Le Siècle de Louis XIV/Édition Garnier/Chapitre 24

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Le Siècle de Louis XIV
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 14, Histoire (4) (p. 417-420).
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CHAPITRE XXIV[1].

TABLEAU DE L’EUROPE DEPUIS LA PAIX d’UTRECHT JUSQU’À LA MORT DE LOUIS XIV.


J’ose appeler encore cette longue guerre une guerre civile. Le duc de Savoie y fut armé contre ses deux filles. Le prince de Vaudemont, qui avait pris le parti de l’archiduc Charles, avait été sur le point de faire prisonnier dans la Lombardie son propre père, qui tenait pour Philippe V. L’Espagne avait été réellement partagée en factions. Des régiments entiers de calvinistes français avaient servi contre leur patrie. C’était enfin pour une succession entre parents que la guerre générale avait commencé, et l’on peut ajouter que la reine d’Angleterre excluait du trône son frère, que Louis XIV protégeait, et qu’elle fut obligée de le proscrire.

Les espérances et la prudence humaine furent trompées dans cette guerre, comme elles le sont toujours. Charles VI, deux fois reconnu dans Madrid, fut chassé d’Espagne. Louis XIV, près de succomber[2], se releva par les brouilleries imprévues de l’Angleterre. Le conseil d’Espagne, qui n’avait appelé le duc d’Anjou au trône que dans le dessein de ne jamais démembrer la monarchie, en vit beaucoup de parties séparées. La Lombardie, la Flandre[3], restèrent à la maison d’Autriche ; la maison de Prusse eut une petite partie de cette même Flandre[4], et les Hollandais dominèrent dans une autre ; une quatrième partie demeura à la France. Ainsi l’héritage de la maison de Bourgogne resta partagé entre quatre puissances ; et celle qui semblait y avoir le plus de droit n’y conserva pas une métairie. La Sardaigne, inutile à l’empereur, lui resta pour un temps. Il jouit quelques années de Naples, ce grand fief de Rome, qu’on s’est arraché si souvent et si aisément. Le duc de Savoie eut quatre ans la Sicile, et ne l’eut que pour soutenir contre le pape le droit singulier, mais ancien, d’être pape lui-même dans cette île, c’est-à-dire d’être, au dogme près, souverain absolu dans les affaires ecclésiastiques.

La vanité de la politique parut encore plus après la paix d’Utrecht que pendant la guerre. Il est indubitable que le nouveau ministère de la reine Anne voulait préparer en secret le rétablissement du fils de Jacques II sur le trône. La reine Anne elle-même commençait à écouter la voix de la nature, par celle de ses ministres ; et elle était dans le dessein de laisser sa succession à ce frère dont elle avait mis la tête à prix malgré elle.

Attendrie par les discours de Mme  Masham, sa favorite, intimidée par les représentations des prélats torys qui l’environnaient, elle se reprochait cette proscription dénaturée. J’ai vu la duchesse de Marlborough persuadée que la reine avait fait venir son frère en secret, qu’elle l’avait embrassé, et que, s’il avait voulu renoncer à la religion romaine, qu’on regarde en Angleterre et chez tous les protestants comme la mère de la tyrannie, elle l’aurait fait désigner pour son successeur. Son aversion pour la maison de Hanovre augmentait encore son inclination pour le sang des Stuarts. On a prétendu que, la veille de sa mort, elle s’écria plusieurs fois : « Ah, mon frère ! mon cher frère ! » Elle mourut d’apoplexie à l’âge de quarante-neuf ans, le 12 août 1714.

Ses partisans et ses ennemis convenaient que c’était une femme fort médiocre. Cependant, depuis les Édouard III et les Henri V, il n’y eut point de règne si glorieux : jamais de plus grands capitaines ni sur terre ni sur mer ; jamais plus de ministres supérieurs, ni de parlements plus instruits, ni d’orateurs plus éloquents.

Sa mort prévint tous ses desseins. La maison de Hanovre, qu’elle regardait comme étrangère et qu’elle n’aimait pas, lui succéda ; ses ministres furent persécutés.

Le vicomte de Bolingbroke, qui était venu donner la paix à Louis XIV avec une grandeur égale à celle de ce monarque, fut obligé de venir chercher un asile en France, et d’y reparaître en suppliant. Le duc d’Ormond, l’âme du parti du prétendant, choisit le même refuge. Harlay, comte d’Oxford, eut plus de courage. C’était à lui qu’on en voulait : il resta fièrement dans sa patrie ; il y brava la prison où il fut renfermé, et la mort dont on le menaçait. C’était une âme sereine, inaccessible à l’envie, à l’amour des richesses et à la crainte du supplice. Son courage même le sauva, et ses ennemis dans le parlement l’estimèrent trop pour prononcer son arrêt.

Louis XIV touchait alors à sa fin. Il est difficile de croire qu’à son âge de soixante et dix-sept ans, dans la détresse où était son royaume, il osât s’exposer à une nouvelle guerre contre l’Angleterre en faveur du prétendant, reconnu par lui pour roi, et qu’on appelait alors le chevalier de Saint-George ; cependant le fait est très-certain. Il faut avouer que Louis eut toujours dans l’âme une élévation qui le portait aux grandes choses en tout genre. Le comte de Stair, ambassadeur d’Angleterre, l’avait bravé. Il avait été forcé de renvoyer de France Jacques III, comme dans sa jeunesse on avait chassé Charles II et son frère. Ce prince était caché en Lorraine, à Commercy. Le duc d’Ormond et le vicomte de Bolingbroke intéressèrent la gloire du roi de France ; ils le flattèrent d’un soulèvement en Angleterre, et surtout en Écosse, contre George Ier. Le prétendant n’avait qu’à paraître : on ne demandait qu’un vaisseau, quelques officiers, et un peu d’argent. Le vaisseau et les officiers furent accordés sans délibérer ; ce ne pouvait être un vaisseau de guerre, les traités ne le permettaient pas. L’Épine d’Anican, célèbre armateur, fournit le navire de transport, du canon et des armes. À l’égard de l’argent, le roi n’en avait point. On ne demandait que quatre cent mille écus, et ils ne se trouvèrent pas. Louis XIV écrivit de sa main au roi d’Espagne Philippe V, son petit-fils, qui les prêta. Ce fut avec ce secours que le prétendant passa secrètement en Écosse. Il y trouva en effet un parti considérable ; mais il venait d’être défait par l’armée anglaise du roi George.

Louis était déjà mort ; le prétendant revint cacher dans Commercy la destinée qui le poursuivit toute sa vie, pendant que le sang de ses partisans coulait en Angleterre sur les échafauds.

Nous verrons dans les chapitres réservés à la vie privée et aux anecdotes comment mourut Louis XIV au milieu des cabales odieuses de son confesseur, et des plus méprisables querelles théologiques qui aient jamais troublé des esprits ignorants et inquiets. Mais je considère ici l’état où il laissa l’Europe.

La puissance de la Russie s’affermissait chaque jour dans le Nord, et cette création d’un nouveau peuple et d’un nouvel empire était encore trop ignorée en France, en Italie et en Espagne.

La Suède, ancienne alliée de la France, et autrefois la terreur de la maison d’Autriche, ne pouvait plus se défendre contre les Russes, et il ne restait à Charles XII que de la gloire.

Un simple électorat d’Allemagne commençait à devenir une puissance prépondérante. Le second roi de Prusse, électeur de Brandebourg, avec de l’économie et une armée, jetait les fondements d’une puissance jusque-là inconnue.

La Hollande jouissait encore de la considération qu’elle avait acquise dans la dernière guerre contre Louis XIV ; mais le poids qu’elle mettait dans la balance devint toujours moins considérable. L’Angleterre, agitée de troubles dans les premières années du règne d’un électeur de Hanovre, conserva toute sa force et toute son influence. Les États de la maison d’Autriche languirent sous Charles VI ; mais la plupart des princes de l’empire firent fleurir leurs États. L’Espagne respira sous Philippe V, qui devait son trône à Louis XIV. L’Italie fut tranquille jusqu’à l’année 1717. Il n’y eut aucune querelle ecclésiastique en Europe qui pût donner au pape un prétexte de faire valoir ses prétentions, ou qui pût le priver des prérogatives qu’il a conservées. Le jansénisme seul troubla la France, mais sans faire de schisme, sans exciter de guerre civile.



  1. En 1751, 1752, 1753, ce chapitre n’était que le vingt-troisième. Cette différence vient de ce qu’alors le chapitre Ier comprenait l’Introduction, et des États de l’Europe avant Louis XIV, dont, en 1756, Voltaire forma deux chapitres, les clxv et clxvi de son Essai sur l’histoire générale (aujourd’hui, sauf les changements, chapitres i et ii du Siècle de Louis XIV). Le chapitre xxiii des éditions de 1751, 1752 et 1753, devenu en 1756 le chapitre clxxxvii de l’Essai, subit alors de grands changements. Une partie de ce qui le composait servit pour le chapitre clxxxix, qui, en 1768, forma une partie du chapitre iii du Précis du Siècle de Louis XV. (B.) — Voyez ce chapitre, tome XV.
  2. On lit ainsi dans l’édition originale et dans toutes les autres. Je pense que c’est par mégarde que Voltaire a laissé, en 1751, imprimer près de succomber ; car en 1764 il dit, dans son édition de Corneille : « Près de veut un substantif. » On a pu remarquer que devant un verbe il écrivait toujours prêt de. C’était l’usage de son temps. Il a changé : aujourd’hui l’on dit près de et prêt à. (B.)
  3. On appelle généralement du nom de Flandre les provinces des Pays-Bas qui appartiennent à la maison d’Autriche, comme on appelle les sept Provinces-Unies la Hollande. (Note de Voltaire.)
  4. On reconnut en outre comme roi Frédéric-Guillaume Ier.