Le Siège de Calais/Partie 3

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Œuvres complètes de mesdames de La Fayette, de Tencin et de Fontaines, Texte établi par Louis-Simon AugerLepetitTome III (p. 163-201).


TROISIÈME PARTIE.

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Milord d’Arondel, retenu par les occupations de la guerre, ne put qu’après quelques jours satisfaire le désir qu’il avait de revoir son prisonnier. Pourrez-vous bien m’écouter aujourd’hui, lui dit-il en entrant dans sa chambre et en s’asseyant auprès de lui ? M. de Châlons répondit quelques mots d’une voix tremblante, que milord d’Arondel attribua à la faiblesse où il était encore ; et, ne voulant pas perdre des moments qui lui étaient précieux, il lui parla ainsi :

J’avais à peine fini mes exercices, qu’Édouard, par des raisons de politique, résolut de me marier avec mademoiselle d’Hamilton : il espérait, en formant des alliances entre les premières maisons d’Angleterre et d’Écosse, unir peu à peu les deux nations. Mon père se prêta aux vues du roi : comme on ne voulait point employer l’autorité pour obtenir le consentement de la maison d’Hamilton, et que la jeunesse de mademoiselle d’Hamilton donnait tout le temps de l’obtenir, le dessein du roi demeura secret entre mon père et lui.

Je fus envoyé en Guyenne. La paix, qui était alors entre les deux couronnes, me fit naître le désir de voir la cour de France. Je m’y liai d’amitié avec le jeune Soyecourt, dont le caractère me convenait davantage que celui des autres gens de mon âge avec qui j’avais fait société. Je le retrouvai à Calais, où je m’étais proposé de m’arrêter. Il s’empressa de me faire les honneurs de la ville. La maison de madame de Mailly était la plus considérable ; j’y fus reçu, et traité comme un homme dont le nom s’attirait quelque distinction.

Soyecourt me proposa peu de jours après d’aller à une abbaye, à un quart de lieue de la ville, où une fille de condition devait prendre le voile. J’y consentis : nous trouvâmes l’église pleine de toutes les personnes qui avaient quelque nom ; la foule était grande, et la chaleur excessive. Je m’approchai, autant qu’il me fut possible, de l’endroit où se faisait la cérémonie. Une fille, qui y avait quelque fonction, et qu’un voile, qui lui couvrait en partie le visage, m’empêchait de voir, tomba évanouie.

On s’empressa de la secourir ; je m’empressai comme les autres : je lui fis avaler d’une liqueur spiritueuse que je me trouvai par bonheur sur moi. La connaissance ne lui revenait point ; il fallut lui faire prendre l’air. J’aidai à la porter hors de l’église. Sa coiffure, que sa chute avait dérangée, laissait tomber sur son visage et sur sa gorge des cheveux naturellement bouclés, du plus beau blond du monde ; ses yeux, quoique fermés, donnaient cependant passage à quelques larmes. Des soupirs précipités, qu’elle poussait à tout moment, la douceur de son visage, son âge, qui ne paraissait guère au-dessus de seize ans ; tout cela la rendait touchante au dernier point.

Mademoiselle de Mailly, que j’avais déjà vue auprès de madame sa belle-mère, vint à elle, et la secourut, avec des témoignages d’amitié dont je lui savais autant de gré que d’un service qu’elle m’aurait rendu. Il me parut que l’état de cette fille lui faisait une sorte de compassion, qui n’était point celle que l’on a pour un mal aussi passager ; je crus même entendre qu’elle lui disait quelques mots de consolation.

Soyecourt, qui n’avait pas eu d’abord connaissance de cet accident, accourut à nous, comme un homme éperdu. Cette fille reprenait dans ce moment la connaissance ; elle promenait languissamment ses yeux sur tout ce qui l’environnait, et, comme je lui étais inconnu, elle les fixa sur moi. Son regard, le plus beau du monde, et le plus touchant, le devenait encore davantage, par la tristesse qui y était répandue ; j’en fus pénétré, et, dès lors, que n’aurais-je point fait pour adoucir ses peines ! Mademoiselle de Mailly, après lui avoir dit quelques mots à l’oreille, et nous avoir remerciés de notre secours, la prit sous les bras, et entra avec elle dans la maison, où il ne nous était pas permis de la suivre.

Soyecourt et moi restâmes encore quelque temps ensemble. L’état où je l’avais vu, lorsqu’il nous avait abordés, me faisait soupçonner qu’il était amoureux, et ce que je commençais à sentir moi-même m’engageait à m’en éclaircir.

Quelle est cette personne, pour laquelle vous venez de montrer tant de sensibilité, lui dis-je ? C’est, me répondit-il, mademoiselle de Roye, nièce de madame de Mailly. Elle n’a aucune fortune ; la mienne dépend d’un oncle qui ne me permettra jamais d’épouser une fille sans bien. Malgré tous ces obstacles, j’en suis devenu amoureux, et je suis d’autant plus à plaindre, que, bien loin de pouvoir contribuer à son bonheur, je crains, au contraire, que l’attachement que je lui ai marqué n’ait hâté la résolution où l’on est de lui faire prendre le parti du cloître.

Ce n’était point assez pour moi d’être instruit que Soyecourt était amoureux : il fallut encore savoir s’il était aimé. Je ne saurais m’en flatter, me dit-il ; je crois que je l’aurais aimée dix ans, sans qu’elle eût daigné s’en apercevoir ; et, lorsque j’ai parlé, elle ne s’est point avisée de contester la sincérité de mes sentiments.

Je veux bien vous croire, me dit-elle, pourvu que vous me croyiez aussi. Mon état et ma fortune suffiraient pour mettre un obstacle invincible à vos prétentions, et cet obstacle, tout invincible qu’il est, n’est cependant pas le plus fort. Je ne sais si je suis née insensible ; mais vos soins et votre amour n’ont fait nulle impression sur mon cœur. Je ne m’en suis pas tenu, poursuivit Soyecourt, à cette première déclaration ; j’ai mis tout en usage, et tout a été inutile ; elle m’écoute avec une douceur mille fois plus accablante que ne seraient les rigueurs.

Ne voyez-vous pas, me dit-elle quelquefois, que vous avez fait auprès de moi tout le progrès que vous pouvez y faire : je vous trouve aimable ; je vous estime ; je crois que vous m’aimez véritablement, et tout cela ne me touche point : perdez une fantaisie qui vous rend malheureux, et ne me donnez pas plus longtemps le déplaisir de voir vos peines ; car c’en est un pour moi.

Ma curiosité augmentait à mesure que Soyecourt parlait ; les moindres détails me paraissaient intéressants. Mais, lui dis-je, peut-être que la sagesse de mademoiselle de Roye est le plus grand obstacle, et que, si elle voyait quelque possibilité que vous pussiez l’épouser un jour, elle vous traiterait différemment ? Ne pensez pas, me répondit-il, que j’aie négligé ce moyen. Quoique mon bien soit médiocre, il pourrait suffire pour vivre dans une aisance raisonnable. Je suis persuadé, d’ailleurs, que le ressentiment de mon oncle ne tiendrait pas contre les charmes et le caractère de mademoiselle de Roye, et je le lui ai dit avec toute la force que donne la persuasion, et avec toute la vivacité du sentiment.

Vous comptez trop sur le pouvoir de mes charmes, m’a-t-elle répondu ; et, quand j’y compterais autant que vous, je n’en serais pas plus disposée à accepter vos propositions. Tout mon cœur suffirait à peine pour m’acquitter de ce que je vous devrais ; des sentiments d’estime et de reconnaissance payeraient mal les vôtres ; je me reprocherais toujours d’être ingrate, et je ne pourrais cesser de l’être.

Tout ce que Soyecourt m’apprenait me peignait mademoiselle de Roye si aimable, par une noble franchise qui n’appartenait peut-être qu’à elle seule, qu’il acheva, par ses discours, l’impression que sa figure avait déjà faite sur moi. Une insensible piquait mon amour-propre, et, quoique je ne crusse pas assurément valoir mieux que Soyecourt, je me persuadais que je saurais mieux aimer, et que la vivacité de mes sentiments me donnerait des moyens de plaire qu’il n’avait pu employer. L’amitié qui était entre nous ne me faisait naître aucun scrupule : je ne pouvais lui faire de tort, puisqu’il n’était pas aimé.

J’allai, dès que je le pus, chez madame de Mailly : mademoiselle de Mailly était avec elle ; je lui demandai des nouvelles de mademoiselle de Roye. Comment monsieur, dit madame de Mailly en s’adressant à elle, est-il instruit de l’accident d’Amélie ? Il en a été témoin, répondit mademoiselle de Mailly, et c’est en partie par ses soins que mademoiselle de Roye a repris la connaissance. Il me paraît, dit madame de Mailly d’un ton où je sentais de l’aigreur, qu’il aurait été plus convenable qu’Amélie fût secourue par les personnes du couvent, que par un homme de l’âge et de la figure de milord d’Arondel. Elle est ici, me dit-elle ; mademoiselle de Mailly, qui a de la bonté pour elle, a désiré que j’envoyasse la chercher.

Mademoiselle de Roye se montra quelques moments le lendemain dans la chambre de sa tante. Quoiqu’elle fût abattue et que la mélancolie fût répandue sur toute sa personne, elle ne m’en parut pas moins aimable ; peut-être même me le parut-elle davantage. Madame de Mailly m’examinait ; je m’en aperçus, et je me contraignis au point de ne regarder mademoiselle de Roye et de ne lui parler qu’autant que la politesse le demandait. Pour elle, à peine osait-elle lever les yeux, et prononcer quelques mots.

Cependant je prenais insensiblement du crédit auprès de madame de Mailly, et je tâchais de l’augmenter, dans l’intention de l’employer pour mademoiselle de Roye : ce que j’avais vu m’avait appris que sa tante la traitait tout à fait mal. Je réussis dans mon projet, beaucoup au-delà de mes espérances. Madame de Mailly me marquait, dans toutes les occasions, des distinctions flatteuses, en conservant cependant cet air austère dont apparemment elle s’est fait une habitude.

Soyecourt n’osait se montrer dans la maison, qu’aux heures où tout le monde y était reçu : mademoiselle de Roye n’y était presque jamais alors. Il me parlait souvent de ses peines : j’eusse pu lui rendre confidence pour confidence, et prendre pour moi les conseils que je lui donnais de travailler à se guérir. Mais son malheur, loin de me rebuter, semblait m’encourager ; et puis, à vous dire la vérité, j’étais entraîné par un penchant plus fort que les réflexions. Sans avoir de dessein déterminé, sans songer quelles seraient les suites de ma passion, je m’y livrais tout entier.

M. de Mouy, oncle de Soyecourt, alarmé de l’amour de son neveu, vint à Calais pour l’en faire partir. Madame de Mailly, qu’il connaissait, étala à ses yeux une raison et une générosité dont l’éloignement qu’elle avait pour sa nièce lui rendait l’exercice très facile.

Je me suis opposée, lui dit-elle, autant qu’il m’a été possible, à l’inclination de M. de Soyecourt ; c’est pour en prévenir les suites, que j’ai pressé mademoiselle de Roye d’exécuter la résolution où elle est de prendre le parti du cloître, le seul qui puisse convenir à une fille comme elle. Si vous m’en croyez, ajouta madame de Mailly, vous ferez partir M. de Soyecourt ; il ne faut pas qu’il soit témoin d’une cérémonie qui pourrait l’attendrir encore.

Une conduite dont les motifs paraissaient si honnêtes attira l’admiration et les remerciements de M. de Mouy. Pour y répondre, il crut devoir lui-même parler à mademoiselle de Roye, et lui expliquer les raisons qu’il avait de s’opposer au dessein de son neveu.

Mademoiselle de Roye les reçut avec tant de douceur, tant de raison, tant de vérité, que lui, qui avait toujours eu pour le mariage le plus grand éloignement, sentit qu’une personne de ce caractère ferait la félicité d’un mari. Les charmes de mademoiselle de Roye achevèrent ce que son esprit avait commencé ; et l’oncle, après quelques jours, fut aussi amoureux que le neveu. Quoique cette démarche démentît toute sa conduite passée, il se détermina à se proposer lui-même.

Un établissement aussi avantageux mis en parallèle avec le cloître, auquel il paraissait que mademoiselle de Roye ne se déterminait que par effort de raison, ne laissait pas douter à M. de Mouy que sa proposition ne fût reçue avec joie. Quel fut son étonnement de trouver mademoiselle de Roye dans des sentiments bien différents ? Ne croyez pas, lui dit-elle, qu’une inclination secrète pour M. de Soyecourt cause mon refus ; pour ne vous laisser aucun doute, je vais me hâter de renoncer absolument au monde.

J’étais si souvent chez madame de Mailly, qu’il était difficile que j’ignorasse ce qui se passait. Mademoiselle de Mailly, qui m’honorait de quelque estime et de quelque confiance, m’en avait dit une partie, et madame de Mailly m’apprit tout ce que je ne savais pas. Un jour que j’étais seul avec elle, et que je lui disais de ces sortes de galanteries que l’usage autorise : Vous me traitez trop comme les autres femmes, me dit-elle ; que prétendez-vous par ces galanteries ? vous savez que je ne dois pas même les entendre ; toute ma tendresse est due à M. de Mailly. J’avoue cependant que, quoique ma confiance soit très grande pour lui, il y a mille choses que, pour l’intérêt de son repos, je suis obligée de lui cacher. Je voudrais avoir un ami assez sûr, pour lui dire ce que je ne lui dis point, et assez éclairé, pour m’aider à me conduire dans des occasions délicates.

Les qualités qu’on demandait dans cet ami étaient celles dont on m’avait loué souvent moi-même : je voyais, par tout ce qui avait précédé, qu’on voulait que je fusse cet ami. Il fallut dire ce qu’on attendait de moi : le fond de mon cœur y répugnait ; mais il y a des cas où le plus honnête homme se trouve forcé à faire au-delà de ce qu’il voudrait : me voilà donc lié avec madame de Mailly. Comme j’avais déclaré plusieurs fois que je demeurerais en France tout le temps que mon père demeurerait en Écosse, où son séjour devait être long, la crainte de mon absence n’apportait aucun obstacle à notre liaison.

Quelque temps après cette conversation, elle me fit prier d’aller chez elle, à une heure où je ne pouvais trouver personne. Je suis, me dit-elle, dans un de ces cas dont je vous ai parlé ; j’ai mille chagrins que je dévorerais seule, si je n’avais la liberté de vous les confier. L’intérêt de mon fils m’a engagée dans un second mariage ; mademoiselle de Mailly devait être le prix de ma complaisance : elle avait demandé du temps pour se résoudre ; ce temps est expiré ; cependant, elle ne se détermine point ; il semble même qu’elle affecte de traiter M. du Boulai plus mal qu’elle ne le traitait d’abord. M. de Mailly n’a pas la force de se faire obéir ; j’ai tout à la fois à soutenir la douleur de mon fils, et la honte d’avoir fait une démarche inutile ; je ne trouve d’ailleurs que de l’opposition à tout ce que je veux. Mademoiselle de Roye s’avise de refuser les offres de M. de Mouy, qui, malheureusement pour lui, en est devenu amoureux, et qui est assez fou pour vouloir l’épouser. L’héroïsme dont elle se pare ne me fait point illusion : elle aime sûrement Soyecourt, et veut se conserver à lui. Mademoiselle de Mailly et elle sont dans le secret l’une de l’autre ; car les femmes ne sont jamais liées que par ces sortes de confidences. Ces personnes qui paraissent si raisonnables, ne sont rien moins que ce qu’elles paraissent.

L’envie et la jalousie de madame de Mailly s’exercèrent dans le portrait qu’elle me fit de l’une et de l’autre, et me confirmèrent dans la mauvaise opinion que j’avais déjà conçue de son caractère, que je découvrais à tous égards très différent de celui qu’elle se donnait dans le monde.

Comme j’étais bien éloigné de profiter de ses faiblesses, ses expressions étaient prises littéralement ; je ne sortais point des bornes de l’amitié, et je croyais me conserver par-là le droit de lui déclarer, lorsque je le voudrais, mes sentiments pour mademoiselle de Roye.

Les soupçons qu’on venait de me donner, qu’elle aimait Soyecourt, firent une vive impression sur moi ; j’en fus troublé et alarmé ; ce qu’il m’avait dit, qui aurait dû me rassurer, ne me rassurait plus ; je m’imaginais qu’on lui cachait son bonheur. Mademoiselle de Roye m’avait touché surtout parce que je l’avais crue insensible ; la découverte d’un rival aimé changeait toutes mes idées, et ne changeait pas mon cœur. Je l’avais vue jusque-là sans oser tenter de lui parler : il me parut alors que je lui devais moins d’égards et de discrétion ; et, si son départ pour le couvent ne m’en eût ôté les moyens, je crois que j’aurais poussé la folie jusqu’à lui faire des reproches.

Madame de Mailly, charmée de l’éloigner, la conduisit elle-même dans sa retraite. J’arrivai un moment après qu’elles furent parties. Mademoiselle de Mailly était en larmes : sa douleur lui arracha des plaintes que sa considération pour madame de Mailly lui avait fait étouffer jusque-là. Vous êtes attaché à elle, me dit-elle ; que ne lui inspirez-vous des sentiments plus doux ? Quelle barbarie, d’obliger cette malheureuse fille à s’ensevelir toute vive !

Les pleurs de mademoiselle de Mailly coulèrent alors en abondance. Je lui en parus si touché, je l’étais si véritablement, que je n’eus pas de peine à lui persuader qu’elle pouvait compter sur moi. Nous examinâmes ce qu’il convenait de faire ; nous conclûmes qu’elle irait le lendemain voir son amie, qu’elle concerterait avec elle la conduite qu’il faudrait tenir, et qu’elle m’en rendrait compte.

Quoique mes soupçons sur Soyecourt subsistassent, je n’en fus pas moins disposé à servir mademoiselle de Roye ; elle était trop à plaindre pour lui refuser mon secours, et je le lui aurais donné, quand même elle m’aurait fait une véritable offense. Madame de Mailly me trouva, à son retour, chez elle : elle affecta une tristesse qui cachait une joie maligne, que j’apercevais malgré son art, et qui me donnait la plus grande indignation. Je me contraignis cependant ; il fallait plus que jamais ne lui pas déplaire.

Comme elle n’osait contraindre sa belle-fille jusqu’à un certain point, il m’était facile de lui parler. Je ne sais où j’en suis, me dit-elle au retour de la visite dont nous étions convenus, mademoiselle de Roye est absolument changée ; la vue d’une cérémonie qui ne l’intéressait que pour lui rappeler peut-être un peu plus vivement qu’il s’en ferait quelque jour une pareille pour elle, la mit dans l’état où vous la vîtes et où vous la secourûtes ; et aujourd’hui il semble qu’elle est pressée de hâter un moment qu’elle redoutait si fort ; je suis effrayée de sa tranquillité ; elle me peint une âme qui n’est au-dessus de son malheur, que parce qu’elle en prévoit la fin. Quelle perspective pour une fille si accomplie, que de n’envisager d’autre changement à sa fortune que la mort !

Ce que me disait mademoiselle de Mailly me faisait frémir ; elle en frémissait comme moi. Hélas ! me disait-elle, si les persécutions qu’on me fait pour épouser M. du Boulai ne cessent point, je prendrai bientôt le même parti, et je ne le prendrai pas avec moins de répugnance ; car je suis sûre que mademoiselle de Roye pense de même qu’elle a toujours pensé. Ces petits riens qui remplissent la tête de toutes ces filles enfermées ne sauraient trouver place dans la sienne ; elle sera malheureuse, faute de pouvoir faire des sacrifices continuels de la raison et du bon sens. Empêchons donc, lui dis-je, mademoiselle, qu’elle ne se mette dans la nécessité de faire ces sacrifices ; persuadez-la d’attendre le succès de nos soins, et obtenez d’elle qu’elle ne précipite rien.

Les choses restèrent pendant quelques jours dans cette situation. Madame de Mailly souffrait cependant impatiemment que je parlasse si souvent et si longtemps à mademoiselle de Mailly. Vous allez, me dit-elle, vous laisser séduire aux coquetteries de mademoiselle de Mailly ; songez qu’elle a des engagements avec mon fils, et que vous me manqueriez de plus d’une façon.

Il ne m’eût pas été difficile de la rassurer ; je n’étais point amoureux de mademoiselle de Mailly, et la vérité se fait toujours sentir ; mais il eût fallu, pour me bien justifier, tenir des propos aussi opposés à mes sentiments, qu’à mon caractère. D’ailleurs, la contrainte que je me faisais auprès de cette femme me devenait plus importune, à mesure que je la connaissais mieux ; et, sans les raisons qui me retenaient, j’aurais cessé de la voir.

Soyecourt était resté à Calais ; il venait toujours me conter ses peines. Je le vis entrer un matin dans ma chambre, la douleur et le désespoir peints dans les yeux. Vous m’avez vu, me dit-il, bien misérable ; vous avez vu une fille que j’adore, prête à m’être enlevée par mon oncle, et avec elle toute ma fortune ; cette même fille préférer un cloître, où je la perds pour jamais, à un établissement que je croyais qu’elle ne refusait que par un sentiment de générosité qui me rendait encore sa perte plus sensible et plus douloureuse : ces malheurs sont-ils assez grands, et croyez-vous qu’il fût au pouvoir de la fortune d’en inventer d’autres pour accabler un malheureux ? elle en a trouvé le secret pour moi. Mon oncle, touché de mon désespoir, touché de pitié pour mademoiselle de Roye, a fait céder son amour à des sentiments plus dignes de lui ; il est allé, sans m’en avertir, lui dire qu’il ne consentait pas seulement à notre mariage, mais qu’il lui demandait, comme une grâce, de vouloir bien elle-même y consentir. Le refus que j’ai fait, lui a-t-elle dit, de ce que vous vouliez bien m’offrir, m’a imposé la loi de n’accepter plus rien. D’ailleurs, mon parti est pris ; ma résolution ne peut plus changer.

Mon oncle, continua Soyecourt, en m’apprenant ce que je viens de vous dire, n’a pas douté que mes discours n’eussent plus de force que les siens, et que je ne déterminasse mademoiselle de Roye en ma faveur. J’ai couru à son couvent : elle ne m’a vu qu’après des instances réitérées de la supérieure de la maison, que j’avais entretenue, et que mon extrême affliction avait mise dans mes intérêts. Vous voulez donc m’abandonner, lui ai-je dit en me jetant à ses pieds ? vous suis-je si odieux, que vous me préfériez l’horreur de cette solitude ? Pourquoi voulez-vous ma mort ? pourquoi voulez-vous la vôtre ? car vous ne soutiendrez pas le genre de vie que vous allez embrasser. Par pitié pour vous-même, prenez des sentiments plus humains. Doit-il tant coûter de se lier avec un homme que vous honorez de quelque estime, et dont vous savez bien que vous êtes adorée ?

Oui, je le sais, m’a-t-elle dit en levant sur moi des yeux mouillés de quelques larmes ; et c’est la certitude que j’en ai qui m’oblige à vous refuser. Pourriez-vous être content sans la possession de mon cœur ? ne seriez-vous pas en droit de me reprocher mon ingratitude ? Et, quand vous ne me la reprocheriez jamais, me la reprocherais-je moins, et pourrais-je me la pardonner ?

Que ne lui ai-je point dit, poursuivit Soyecourt ? Hélas ! je ne lui ai que trop dit ; c’est la pitié que je lui ai inspirée qui l’a forcée de m’avouer ce que je voudrais, aux dépens de ma vie, ignorer toujours. Elle aime ; elle a une inclination secrète, qui fait son malheur aussi bien que le mien. C’est pour cacher sa faiblesse, c’est pour s’en punir, qu’elle prend presque avec joie le parti du cloître.

Le discours de Soyecourt me donna tout ensemble et beaucoup de curiosité, et beaucoup d’émotion. Je voulais savoir quel était ce rival fortuné ; mais Soyecourt n’en était pas instruit, et ne savait lui-même sur qui porter ses soupçons. Mademoiselle de Roye lui avait dit que son funeste secret n’était su de personne, et que celui qui en était l’objet n’en aurait jamais aucune connaissance. En m’ôtant l’espérance, continua Soyecourt, elle augmente encore mon admiration pour elle. Je vais m’éloigner d’un lieu qui ne me présenterait plus que des sujets de tristesse, et attendre du temps et des réflexions un repos que je ne recouvrerai peut-être jamais.

Le dessein qu’il formait me laissait en pleine liberté de suivre mon inclination. Dès que je fus seul, je me mis à repasser tout ce que je venais d’entendre : j’examinais les démarches de mademoiselle de Roye ; je pesais surtout ce que j’avais vu ; je rassemblais mille petits riens, auxquels je n’avais osé donner une interprétation favorable, et qui me faisaient alors naître quelques espérances, et me donnaient un sentiment de joie et de plaisir, que la crainte de me tromper arrêtait aussitôt. Je voulais absolument m’éclaircir ; bien résolu, si j’étais aimé, d’épouser mademoiselle de Roye, et de m’exposer, s’il le fallait, à toute la colère du roi, pour rompre mon engagement avec mademoiselle d’Hamilton.

Je n’imaginai d’abord, pour obtenir cet éclaircissement, aucun moyen où il ne se présentât des monstres de difficultés. Enfin, après avoir bien examiné ce qui pouvait être susceptible de quelque possibilité, je trouvai que je n’avais rien de mieux à faire que de m’introduire dans le couvent. Les difficultés de l’entreprise ne m’arrêtèrent point ; j’étais sûr de les aplanir. Je gagnai effectivement le jardinier et celles à qui la porte était confiée : mais je n’en étais guère plus avancé ; il fallait une occasion ; le hasard me servit.

J’entendis dire, chez madame de Mailly, que l’on devait porter des meubles à mademoiselle de Roye. J’allai aussitôt trouver les amis que je m’étais faits ; nous convînmes qu’ils se chargeraient des meubles, et que, ne pouvant les placer sans secours, j’y serais employé. Nous choisîmes le temps où les religieuses sont retenues au chœur. Nous voilà en marche, le jardinier, les portières, et moi, chacun chargé de notre fardeau. Débarrassés du leur, ils me laissèrent dans la chambre, où j’étais bien occupé à faire un métier que j’entendais mal.

Mademoiselle de Roye entra peu après, sans presque m’apercevoir, sans prendre part à ce que je faisais. Elle se jeta sur une chaise, appuyant sa tête sur une de ses mains, dont elle se couvrait les yeux, et se livra à la rêverie la plus profonde. Mon saisissement était extrême ; je n’avais plus la force de profiter d’un moment si précieux. La démarche que j’avais faite me paraissait le comble de l’extravagance. Je violais l’asile d’un couvent ; je venais surprendre une fille seule dans sa chambre, pour lui parler d’une passion dont je ne lui avais jamais donné aucune connaissance. Et sur quoi lui en parler ? sur une espérance frivole, qu’elle était touchée d’inclination pour moi.

Ces réflexions m’auraient retenu, et je serais sorti sans me découvrir ; mais mademoiselle de Roye était si belle ; je la voyais si triste ; cette tristesse me peignait si vivement l’état de son âme, et les suites funestes que mademoiselle de Mailly m’avait fait envisager, que, me livrant tout entier au mouvement de mon amour, j’allai me jeter à ses pieds. Son trouble et sa frayeur furent si extrêmes, que j’eusse eu le temps de lui dire dans ce premier moment tout ce qui pouvait justifier ou du moins excuser ma démarche ; mais la crainte où je la voyais me représentait, m’exagérait même d’une manière si forte le péril où je l’exposais ; j’étais moi-même si troublé, que je pus à peine prononcer quelques mots mal articulés, et encore plus mal arrangés.

Mon Dieu ! que vous ai-je fait ? s’écria-t-elle enfin d’une voix tremblante, et avec un visage où la frayeur était peinte ; n’étais-je pas assez malheureuse ! Sortez, ajouta-t-elle, ou vous m’allez faire mourir. Ces paroles, et l’air dont elle me parlait, qui semblait me demander grâce, me percèrent le cœur, et ne me laissaient pas la liberté de lui désobéir, quand une de celles qui m’avaient introduit vint avec beaucoup de précipitation nous annoncer l’arrivée de madame de Mailly. Elle était si près d’entrer, qu’il fallut songer à me cacher dans la chambre. Le lieu le plus propre et le seul, était une embrasure de fenêtre, sur laquelle on tira un rideau.

J’y passai l’heure la plus pénible que j’aie passée de ma vie. Madame de Mailly ne faisait pas un mouvement qui ne me fît tressaillir. Mademoiselle de Roye, pâle, interdite, et dans un état peu différent de celui de quelqu’un qui va mourir, me donnait une pitié qui augmentait encore le tendre intérêt que je prenais à elle ; j’aurais voulu racheter de mon sang la peine que je lui faisais. Mais quelle fut mon indignation, lorsque j’entendis la manière dure dont madame de Mailly lui parlait, la cruauté avec laquelle elle la pressait de prendre le voile, et tout ce qu’elle ajoutait de piquant et d’humiliant même pour l’y déterminer !

Quelque danger qu’il y eût pour moi d’être découvert dans un lieu si sévèrement interdit aux hommes, je fus près vingt fois de me montrer, de déclarer que j’offrais à mademoiselle de Roye ma main, si elle voulait l’accepter. La seule crainte de mettre un obstacle à mes projets en les découvrant me retint. Je craignais aussi de faire un éclat, toujours fâcheux pour mademoiselle de Roye, quel qu’en dût être l’événement.

Elle fut assez de temps sans parler. Enfin, faisant, à ce qu’il me parut, un effort sur sa douleur : J’obéirai, madame, lui dit-elle. Madame de Mailly, contente de cette promesse, sortit. Mademoiselle de Roye l’accompagna et me fit dire par ma confidente, qu’elle ne rentrerait point dans sa chambre, tant que j’y serais.

Je me soumis sans résistance, et j’allai chez moi lui écrire, non pas une lettre, mais un volume. Le danger où je venais de l’exposer me rendait plus amoureux, et me la rendait mille fois plus chère. Cette voix pleine de charmes était encore à mon oreille, qui me disait d’un ton où la frayeur régnait toute seule : Mon Dieu, que vous ai-je fait ! Je ne puis vous représenter à quel point j’étais attendri, et combien ma passion y gagnait.

Je n’eus aucune réponse, et j’écrivis encore plusieurs fois sans pouvoir en obtenir. Je m’avisai enfin de lui mander que, si elle n’avait la bonté de m’entendre, elle m’exposerait à tenter quelque nouvelle entreprise pareille à la première. Peut-être s’exagéra-t-elle à elle-même le péril où je pouvais l’exposer ; d’ailleurs, la bienséance n’était point blessée, puisque je ne demandais à la voir qu’à la grille ; enfin elle y consentit.

Je n’ai jamais passé de temps plus agréable et cependant plus difficile à passer, que celui qui précéda le jour pris pour cette entrevue. Le plaisir de voir mademoiselle de Roye, de la voir de son consentement, l’espérance de la déterminer en ma faveur, les projets que je faisais pour l’avenir, remplissaient mon cœur d’une joie qui se répandait sur toutes mes actions ; mais mon impatience était si extrême, elle me donnait tant d’inquiétude, qu’il ne m’était pas possible de me fixer un moment. Je ne pouvais durer nulle part ; il semblait qu’à force de changer de place, j’accourcirais le jour.

Celui que j’attendais vint enfin. Quoique je fusse dans une grande agitation, et que le cœur me battît violemment, quand je me trouvai vis-à-vis de mademoiselle de Roye, je n’avais pas le même embarras, ni la même crainte que la première fois. Le peu que j’avais dit alors, les lettres que j’avais écrites depuis, m’avaient enhardi.

Mademoiselle de Roye, au contraire, me paraissait plus timide et plus embarrassée. Que ne lui dis-je point ! combien de protestations, de serments, de larmes même, et de larmes trop sincères pour ne pas faire impression ! Que vous dirai-je ? c’était mon cœur qui parlait ; il persuada un cœur que ma bonne fortune avait prévenu favorablement pour moi. Après beaucoup de résistance, j’obtins la permission de revenir dans quelques jours. Je ne pus me résoudre à attendre le temps qui m’était marqué ; je revins dès le lendemain. Des fautes de cette espèce sont aisément pardonnées ; on me gronda, à la vérité, de n’avoir pas obéi ; mais on me gronda d’une façon si douce, que c’était presque m’en remercier.

Malgré les ordres de madame de Mailly, nos entrevues devinrent faciles. Sitôt que je n’eus plus à tromper mademoiselle de Roye, je prenais si bien mes mesures, et j’avais si bien mis dans mes intérêts ceux dont j’avais besoin, qu’il n’y avait presque point de jour où je ne passasse au moins quelques moments à cette heureuse grille.

Le caractère de mademoiselle de Roye ne laisse rien à désirer pour assurer le bonheur d’un amant et la tranquillité d’un mari. Ses discours, ses démarches respirent la vérité ; elle ne connaît le désir de plaire, que pour ce qu’elle aime, et le seul art qu’elle y emploie, c’est celui d’aimer. Ses pensées, ses sentiments n’avaient d’objet que moi ; toujours prête à sacrifier à mes intérêts, son repos, son bonheur et jusqu’au témoignage de sa tendresse même. Jamais personne n’a mieux fait sentir le prix dont on est à ses yeux ; les inquiétudes et les jalousies, toujours inséparables de la délicatesse et de la vivacité des sentiments, ne produisent en elle ni plainte, ni reproche ; sa tristesse seule m’instruisait de sa peine ; si les choses les plus légères la faisaient naître, un mot, un rien suffisait aussi pour lui rendre la joie, et je goûtais à tout moment ce plaisir supérieur à tout autre, de faire, moi seul, la destinée de ce que j’aimais.

Le charme de nos conversations ne peut s’exprimer : nous croyions n’avoir passé que quelques minutes, lorsque nous avions passé plusieurs heures ; et, quand il fallait nous séparer, il nous restait tant de choses à nous dire, qu’il nous arrivait presque toujours de nous rappeler, je ne sais combien de fois, comme de concert. La vertu de mademoiselle de Roye mettait, à la vérité, les bornes les plus étroites à mes désirs ; mais la satisfaction de la trouver plus estimable et plus digne de mon cœur, me faisait une autre espèce de bonheur, plus sensible pour le véritable amour. J’en étais si occupé, que tout ce qui n’avait point de rapport à elle m’était insupportable. Je pouvais encore moins me contraindre auprès de madame de Mailly. Tous mes soins étaient pour mademoiselle de Mailly. Quoiqu’elle n’eût d’autre part dans notre confidence, que celle de n’en avoir voulu prendre aucune, je savais qu’elle aimait mademoiselle de Roye, et qu’elle en était aimée.

Madame de Mailly, intéressée par les démarches qu’elle avait faites, à me conserver, ne vit ma conduite qu’avec le plus violent dépit. Les motifs qui désunissent ordinairement les femmes, et qui ont un pouvoir si absolu sur celles d’un certain caractère, lui avaient donné une haine pour mademoiselle de Mailly, qui s’était encore augmentée par l’éloignement de mademoiselle de Mailly pour le mariage de M. du Boulai. Mais le désir de la vengeance fit taire sa jalousie. Elle ne m’en marqua aucune ; il semblait, au contraire, que c’était par confiance, qu’elle me contait tous les jours mille choses très capables de me faire impression, si j’avais moins connu mademoiselle de Mailly. Je ne vous dis point les persécutions qu’elle essuya alors, pour conclure son mariage, et l’art avec lequel on me les déguisait.

Je voyais bien que je n’obtiendrais point l’agrément de madame de Mailly, pour épouser mademoiselle de Roye : elle pouvait, au contraire, faire usage de l’autorité qu’elle avait sur elle, et me l’enlever pour jamais. D’ailleurs, comment demander cet agrément à une femme qui m’avait laissé voir que je ne lui étais pas indifférent ? Sans expliquer mes raisons à mademoiselle de Roye, je voulus la résoudre à un mariage secret. Le plus grand obstacle que j’eus à vaincre, était la crainte du tort que je pouvais me faire. Pas la moindre méfiance sur ma parole, ni sur le sort que je lui préparais : être unie à moi était pour elle le souverain bien, le seul qui la touchait aussi. Dès le moment qu’elle m’avait aimé, le cloître avait cessé de lui paraître odieux. Tout ce qui n’était pas vous, me disait-elle, était égal pour moi. La solitude même avait l’avantage de me laisser jouir de mes sentiments, et de m’aider à les cacher.

Mes mesures prises, j’entrai une nuit dans le jardin, à l’aide d’une échelle de corde. Mademoiselle de Roye m’attendait dans ce jardin ; mais elle n’eut plus la force d’en faire davantage. Sans lui donner le temps de délibérer, je la pris entre mes bras ; je remontai le mur en la tenant toujours embrassée, et je la menai à une petite église peu éloignée, où j’avais fait tenir un prêtre. Je la remis dans le jardin de la même façon que je l’en avais fait sortir, et lui fis promettre qu’elle s’y rendrait la nuit suivante. Nous y en passâmes plusieurs autres. Imaginez, s’il vous est possible, quels étaient mes transports ; la tendresse de ma femme, toute légitime qu’elle était, ne se montrait qu’avec beaucoup de timidité ; et, lorsque je m’en plaignais : Le besoin que j’ai présentement que vous croyiez que je vous aime, me disait-elle, m’ôte la hardiesse de vous le dire et de vous le marquer.

Il m’aurait été aisé de l’enlever, et de l’emmener en Angleterre ; mais ce n’était point comme une fugitive que je voulais qu’elle y parût. Je me tenais assuré du consentement de mon père ; mais il convenait de prendre des mesures pour faire agréer au roi mon alliance avec une Française, et la rupture du mariage qu’il avait arrêté pour moi avec mademoiselle d’Hamilton. Il fallut me résoudre de quitter une femme que j’adorais, presque dans le moment où je venais d’être heureux, pour nous assurer à l’un et à l’autre la durée de ce bonheur.

Rien ne peut exprimer la tendresse de nos adieux ; je la repris vingt fois dans mes bras ; elle me baignait le visage de ses larmes ; elle me conjurait de ne la point quitter. Hélas ! que n’y ai-je consenti ! Combien me serais-je épargné de malheurs !

Madame de Mailly fut surprise, et ne fut point fâchée de me voir partir ; j’étais un témoin incommode pour le personnage qu’elle jouait ; peut-être même craignait-elle de ma part quelque trait d’indiscrétion ; car M. du Boulai, qui avait pris les impressions de sa mère, et qui en conséquence était jaloux de moi jusqu’à la fureur, mettait tous les jours ma patience à de nouvelles épreuves.

Mon père était toujours en Écosse ; j’allai le joindre sans me montrer à la cour. J’en fus reçu comme je l’avais espéré. Bien loin de désapprouver mon mariage, il ne songea qu’au moyen d’obtenir le consentement du roi. Les services qu’il venait de rendre dans la guerre d’Écosse, dont le succès était dû à sa valeur et à sa conduite, l’autorisaient à compter sur la complaisance du roi ; mais ses services lui avaient attiré plus d’envie de la part des courtisans, que de reconnaissance de la part du prince.

Édouard, séduit par leurs artifices, se persuada que mon mariage, qu’il ne croyait pas fait, cachait quelques desseins contraires à ses intérêts ; et, sans vouloir rien entendre, il me fit mettre dans une étroite prison. Ceux à qui je fus confié eurent ordre de ne me laisser parler à personne ; mon père même n’eut pas la liberté de me voir ; et l’on me déclara que je n’en sortirais que lorsque je serais disposé à remplir les engagements que le roi avait pris pour moi.

Quelque dure que fût ma captivité, je souffrais mille fois plus par la pensée de ce que souffrait ma femme. Hélas ! je lui coûterai la vie ! m’écriais-je dans ces douloureux moments ; voilà le fruit de sa tendresse et de sa confiance !

J’avais déjà passé six mois dans ce triste séjour, quand un soldat de la garnison trouva moyen de me glisser une lettre. Je l’ai lue et relue si souvent elle a fait une si forte impression sur mon cœur, qu’il ne m’en est pas échappé une syllabe. Voici ce qu’elle contenait.

« Que viens-je d’apprendre ! vous êtes prisonnier ! Cette nouvelle, qui a pénétré jusque dans ma solitude, a mis le Comble à des maux que je ne soutenais que parce que je les souffrais seule. Hélas ! notre mariage, qui met ma vie et mon honneur dans un si grand péril, me comblait de joie. La pensée que j’étais à vous pour toujours faisait disparaître mes peines. Mais c’est pour moi que vous souffrez ! c’est moi qui vous rends malheureux ! Quelque cruelle que soit cette circonstance, elle n’ajoute cependant rien à ma douleur. Vos maux, indépendamment de ce qui les cause, prennent toute la sensibilité de mon cœur. Ma grossesse, dont il faut que je vous avertisse, va les augmenter encore ; je m’en aperçus quelque temps après votre départ, et, malgré l’embarras de la cacher, j’en conçus de la joie. Je vois présentement toute l’horreur de ma situation. À qui me confierai-je pour donner le jour à cet enfant qui m’est mille fois plus cher, parce qu’il est à vous ? Comment faire pour vous le conserver, et sa malheureuse mère ? C’est pour vous que je cherche à vivre ; c’est pour vous que je crains de mourir. Je connais votre cœur, comme vous connaissez le mien ; vous mourriez de ma mort. Voilà le fruit de cette tendresse qui devait faire notre bonheur ! Quelle différence de ces temps heureux où nous étions ensemble, où nous nous disions cent fois dans un moment que nous nous aimions, que nous nous aimerions toujours ! Ce souvenir, que je rappelle sans cesse, augmente encore l’abîme où je suis. Je me trouve seule dans l’univers : je n’ai que vous ; je mettais ma félicité à n’avoir que vous, et je vous perds ! Ne craignez rien de ma part : la honte que j’essuierai, plus terrible que la plus affreuse mort, ne m’arrachera jamais un secret qu’il vous importe de tenir caché, puisque vous ne l’avez point découvert. Le ciel, qui connaît mon innocence, qui m’a fait une loi du plus doux penchant de mon cœur, qui veut que je vous aime et que je vous obéisse, aura pitié de moi et sauvera ma réputation. Conservez-vous, c’est votre Amélie qui vous en prie, baignée de ses larmes ! Conservez-vous, encore une fois ! il ne vous reste que ce moyen de me marquer que vous m’aimez. »

Il me serait impossible de vous peindre l’état où je me trouvai après la lecture de cette lettre. La pitié et l’honneur auraient suffi seuls pour m’intéresser au sort de madame d’Arondel : jugez ce que l’amour le plus tendre et le mieux mérité me faisait sentir. Je ne comprends pas comment je pus résister à la violence de ma douleur ; je crois qu’il n’y en a jamais eu de pareille. Les partis les plus extrêmes se présentèrent à moi ; et, si je n’avais été retenu par ce que je devais à ma femme, je m’y serais abandonné.

Je comptais continuellement le temps où elle devait accoucher ; ce temps, qui ne pouvait être éloigné, me remplissait de frayeur ; les images les plus affreuses se présentaient continuellement à moi ; le peu de moments que l’accablement me forçait de donner au sommeil en étaient troublés ; je me réveillais hors de moi-même, et toujours baigné dans mes larmes ; je ne pouvais rien dans ma prison ; je ne pouvais même instruire mon père, qui ne nous aurait pas abandonnés.

Je fis plusieurs tentatives pour me sauver ; aucune ne réussit : il est vrai que cette occupation était une espèce d’adoucissement à ma peine, et que les heures que j’employais à détacher les pierres du mur, ou à ébranler le fer qui tenait à mes fenêtres, étaient moins difficiles à passer ; mais le peu de succès de mon travail me rejetait ensuite dans un nouveau désespoir ; je sentais que je ne pouvais plus en supporter la violence, quand les nouvelles d’Écosse qui arrivèrent changèrent la face de mes affaires.

La même politique qui avait fait désirer au roi d’unir les principales familles d’Angleterre et d’Écosse, en avait détourné les Écossais, toujours occupés du dessein de secouer le joug des Anglais. Mademoiselle d’Hamilton, qui m’était destinée, venait d’être mariée à milord Barclay, le plus grand partisan de la liberté écossaise. Mon père saisit cette occasion pour demander ma liberté ; il ne l’obtint cependant qu’avec beaucoup de peine, et qu’après s’être engagé que je suivrais le roi en France, où la rupture de la trêve entre les deux couronnes l’obligeait de passer, et qu’il resterait en Angleterre, où il serait gardé lui-même, jusqu’à ce que j’eusse prouvé par mes actions, que je n’avais aucune liaison contraire au bien de l’état.

Sitôt que je fus libre, mon premier soin fut de faire chercher le soldat qui m’avait rendu la lettre, et qui ne s’était plus montré. Ce soin fut inutile ; on me dit qu’il était du nombre des troupes qu’on avait embarquées pour envoyer en France. Édouard s’embarqua bientôt après, et me fit embarquer avec lui. C’est par vos services, me dit-il, que vous pouvez effacer les impressions que l’on m’a données de votre fidélité. N’espérez pas que je vous accorde la permission de prendre une alliance avec mes ennemis : il faut ranger votre maîtresse au nombre de mes sujets ; voilà un moyen d’obtenir un consentement que je ne vous accorderai qu’à ce prix.

Nous débarquâmes sur les côtes de la Picardie. J’envoyai un homme à Calais, avec des lettres pour madame d’Arondel ; je lui avais donné toutes les instructions nécessaires pour s’introduire dans la place. J’attendais son retour avec la plus extrême impatience. Les nouvelles qu’il devait m’apporter décidaient de plus que de ma vie ; mais ces nouvelles, si attendues, et si ardemment désirées, ne vinrent point. J’envoyai successivement plusieurs de mes gens ; aucun ne parut, et j’ignore encore quel est leur sort.

Il ne me resta d’espérance que dans les succès de la guerre ; je m’y portai avec tant d’ardeur, et, pour avancer nos conquêtes, je fis des actions si téméraires, et où je m’exposais si visiblement, que le roi fut forcé de me rendre sa confiance. Tout mon espoir était de faire le siège de Calais : la victoire que nous avons remportée nous en a ouvert le chemin ; mais le siège peut être long ; M. de Vienne paraît disposé à défendre sa place jusqu’à la dernière extrémité ; et ce que j’ai appris deux jours avant la bataille ne me permet pas d’en attendre l’événement, et m’oblige à vous demander un prompt secours.

Un prisonnier, qui avait été pris par nos gens, se fit conduire dans ma tente ; je le reconnus pour un nommé Saint-Val, principal domestique de madame de Mailly. Je ne puis vous dire le trouble que cette vue excita en moi ; je n’avais pas la force de lui faire des questions ; il les prévint ; et, après m’avoir prié de faire retirer ceux qui l’avaient introduit : On a voulu, seigneur, me dit-il, se servir de moi, pour la plus noire trahison ; je m’y suis prêté, pour être à portée de vous en avertir. Madame de Mailly, instruite que vous voulez vous marier en France, et que c’est pour cela que vous avez résisté à la volonté d’Édouard, n’a pas douté que vous n’ayez pris des engagements avec mademoiselle de Mailly. Pour empêcher ce mariage, qu’elle ne saurait souffrir, elle m’a donné la commission de m’introduire auprès de vous, sous le prétexte des services que j’ai rendus à mademoiselle de Mailly pour mettre au monde un enfant, dont je dois vous supposer le père ; et le hasard a si bien servi sa malice, qu’elle est en état de produire des preuves, qui, toutes fausses qu’elles sont, peuvent paraître convaincantes contre mademoiselle de Mailly. L’obligation que l’on m’a imposée de garder le secret doit céder à celle de secourir l’innocence qu’on veut opprimer ; et je crois que mon honneur et ma conscience me font également un devoir de vous dévoiler ce mystère.

Il y a environ deux ans que mademoiselle de Roye, dont ma mère avait été la gouvernante, me fit dire qu’elle avait à me parler. L’état où je la vis aurait attendri l’âme la plus barbare. Elle répandait des torrents de larmes : je fus longtemps sans pouvoir lui arracher une parole ; elle me dit enfin, au travers de mille sanglots, qu’elle remettait sa vie et son honneur entre mes mains, qu’elle était grosse. Sa douleur ne lui permit pas de m’en dire davantage, et j’en avais tant de pitié, que je ne songeai qu’à la plaindre et à la soulager.

Il me paraissait important de connaître le complice de sa faute ; mais je ne pus jamais l’obliger à m’en faire l’aveu. Son nom est inutile, me dit-elle, en versant de nouvelles larmes ; je suis la seule coupable. La grâce que je vous demande encore, c’est d’avoir soin de mon enfant. Si je meurs, vous serez instruit, par un billet que je vous laisserai, de celui à qui vous devrez le remettre.

L’attachement que je conservais pour la mémoire de mon ancien maître, dont mademoiselle de Roye était la nièce, l’embarras où je me trouvais, l’opinion que j’avais conçue de la prudence de madame de Mailly, l’intérêt qu’elle avait elle-même de cacher cette triste aventure, me firent penser que je ne pouvais rien faire de mieux, que de m’ouvrir à elle.

J’eus lieu de m’applaudir du parti que j’avais pris. Elle convint avec moi que, lorsque le temps des couches serait proche, elle mènerait M. de Mailly et mademoiselle sa fille à une terre qui lui appartenait, et que, pour ne point donner de soupçons dans le couvent, j’irais chercher mademoiselle de Roye, de la part de sa tante ; que je la conduirais dans la maison de M. de Mailly, où il n’y aurait aucun domestique, que ma femme et moi ; que ma femme, qui est au service de Mademoiselle de Mailly, lui demanderait, sous quelque prétexte, la permission de rester quelques jours à Calais. Madame de Mailly me dit encore qu’il fallait que mademoiselle de Roye ensevelît sa honte dans le cloître, et que je devais l’y disposer.

Les choses s’exécutèrent de la façon dont madame de Mailly l’avait réglé. Mademoiselle de Roye fut menée chez M. de Mailly, où elle accoucha dans la chambre de mademoiselle de Mailly même. Le péril où elle était nous parut si grand, et ma femme était si peu propre à lui donner les secours convenables, qu’il fallut qu’elle allât, au milieu de la nuit, chercher une femme du métier.

Depuis que milord d’Arondel avait commencé de parler, M. de Chalons, agité de mille passions, l’aurait interrompu cent fois, si le désir d’être plus pleinement éclairci n’avait retenu son impatience ; mais, n’étant plus alors son maître, et embrassant milord d’Arondel, en lui serrant les mains de la manière la plus tendre : Vous me rendez la vie une seconde fois, lui dit-il. Que dis-je ! vous me donnez plus que la vie. Quoi ! mademoiselle de Roye est votre femme ; elle est mère de cet enfant qui m’a rendu si malheureux et si criminel ! Oui, j’aurais dû en démentir mes yeux ; mes indignes soupçons ne méritent point de grâce, et moi-même je ne me les pardonnerai jamais.

M. de Châlons était si pénétré de son sentiment, il parlait avec tant de passion, qu’il ne pouvait s’apercevoir de la surprise où il jetait milord d’Arondel. Je vous demande pardon, lui dit-il après ce premier transport, de vous avoir interrompu. Achevez, s’il vous plaît, de m’instruire ; et, avant toutes choses, souffrez que j’ordonne que l’on cherche l’enfant et la femme que vous m’envoyâtes. J’espère qu’ils aideront à m’acquitter d’une partie de ce que je vous dois.

Que me faites-vous envisager, s’écria milord d’Arondel ? Serait-il possible ?… Non, cela ne peut être. Je conçois trop légèrement des espérances, dont ma mauvaise fortune devrait m’avoir désabusé. Ne craignez point de vous y livrer, répondit M. de Châlons ; et, pendant qu’on exécutera l’ordre que je viens de donner, achevez de me dire ce que vous jugez que je dois savoir.

Je ne suis plus en état de vous parler, répliqua milord d’Arondel ; ayez pitié de mon trouble ; daignez m’éclaircir. Vous le serez dans le moment, dit M. de Châlons, en voyant entrer la femme qu’il avait envoyé chercher. La nature est-elle muette, poursuivit-il en prenant l’enfant des bras de sa nourrice, et en le mettant dans ceux de milord d’Arondel ? Ne vous dit-elle rien pour ce fils ? Je vous le rends, ajouta-t-il, avec autant et plus de joie que vous n’en avez vous-même de le recevoir. Il lui conta alors comment le hasard l’avait mis en sa puissance. Milord d’Arondel l’écoutait, les yeux toujours attachés sur son fils, qu’il serrait entre ses bras, et qu’il mouillait de quelques larmes que la joie et la tendresse faisaient couler. Je reconnais, disait-il, les traits de sa mère : voilà sa physionomie ; voilà cette douceur aimable qui règne sur son visage ; voilà ses grâces. Ces discours étaient accompagnés de mille caresses, qu’il ne cessait de prodiguer à ce fils si chéri et si heureusement retrouvé. Il semblait que cet enfant, inspiré par la nature, reconnût aussi son père. Il s’attachait à lui ; il ne pouvait plus le quitter ; il lui souriait ; il voulait lui parler.

M. de Châlons contemplait ce spectacle avec un plaisir que la situation agréable où il était lui-même lui rendait plus sensible. Je vous demanderais pardon de mes faiblesses, lui dit milord d’Arondel ; mais vous êtes trop honnête homme pour n’en être pas susceptible aussi. J’éprouve dans ce moment que les sentiments de la nature ne le cèdent pas à ceux de l’amour. Hélas ! poursuivit-il en embrassant encore son fils, sa malheureuse mère pleure sa perte ! Tandis que mon cœur se livre à la joie, elle est plongée dans le plus affreux désespoir ; elle se repent peut-être de m’avoir aimé !

L’attachement que vous avez pour mademoiselle de Mailly, et dont je suis informé, dit-il à M. de Châlons, après avoir fait signe à ceux qui étaient dans la chambre de sortir, demande de vous les mêmes choses que vous demande l’amitié que vous avez pour moi. Voyez mademoiselle de Mailly pour son intérêt, pour celui de madame d’Arondel, et pour le mien. Instruisez-la des artifices de sa belle-mère, et de ce qu’elle doit en craindre ; réveillez son amitié pour madame d’Arondel, et ses bontés pour moi ; obtenez d’elle qu’elle apprenne à ma femme que son fils est retrouvé, que je n’attends que la fin du siège pour déclarer mon mariage, pour me joindre à elle, et ne m’en séparer jamais. Je tremble que la perte de son fils et la crainte d’être abandonnée ne la déterminent à se lier par des vœux ; que sais-je même si, contre sa volonté, elle n’y sera pas forcée par la malice de madame de Mailly ? que sais-je enfin ce que produira la douleur dont elle est accablée depuis si longtemps ? Je ne puis y penser sans frémir.

Je suis prêt à faire ce que vous voulez, lui dit M. de Châlons, qui vit qu’il n’avait plus la force de parler ; mais vous n’êtes pas informé de mes dernières aventures. Je vous avoue, répliqua-t-il, que ce que j’apprenais de madame d’Arondel me touchait trop sensiblement, pour me laisser la liberté de faire des questions étrangères.

M. de Châlons lui conta alors, le plus succinctement qu’il lui fut possible, son combat avec M. du Boulai, et les suites de ce combat. Je crois, ajouta-t-il, qu’il faudrait que je pusse raisonner avec Saint-Val. L’aveu qu’il vous a fait prouve en lui des sentiments de probité et d’honneur, qui nous assurent de sa fidélité. Je le pense comme vous, répondit milord d’Arondel ; je vais vous l’envoyer, et écrire à madame d’Arondel ; pourvu que ma lettre puisse lui être remise, je m’assure qu’elle ne fera rien contre moi.

De retour chez lui, il fit conduire Saint-Val chez M. de Châlons. Milord d’Arondel vous a appris qui je suis, lui dit M. de Châlons, et vous a assuré que vous pouvez prendre une entière confiance en moi. Oui, seigneur, répondit Saint-Val. L’heureuse aventure qui lui a rendu son fils marque la protection particulière du ciel sur mademoiselle de Mailly, dont l’innocence aurait pu vous être toujours suspecte. Ne parlons point d’une chose, répliqua M. de Châlons, qui me cause le plus vif repentir, et dont je vous prie de perdre à jamais le souvenir. Ce repentir serait encore plus grand, dit Saint-Val, si vous étiez instruit de tout ce que mademoiselle de Mailly a fait pour vous. De grâce, mon cher Saint-Val, répliqua M. de Châlons d’une manière affectueuse et presque suppliante, informez-moi de ce qui peut avoir le moindre rapport à elle.

Il faut, seigneur, pour vous satisfaire, répondit Saint-Val, rappeler le temps où M. de Mailly avait pris des engagements avec vous. Son mariage avec madame du Boulai lui donna d’autres vues ; mais, quelque grand que fût le crédit de madame du Boulai sur l’esprit de M. de Mailly, il ne put refuser à mademoiselle de Mailly le temps qu’elle demandait pour tâcher de vous oublier. Le mariage de monsieur son père se fit tout seul, et mademoiselle de Mailly n’eut, pendant quelque temps, d’autre peine que celle de ne conserver aucun commerce avec vous.

Milord d’Arondel vint à Calais à peu près dans ce temps-là. Ce qu’il a été obligé de m’avouer des sentiments de madame de Mailly pour lui, de la jalousie qu’elle conçut pour sa belle-fille, me donne l’intelligence d’une conduite dont jusqu’ici je n’avais pu comprendre les motifs. Mademoiselle de Mailly eut mille persécutions à essuyer pour épouser M. du Boulai, et elles augmentèrent lorsque vous eûtes enlevé mademoiselle de Liancourt.

Mademoiselle de Mailly ne pouvait plus alors opposer à la volonté de son père l’inclination qu’elle conservait pour vous. Sa résistance fut mise sur le compte de M. d’Arondel. M. du Boulai, inspiré par sa mère, tourna toute sa jalousie contre lui ; et je ne sais s’il ne vous prit point pour quelqu’un qui lui appartenait, quand il vous attaqua, lui troisième, sous les fenêtres de mademoiselle de Mailly. Votre valeur vous délivra de ces indignes assassins. M. du Boulai vous reconnut, lorsque vous lui fîtes rendre son épée, et vécut encore assez pour exciter contre vous et contre mademoiselle de Mailly un violent orage.

Madame de Mailly, à la vue de son fils couvert de sang et de blessures, n’écouta que son désespoir et sa rage. C’est vous, dit-elle à M. de Mailly, qui avez causé mon malheur. Ce sont les promesses que vous m’avez faites, et que vous n’avez pas eu la force de remplir, qui ont allumé la passion de mon malheureux fils ; il ne manque plus pour achever de me percer le cœur, que de voir son meurtrier devenir votre gendre. Oui, vous aurez cette faiblesse ; votre fille peut tout sur vous, et je ne puis rien.

M. de Mailly aimait sa femme. L’état où il la voyait animait sa tendresse. Madame de Mailly profita de ce moment pour faire approuver ses desseins. Vous aviez, disait-elle, assassiné son fils ; elle en avait toutes les preuves ; il fallait en tirer une vengeance éclatante ; il fallait vous faire périr d’une mort ignominieuse.

Quel que soit son ascendant sur l’esprit de M. de Mailly, elle ne put l’engager à des projets si odieux. Par complaisance pour lui, elle parut y renoncer, à condition cependant que mademoiselle de Mailly épouserait M. du Boulai, dans l’état où il était. Il faut, disait-elle, qu’elle prenne la qualité de sa femme, pour m’assurer qu’elle ne sera jamais celle de son meurtrier ; de plus, M. du Boulai désirait ce mariage avec tant d’ardeur, que ce serait peut-être un moyen de lui sauver la vie.

Séduit par ses caresses et ses artifices, M. de Mailly se détermina à faire à sa fille cette étrange proposition. Elle répondit à son père avec tant de force et de courage, et cependant avec tant de respect et de tendresse, qu’il se vit forcé à lui tout déclarer. Madame de Mailly, lui dit-elle, devrait être rassurée par ce même enlèvement de mademoiselle de Liancourt, dont elle veut se servir contre M. de Châlons. Mais, si cette raison ne lui suffit pas, j’engage ma parole de n’épouser jamais M. de Châlons, et je vous l’engage à vous, mon père, à qui rien dans le monde ne serait assez puissant pour me faire manquer.

Ce n’était pas assez pour madame de Mailly, qui vous craignait encore moins que milord d’Arondel, et qui voulait acquérir une autorité entière sur mademoiselle de Mailly. Elle renouvelait ses menaces, elle insistait pour le mariage. Mademoiselle de Mailly aurait préféré la mort ; mais elle tremblait pour vous ; elle connaissait la faiblesse de son père ; et je ne sais ce qui en serait arrivé, si M. du Boulai avait vécu encore quelque temps.

Forcée d’abandonner ce projet, madame de Mailly forma celui dont j’ai été chargé. Elle espérait par-là satisfaire également sa haine et sa vengeance ; car, seigneur, j’avais ordre de faire tomber sur vous tous les soupçons de milord d’Arondel, de lui inspirer de vous voir l’épée à la main, de l’engager à faire un éclat qui perdît d’honneur mademoiselle de Mailly, et qui vous donnât à vous-même le plus profond mépris pour elle. Quelle horreur ! s’écria M. de Châlons : À quoi mademoiselle de Mailly n’est-elle pas exposée ! S’il ne fallait que ma vie, j’irais la sacrifier à la haine de mon ennemie ; aussi bien ne la conserverai-je pas longtemps, s’il faut que je perde toute espérance. Mais madame de Mailly me hait bien moins, qu’elle ne hait mademoiselle de Mailly ; peut-être même ne me hait-elle que pour avoir le droit de la haïr. Que ferons-nous, mon cher Saint-Val ? Comment apprendre à mademoiselle de Mailly les noirceurs que l’on avait préparées contre elle, et dont il est si important qu’elle soit informée ? comment la faire revenir des funestes engagements qu’elle a pris contre moi ? comment remplir auprès de madame d’Arondel les intentions de son mari ?

En vérité, seigneur, lui dit Saint-Val, j’y suis bien embarrassé : la façon dont j’ai exécuté les ordres de madame de Mailly ne me permet pas de me montrer chez elle ; d’ailleurs, il n’est plus possible de pénétrer dans Calais.

M. de Châlons sentait toutes ces difficultés. Saint-Val n’avait point de motif assez pressant pour entreprendre de les surmonter ; il fallait, pour cela, une passion aussi vive que celle dont M. de Châlons était animé. Après avoir examiné tous les moyens, il se détermina d’aller joindre le comte de Canaple, qui cherchait à profiter des circonstances pour ravitailler Calais.

Milord d’Arondel convint avec M. de Châlons, qu’afin qu’il fût plus maître de ses démarches, on laisserait subsister l’opinion où l’on était, qu’il avait péri à la bataille de Crécy, et il les conduisit lui et Saint-Val par-delà les lignes du camp, d’où ils allèrent avec la plus grande diligence possible à celui des Français.