieur, bien !

Amédée.

Oh ! la moindre des choses ! je ne suis pas difficile. (À Paul.) Véritablement, mon bonhomme, je te cause un embarras.

Victoire, revenant.

Monsieur… mais, pour le vin ?

Paul.

Quoi, encore ?

Victoire.

C’est que Madame serre toujours la clef de la cave.

Paul, exaspéré.

Ah ! qu’on prenne un serrurier… ou qu’on enfonce la porte !

Victoire.

Cependant… Madame… (Coup de cloche d’antichambre.) Tenez ! c’est elle qui rentre.

Elle sort.
Amédée.

Dans ce cas, mon bon, je m’éclipse.

Paul.

Au contraire, je tiens à ce que tu restes. Parbleu ! ce serait trop fort si un vieil ami ne pouvait pas, chez moi…

Victoire, rentrant.

Monsieur, Mme la comtesse de Mérilhac !

Amédée.

Ma tante ! je me dérobe à son courroux… dans la salle à manger. (À Victoire.) Vous me tiendrez compagnie, jeune fille ! (Sur le seuil de la porte.) Après vous, s’il vous plaît.

Victoire passe la première, Amédée lui pince la taille.
Paul.

Il faut se montrer à la fin ! et il n’est pas dît que les femmes me gouverneront toujours !



Scène VI

PAUL, Mme de MÉRILHAC.
Paul, d’un air contraint.

Madame !

Madame de Mérilhac.

Vous ne m’attendiez pas aujourd’hui, n’est-ce pas ?

Paul.

J’avoue…

Madame de Mérilhac.

Êtes-vous seul ?

Paul.

Ces dames, précisément, sont sorties pour aller vous voir (il pousse un siège devant elle), mais faites-moi l’honneur…

Madame de Mérilhac, s’asseyant.

Merci ! (Silence, elle le considère.) Vous m’avez bien battue, l’autre jour.

Paul.

Comment cela ?

Madame de Mérilhac.

Mais oui ! c’est une histoire piquante, on s’en amuse. Moi qui ai une réputation d’habileté, je passe pour une dupe ; les petits journaux ont raconté votre demande de mariage d’une manière très drôle, sans omettre les initiales ; la chose a pris les proportions d’un événement, c’est pour le Pouvoir presque un échec, en tous cas un ridicule.

Paul.

Et votre vengeance est retombée sur moi.

Madame de Mérilhac.

Parfaitement !

Paul.

Pour quelle raison ?

Madame de Mérilhac.

Je voulais marier Amédée à Valentine.

Paul.

Lui ? Amédée ? Avec ses opinions…

Madame de Mérilhac.

On change d’opinion tous les jours. Fausse honte, vous dis-je ; je suis sûre de ses sentiments, il a été peiné de votre mariage.

Paul.

Ah ! par exemple !

Madame de Mérilhac.

Je vous l’affirme ; il plaisait à la belle-mère, il regardait même Thérèse.

Paul.

Eh ! qu’il l’épouse ! elle est libre.

Madame de Mérilhac, comme réfléchissant.

Thérèse ! tiens, voilà une idée (silence), malheureusement impraticable.

Paul.

Vous pensiez bien à Valentine.

Madame de Mérilhac.

Oh ! Valentine, c’est autre chose.

Paul.

Que voulez-vous dire ?

Madame de Mérilhac, haussant les épaules.

Vous le savez.

Paul.

Pas le moins du monde.

Madame de Mérilhac.

Valentine, votre femme, sera beaucoup plus riche que sa sœur.

Paul.

Comment cela ?

Madame de Mérilhac.

Mme de Grémonville ne vous a rien dit ?

Paul.

Pas un mot.

Madame de Mérilhac, réfléchissant et comme se parlant à elle-même.

C’est possible après tout, de peur des explications ; mais le père ayant dénaturé ses biens…

Paul.

Je marche absolument dans les ténèbres.

Madame de Mérilhac.

M. de Grémonville a juré de laisser toute sa fortune à Valentine, au détriment de sa sœur.

Paul.

M. de Grémonville ? mais il n’a pas sa tête ! c’est un impotent, un malade !

Madame de Mérilhac.

Un homme séparé de sa femme, rien de plus… oui… à l’amiable, par incompatibilité d’humeur.

Paul.

Je comprends cela.

Madame de Mérilhac, baissant la voix avec malice.

Certains bruits ont couru… qu’il est inutile de vous dire puisque vous n’en avez pas eu connaissance.

Paul.

Ah ! ah ! la belle-mère…

Madame de Mérilhac.

Qu’il vous suffise d’apprendre que M. de Grémonville n’a jamais voulu voir Thérèse.

Paul.

Pourquoi ?

Madame de Mérilhac.

De cette naissance date sa séparation, encore une fois !

Paul, soupirant largement.

Oh ! oh !

Madame de Mérilhac, souriant.

Tout s’efface, le temps met sur les choses une brume… commode. On a dit à propos de cet événement « maladie » ; Mme de Grémonville, sans l’affirmer, a laissé murmurer tout bas « démence », c’est une fiction désormais inattaquable, et qui s’est durcie aux années jusqu’à la consistance d’un fait. (Regardant Paul qui réfléchit.) Eh bien, qu’avez-vous donc ?… une histoire des plus ordinaires, il n’y a pas le moindre drame à chercher là-dessous, je vous en préviens, et si cette révélation vous affecte, je regretterai vivement d’avoir été entraînée à vous la faire.

Paul, revenant à lui.

Non, non, au contraire.

Madame de Mérilhac.

Vous comprenez maintenant combien la situation de Thérèse…

Paul.

Pauvre enfant !

Madame de Mérilhac.

Oui, pauvre !

Paul.

Mais que faire ? il faudrait que Valentine renonçât…

Madame de Mérilhac.

Prenez garde ! vous parlez contre vos intérêts.

Paul.

Il ne s’agit pas de mes intérêts, mais de justice ; elle finira peut-être par consentir.

Madame de Mérilhac.

C’est une éventualité douteuse.

Paul, réfléchissant.

En effet !… Mais M. de Grémonville lui-même pourrait bien…

Madame de Mérilhac, à part.

Oh ! l’y voilà !

Paul.

Pourquoi pas ? j’irai le trouver ce père invisible ; c’est bien le moins qu’il fasse connaissance avec son gendre ; je lui parlerai, Madame.

Madame de Mérilhac.

Vraiment ?

Paul.

Mais oui ! je partirai dès ce soir pour Toulouse.

Madame de Mérilhac.

Réfléchissez bien ! on se repent quelquefois de ces mouvements de générosité.

Paul.

Eh ! quand j’ai épousé Valentine, je n’ai rien vu derrière sa dot que la couleur de ses yeux et la qualité de son âme.

Madame de Mérilhac.

Vous êtes simplement sublime, cher Monsieur.

Paul.

Je ne commets rien de sublime en me refusant à jouir de la fortune de ma belle-sœur, je voudrais même par là affaiblir un peu la peine que lui a causée mon mariage, et je déplore, croyez-le, celle qu’il a pu indirectement vous faire.

Madame de Mérilhac.

Ma peine, à moi, est oubliée… (appuyant) bien que j’en regrette les conséquences.

Paul.

N’en parlons plus !

Madame de Mérilhac.

Du reste, elles ne sont pas irréparables ; tous les jours des nominations se trouvent retardées, empêchées même, pour une raison ou pour une autre, puis elles ont lieu, plus tard. M.des Orbières me le disait encore ce matin : tout n’est pas perdu. (Elle lui tend la main pour partir.) Ainsi, à bientôt ! sans rancune ! Et puisque vous allez voir M. de Grémonville, n’oubliez pas de lui représenter, pour mieux le fléchir, que c’est un parti fort avantageux. La position d’Amédée…

Paul.

Vous croyez donc absolument qu’il veut se marier ?

Madame de Mérilhac.

Je m’en charge.

Paul.

La conversion, quoi que vous dites, me semble…

Madame de Mérilhac.

Bah ! dès que je le verrai…

Paul, à la cantonade.

Amédée !



Scène VII

Les Mêmes, AMÉDÉE.
Madame de Mérilhac.

Amédée !

Amédée, jetant son cigare.

Ma tante !

Paul.

Il se mourait de faim, je l’ai fait déjeuner.

Madame de Mérilhac.

Vous vous plaisez donc partout mieux que chez vous, mon pauvre neveu ! (Le regardant.) Ce teint, ces yeux rouges ! vous avez encore joué toute la nuit, je parierais.

Amédée.

Il faut que jeunesse se passe, chère tante.

Madame de Mérilhac.

Au train dont vous allez, prenez garde, elle ne se passe pas, elle se précipite, (Le considérant avec anxiété.) Mais vous êtes malade, Amédée ! Dites-moi, ne souffrez-vous pas ? vous vieillirez tout à fait, et j’ai véritablement peur…

Amédée.

Moi ? Je me porte comme un régiment de cuirassiers.

Madame de Mérilhac.

Voyez donc sa figure, monsieur Paul !

Paul.

Un peu fatiguée, sans doute…

Madame de Mérilhac, à mi-voix, à Paul.

J’étais aveugle de vouloir le marier, il est trop tard !

Paul.

Trop tard ?

Madame de Mérilhac.

Oh ! certainement.

Amédée, piqué.

Un point de gagné, au moins !

Madame de Mérilhac.

Comme vous le dites. Je vous conseillerai seulement de vous ménager un peu plus.

Amédée.

Ah ça, vous me trouvez donc bien changé depuis quelques semaines ?

Madame de Mérilhac.

Je n’ai pas dit cela pour vous affecter, mon ami, n’en parlons plus ; j’aurais été heureuse, j’en conviens, de voir autour de vous les soins d’une épouse, le dévouement d’une famille, mais de deux choses l’une : ou je m’abusais étrangement l’autre jour, ou bien…

Amédée.

Ou bien quoi ?

Madame de Mérilhac.

Vous êtes à cette période de l’existence qui ne connaît plus la lenteur des transitions.

Amédée.

Mais ne dirait-on pas à vous entendre que je suis un véritable octogénaire… 49 ans !

Madame de Mérilhac.

Cinquante.

Amédée.

49, ma tante.

Madame de Mérilhac.

50, mon neveu.

Amédée.

Et quand même, on se sent bien, je suppose ! Six mois de gymnastique et d’hydrothérapie, un peu d’équitation, plus de sommeil, et je vous garantis, moi, Amédée Peyronneau, de 50 ans, que je serais encore homme à épouser, haut la main, qui bon me semble.

Paul, a part.

Il se noie !

Madame de Mérilhac.

Pourvu que ce ne soit pas une fille de 20 ans, comme j’avais la sottise de vous le proposer.

Amédée.

Pourquoi donc ? en connaissez-vous de plus jeunes, ma tante ?

Madame de Mérilhac.

Vous n’avez pas la prétention, j’imagine, de descendre jusqu’à l’âge, par exemple, de Mlle Thérèse de Grémonville ?

Paul.

Elle est pourtant fort bien.

Amédée.

J’ai été accueilli par elle avec une sécheresse…

Madame de Mérilhac, à Paul.

Et il prétend connaître les femmes !

Amédée.

Hein ?

Madame de Mérilhac.

Rien. Vous avez peut-être raison, après tout ; Thérèse ne se sera pas gênée, vous n’êtes plus guère, pour elle, dans la catégorie des hommes possibles.

Amédée.

J’ai dit sécheresse… pour froideur.

Madame de Mérilhac.

C’est la même chose.

Amédée.

Voulez-vous parier que si je me donnais la peine de lui faire la cour, sérieusement…

Madame de Mérilhac.

N’allez pas vous permettre une aussi sotte plaisanterie.

Amédée.

Comment, plaisanterie ? j’ai bien le droit de me diriger tout seul, je suis d’un âge…

Madame de Mérilhac.

Oh oui !

Amédée, exaspéré.

Mais vous feriez damner un saint, ma parole d’honneur ! Voilà bien les femmes ! pendant trente ans, vous me poussez vers la mairie, j’arrive au seuil et tout à coup vous m’arrêtez sans même savoir si je veux y entrer.

Madame de Mérilhac.

Il n’y a vraiment aucune raison à tirer de lui !

Amédée.

Ce n’est pas répondre.

Madame de Mérilhac.

M’en voulez-vous assez, monsieur mon neveu, pour me refuser l’honneur de votre compagnie jusque chez moi ?

Amédée.

Je suis toujours à vos ordres, chère tante, mais c’est bien convenu, n’est-ce pas, j’entends me conduire absolument à ma guise.

Madame de Mérilhac, à Paul.

Priez pour lui, monsieur Paul. Allons, beau Clitandre, être effervescent ! (Bas, à Paul.) Je le tiens !

Paul, à part, les regardant s’éloigner.

On m’avait toujours assuré que le diable portait deux cornes et une queue.



Scène VIII

PAUL, VICTOIRE.
Paul.

Victoire, ma petite malle et mon nécessaire de voyage !

Victoire, du dehors.

Oui, Monsieur.

Paul.

Il y viendra, Amédée ; quelles lâchetés les femmes vous font commettre ! (S’asseyant) J’en ai appris de bonnes aujourd’hui, et maintenant que je connais à fond ma belle-mère, si elle bronche… gare la première mouche qui va piquer ! Ce voyage-là, c’est l’affaire d’une semaine… à peu près (calculant) oui, pas davantage.

Victoire entre, portant la malle et le nécessaire.
Paul.

Ouvrez cela, Victoire, et voyez s’il ne manque rien.

Victoire.

Non, Monsieur… (elle ouvre) les deux limes, les ciseaux… (Criant.) Aïe !

Paul, se retournant.

Qu’avez-vous ?

Victoire, pressant son doigt sur ses lèvres.

Je me suis déchiré le doigt à une machine pointue !

Paul.

Est-ce que vous saignez ?

Victoire.

Un peu.

Paul, prenant les ciseaux et du taffetas dans le nécessaire.

Attendez ! avec un morceau de taffetas d’Angleterre…

Victoire, minaudant et tenant toujours son doigt sur ses lèvres.

Mais Monsieur…

Paul, lui tendant le morceau de taffetas.

Montrez-moi…

Victoire, se détournant, avec coquetterie.

Ça guérira tout seul.

Paul, impatienté.

Donnez donc !

Victoire, rapprochant sa main avec lenteur et timidité.

C’est que je n’osais pas, Monsieur !

Paul, collant le taffetas sur la déchirure.

Voilà tout.

On sonne.
Victoire, s’échappant comme effrayée.

Ces dames !

Paul.

Eh bien, allez ouvrir, et prévenez François de ne pas dételer.

Victoire.

Oui, Monsieur.

Elle se dirige vers le fond.
Paul, la rappelant.

Ah ! vous n’avez pas besoin de dire que j’ai reçu la visite de cette dame.

Victoire, mystérieusement.

Non, Monsieur.

Paul, la regardant s’éloigner.

C’est qu’elle n’est pas mal, pour une servante ; j’avais une envie de la complimenter sur sa main.



Scène IX

PAUL, Mme de GRÉMONVILLE, THÉRÈSE, VALENTINE.
Madame de Grémonville.

Ah ! une jolie journée ! c’est comme un fait exprès, une conjuration ! D’abord, chez Mme de Mérilhac, personne ! elle était sortie, ou bien elle se cachait, n’importe !… et l’huissier du ministre, car j’ai tenu à le voir, ce monsieur-là, s’est mis le dos contre les deux battants pour m’empêcher… et on ne sait pas ce qui s’y passait, chez votre ministre.

Paul.

Ce n’est pas le mien, malheureusement.

Madame de Grémonville.

Ni le mien, je vous assure.

Thérèse.

Moi, d’abord, je n’ai jamais pu le sentir.

Madame de Grémonville.

La couturière, non plus, n’était pas chez elle, ni la veuve Lehérissé où j’allais pour prendre des renseignements, ni le vicaire que je voulais… Au moins quand on n’est pas chez soi, on devrait le dire ! (Apercevant la malle et le nécessaire de voyage.) Tiens ! pourquoi cela ?

Paul.

Je suis forcé d’entreprendre un voyage.

Madame de Grémonville.

Vous ?

Paul.

Pour mes affaires.

Madame de Grémonville.

Quelles affaires ?

Paul.

Vous comprenez bien, Madame, que cette place qui m’échappe et la nouvelle situation qui m’est faite exigent le plus tôt possible des mesures…

Madame de Grémonville.

Peut-on savoir au moins où vous allez ?

Paul.

Assez loin.

Madame de Grémonville.

En Chine ?

Paul.

Cela se peut.

Madame de Grémonville.

Voilà une plaisanterie d’un goût…

Thérèse.

Il faut convenir, Paul, que vous n’êtes guère poli.

Madame de Grémonville.

Ainsi, vous refusez positivement de me dire…

Paul.

Eh bien, Madame, je vais dans le Midi.

Madame de Grémonville.

Le Midi ? quelle idée ! pourquoi faire dans le Midi ? à Bordeaux ! sans doute, Marseille, Carpentras ?

Paul.

Mon Dieu, Madame, cette insistance…

Madame de Grémonville.

Là, calmez-vous ! gardez vos secrets ! je n’ai pas l’habitude de contrarier les gens. Amusez-vous ! voyagez ! continuez vos fredaines !

Paul.

Mes fredaines !

Madame de Grémonville, éclatant d’indignation.

Croyez-vous que je n’aie pas vu ce qu’il y a dans la salle à manger ? les restes d’un repas, Monsieur, d’une orgie ! jusqu’à trois carafons sur la table, avec deux tasses de café… du café au milieu de la journée, je vous demande un peu !

Thérèse.

Et une odeur de pipe !

Madame de Grémonville.

Vraiment, je ne me figurais pas que dans ma maison…

Paul.

Votre maison ? ah ? permettez.

Madame de Grémonville.

Et comme pour me narguer,… en dépit de mes ordres…

Paul.

Les miens diffèrent.

Madame de Grémonville.

Moi qui ai commandé toute ma vie, je ne changerai pas mes habitudes, je vous en préviens.

Paul.

Et moi qui n’ai jamais eu cet avantage, je désire en prendre d’autres.

Madame de Grémonville.

C’est votre dernier mot, Monsieur ?

Paul.

Oui, Madame.

Madame de Grémonville.

Mets ton manteau, Thérèse, nous ne coucherons pas une nuit de plus dans sa maison.

Paul.

C’est prendre bien vivement les choses.

Madame de Grémonville.

Peut-être m’accorderez-vous le droit de régler ma conduite personnelle comme bon me semble ?

Paul.

Je m’incline.

Valentine.

Demain ! attends à demain ! où vas-tu aller ce soir ?

Madame de Grémonville.

À Neuilly.

Paul.

Permettez au moins…

Madame de Grémonville.

Merci de vos attentions… Adieu, ma fille, mes facultés baissent, je me fais vieille, tâche d’être plus heureuse que moi, mon enfant (plus bas) à moins que l’inutilité de tes complaisances ne te montre à quels abîmes peut nous entraîner notre faiblesse !

Elle sort majestueusement avec Thérèse.



Scène X

PAUL, VALENTINE.
Valentine.

Mais elle ne reviendra pas !… Qu’as-tu fait ?

Paul.

Je te prie instamment de rester ici, Valentine.

Valentine, sanglotant.

Mon Dieu ! que je suis malheureuse !

Paul.

Auprès de moi, ma femme ? Quand nous sommes ensemble, ne sommes-nous pas tout un monde ? Tiens, je n’ai jamais respiré si librement. Par la plus déplorable des sottises, je n’avais fui la discipline maternelle que pour subir la domination d’une belle-mère ! À partir d’aujourd’hui, j’ai ma volonté, je suis un homme. Au revoir, Valentine, quelques jours seulement, aie confiance ! la démarche que je vais faire, tu me l’aurais conseillée toi-même, c’est un sentiment de justice et de délicatesse qui m’y pousse ; j’obtiendrai ma place, tu verras. Mais si Mme de Mérilhac nous oublie, si ma mère se confine dans la froideur qu’elle nous montre, ne trouverons-nous pas toujours mon brave parrain, cet excellent M. Varin des Ilots, qui nous adore et dont nous sommes les héritiers probables ? Adieu encore, petite femme (il l’embrasse), essuyez-moi ces grands yeux-là, tout de suite. Quand on s’aime comme nous, Valentine, c’est le bonheur suprême de se blottir tout seuls dans son nid. Adieu (lui envoyant de loin un baiser) adieu !

Il sort par le fond.