Le Siècle de Louis XIV/Édition Garnier/Chapitre 29

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Le Siècle de Louis XIV
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 14, Histoire (4) (p. 497-518).
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CHAPITRE XXIX.

GOUVERNEMENT INTÉRIEUR. JUSTICE. COMMERCE. POLICE. LOIS. DISCIPLINE MILITAIRE. MARINE, ETC.


On doit cette justice aux hommes publics qui ont fait du bien à leur siècle, de regarder le point dont ils sont partis, pour mieux voir les changements qu’ils ont faits dans leur patrie. La postérité leur doit une éternelle reconnaissance des exemples qu’ils ont donnés, lors même qu’ils sont surpassés. Cette juste gloire est leur unique récompense. Il est certain que l’amour de cette gloire anima Louis XIV, lorsque, commençant à gouverner par lui-même, il voulut réformer son royaume, embellir sa cour, et perfectionner les arts.

Non-seulement il s’imposa la loi de travailler régulièrement avec chacun de ses ministres, mais tout homme connu pouvait obtenir de lui une audience particulière, et tout citoyen avait la liberté de lui présenter des requêtes et des projets. Les placets étaient reçus d’abord par un maître des requêtes qui les rendait apostillés ; ils furent dans la suite renvoyés aux bureaux des ministres. Les projets étaient examinés dans le conseil quand ils méritaient de l’être, et leurs auteurs furent admis plus d’une fois à discuter leurs propositions avec les ministres en présence du roi. Ainsi on vit entre le trône et la nation une correspondance qui subsista malgré le pouvoir absolu.

Louis XIV se forma et s’accoutuma lui-même au travail ; et ce travail était d’autant plus pénible qu’il était nouveau pour lui, et que la séduction des plaisirs pouvait aisément le distraire. Il écrivit les premières dépêches à ses ambassadeurs. Les lettres les plus importantes furent souvent depuis minutées de sa main, et il n’y en eut aucune écrite en son nom qu’il ne se fit lire[1].

À peine Colbert, après la chute de Fouquet, eut-il rétabli l’ordre dans les finances que le roi remit aux peuples tout ce qui était dû d’impôts depuis 1647 jusqu’en 1656, et surtout trois millions de tailles[2]. On abolit pour cinq cent mille écus par an de droits onéreux. Ainsi l’abbé de Choisy parait ou bien mal instruit, ou bien injuste, quand il dit qu’on ne diminua point la recette. Il est certain qu’elle fut diminuée par ces remises, et augmentée par le bon ordre.

Les soins du premier président de Bellièvre, aidés des libéralités de la duchesse d’Aiguillon et de plusieurs citoyens, avaient établi l’hôpital général. Le roi l’augmenta, et en fit élever dans toutes les villes principales du royaume.

Les grands chemins, jusqu’alors impraticables, ne furent plus négligés, et peu à peu devinrent ce qu’ils sont aujourd’hui sous Louis XV, l’admiration des étrangers. De quelque côté qu’on sorte de Paris, on voyage à présent environ cinquante à soixante lieues, à quelques endroits près, dans des allées fermes, bordées d’arbres. Les chemins construits par les anciens Romains étaient plus durables, mais non pas si spacieux et si beaux[3].

Le génie de Colbert se tourna principalement vers le commerce, qui était faiblement cultivé et dont les grands principes n’étaient pas connus. Les Anglais, et encore plus les Hollandais, faisaient par leurs vaisseaux presque tout le commerce de la France. Les Hollandais surtout chargeaient dans nos ports nos denrées, et les distribuaient dans l’Europe. Le roi commença, dès 1662, à exempter ses sujets d’une imposition nommée le droit de fret, que payaient tous les vaisseaux étrangers ; et il donna aux Français toutes les facilités de transporter eux-mêmes leurs marchandises à moins de frais. Alors le commerce maritime naquit. Le conseil de commerce, qui subsiste aujourd’hui, fut établi, et le roi y présidait tous les quinze jours.

Les ports de Dunkerque et de Marseille furent déclarés francs, et bientôt cet avantage attira le commerce du Levant à Marseille, et celui du Nord à Dunkerque.

On forma une compagnie des Indes occidentales en 1664, et celle des grandes Indes fut établie la même année. Avant ce temps, il fallait que le luxe de la France fût tributaire de l’industrie hollandaise. Les partisans de l’ancienne économie timide, ignorante, et resserrée, déclamèrent en vain contre un commerce dans lequel on échange sans cesse de l’argent qui ne périrait pas, contre des effets qui se consomment. Ils ne faisaient pas réflexion que ces marchandises de l’Inde, devenues nécessaires, auraient été payées plus chèrement à l’étranger. Il est vrai qu’on porte aux Indes orientales plus d’espèces qu’on n’en retire, et que par là l’Europe s’appauvrit. Mais ces espèces viennent du Pérou et du Mexique ; elles sont le prix de nos denrées portées à Cadix, et il reste plus de cet argent en France que les Indes orientales n’en absorbent.

Le roi donna plus de six millions de notre monnaie d’aujourd’hui à la compagnie. Il invita les personnes riches à s’y intéresser. Les reines, les princes, et toute la cour, fournirent deux millions numéraires de ce temps-là. Les cours supérieures donnèrent douze cent mille livres ; les financiers, deux millions ; le corps des marchands, six cent cinquante mille livres. Toute la nation secondait son maître.

Cette compagnie a toujours subsisté : car encore que les Hollandais eussent pris Pondichéry en 1694, et que le commerce des Indes languît depuis ce temps, il reprit une force nouvelle sous la régence du duc d’Orléans[4]. Pondichéry devint alors la rivale de Batavia, et cette compagnie des Indes, fondée avec des peines extrêmes par le grand Colbert, reproduite de nos jours par des secousses singulières, fut, pendant quelques années, une des plus grandes ressources du royaume[5]. Le roi forma encore une compagnie du Nord en 1669 : il y mit des fonds comme dans celle des Indes. Il parut bien alors que le commerce ne déroge pas, puisque les plus grandes maisons s’intéressaient à ces établissements, à l’exemple du monarque.

La compagnie des Indes occidentales ne fut pas moins encouragée que les autres : le roi fournit le dixième, de tous les fonds.

Il donna trente francs par tonneau d’exportation, et quarante, d’importation[6] Tous ceux qui firent construire des vaisseaux dans les ports du royaume reçurent cinq livres pour chaque tonneau que leur navire pouvait contenir[7].

On ne peut encore trop s’étonner que l’abbé de Choisy ait censuré ces établissements dans ses Mémoires, qu’il faut lire avec défiance[8]. Nous sentons aujourd’hui tout ce que le ministre Colbert fit pour le bien du royaume ; mais alors on ne le sentait pas : il travaillait pour des ingrats. On lui sut à Paris beaucoup plus mauvais gré de la suppression de quelques rentes sur l’hôtel de ville, acquises à vil prix depuis 1656, et du décri où tombèrent les billets de l’épargne prodigués sous le précédent ministère, qu’on ne fut sensible au bien général qu’il faisait[9]. Il y avait plus de bourgeois que de citoyens. Peu de personnes portaient leurs vues sur l’avantage public. On sait combien l’intérêt particulier fascine les yeux et rétrécit l’esprit ; je ne dis pas seulement l’intérêt d’un commerçant, mais d’une compagnie, mais d’une ville. La réponse grossière d’un marchand nommé Hazon, qui, consulté par ce ministre, lui dit : « Vous avez trouvé la voiture renversée d’un côté, et vous l’avez renversée de l’autre, » était encore citée avec complaisance dans ma jeunesse ; et cette anecdote se retrouve dans Moréri[10]. Il a fallu que l’esprit philosophique, introduit fort tard en France, ait réformé les préjugés du peuple, pour qu’on rendît enfin une justice entière à la mémoire de ce grand homme. Il avait la même exactitude que le duc de Sully, et des vues beaucoup plus étendues. L’un ne savait que ménager, l’autre savait faire de grands établissements. Sully, depuis la paix de Vervins, n’eut d’autre embarras que celui de maintenir une économie exacte et sévère, et il fallut que Colbert trouvât des ressources promptes et immenses pour la guerre de 1667 et pour celle de 1672. Henri IV secondait l’économie de Sully ; les magnificences de Louis XIV contrarièrent toujours le système de Colbert[11].

Cependant presque tout fut réparé ou créé de son temps. La réduction de l’intérêt au denier vingt, des emprunts du roi et des particuliers, fut la preuve sensible, en 1665, d’une abondante circulation. Il voulait enrichir la France et la peupler. Les mariages dans les campagnes furent encouragés par une exemption de tailles pendant cinq années pour ceux qui s’établiraient à l’âge de vingt ans, et tout père de famille qui avait dix enfants était exempt pour toute sa vie, parce qu’il donnait plus à l’État par le travail de ses enfants qu’il n’eût pu donner en payant la taille. Ce règlement aurait dû demeurer à jamais sans atteinte.

Depuis l’an 1663 jusqu’en 1672, chaque année de ce ministère fut marquée par l’établissement de quelque manufacture. Les draps fins qu’on tirait auparavant d’Angleterre, de Hollande, furent fabriqués dans Abbeville. Le roi avançait au manufacturier deux mille livres par chaque métier battant, outre des gratifications considérables. On compta, dans l’année 1669, quarante-quatre mille deux cents métiers en laine dans le royaume. Les manufactures de soie perfectionnées produisirent un commerce de plus de cinquante millions de ce temps-là ; et non-seulement l’avantage qu’on en tirait était beaucoup au-dessus de l’achat des soies nécessaires, mais la culture des mûriers mit les fabricants en état de se passer des soies étrangères pour la trame des étoffes.

On commença dès 1666 à faire d’aussi belles glaces qu’à Venise, qui en avait toujours fourni toute l’Europe ; et bientôt on en fit dont la grandeur et la beauté n’ont pu jamais être imitées ailleurs. Les tapis de Turquie et de Perse furent surpassés à la Savonnerie. Les tapisseries de Flandre cédèrent à celle des Gobelins. Ce vaste enclos des Gobelins était rempli alors de plus de huit cents ouvriers ; il y en avait trois cents qu’on y logeait : les meilleurs peintres dirigeaient l’ouvrage, ou sur leurs propres dessins, ou sur ceux des anciens maîtres d’Italie. C’est dans cette enceinte des Gobelins qu’on fabriquait encore des ouvrages de rapport, espèce de mosaïque admirable ; et l’art de la marqueterie fut poussé à sa perfection.

Outre cette belle manufacture de tapisseries aux Gobelins, on en établit une autre à Beauvais. Le premier manufacturier eut six cents ouvriers dans cette ville ; et le roi lui fit présent de soixante mille livres.

Seize cents filles furent occupées aux ouvrages de dentelles : on fit venir trente principales ouvrières de Venise, et deux cents de Flandre ; et on leur donna trente-six mille livres pour les encourager.

Les fabriques des draps de Sedan, celles des tapisseries d’Aubusson, dégénérées et tombées, furent rétablies. Les riches étoffes où la soie se mêle avec l’or et l’argent se fabriquèrent à Lyon, à Tours, avec une industrie nouvelle.

On sait que le ministère acheta en Angleterre le secret de cette machine ingénieuse avec laquelle on fait les bas dix fois plus promptement qu’à l’aiguille. Le fer-blanc, l’acier, la belle faïence, les cuirs maroquinés qu’on avait toujours fait venir de loin, furent travaillés en France. Mais les calvinistes, qui avaient le secret du fer-blanc et de l’acier, emportèrent, en 1686, ce secret avec eux, et firent partager cet avantage et beaucoup d’autres à des nations étrangères.

Le roi achetait tous les ans pour environ huit cent mille de nos livres de tous les ouvrages de goût qu’on fabriquait dans son royaume, et il en faisait des présents.

Il s’en fallait beaucoup que la ville de Paris fût ce qu’elle est aujourd’hui. Il n’y avait ni clarté, ni sûreté, ni propreté. Il fallut pourvoir à ce nettoiement continuel des rues ; à cette illumination que cinq mille fanaux forment toutes les nuits, paver la ville tout entière, y construire deux nouveaux ports, rétablir les anciens, faire veiller une garde continuelle, à pied et à cheval, pour la sûreté des citoyens. Le roi se chargea de tout en affectant des fonds à ces dépenses nécessaires. Il créa, en 1667, un magistrat uniquement pour veiller à la police. La plupart des grandes villes de l’Europe ont à peine imité ces exemples longtemps après, et aucune ne les a égalés. Il n’y a point de ville pavée comme Paris ; et Rome même n’est pas éclairée.

Tout commençait à tendre tellement à la perfection que le second lieutenant de police[12] qu’eut Paris acquit dans cette place une réputation qui le mit au rang de ceux qui ont fait honneur à ce siècle : aussi était-ce un homme capable de tout. Il fut depuis dans le ministère ; et il eût été bon général d’armée. La place de lieutenant de police était au-dessous de sa naissance et de son mérite ; et cependant cette place lui fit un bien plus grand nom que le ministère gêné et passager qu’il obtint sur la fin de sa vie.

On doit observer ici que M. d’Argenson ne fut pas le seul, à beaucoup près, de l’ancienne chevalerie, qui eût exercé la magistrature. La France est presque l’unique pays de l’Europe où l’ancienne noblesse ait pris souvent le parti de la robe. Presque tous les autres états, par un reste de barbarie gothique, ignorent encore qu’il y ait de la grandeur dans cette profession[13].

Le roi ne cessa de bâtir au Louvre, à Saint-Germain, à Versailles, depuis 1661. Les particuliers, à son exemple, élevèrent dans Paris mille édifices superbes et commodes. Le nombre s’en est accru tellement que, depuis les environs du Palais-Royal et ceux de Saint-Sulpice, il se forma dans Paris deux villes nouvelles, fort supérieures à l’ancienne. Ce fut en ce temps-là qu’on inventa la commodité magnifique de ces carrosses ornés de glaces et suspendus par des ressorts ; de sorte qu’un citoyen de Paris se promenait dans cette grande ville avec plus de luxe que les premiers triomphateurs romains n’allaient autrefois au Capitule. Cet usage, qui a commencé dans Paris, fut bientôt reçu dans toute l’Europe ; et, devenu commun, il n’est plus un luxe.

Louis XIV avait du goût pour l’architecture, pour les jardins, pour la sculpture ; et ce goût était en tout dans le grand et dans le noble. Dès que le contrôleur général Colbert eut, en 1664, la direction des bâtiments, qui est proprement le ministère des arts[14], il s’appliqua à seconder les projets de son maître. Il fallut d’abord travailler à achever le Louvre. François Mansard, l’un des plus grands architectes qu’ait eus la France, fut choisi pour construire les vastes édifices qu’on projetait. Il ne voulut pas s’en charger sans avoir la liberté de refaire ce qui lui paraîtrait défectueux dans l’exécution. Cette défiance de lui-même, qui eût entraîné trop de dépenses, le fit exclure. On appela de Rome le cavalier Bernini, dont le nom était célèbre par la colonnade qui entoure le parvis de Saint-Pierre, par la statue équestre de Constantin, et par la fontaine Navonne. Des équipages lui furent fournis pour son voyage. Il fut conduit à Paris en homme qui venait honorer la France. Il reçut, outre cinq louis par jour pendant huit mois qu’il y resta, un présent de cinquante mille écus, avec une pension de deux mille, et une de cinq cents pour son fils. Cette générosité de Louis XIV, envers le Bernin, fut encore plus grande que la magnificence de François Ier pour Raphaël. Le Bernin, par reconnaissance, fit depuis à Rome la statue équestre du roi, qu’on voit à Versailles. Mais quand il arriva à Paris avec tant d’appareil, comme le seul homme digne de travailler pour Louis XIV, il fut bien surpris de voir le dessin de la façade du Louvre[15], du côté de Saint-Germain-l’Auxerrois, qui devint bientôt après dans l’exécution un des plus augustes monuments d’architecture qui soient au monde. Claude Perrault avait donné ce dessin exécuté par Louis Levau et Dorbay. Il inventa les machines avec lesquelles on transporta des pierres de cinquante-deux pieds de long, qui forment le fronton de ce majestueux édifice. On va chercher quelquefois bien loin ce qu’on a chez soi. Aucun palais de Rome n’a une entrée comparable à celle du Louvre, dont on est redevable à ce Perrault que Boileau osa vouloir rendre ridicule. Ces vignes si renommées sont, de l’aveu des voyageurs, très-inférieures au seul château de Maisons, qu’avait bâti François Mansard à si peu de frais. Bernini fut magnifiquement récompensé, et ne mérita pas ses récompenses : il donna seulement des dessins qui ne furent pas exécutés.

Le roi, en faisant bâtir ce Louvre dont l’achèvement est tant désiré, en faisant une ville à Versailles près de ce château qui a coûté tant de millions[16], en bâtissant Trianon, Marly, et en faisant embellir tant d’autres édifices, fit élever l’Observatoire, commencé en 1666, dès le temps qu’il établit l’Académie des sciences. Mais le monument le plus glorieux par son utilité, par sa grandeur, et par ses difficultés, fut ce canal du Languedoc qui joint les deux mers, et qui tombe dans le port de Cette, construit pour recevoir ses eaux. Tout ce travail fut commencé dès 1664, et on le continua sans interruption jusqu’en 1681. La fondation des Invalides et la chapelle de ce bâtiment, la plus belle de Paris, l’établissement de Saint-Cyr, le dernier de tant d’ouvrages construits par ce monarque, suffiraient seuls pour faire bénir sa mémoire[17]. Quatre mille soldats et un grand nombre d’officiers, qui trouvent dans l’un de ces grands asiles une consolation dans leur vieillesse, et des secours pour leurs blessures et pour leurs besoins, deux cent cinquante filles nobles qui reçoivent dans l’autre une éducation digne d’elles, sont autant de voix qui célèbrent Louis XIV. L’établissement de Saint-Cyr sera surpassé par celui que Louis XV vient de former pour élever cinq cents gentilshommes[18] ; mais, loin de faire oublier Saint-Cyr, il en fait souvenir : c’est l’art de faire du bien qui s’est perfectionné.

Louis XIV voulut en même temps faire des choses plus grandes et d’une utilité plus générale, mais d’une exécution plus difficile : c’était de réformer les lois. Il y fit travailler le chancelier Séguier, les Lamoignon, les Talon, les Bignon, et surtout le conseiller d’État Pussort. Il assistait quelquefois à leurs assemblées. L’année 1667 fut à la fois l’époque de ses premières lois et de ses conquêtes. L’ordonnance civile parut d’abord, ensuite le code des eaux et forêts, puis des statuts pour toutes les manufactures ; l’ordonnance criminelle, le code du commerce, celui de la marine, tout cela se suivit presque d’année en année. Il y eut même une jurisprudence nouvelle, établie en faveur des nègres de nos colonies, espèce d’hommes qui n’avait pas encore joui des droits de l’humanité[19].

Une connaissance approfondie de la jurisprudence n’est pas le partage d’un souverain ; mais le roi était instruit des lois principales : il en possédait l’esprit, et savait ou les soutenir ou les mitiger à propos. Il jugeait souvent les causes de ses sujets, non seulement dans le conseil des secrétaires d’État, mais dans celui qu’on appelle le conseil des parties. Il y a de lui deux jugements célèbres, dans lesquels sa voix décida contre lui-même.

Dans le premier, en 1680, il s’agissait d’un procès entre lui et des particuliers de Paris qui avaient bâti sur son fonds. Il voulut que les maisons leur demeurassent avec le fonds qui lui appartenait, et qu’il leur céda.

L’autre regardait un Persan, nommé Roupli, dont les marchandises avaient été saisies par les commis de ses fermes en 1687. Il opina que tout lui fût rendu, et y ajouta un présent de trois mille écus. Roupli porta dans sa patrie son admiration et sa reconnaissance. Lorsque nous avons vu depuis à Paris l’ambassadeur persan, Mehemet Rizabeg, nous l’avons trouvé instruit dès longtemps de ce fait par la renommée.

L’abolition des duels fut un des plus grands services rendus à la patrie. Ces combats avaient été autorisés autrefois par les rois, par les parlements mêmes, et par l’Église ; et quoiqu’ils fussent défendus depuis Henri IV, cette funeste coutume subsistait plus que jamais. Le fameux combat des La Frette, de quatre contre quatre, en 1663, fut ce qui détermina Louis XIV à ne plus pardonner. Son heureuse sévérité corrigea peu à peu notre nation, et même les nations voisines, qui se conformèrent à nos sages coutumes, après avoir pris nos mauvaises. Il y a dans l’Europe cent fois moins de duels aujourd’hui que du temps de Louis XIII[20].

Législateur de ses peuples, il le fut de ses armées. Il est étrange qu’avant lui on ne connût point les habits uniformes dans les troupes. Ce fut lui qui, la première année de son administration, ordonna que chaque régiment fût distingué par la couleur des habits ou par différentes marques, règlement adopté bientôt par toutes les nations. Ce fut lui[21] qui institua les brigadiers, et qui mit les corps dont la maison du roi est formée sur le pied où ils sont aujourd’hui. Il fit une compagnie de mousquetaires des gardes du cardinal Mazarin, et fixa à cinq cents hommes le nombre des deux compagnies auxquelles il donna l’habit qu’elles portent encore.

Sous lui, plus de connétable ; et après la mort du duc d’Épernon, plus de colonel général de l’infanterie : ils étaient trop maîtres ; il voulait l’être, et le devait. Le maréchal de Grammont, simple mestre de camp des gardes-françaises, sous le duc d’Épernon, et prenant l’ordre de ce colonel général, ne le prit plus que du roi, et fut le premier qui eut le nom de colonel des gardes. Il installait lui-même ces colonels à la tête du régiment, en leur donnant de sa main un hausse-col doré avec une pique, et ensuite un esponton, quand l’usage des piques fut aboli. Il institua les grenadiers, d’abord au nombre de quatre par compagnie, dans le régiment du roi, qui est de sa création ; ensuite il forma une compagnie de grenadiers dans chaque régiment d’infanterie ; il en donna deux aux gardes-françaises ; maintenant il y en a dans toute l’infanterie une par bataillon. Il augmenta beaucoup le corps des dragons, et leur donna un colonel général. Il ne faut pas oublier l’établissement des haras, en 1667. Ils étaient absolument abandonnés auparavant, et ils furent d’une grande ressource pour remonter la cavalerie. Ressource importante, depuis trop négligée[22].

L’usage de la baïonnette au bout du fusil est de son institution. Avant lui on s’en servait quelquefois, mais il n’y avait que quelques compagnies qui combattissent avec cette arme. Point d’usage uniforme ; point d’exercice ; tout était abandonné à la volonté du général. Les piques passaient pour l’arme la plus redoutable. Le premier régiment qui eut des baïonnettes, et qu’on forma à cet exercice, fut celui des fusiliers, établi en 1671.

La manière dont l’artillerie est servie aujourd’hui lui est due tout entière. Il en fonda des écoles à Douai, puis à Metz et à Strasbourg ; et le régiment d’artillerie s’est vu enfin rempli d’officiers presque tous capables de bien conduire un siège. Tous les magasins du royaume étaient pourvus, et on y distribuait tous les ans huit cents milliers de poudre. Il forma un régiment de bombardiers et un de houssards ; avant lui, on ne connaissait les houssards que chez les ennemis.

Il établit, en 1688, trente régiments de milice, fournis et équipés par les communautés. Ces milices s’exerçaient à la guerre sans abandonner la culture des campagnes[23].

Des compagnies de cadets furent entretenues dans la plupart des places frontières : ils y apprenaient les mathématiques, le dessin, et tous les exercices, et faisaient les fonctions de soldats. Cette institution dura dix années. On se lassa enfin de cette jeunesse trop difficile à discipliner ; mais le corps des ingénieurs, que le roi forma, et auquel il donna les règlements qu’il suit encore, est un établissement à jamais durable. Sous lui, l’art de fortifier les places fut porté à la perfection par le maréchal de Vauban et ses élèves, qui surpassèrent le comte de Pagan[24]. Il construisit ou répara cent cinquante places de guerre.

Pour soutenir la discipline militaire, il créa des inspecteurs généraux, ensuite des directeurs, qui rendirent compte de l’état des troupes ; et on voyait, par leur rapport, si les commissaires des guerres avaient fait leur devoir.

Il institua l’ordre de Saint-Louis[25], récompense honorable, plus briguée souvent que la fortune. L’hôtel des Invalides mit le comble aux soins qu’il prit pour mériter d’être bien servi.

C’est par de tels soins que, dès l’an 1672, il eut cent quatre-vingt mille hommes de troupes réglées, et qu’augmentant ses forces à mesure que le nombre et la puissance de ses ennemis augmentaient, il eut enfin jusqu’à quatre cent cinquante mille hommes en armes, en comptant les troupes de la marine.

Avant lui, on n’avait point vu de si fortes armées. Ses ennemis lui en opposèrent à peine d’aussi considérables ; mais il fallait qu’ils fussent réunis. Il montra ce que la France seule pouvait ; et il eut toujours, ou de grands succès, ou de grandes ressources.

Il fut le premier qui, en temps de paix, donna une image et une leçon complète de la guerre. Il assembla à Compiègne soixante et dix mille hommes, en 1698. On y fit toutes les opérations d’une campagne. C’était pour l’instruction de ses trois petits fils. Le luxe fit une fête somptueuse de cette école militaire.

Cette même attention qu’il eut à former des armées de terre nombreuses et bien disciplinées, même avant d’être en guerre, il l’eut à se donner l’empire de la mer[26]. D’abord le peu de vaisseaux que le cardinal Mazarin avait laissé pourrir dans les ports sont réparés. On en fait acheter en Hollande, en Suède ; et, dès la troisième année de son gouvernement, il envoie ses forces maritimes s’essayer à Gigeri, sur la côte d’Afrique[27]. Le duc de Beaufort purge les mers de pirates, dès l’an 1665 ; et, deux ans après, la France a dans ses ports soixante vaisseaux de guerre. Ce n’est là qu’un commencement ; mais tandis qu’on fait de nouveaux règlements et de nouveaux efforts, il sent déjà toute sa force. Il ne veut pas consentir que ses vaisseaux baissent leur pavillon devant celui d’Angleterre. En vain le conseil du roi Charles II insiste sur ce droit, que la force, l’industrie, et le temps, avaient donné aux Anglais. Louis XIV écrit au comte d’Estrades, son ambassadeur : « Le roi d’Angleterre et son chancelier peuvent voir quelles sont mes forces ; mais ils ne voient pas mon cœur. Tout ne m’est rien à l’égard de l’honneur. »

Il ne disait que ce qu’il était résolu de soutenir ; et en effet l’usurpation des Anglais céda au droit naturel et à la fermeté de Louis XIV. Tout fut égal entre les deux nations sur la mer. Mais tandis qu’il veut l’égalité avec l’Angleterre, il soutient sa supériorité avec l’Espagne. Il fait baisser le pavillon aux amiraux espagnols devant le sien, en vertu de cette préséance solennelle accordée en 1662.

Cependant on travaille de tous côtés à l’établissement d’une marine capable de justifier ces sentiments de hauteur. On bâtit la ville et le port de Rochefort, à l’embouchure de la Charente. On enrôle, on enclasse des matelots, qui doivent servir, tantôt sur les vaisseaux marchands, tantôt sur les flottes royales. Il s’en trouve bientôt soixante mille d’enclassés[28].

Des conseils de construction sont établis dans les ports pour donner aux vaisseaux la forme la plus avantageuse. Cinq arsenaux de marine sont bâtis à Brest, à Rochefort, à Toulon, à Dunkerque, au Havre-de-Grâce. Dans l’année 1672, on a soixante vaisseaux de ligne et quarante frégates. Dans l’année 1681, il se trouve cent quatre-vingt-dix-huit vaisseaux de guerre, en comptant les allèges ; et trente galères sont dans le port de Toulon, ou armées, ou prêtes à l’être. Onze mille hommes de troupes réglées servent sur les vaisseaux ; les galères en ont trois mille. Il y a cent soixante-six mille hommes d’en classés pour tous les services divers de la marine. On compta, les années suivantes, dans ce service, mille gentilshommes ou enfants de famille, faisant la fonction de soldats sur les vaisseaux, et apprenant dans les ports tout ce qui prépare à l’art de la navigation et à la manœuvre : ce sont les gardes-marines ; ils étaient sur mer ce que les cadets étaient sur terre. On les avait institués en 1672, mais en petit nombre. Ce corps a été l’école d’où sont sortis les meilleurs officiers de vaisseaux.

Il n’y avait point eu encore de maréchaux de France dans le corps de la marine ; et c’est une preuve combien cette partie essentielle des forces de la France avait été négligée. Jean d’Estrées fut le premier maréchal, en 1681. Il paraît qu’une des grandes attentions de Louis XIV était d’animer, dans tous les genres, cette émulation sans laquelle tout languit.

Dans toutes les batailles navales que les flottes françaises livrèrent, l’avantage leur demeura toujours, jusqu’à la journée de la Hogue, en 1692, lorsque le comte de Tourvîlle, suivant les ordres de la cour, attaqua, avec quarante-quatre voiles, une flotte de quatre-vingt-dix vaisseaux anglais et hollandais : il fallut céder au nombre ; on perdit quatorze vaisseaux du premier rang, qui échouèrent, et qu’on brûla pour ne les pas laisser au pouvoir des ennemis. Malgré cet échec, les forces maritimes se soutinrent toujours ; mais elles déclinèrent dans la guerre de la succession. Le cardinal de Fleury les négligea depuis[29], dans le loisir d’une heureuse paix, seul temps propice pour les rétablir.

Ces forces navales servaient à protéger le commerce. Les colonies de la Martinique, de Saint-Domingue, du Canada, auparavant languissantes, fleurirent, mais avec un avantage qu’on n’avait point espéré jusqu’alors : car, depuis 1635 jusqu’à 1665, ces établissements avaient été à charge.

En 1664, le roi envoie une colonie à Cayenne ; bientôt après une autre à Madagascar. Il tente toutes les voies de réparer le tort et le malheur qu’avait eu si longtemps la France de négliger la mer, tandis que ses voisins s’étaient formé des empires aux extrémités du monde.

On voit, par ce seul coup d’œil, quels changements Louis XIV fit dans l’État ; changements utiles, puisqu’ils subsistent. Ses ministres le secondèrent à l’envi. On leur doit sans doute tout le détail, toute l’exécution ; mais on lui doit l’arrangement général. Il est certain que les magistrats n’eussent pas réformé les lois, que l’ordre n’eût pas été remis dans les finances, la discipline introduite dans les armées, la police générale dans le royaume ; qu’on n’eût point eu de flottes, que les arts n’eussent point été encouragés, tout cela de concert, et en même temps, et avec persévérance, et sous différents ministres, s’il ne se fût trouvé un maître qui eût en général toutes ces grandes vues, avec une volonté ferme de les remplir.

Il ne sépara point sa propre gloire de l’avantage de la France, et il ne regarda pas le royaume du même œil dont un seigneur regarde sa terre, de laquelle il tire tout ce qu’il peut, pour ne vivre que dans les plaisirs. Tout roi qui aime la gloire aime le bien public ; il n’avait plus ni Colbert ni Louvois, lorsque, vers l’an 1698, il ordonna, pour l’instruction du duc de Bourgogne, que chaque intendant fit une description détaillée de sa province. Par là on pouvait avoir une notice exacte du royaume, et un dénombrement juste des peuples. L’ouvrage fut utile, quoique tous les intendants n’eussent pas la capacité et l’attention de M. de Lamoignon de Bâville. Si on avait rempli les vues du roi sur chaque province, comme elles le furent par ce magistrat dans le dénombrement du Languedoc, ce recueil de mémoires eût été un des plus beaux monuments du siècle. Il y en a quelques-uns de bien faits ; mais on manqua le plan en n’assujettissant pas tous les intendants au même ordre. Il eût été à désirer que chacun eût donné par colonnes un état du nombre des habitants de chaque élection, des nobles, des citoyens, des laboureurs, des artisans, des manœuvres, des bestiaux de toute espèce, des bonnes, des médiocres, et des mauvaises terres, de tout le clergé régulier et séculier, de leurs revenus, de ceux des villes, de ceux des communautés.

Tous ces objets sont confondus dans la plupart des mémoires qu’on a donnés : les matières y sont peu approfondies et peu exactes ; il faut y chercher, souvent avec peine, les connaissances dont on a besoin, et qu’un ministre doit trouver sous sa main et embrasser d’un coup d’œil, pour découvrir aisément les forces, les besoins et les ressources. Le projet était excellent, et une exécution uniforme serait de la plus grande utilité[30].

Voilà en général ce que Louis XIV fit et essaya pour rendre sa nation plus florissante. Il me semble qu’on ne peut guère voir tous ces travaux et tous ces efforts sans quelque reconnaissance, et sans être animé de l’amour du bien public qui les inspira. Qu’on se représente ce qu’était le royaume du temps de la Fronde, et ce qu’il est de nos jours. Louis XIV fit plus de bien à sa nation que vingt de ses prédécesseurs ensemble ; et il s’en faut beaucoup qu’il fit ce qu’il aurait pu. La guerre, qui finit par la paix de Rysvick, commença la ruine de ce grand commerce que son ministre Colbert avait établi ; et la guerre de la succession l’acheva.

S’il avait employé à embellir Paris, à finir le Louvre, les sommes immenses que coûtèrent les aqueducs et les travaux de Maintenon, pour conduire des eaux à Versailles, travaux interrompus et devenus inutiles ; s’il avait dépensé à Paris la cinquième partie de ce qu’il en a coûté pour forcer la nature à Versailles, Paris serait, dans toute son étendue, aussi beau qu’il l’est du côté des Tuileries et du Pont-Royal, et serait devenu la plus magnifique ville de l’univers.

C’est beaucoup d’avoir réformé les lois, mais la chicane n’a pu être écrasée par la justice. On pensa à rendre la jurisprudence uniforme ; elle l’est dans les affaires criminelles, dans celles du commerce, dans la procédure : elle pourrait l’être dans les lois qui règlent les fortunes des citoyens. C’est un très-grand inconvénient qu’un même tribunal ait à prononcer sur plus de cent coutumes différentes. Des droits de terres, ou équivoques, ou onéreux, ou qui gênent la société, subsistent encore comme des restes du gouvernement féodal, qui ne subsiste plus : ce sont des décombres d’un bâtiment gothique ruiné.

Ce n’est pas qu’on prétende que les différents ordres de l’État doivent être assujettis à la même loi[31]. On sent bien que les usages de la noblesse, du clergé, des magistrats, des cultivateurs, doivent être différents ; mais il est à souhaiter, sans doute, que chaque ordre ait sa loi uniforme dans tout le royaume ; que ce qui est juste ou vrai dans la Champagne ne soit pas réputé faux ou injuste en Normandie. L’uniformité en tout genre d’administration est une vertu ; mais les difficultés de ce grand ouvrage ont effrayé.

Louis XIV aurait pu se passer plus aisément de la ressource dangereuse des traitants, à laquelle le réduisit l’anticipation qu’il fit presque toujours sur ses revenus, comme on le verra dans le chapitre des finances.

S’il n’eût pas cru qu’il suffisait de sa volonté pour faire changer de religion à un million d’hommes, la France n’eût pas perdu tant de citoyens[32]. Ce pays cependant, malgré ses secousses et ses pertes, est encore un des plus florissants de la terre parce que tout le bien qu’a fait Louis XIV subsiste, et que le mal, qu’il était difficile de ne pas faire dans des temps orageux, a été réparé. Enfin la postérité, qui juge les rois et dont ils doivent avoir toujours le jugement devant les yeux, avouera, en pesant les vertus et les faiblesses de ce monarque, que, quoiqu’il eût été trop loué pendant sa vie, il mérita de l’être à jamais, et qu’il fut digne de la statue qu’on lui a érigée à Montpellier, avec une inscription latine dont le sens est : À Louis le Grand après sa mort[33]. Don Ustariz, homme d’État, qui a écrit sur les finances et le commerce d’Espagne, appelle Louis XIV un homme prodigieux.

Tous les changements qu’on vient de voir dans le gouvernement, et dans tous les ordres de l’État, en produisirent nécessairement un très-grand dans les mœurs. L’esprit de faction, de fureur, et de rébellion, qui possédait les citoyens depuis le temps de François II, devint une émulation de servir le prince. Les seigneurs des grandes terres n’étant plus cantonnés chez eux, les gouverneurs des provinces n’ayant plus de postes importants à donner, chacun songea à ne mériter de grâces que celles du souverain, et l’État devint un tout régulier dont chaque ligne aboutit au centre.

C’est là ce qui délivra la cour des factions et des conspirations qui avaient troublé l’État pendant tant d’années. Il n’y eut sous l’administration de Louis XIV qu’une seule conjuration, en 1674, imaginée par La Truaumont[34], gentilhomme normand, perdu de débauches et de dettes, et embrassée par un homme de la maison de Rohan, grand veneur de France, qui avait beaucoup de courage et peu de prudence. La hauteur et la dureté du marquis de Louvois l’avaient irrité au point qu’en sortant de son audience il entra tout ému et hors de lui-même chez M. de Caumartin, et se jetant sur un lit de repos : « Il faudra, dit-il, que ce… Louvois meure, ou moi. » Caumartin ne prit cet emportement que pour une colère passagère ; mais le lendemain ce même jeune homme lui ayant demandé s’il croyait les peuples de Normandie affectionnés au gouvernement, il entrevit des desseins dangereux. « Les temps de la Fronde sont passés, lui dit-il ; croyez-moi, vous vous perdrez, et vous ne serez regretté de personne. » Le chevalier ne le crut pas ; il se jeta à corps perdu dans la conspiration de La Truaumont. Il n’entra dans ce complot qu’un chevalier de Préaux, neveu de La Truaumont, qui, séduit par son oncle, séduisit sa maîtresse, la marquise de Villiers. Leur but et leur espérance n’étaient pas, et ne pouvaient être de se faire un parti dans le royaume : ils prétendaient seulement vendre et livrer Quillebeuf aux Hollandais, et introduire les ennemis en Normandie. Ce fut plutôt une lâche trahison mal ourdie qu’une conspiration. Le supplice de tous les coupables fut le seul événement que produisit ce crime insensé et inutile, dont à peine on se souvient aujourd’hui.

S’il y eut quelques séditions dans les provinces, ce ne furent que de faibles émeutes populaires aisément réprimées. Les huguenots mêmes furent toujours tranquilles jusqu’au temps où l'on démolit leurs temples. Enfin le roi parvint à faire d’une nation jusque-là turbulente un peuple paisible qui ne fut dangereux qu’aux ennemis, après l’avoir été à lui-même pendant plus de cent années. Les mœurs s’adoucirent sans faire tort au courage[35].

Les maisons que tous les seigneurs bâtirent ou achetèrent dans Paris, et leurs femmes qui y vécurent avec dignité, formèrent des écoles de politesse, qui retirèrent peu à peu les jeunes gens de cette vie de cabaret qui fut encore longtemps à la mode, et qui n’inspirait qu’une débauche hardie. Les mœurs tiennent à si peu de chose que la coutume d’aller à cheval dans Paris entretenait une disposition aux querelles fréquentes, qui cessèrent quand cet usage fut aboli. La décence, dont on fut redevable principalement aux femmes qui rassemblèrent la société chez elles, rendit les esprits plus agréables, et la lecture les rendit à la longue plus solides. Les trahisons et les grands crimes, qui ne déshonorent point les hommes dans les temps de faction et de trouble, ne furent presque plus connus. Les horreurs des Brinvilliers et des Voisin ne furent que des orages passagers, sous un ciel d’ailleurs serein ; et il serait aussi déraisonnable de condamner une nation sur les crimes éclatants de quelques particuliers que de la canoniser sur la réforme de la Trappe.

Tous les différents états de la vie étaient auparavant reconnaissables par des défauts qui les caractérisaient. Les militaires et les jeunes gens qui se destinaient à la profession des armes avaient une vivacité emportée ; les gens de justice, une gravité rebutante, à quoi ne contribuait pas peu l’usage d’aller toujours en robe, même à la cour. Il en était de même des universités et des médecins. Les marchands portaient encore de petites robes lorsqu’ils s’assemblaient, et qu’ils allaient chez les ministres, et les plus grands commerçants étaient alors des hommes grossiers ; mais les maisons, les spectacles, les promenades publiques, où l’on commençait à se rassembler pour goûter une vie plus douce, rendirent peu à peu l’extérieur de tous les citoyens presque semblable. On s’aperçoit aujourd’hui, jusque dans le fond d’une boutique, que la politesse a gagné toutes les conditions. Les provinces se sont ressenties avec le temps de tous ces changements.

On est parvenu enfin à ne plus mettre le luxe que dans le goût et dans la commodité. La foule de pages et de domestiques de livrée a disparu, pour mettre plus d’aisance dans l’intérieur des maisons. On a laissé la vaine pompe et le faste extérieur aux nations chez lesquelles on ne sait encore que se montrer en public, et où l’on ignore l’art de vivre.

L’extrême facilité introduite dans le commerce du monde, l’affabilité, la simplicité, la culture de l’esprit, ont fait de Paris une ville qui, pour la douceur de la vie, l’emporte probablement de beaucoup sur Rome et sur Athènes, dans le temps de leur splendeur.

Cette foule de secours toujours prompts, toujours ouverts pour toutes les sciences, pour tous les arts, les goûts, et les besoins ; tant d’utilités solides réunies avec tant de choses agréables, jointes à cette franchise particulière aux Parisiens, tout cela engage un grand nombre d’étrangers à voyager ou à faire leur séjour dans cette patrie de la société. Si quelques natifs en sortent, ce sont ceux qui, appelés ailleurs par leurs talents, sont un témoignage honorable à leur pays ; ou c’est le rebut de la nation, qui essaye de profiter de la considération qu’elle inspire ; ou bien ce sont des émigrants qui préfèrent encore leur religion à leur patrie, et qui vont ailleurs chercher la misère ou la fortune, à l’exemple de leurs pères chassés de France par la fatale injure faite aux cendres du grand Henri IV, lorsqu’on anéantit sa loi perpétuelle appelée l’Édit de Nantes ; ou enfin ce sont des officiers mécontents du ministère, des accusés qui ont échappé aux formes rigoureuses d’une justice quelquefois mal administrée, et c’est ce qui arrive dans tous les pays de la terre.

On s’est plaint de ne plus voir à la cour autant de hauteur dans les esprits qu’autrefois. Il n’y a plus en effet de petits tyrans, comme du temps de la Fronde, et sous Louis XIII, et dans les siècles précédents ; mais la véritable grandeur s’est retrouvée dans cette foule de noblesse, si longtemps avilie à servir auparavant des sujets trop puissants. On voit des gentilshommes, des citoyens qui se seraient crus honorés autrefois d’être domestiques de ces seigneurs, devenus leurs égaux, et très-souvent leurs supérieurs dans le service militaire ; et plus le service en tout genre prévaut sur les titres, plus un État est florissant.

On a comparé le siècle de Louis XIV à celui d’Auguste. Ce n’est pas que la puissance et les événements personnels soient comparables : Rome et Auguste étaient dix fois plus considérables dans le monde que Louis XIV et Paris ; mais il faut se souvenir qu’Athènes a été égale à l’empire romain dans toutes les choses qui ne firent pas leur prix de la force et de la puissance. Il faut encore songer que s’il n’y a rien aujourd’hui dans le monde tel que l’ancienne Rome et qu’Auguste, cependant toute l’Europe ensemble est très-supérieure à tout l’empire romain. Il n’y avait du temps d’Auguste qu’une seule nation, et il y en a aujourd’hui plusieurs, policées, guerrières, éclairées, qui possèdent des arts que les Grecs et les Romains ignorèrent ; et de ces nations il n’y en a aucune qui ait eu plus d’éclat en tout genre, depuis environ un siècle, que la nation formée, en quelque sorte, par Louis XIV.




  1. Voyez Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, publiée par M. Depping. Paris, 1850 et suiv., quatre volumes in-4o.
  2. Ces arrérages de tailles n’étaient dus que par des gens qu’il était impossible de faire payer. Si le retranchement de 500 000 écus de droits ne fut pas remplacé sur-le-champ par un autre impôt, ce qui est très-douteux, il ne tarda point à l’être. (K.)
  3. La véritable beauté des grands chemins consiste, non dans leur largeur, qui nuit à l’agriculture, mais dans leur solidité, et surtout dans l’art de les diriger à travers les montagnes, en conciliant la commodité avec l’économie. Cet art s’est perfectionné de nos jours, surtout dans les pays où la corvée a été abolie. (K.)
  4. Voyez le chapitre xxix du Précis du Siècle de Louis XV ; et dans les Mélanges, année 1773, l’article 1er des Fragments historiques sur l’Inde.
  5. Il a été prouvé depuis que la compagnie des Indes n’avait jamais fait qu’un commerce désavantageux, qu’elle n’avait pu soutenir qu’aux dépens du trésor public. Toute compagnie, même lorsqu’elle est florissante, dépense plus en frais de commerce que les particuliers, et rend les denrées dont elle a le privilège plus chères que si le commerce était resté libre. (K.)
  6. Ou plutôt cinquante francs pour l’exportation, et soixante-quinze pour l’importation. (G. A.)
  7. Les sommes employées à payer les primes sont levées sur la nation, ce qu’il ne faut point perdre de vue. L’effet d’une prime est d’augmenter pour le commerçant l’intérêt des fonds qu’il met dans le commerce ; il peut donc se contenter d’un moindre profit. Ainsi l’effet de ces primes est d’augmenter le prix des denrées pour le vendeur, ou de les diminuer pour l’acheteur, ou plutôt de produire à la fois les deux effets. Lorsqu’elles ont lieu seulement pour le commerce d’un lieu à un autre, leur effet est donc d’augmenter le prix au lieu de l’achat, et de le diminuer au lieu de la vente. Ainsi proposer une prime d’exportation, c’est forcer tous les citoyens à payer pour que les consommateurs d’une denrée l’achètent plus cher, et que ceux qui la récoltent la vendent aussi plus cher.

    Proposer une prime d’importation, c’est forcer tous les citoyens à payer pour que ceux qui ont besoin de certaines denrées puissent les acheter à meilleur marché.

    L’établissement de ces primes ne peut donc être ni juste ni utile que pour des temps très-courts et dans des circonstances particulières. Si elles sont perpétuelles et générales, elles ne servent qu’à rompre l’équilibre qui, dans l’état de liberté s’établit naturellement entre les productions et les besoins de chaque espèce. (K.)

  8. L’abbé Castel de Saint-Pierre s’exprime ainsi, page 105 de son manuscrit intitulé Annales politiques : « Colbert, grand travailleur, en négligeant les compagnies de commerce maritime pour avoir plus de soin des sciences curieuses et des beaux-arts, prit l’ombre pour le corps. » Mais Colbert fut si loin de négliger le commerce maritime que ce fut lui seul qui l’établit : jamais ministre ne prit moins l’ombre pour le corps. C’est contredire une vérité reconnue de toute la France et de l’Europe.

    Cette note a été écrite au mois d’août 1756. (Note de Voltaire.) — Toute cette note est en effet dans l’édition de 1756. Les Annales de l’abbé de Saint-Pierre n’ont été imprimées qu’en 1758. (B.)

  9. Nous ne pouvons dissimuler ici que ces plaintes étaient justes. Le retranchement des rentes était une banqueroute ; et toute banqueroute est un véritable crime, lorsqu’une nécessité absolue n’y contraint point. La morale des États n’est pas différente de celle des particuliers ; et jamais un homme qui fraude ses créanciers ne sera digne d’estime, quelque bienfaisant qu’il paraisse dans le reste de sa conduite. (K.)
  10. Un autre négociant, consulté par lui sur ce qu‘il devait faire pour encourager le commerce, lui répondit : « Laisser faire, et laisser passer ; » et il avait raison. Colbert fit précisément le contraire ; il multiplia les droits de toute espèce, prodigua les règlements en tout genre. Quelques artistes instruits lui ayant donné des mémoires sur la méthode de fabriquer différentes espèces de tissus, sur l‘art de la teinture, etc., il s‘imagina d‘ériger en lois ce qui n'était que la description des procédés usités dans les meilleures manufactures : comme s‘il n’était pas de la nature des arts de perfectionner sans cesse leurs procédés ; comme si le génie d’invention pouvait attendre pour agir la permission du législateur ; comme si les produits des manufactures ne devaient pas changer, suivant les différentes modes de se vêtir, de se meubler. On condamnait à des peines infamantes les ouvriers qui s’écarteraient des règlements établis pour fixer la largeur d’une étoffe, le nombre des fils de la chaîne, la nature de la soie, du fil qu’on devait employer : et on a longtemps appelé ces règlements ridicules et tyranniques une protection accordée aux arts. On doit pardonner à Colbert d’avoir ignoré des principes inconnus de son temps, et même longtemps après lui ; mais ces condamnations rigoureuses, cette tyrannie qui érige en crimes des actions légitimes en elles-mêmes, ne peuvent être excusées. (K.)
  11. Voyez, sur Colbert, une note des éditeurs de Kehl, au chant VII de la Henriade, tome VIII, page 181.
  12. Le premier lieutenant général de police fut Gabriel-Nicolas de La Reinie, de 1667 à 1697 ; le second, de 1697 à 1718, fut le marquis d’Argenson, dont il est parlé dans une note de l’Histoire du Parlement, chapitre lx.
  13. Cette assertion a besoin d’être expliquée. M. de Voltaire n’ignorait pas que dans les républiques aristocratiques, comme Venise, comme la Pologne, le droit d’exercer les magistratures supérieures est un de ceux de la noblesse ; qu’en Angleterre les pairs sont de vrais magistrats, et y forment seuls la noblesse. Il ne veut parler que des monarchies qui se sont élevées sur les débris du gouvernement féodal ; et son observation est vraie pour tous ces pays. (K.)
  14. L’abbé de Saint-Pierre, dans ses Annales politiques, page 104 de son manuscrit, dit que « ces choses prouvent le nombre des fainéants ; leur goût pour la fainéantise, qui suffit à entretenir et à nourrir d’autres espèces de fainéants… ; que c’est présentement ce qu’est la nation italienne, où ces arts sont portés à une haute perfection ; ils sont gueux, fainéants, paresseux, vains, occupés de niaiseries, etc. »

    Ces réflexions grossières et écrites grossièrement n’en sont pas plus justes. Lorsque les Italiens réussirent le plus dans ces arts, c’était sous les Médicis, pendant que Venise était la plus guerrière et la plus opulente des républiques. C’était le temps où l’Italie produisit de grands hommes de guerre, et des artistes illustres en tout genre ; et c’est de même dans les années florissantes de Louis XIV que les arts ont été le plus perfectionnés. L’abbé de Saint-Pierre s’est trompé dans beaucoup de choses, et a fait regretter que la raison n’ait pas secondé en lui les bonnes intentions. (Note de Voltaire.) — Cette différence d’opinion entre les deux hommes des temps modernes qui ont consacré leur vie entière à plaider la cause de l’humanité avec le plus de constance et le zèle le plus pur mérite de nous arrêter.

    La magnificence dans les monuments publics est une suite de l’industrie et de la richesse d’une nation. Si la nation n’a point de dettes, si tous les impôts onéreux sont supprimés, si le revenu public n’est en quelque sorte que le superflu de la richesse publique, alors cette magnificence n’a rien qui blesse la justice. Elle peut même devenir avantageuse, parce qu’elle peut servir soit à former des ouvriers utiles à la société, soit à occuper ceux qui ne peuvent vivre que d’une espèce de travail, dans les temps où, par des circonstances particulières, ce travail vient à leur manquer. Les beaux-arts adoucissent les mœurs, servent à donner des charmes à la raison, à inspirer le goût de l’instruction. Ils peuvent devenir, entre les mains d’un gouvernement éclairé, un des meilleurs moyens d’adoucir ou d’élever les âmes, de rendre les mœurs moins féroces ou moins grossières, de répandre des principes utiles.

    Mais surcharger le peuple d’impôts pour étonner les étrangers par une vaine magnificence, obérer le trésor public pour embellir des jardins, bâtir des théâtres lorsqu’on manque de fontaines, élever des palais lorsqu’on n’a point de fonds pour creuser des canaux nécessaires à l’abondance publique, ce n’est point protéger les arts, c’est sacrifier un peuple entier à la vanité d’un seul homme.

    Offrir un asile à ceux qui ont versé leur sang pour la patrie, élever aux dépens du public les enfants de ceux qui ont servi leur pays, c’est remplir un devoir de reconnaissance, c’est acquitter une dette sacrée pour la nation même : qui pourrait blâmer de tels établissements ? Mais si l’on y déploie une magnificence inutile, si l’on emploie à secourir cent familles ce qui en eût soulagé deux cents, si ce qu’on sacrifie pour la vanité excède ce qu’on a dépensé en bienfaisance, alors ces mêmes établissements méritent une juste critique. C’est surtout en ce point que l’amour de la justice l’emporte sur l’amour de la gloire. L’un et l’autre inspirent également le bien ; mais l’amour de la justice apprend seul à le bien faire. Ainsi M. de Voltaire et l’abbé de Saint-Pierre avaient tous deux raison ; et on ne peut leur reprocher que d’avoir exagéré leurs opinions. (K.)

  15. Charles Perrault, page 111 de ses Mémoires, que j’ai déjà cités note 3 de la page 443, dit que ce ne fut qu’après le départ de Bernin que les dessins de la façade, par Claude Perrault, furent présentés à Louis XIV. (B.)
  16. C’est ainsi que Voltaire s’exprimait en 1751. En 1756 il appelait Versailles un abîme de dépenses (tome XIII, page 13). On a vu qu’il portait à plus de cinq cents millions, monnaie du temps, la dépense faite par Louis XIV à Versailles. Mirabeau, dans la neuvième de ses Lettres à mes commettants, avait dit, en 1789 : « Le maréchal de Belle-Isle s’arrêta d’effroi quand il eut compté jusqu’à douze cents millions de dépenses faites à Versailles, et il n’osa sonder jusqu’au fond cet abîme. » Volney, dans ses Leçons d’histoire, faites en 1795 à l’École normale, porte les dépenses de Louis XIV pour Versailles à quatorze cents millions, à seize francs le marc, dit-il ; ce qui fait plus de quatre milliards cinq cents millions, à cinquante-deux francs le marc. Les calculs de Mirabeau et de Volney, et celui de Voltaire même, sont exagérés.
  17. L’abbé de Saint-Pierre critique cet établissement, que presque toutes les nations ont imité. (Note de Voltaire.)
  18. L’École militaire ; voyez l’Éloge funèbre de Louis XV ; et, dans la Correspondance, la lettre à Pâris-Duverney, du 26 juillet 1756.
  19. Tous ces codes sont des monuments de l’ignorance où la France et toute l’Europe, à l’exception de l’Angleterre, étaient plongées sur les objets qui intéressent le plus les hommes. Pussort, loué par Despréaux, n’avait d’autre mérite que d’être parent de Colbert, et d’avoir montré autant de barbarie que de bassesse dans l’affaire de Fouquet. Le code criminel est une preuve du mépris que des hommes qui se croient au-dessus des lois osent quelquefois montrer pour le peuple ; le code noir n’a servi qu’à montrer que les gens de loi consultés par Louis XIV n’avaient aucune idée des droits de l’humanité. (K.)
  20. La douceur des mœurs, l’habitude de vivre dans la société, ont plus contribué que les lois à diminuer la fureur des duels. Louis XIV n’a réellement détruit que l’usage d’appeler des seconds. Ses lois n’ont pas empêché que, de Stockholm à Cadix, tout gentilhomme qui refuse un appel, ou qui souffre une injure, ne soit déshonoré. Louis XIV lui-même n’eût ni osé ni voulu forcer un régiment à conserver un officier qui eût obéi à ses édits. Établir la peine de mort contre un homme qui a prouvé qu’il préférait la mort à l’infamie est une loi également absurde et barbare, digne, en un mot, de la superstition qui l’avait inspirée. (K.)
  21. L’abbé de Saint-Pierre, dans ses Annales, ne parle que de cette institution de brigadiers, et oublie tout ce que Louis XIV fit pour la discipline militaire. (Note de Voltaire.)
  22. Pour qu’un pays produise des chevaux, il faut que les propriétaires de terres, ou les cultivateurs qui les représentent, trouvent du profit à en élever ; il faut, de plus, que les impôts permettent aux cultivateurs de faire les avances qu’exige ce commerce. Il est aisé de voir que des haras régis pour le compte du roi ne peuvent produire que des chevaux à un prix exorbitant ; et que les règlements pour les étalons distribués dans les provinces n’étaient, comme tant d’autres, qu’un impôt déguisé sous la forme d’un établissement de police. (K.)
  23. Ces milices, qui sont la pépinière des armées, contribuèrent à sauver la France dans les dernières campagnes du maréchal de Villars, et à la rendre victorieuse dans les campagnes de Louis XV. (Voltaire, Réfutation des notes critiques de M. de La Beaumelle.)

    — Ces milices étaient tirées au sort : ainsi on forçait des hommes à s’exposer malgré eux aux dangers de la guerre, sans leur permettre de racheter leur service personnel par de l’argent ; sans que les motifs de devoir qui pouvaient les attacher à leur pays fussent écoutés, sans qu’aucune paye les dédommageât de la perte réelle à laquelle on les condamnait, car un homme qui peut d’un moment à l’autre être enlevé à ses travaux par un ordre trouve plus difficilement de l’emploi qu’un homme libre.

    Les tirages forcés jetaient la désolation dans les villages, faisaient abandonner tous les travaux, excitaient entre ceux qui cherchaient à se dérober au sort, et ceux qui voulaient les contraindre à le subir, des haines durables, et souvent des querelles sanglantes. Ce fardeau tombait principalement sur les habitants des campagnes, qui les quittaient pour aller chercher dans les villes des emplois qui les missent à l’abri de ce fléau. M. de Voltaire n’avait jamais été le témoin d’un tirage de milice. Si ce spectacle, également horrible et déchirant, eût une fois frappé ses regards, il n’eût pu se résoudre à citer avec éloge cet établissement de Louis XIV. (K.) — L’auteur de cette note ne prévoyait pas l’établissement, pourtant bien prochain, de la conscription.

  24. Blaise-François de Pagan, né en 1604, mort en 1665, auteur d’un Traité des fortifications, 1645, in-folio, passait, de son temps, pour le premier ingénieur. (B.)
  25. 10 mai 1693.
  26. Voltaire vient de dire quelle est la part de Louvois ; il revient maintenant à celle de Colbert. (G. A.)
  27. Voyez chapitre vii.
  28. C’est là l’origine de l’inscription maritime.
  29. Pour plaire à l’Angleterre. (G. A.)
  30. Les mémoires des intendants (quarante-deux volumes in-folio) sont aux Manuscrits de la Bibliothèque nationale. L’État de la France, par Boulainvilliers, n’est que l’analyse de ces quarante-deux volumes. Selon ces mémoires, la population de la France était, en 1700, de 19 millions d’âmes.
  31. La première phrase de cet alinéa est de 1753 ; la seconde phrase était dans l’édition de 1752 ; la troisième phrase est dans l’édition de 1751. (B.)
  32. Voyez, ci-après, le chapitre xxxvi, du Calvinisme. (Note de Voltaire.)
  33. L’inscription est plus longue. Elle dit que la statue fut votée pendant la vie du roi, et dressée seulement après sa mort. (G. A.)
  34. Ou plutôt Latréaumont.
  35. C’est ici la véritable cause de la prospérité de la nation française sous Louis XIV. Les circonstances où il se trouva contribuèrent sans doute à cette tranquillité de l’État ; mais le caractère du roi, et la persuasion qu'il sut établir que tout ce qui était ordonné en son nom était sa volonté propre, y servirent beaucoup. Malgré la barbarie d’une partie des lois, malgré les vices des principes d’administration, l’augmentation des impôts, leur forme onéreuse, la dureté des lois fiscales ; malgré les mauvaises maximes qui dirigèrent le gouvernement dans la législation du commerce et des manufactures ; enfin malgré les persécutions contre les protestants, on peut observer que les peuples de intérieur du royaume, et même, jusqu’à la guerre de la succession, ceux des provinces frontières, ont vécu en paix, à l’abri des lois ; le cultivateur, l’artisan, le manufacturier, le marchand, étaient sûrs de recueillir le fruit de leur travail sans craindre ni les brigands ni les petits oppresseurs. On put donc perfectionner la culture et les arts, se livrer à de grandes entreprises dans les manufactures et dans le commerce, y consacrer des capitaux considérables, faire des avances, même pour des temps éloignés. Cette paix dans l’intérieur d’un État est d’une plus grande importance que la plupart des politiques ne l’ont cru. De ce qu’un État tranquille a prospéré, il ne faut point en conclure qu’il ait eu ni de bonnes lois, ni une bonne constitution, ni un bon gouvernement. (K.)