Le Siège de Calais/Partie 4

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Œuvres complètes de mesdames de La Fayette, de Tencin et de Fontaines, Texte établi par Louis-Simon AugerLepetitTome III (p. 203-241).


QUATRIÈME PARTIE.


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Milord de Canaple était parti depuis quelques jours, pour l’exécution d’un dessein qu’il n’avait communiqué à personne. Ce contre-temps désespérait M. de Châlons : il tenta plusieurs fois de se jeter dans Calais. L’envie de réussir ne lui laissait consulter que son courage. Il agissait avec si peu de précaution, qu’il pensa plusieurs fois retomber dans les mains des Anglais. Les blessures qu’il reçut le forcèrent à suspendre ses entreprises. Pendant qu’il était retenu, malgré lui, dans son lit, et que ses inquiétudes retardaient encore sa guérison, M. de Canaple exécutait heureusement son projet.

Calais, malgré les soins et les précautions de M. de Vienne, souffrait déjà les horreurs de la plus affreuse famine ; tout y manquait, et les gens de la plus haute qualité n’avaient sur cela aucun privilège. Le gouverneur, pour donner des exemples de courage et de patience, ne permettait aucune distinction pour sa maison, et ceux qui la composaient étaient les plus exposés à la calamité publique.

La ville était bloquée du côté de la terre ; la flotte anglaise défendait l’entrée du port. Ces difficultés auraient paru insurmontables à tout autre qu’au comte de Canaple ; mais le désir de rendre à sa patrie un service signalé et de sauver ce qu’il aimait, lui rendait tout possible.

La voie de la mer, quelque difficile qu’elle fût, était la plus praticable. Il fit chercher, à Abbeville, deux hommes hardis, nommés Marante et Mestriel, qui connaissaient parfaitement la côte, et à qui la vue de la récompense fit disparaître le péril. Les coffres du roi étant épuisés, M. de Canaple fit cette entreprise aux dépens d’une partie de son bien. Il se mit lui-même, avec ces deux hommes, dans une barque, et conduisit des munitions à Calais.

Comme cette manœuvre devait être répétée plusieurs fois, il n’entra pas d’abord dans la ville ; mais, en envoyant ces munitions à M. de Vienne, il lui fit dire qu’elles étaient principalement destinées pour lui et pour madame de Granson. Il le fit prier aussi d’en faire part à mademoiselle de Mailly : l’estime et l’amitié qu’il avait pour elle ne lui permettaient pas de l’oublier.

Ce secours, arrivé dans un temps où les besoins étaient si pressants, fut reçu de M. de Vienne avec autant de joie que de reconnaissance. Il alla porter cette agréable nouvelle à sa fille : elle était toujours plongée dans une profonde mélancolie, à laquelle les calamités publiques n’auraient presque rien ajouté, sans l’intérêt de son père.

L’outrage que le comte de Canaple lui avait fait, les services qu’il lui avait rendus, la tendresse qu’elle ne pouvait s’empêcher d’avoir pour lui, l’amour dont elle le soupçonnait pour mademoiselle de Mailly, toutes ces différentes pensées l’occupaient tour à tour, et ne la laissaient pas un seul moment d’accord avec elle-même. Il n’était cependant pas possible que ce que le comte de Canaple venait de faire ne lui causât un sentiment de plaisir, et qu’elle ne sentît la part qu’elle y avait. Mais ce plaisir fut suivi d’une douleur mêlée de honte, quand elle apprit que mademoiselle de Mailly partageait les secours qu’on lui donnait. Ce serait peu de les partager, disait-elle, c’est à elle que je les dois ; et la fortune, qui me persécute avec tant de cruauté, m’expose à cette nouvelle humiliation.

Ces pensées ne la disposaient pas à recevoir favorablement le comte de Canaple. Il crut, après avoir fourni aux nécessités les plus pressantes de la ville, pouvoir s’y arrêter quelques jours. L’état de liberté où madame de Granson était alors, ce qu’il faisait pour elle, lui donnaient une espérance, que la vivacité de sa passion augmentait encore, par le besoin qu’elle lui donnait d’espérer. Tout cela le déterminait à chercher à la voir, et à lui parler. M. de Vienne le mena avec empressement dans l’appartement de sa fille.

Aidez-moi, lui dit-il, à m’acquitter envers ce héros. Notre reconnaissance, répliqua-t-elle, d’un ton froid, et sans regarder le comte de Canaple, payerait mal monsieur ; il attend un prix plus glorieux de ce qu’il a fait. M. de Canaple, que l’accueil de madame de Granson avait glacé, demeurait sans réponse, et, pressé d’un mouvement de dépit, il avait une sorte d’impatience d’être hors d’un lieu où il avait si ardemment désiré de se trouver.

Les députés de la ville, qui demandèrent à le voir, lui fournissaient le prétexte dont il avait besoin pour s’éloigner, si M. de Vienne, persuadé que sa présence et celle de sa fille ajouteraient quelque chose de plus flatteur aux honneurs qu’on lui rendait, n’eût ordonné de faire entrer les députés.

Le comte de Canaple les reçut avec un air de satisfaction, qu’il empruntait de son dépit. C’était une vengeance qu’il exerçait contre madame de Granson, à qui la reconnaissance publique reprochait son insensibilité et son ingratitude.

Un gentilhomme de mademoiselle de Mailly, du nombre des députés, avait ordre de remercier en particulier le comte de Canaple. Mademoiselle de Mailly, seigneur, ajouta-t-il, lorsqu’il eut rempli sa commission, vous prie de la voir aujourd’hui, s’il vous est possible. Ce sera tout à l’heure, répondit-il assez haut pour être entendu de madame de Granson ; et, s’acquittant tout de suite de ce qu’il devait aux députés, il sortit avec eux. M. de Vienne le laissa en liberté de faire une visite où il croyait que les témoins lui seraient importuns, et alla, suivant sa coutume, visiter les différents quartiers de la ville.

Madame de Granson avait besoin de la solitude où on la laissait ; elle ne pouvait plus soutenir la contrainte qu’elle s’était faite. À peine fut-elle seule, qu’elle entra dans un cabinet où elle s’enferma, et, se jetant sur un lit de repos, elle s’abandonna tout entière à sa douleur. Ce qu’elle venait de voir, ce qu’elle venait d’entendre, l’air satisfait que le comte de Canaple avait affecté, ne lui laissaient aucun doute sur la passion dont elle le croyait occupé.

Que ferai-je, disait-elle ? m’exposerai-je à le voir revenir avec cette joie qui insulte à ma honte ? recevrai-je des soins et des respects qu’il ne me rend que parce qu’il m’a offensée ? Plus il cherche à réparer, plus il croit le devoir ; plus il m’avertit de ce que je dois penser moi-même ! Que sais-je encore, si un sentiment délicat pour ce qu’il aime, si le désir de s’en rendre plus digne, n’est pas le seul motif qui lui fait chercher à être moins coupable avec moi ? Peut-être n’ai-je d’autre part à ses démarches, que d’être le jouet de sa fausse vertu, après l’avoir été de son caprice.

Malgré cette pensée, malgré le ressentiment qu’elle lui causait, elle ne pouvait s’empêcher de compter le temps que le comte de Canaple passait avec mademoiselle de Mailly. Son imagination lui représentait la douceur de leur entretien, et lui en faisait une peinture désespérante. Elle le voyait à ses genoux ; elle la voyait s’applaudir que la ville dût sa conservation au courage de son amant, et à la tendresse qu’il avait pour elle. Qu’elle est heureuse ! disait-elle ; elle peut aimer, elle le doit. Et moi je dois haïr ; et je suis assez lâche et assez malheureuse pour avoir peine à le vouloir ! S’il était tel que lorsque je l’ai connu ! s’il ne m’avait point offensée ! s’il n’aimait rien !… mais il m’a offensée ! mais il aime !

Tandis que madame de Grangon s’affligeait de la joie et des triomphes de mademoiselle de Mailly, M. de Canaple voyait couler les larmes qu’elle donnait à la mort de M. de Châlons, et n’avait plus la force de lui laisser des espérances qui lui paraissaient alors absolument fausses. Quoi ! lui disait-elle, je n’ai plus de ressource ! il est donc certain qu’il a péri ! hélas ! du moins s’il avait pu savoir tout ce qu’il m’a coûté, s’il savait que je ne renonçais à lui que pour lui-même ! Nous n’aurions jamais été l’un à l’autre, s’il avait vécu ; mais il vivrait, et il aurait vu que je n’aurais jamais été à personne. Vous êtes attendri, dit-elle au comte de Canaple, vous regrettez encore un ami que vous aimiez. Vous vous consolerez, ajouta-t-elle ; l’amitié se console ; et je ne me consolerai jamais. Mon parti est pris ; j’irai m’enfermer dans un lieu où je pleurerai seule, et où je m’assurerai de pleurer éternellement.

L’attachement que vous avez pour monsieur votre père, lui dit le comte de Canaple, mettra obstacle à votre résolution, et me rassure contre cet effet de votre douleur. Hélas ! reprit-elle, il a causé tout mon malheur ; je ne le lui reproche pas : il a été faible ; et ne l’est-on pas toujours quand on aime ! Que sais-je moi-même de quoi j’aurais été capable, si j’avais eu un amant moins vertueux ? mon cœur était entre ses mains.

M. de Canaple admirait une façon de penser si raisonnable et si peu ordinaire. Il s’affligeait avec mademoiselle de Mailly de la perte qu’elle pensait avoir faite, et s’affligeait aussi de ses propres maux. Croire être haï de ce qu’on aime, est une douleur peut-être plus insupportable que d’en pleurer la mort.

Les principaux habitants de Calais, qui l’avaient accompagné, l’attendaient pour le reconduire chez M. de Vienne. Sa marche, qui était une espèce de petit triomphe, fut interrompue par un habitant, nommé Eustache de Saint-Pierre, dont l’état ne paraissait pas au-dessus de celui d’un simple bourgeois, et qui, après avoir percé la foule, vint embrasser le comte de Canaple. Vous m’êtes donc rendu, mon cher fils, lui disait-il ! le ciel a été touché de mes larmes ; je vous revois, et vous êtes le libérateur de notre patrie ! Quel père, après avoir été si misérable, a jamais été si fortuné !

L’étonnement de M. de Canaple, qui ne comprenait rien à cette aventure, donna le temps à ce bonhomme, vénérable par ses cheveux blancs, de l’examiner plus à loisir ; et, se prosternant presque à ses pieds : Je vous demande pardon, monseigneur, lui dit-il ; une assez grande ressemblance a causé le manque de respect où je viens de tomber. Je ne le vois que trop ; vous n’êtes point mon fils ; je vous prie d’oublier que je vous ai donné un nom si peu digne de vous. Hélas ! ce moment vient de rouvrir mes plaies, que le temps commençait à fermer.

Le comte de Canaple, touché de son affliction, le releva avec bonté, et l’embrassa comme s’il avait été véritablement son père. Ne vous repentez point, lui dit-il, de m’avoir appelé votre fils : je veux à l’avenir vous en tenir lieu ; la nature n’aura pas mis en vain cette ressemblance entre nous ; et, l’embrassant de nouveau, il le congédia, et alla rejoindre M. de Vienne.

Madame de Granson ne parut point le reste de la journée. Cette continuation de rigueur désespérait le comte de Canaple. Il la trouvait si injuste, les services qu’il rendait si mal payés, qu’il y avait des moments où il se repentait presque de tout ce qu’il avait fait, et où il formait la résolution de fuir madame de Granson pour jamais.

Sans avoir déterminé ce qu’il devait faire, il partit de Calais. Mais le véritable amour se range toujours du parti de l’objet aimé. M. de Canaple se jugea bientôt coupable de l’injustice dont il accusait madame de Granson ; il trouvait des raisons pour justifier la conduite qu’elle avait alors, si différente de celle qu’elle avait eue à Paris. La présence de son mari l’avait obligée à des ménagements qui n’étaient plus nécessaires, et elle pouvait, en liberté, se livrer à toute son indignation. Plus la mort de son mari l’avait attendrie pour lui, plus elle devait sentir l’injure qui lui avait été faite.

À mesure que le dépit s’éteignait dans l’âme de M. de Canaple, il reprenait le désir d’approvisionner Calais. Ce qu’il avait déjà fait l’engageait à faire davantage. L’amour de sa propre gloire demandait de lui ce que son amour pour madame de Granson ordonnait.

Les moments étaient précieux : les Anglais pouvaient découvrir la manœuvre, et y mettre obstacle. Les matelots eurent ordre de préparer les petits bâtiments. Une tempête furieuse s’éleva, dans le temps qu’il fallut s’embarquer : les deux matelots représentèrent en vain au comte de Canaple la grandeur du péril ; la tempête, loin de le rebuter, lui donnait au contraire une nouvelle assurance de se dérober à la flotte ennemie.

Pendant vingt-quatre heures, que dura le trajet, ils furent cent fois près d’être submergés ; et, lorsque après des peines infinies ils eurent le bonheur d’aborder à Calais, les provisions se trouvèrent presque toutes gâtées par l’eau de la mer ; les bâtiments avaient besoin d’être réparés, pour pouvoir être remis à la mer. Pendant qu’on y travaillait, le roi d’Angleterre, averti qu’il était entré des munitions dans la place, fit construire, le long de la côte, plusieurs fortins, qui en défendaient l’entrée et la sortie. Il ne fut plus possible à M. de Canaple de suivre son projet ; enfermé dans la ville, hors d’état désormais de secourir madame de Granson, il ne lui resta que l’espérance de mourir du moins en la défendant.

M. de Mailly, dont la maison était voisine de la principale attaque, avait demandé à M. de Vienne de le recevoir dans le château, et M. de Canaple se trouva logé avec mademoiselle de Mailly. Malgré l’éloignement que madame de Granson avait pour elle, il était impossible qu’elles ne se vissent souvent. La tristesse où mademoiselle de Mailly était plongée convenait au sentiment que madame de Granson lui supposait, et la confirmait dans son opinion.

Mais cette tristesse était toujours la même : la présence de M. de Canaple laissait Mademoiselle de Mailly comme elle l’avait trouvée ; nul changement en elle, nul empressement de la part de l’un ni de l’autre de se voir et de se chercher ; enfin, rien de tout ce qui marque l’amour, et le fait si sûrement reconnaître. Madame de Granson faisait toutes ces remarques, et, sans le vouloir, elle en traitait moins mal M. de Canaple ; elle l’évitait pourtant toujours avec le même soin, mais non pas tout à fait avec la même disposition.

Cependant le découragement était général dans Calais ; les plus braves n’avaient plus la force de faire usage d’une bravoure qui ne pouvait que reculer de quelques jours leur perte ; il ne restait d’espérance que dans les efforts que Philippe se disposait à faire pour attaquer le camp des Anglais. Édouard, averti de ses desseins, ajoutait de nouvelles fortifications à son camp.

Milord d’Arondel eut ordre de marcher vers Hesdin, pour observer l’armée de Philippe. Il fallut obéir, quelque peine qu’il eût de s’éloigner, sans être instruit du sort de madame d’Arondel, dont M. de Châlons, qu’il croyait dans Calais, pouvait à tous moments lui donner des nouvelles. Son fils, encore entre les mains des femmes, n’était pas en état de le suivre, et il sentait vivement cette privation. Les soins qu’il prenait de cet enfant satisfaisaient en quelque sorte sa tendresse pour la mère. C’était à elle que s’adressaient les caresses qu’il lui faisait, et il croyait en recevoir de la mère, quand il en recevait de son enfant. Seulement il se reprochait quelquefois de goûter des douceurs qu’il ne partageait pas avec elle.

Après avoir mis auprès de ce fils ceux de ses domestiques en qui il avait le plus de confiance, il marcha à la tête d’un corps de quatre mille hommes. Philippe était parti d’Amiens où il avait assemblé son année, et s’était avancé jusqu’à Sangate ; il envoya de là les maréchaux de Saint-Venant et de Beaujeu reconnaître le camp des Anglais ; et, sur leur rapport, l’ayant jugé inattaquable, il fit offrir la bataille au roi d’Angleterre qui la refusa. N’ayant plus aucun moyen de secourir Calais, il se vit forcé de se retirer.

Milord d’Arondel donna avec sa petite troupe sur l’arrière-garde de l’armée française, enleva une partie du bagage, et fit plusieurs prisonniers. Cette expédition finie, il reprit le chemin du camp d’Édouard.

Un jour qu’il avait campé dans une plaine à l’entrée d’un bois, on vint l’avertir que quelques soldats, tentés par le butin, avaient entrepris de forcer une maison religieuse située au milieu de ce bois. Il y accourut aussitôt. Sa présence fit cesser le désordre, presque dans le moment qu’il avait commencé ; mais il fallut plus de temps pour rassurer des filles que l’habitude de vivre dans la solitude et dans la retraite rendait encore plus susceptibles de frayeur.

La porte de la maison, qui avait été forcée, donnait à Milord d’Arondel la liberté d’y entrer. Les religieuses, empressées de lui marquer leur reconnaissance, le menèrent dans un très grand enclos qui fournissait à leur nourriture et qui servait à leur promenade. En passant sur un petit pont rustique, pour traverser un ruisseau, il vit, du côté où il allait, une personne assise sur une pierre, dont la rêverie était si profonde, qu’elle ne s’aperçut que l’on venait à elle, que lorsqu’on en fut proche. Sans regarder ceux qui s’avançaient, elle se leva pour s’éloigner. Mais milord d’Arondel l’avait assez vue pour aller à elle, et la prendre entre ses bras avec les plus vifs transports de l’amour.

Reconnaissez-moi, ma chère Amélie, lui disait-il ; voyez celui que vous fuyez ; c’est moi, c’est un mari qui vous adore, que votre perte faisait mourir de douleur. La surprise, le trouble et la joie de madame d’Arondel faillirent à lui coûter la vie : elle resta sans connaissance dans les bras de son mari.

À la vue de cet accident, milord d’Arondel, saisi de crainte, hors de lui-même, demandait du secours à tout ce qui l’environnait. Il mit sa femme au bord du ruisseau, il lui en jetait de l’eau sur le visage, il la priait dans les termes les plus tendres de lui répondre ; mais tous ses soins étaient inutiles : elle ne revenait point.

On la porta dans une petite maison du jardinier, qui était proche. Après avoir employé tous les remèdes dont on put s’aviser, elle donna quelque marque de sentiment ; ses yeux s’ouvrirent quelque temps après, et cherchèrent milord d’Arondel. Il était à genoux auprès d’elle, la bouche collée sur une de ses mains. Madame d’Arondel le regarda quelque temps, et, lui jetant au cou le bras qui lui restait libre, demeura dans cette situation.

Le saisissement où ils étaient l’un et l’autre, ne leur permit pas sitôt de parler ; leurs regards se confondaient et se disaient tout ce qu’ils ne pouvaient se dire. Madame d’Arondel prenait les mains de son mari, qu’elle baisait à son tour. À ces premiers moments succédèrent mille questions, toujours interrompues par de nouveaux témoignages de tendresse.

Il fallut songer à mettre madame d’Arondel dans un lieu où elle pût passer la nuit avec moins d’incommodité : elle aurait pu entrer dans le couvent ; mais milord d’Arondel ne pouvait pas l’y suivre : et le moyen de la quitter ! Il fit venir en diligence un chariot pour la mener à un bourg voisin. Pendant toute la route, occupé de mille soins dont elle était l’objet, il marcha toujours au côté du chariot.

Madame d’Arondel, qu’on avait mise au lit en arrivant, parut mieux d’abord ; mais la fièvre lui prit la même nuit, et redoubla les jours suivants. Le désir de la secourir soutenait milord d’Arondel et l’empêchait de succomber à l’excès de sa douleur : toujours les yeux attachés sur elle, toujours dans la plus vive émotion de crainte et d’espérance, il ne quittait pas le chevet de son lit. La fièvre augmenta considérablement, et la malade ne laissait aucun espoir de guérison.

Son état ne pouvait être caché à milord d’Arondel ; plus mort que vif, suffoqué par des larmes et des sanglots qu’il tachait de retenir, il voulut, pour soulager le mal que madame d’Arondel souffrait à la tête, y porter la main ; elle prit cette main, la baisa, et la remit sur son front.

Quelques moments après, s’étant aperçue que milord d’Arondel pleurait, et voulait se cacher : Laissez-moi voir vos pleurs, lui dit-elle, en se levant un peu sur son séant, et en le regardant avec des yeux qui, tout mourants qu’ils étaient, conservaient leur beauté, laissez-moi jouir du plaisir d’être si parfaitement aimée. Hélas ! je crains de n’avoir plus que quelques moments à en jouir ; la mort va peut-être nous séparer. Mes larmes coulent aussi bien que les vôtres, continua-t-elle. La vie est bien chère, quand on y tient par les plus forts liens de l’amour. Non, s’écria milord d’Arondel, le ciel aura pitié de moi : vous ne mourrez point, ou je mourrai avec vous.

Si je pouvais, reprit madame d’Arondel, remettre entre vos bras un fils que nous avions, je mourrais avec moins de regret ; mais, malgré mes soins et mes prières, il m’a été enlevé, et nous l’avons perdu pour toujours. Non, ma chère Amélie, il n’est point perdu ; vous l’auriez déjà auprès de vous, si je n’avais craint de vous donner une trop grande émotion. Vous ne savez pas, lui dit-elle en le regardant de la manière la plus tendre, combien vous êtes aimé ; mon fils, sans vous, serait tout pour moi ; avec vous, il n’est que mon fils. S’il est possible, donnez-moi la consolation de l’embrasser.

Milord d’Arondel, qui avait eu soin de faire venir son fils aussitôt qu’il avait retrouvé madame d’Arondel, ordonna qu’on allât le chercher. Elle se trouva, en le voyant, plus sensible qu’elle n’avait pensé. Elle voulut l’avoir auprès d’elle ; elle ne cessait de lui faire des caresses. Tu m’as causé bien des malheurs, lui disait-elle en l’embrassant ; mais je ne t’en aime pas moins. Comment ne l’aimerais-je pas, ajoutait-elle, en s’adressant à milord d’Arondel ! c’est notre fils, c’est un lien de plus qui nous unit.

Soit que la joie fît une prompte révolution sur madame d’Arondel, soit que sa maladie fût à son dernier période, elle se trouva considérablement mieux dès la même nuit : la fièvre la quitta peu de jours après. Ce ne fut qu’alors que M. d’Arondel lui conta ce qu’il avait appris de Saint-Val, et la façon presque miraculeuse dont leur fils avait été retrouvé. Mais, ajouta-t-il, quels moyens a-t-on employés pour vous dérober si entièrement la connaissance de tout ce qui se passait dans votre patrie ?

Vous savez, lui répondit-elle, que je fus remise dans le couvent aussitôt après que je fus accouchée. Tout commerce me fut interdit. Saint-Val, chargé par madame de Mailly de m’ordonner de prendre le voile, fut le seul à qui j’eus la liberté de parler. Ma santé était si mauvaise, que les religieuses elles-mêmes déclarèrent qu’elles ne me recevraient que lorsque je serais rétablie. Je vécus de cette sorte, soutenue par la seule confiance que j’avais en vous, quand madame de Mailly, dont depuis longtemps je n’avais eu aucune nouvelle, entra dans ma chambre.

Un chariot, me dit-elle d’un ton aigre et menaçant, vous attend à la porte, et a ordre de vous conduire dans une maison que je vous ai choisie. Partez tout à l’heure, et rendez-moi grâce de vous ôter d’un lieu où votre honte ne serait pas toujours cachée. Vous connaissez ma timidité, poursuivit madame d’Arondel ; d’ailleurs, qu’aurais-je fait pour me défendre ? je ne sus qu’obéir.

On m’ôta généralement tout ce que j’avais, dans la crainte que j’en pusse tirer quelque secours. Par bonheur, vos lettres et votre portrait, que je tenais toujours cachés sur moi, me demeurèrent, et ont fait, dans ma solitude, mon unique consolation.

Une femme et un homme que je ne connaissais point m’attendaient dans le chariot. Je fus menée et observée pendant la route, avec autant d’attention que si j’avais été prisonnière d’état. Ma douceur et ma complaisance ne purent rien gagner sur l’esprit de mes conducteurs ; ils me traitaient avec tant d’inhumanité, que ce fut une espèce de soulagement pour moi quand je me trouvai dans la maison où vous m’avez vue. Mais, lorsque je fus instruite de la règle qui s’y observait, que je sus qu’on y vivait dans un entier oubli du monde, que je n’entendrais jamais parler de personne, et que personne n’entendrait jamais parler de moi, je crus être dans le tombeau.

La mort même des parents de ces bonnes filles ne leur est annoncée qu’en général. Combien de larmes ces sortes de nouvelles m’ont-elles fait répandre, quoiqu’elles ne pussent point vous regarder ! Elles me remplissaient l’esprit des idées les plus funestes. L’ignorance où j’étais, et où je devais toujours être de votre sort, me causait des alarmes continuelles.

Je n’envisageais d’autre fin à mes peines que celle de ma vie, et je ne voulais point cependant m’engager : c’eût été cesser d’être à vous, c’eût été m’ôter le nom de votre femme. Ce nom, quoique je susse seule qu’il m’était dû, me consolait.

J’allais presque tous les jours rêver dans l’endroit où vous me trouvâtes. La solitude et le silence augmentaient ma mélancolie ; je m’en remplissais le cœur ; je relisais vos lettres ; je regardais votre portrait et je pleurais. Ma santé, qui s’affaiblissait tous les jours, me donnait l’espérance d’une mort prochaine.

Madame d’Arondel, attendrie par des souvenirs si douloureux, n’eut pas la force d’en dire davantage. Milord d’Arondel, pénétré jusqu’au fond du cœur, lui répétait ce qu’il lui avait dit mille fois, que son sang, sa vie ne paieraient pas la moindre des peines qu’elle avait souffertes pour lui.

Il ne pouvait se résoudre à la quitter. Mais toujours occupée de l’intérêt et de l’honneur de son mari, elle l’obligea de retourner au siège de Calais, où il avait renvoyé les troupes sous la conduite du comte de Northampton. Que ne lui dit-il point en la quittant ! combien de précautions pour être informé de ses nouvelles ! il eût voulu en avoir à tous les instants.

Le roi d’Angleterre le chargea à son arrivée d’aller, avec M. de Mauny, parler à M. de Vienne qui, du haut des murailles, avait fait signe qu’il avait quelque chose à dire. La retraite de Philippe ne laissant plus d’espérance de secours à ce brave capitaine, il n’avait pu refuser aux habitants de la ville et à la garnison de demander à capituler.

Messeigneurs, dit-il à milord d’Arondel et à M. de Mauny, le roi mon maître m’avait confié cette place ; il y a près d’un an que vous m’y assiégez ; j’ai fait mon devoir aussi bien que ceux qui y sont renfermés avec moi ; la disette et le manque de secours nous contraignent de nous rendre ; mais nous nous ensevelirons sous les ruines de ces murailles, si on ne nous accorde pas des conditions qui mettent nos vies, nos libertés et notre honneur en sûreté.

M. de Mauny, instruit des intentions d’Édouard, et plus disposé par son caractère que milord d’Arondel, à s’acquitter de la commission dont il les avait chargés, déclara que le roi ne les recevrait à aucune composition, qu’il voulait être maître de leur faire éprouver tel châtiment qu’il jugerait à propos. M. de Vienne répondit avec beaucoup de fermeté que les habitants et lui sauraient mourir les armes à la main ; mais qu’il croyait le roi d’Angleterre trop prudent et trop généreux pour réduire de braves gens au désespoir.

De retour au camp, milord d’Arondel et M. de Mauny mirent tout en usage pour fléchir la colère de leur maître ; ils lui représentèrent avec force que la sévérité dont il voulait user envers les assiégés pourrait être d’une dangereuse conséquence, et donner droit à Philippe de l’imiter. Je veux bien, leur dit Édouard, après avoir rêvé quelque temps, accorder au gouverneur la grâce qu’il demande, à condition que six bourgeois, natifs de Calais, me seront livrés la corde au cou pour périr par la main du bourreau. Il faut que leur supplice effraie les villes qui, à l’exemple de celle-ci, voudraient me résister. Milord d’Arondel et M. de Mauny furent contraints de porter cette terrible réponse à M. de Vienne.

Avant que d’assembler le peuple, il alla dans l’appartement de madame de Granson, suivi du comte de Canaple, qu’il avait prié de l’accompagner. Il faut, ma chère fille, lui dit-il en l’embrassant, nous séparer ; je vais exposer au peuple la réponse d’Édouard, et, au défaut des six victimes qu’il demande, et que je ne pourrai lui donner, j’irai lui porter ma tête ; peut-être se laissera-t-il fléchir : peut-être préviendrai-je le malheur de cette ville et le votre : ma mort me sauvera du moins de la honte et de la douleur d’en être témoin. Si je suis écouté, votre retraite est libre ; et, si je péris sans vous sauver, je demande à M. de Canaple, dont je connais la valeur, de mettre tout en usage pour vous garantir de la fureur du vainqueur. J’espère qu’à la faveur du tumulte et du désordre, il ne vous sera pas impossible de vous échapper dans une barque de pêcheur.

Quoi ! mon père, s’écria madame de Granson, en le serrant entre ses bras, et en le mouillant de ses larmes, vous voulez mourir, et vous prenez des précautions pour conserver ma vie ! Croyez-vous donc que je veuille, et que je puisse vous survivre ? Le moment où vous sortirez de cette malheureuse ville sera le moment de ma mort.

Le comte de Canaple, aussi pénétré que M. de Vienne et madame de Granson, les regardait l’un et l’autre, et gardait le silence, lorsque madame de Granson, levant sur lui des yeux grossis par les pleurs : Songez à vous, monsieur, lui dit-elle ; je n’ai besoin d’aucun autre secours que de mon désespoir. Non, madame, lui dit-il, vous n’aurez point recours à un si affreux remède ; et, si M. de Vienne veut différer l’assemblée jusqu’à demain, j’espère beaucoup d’un projet que je viens de former.

M. de Vienne, quoique très persuadé du courage et de la capacité de M. de Canaple, ne s’en promettait cependant aucun succès. Madame de Granson, au contraire, se laissait aller à quelque espérance.

M. de Canaple alla, après les avoir quittés, chez Eustache de Saint-Pierre, le même qui l’avait pris pour son fils. Je viens vous demander, lui dit-il, de m’avouer pour ce fils avec lequel vous m’avez trouvé une si grande ressemblance. J’ai besoin de son nom, pour être accepté par les députés d’Édouard, qui veut que six citoyens de Calais lui soient abandonnés, et qui ne pardonne au reste de la ville qu’à ce prix.

Eustache avait une fermeté d’âme, une élévation d’esprit et de sentiments bien au-dessus de sa naissance, et rares même dans les conditions les plus élevées. L’honneur que vous me faites, seigneur, dit-il au comte de Canaple, m’instruit de ce que je dois faire moi-même. Je me montrerai, si je puis, digne d’avoir un fils tel que vous ; nous irons ensemble nous offrir pour premières victimes.

Le lendemain, le peuple fut assemblé par M. de Vienne ; on n’entendait que cris, que soupirs, que gémissements dans toute cette multitude consternée : la certitude de la mort inévitable, quelque parti qu’ils prissent, ne donnait à personne le courage de mourir du moins utilement pour sa patrie.

Quoi ! dit alors Eustache de Saint-Pierre, en se montrant à l’assemblée ! cette mort, que nous affrontons depuis un an, est-elle devenue plus redoutable aujourd’hui ? Quel est donc notre espoir ? Échapperons-nous à la barbarie du vainqueur ? Non. Nous mourrons, et nous mourrons honteusement, après avoir vu nos femmes et nos enfants livrés à la mort ou à la dernière des ignominies.

L’horreur qui régnait dans l’assemblée, redoubla encore à cette affreuse peinture. Eustache, interrompu par de nouveaux cris et de nouveaux gémissements, poursuivit enfin : mais pourquoi de vains discours, quand il faut des exemples ? Je donne, pour le salut de mes concitoyens, ma vie et celle de mon fils. Quoiqu’il ne paraisse pas avec moi, il nous joindra à la porte de la ville.

Quelque admiration que la vertu d’Eustache fît naître, il semblait que le ciel, pour le récompenser, voulait que sa famille fournît seule des exemples de courage. Jean d’Aire, Jacques de Wuisant, et Pierre, son frère, tous proches parents d’Eustache, se présentèrent.

Le nombre n’était pas encore complet. M. de Vienne, employa, pour y être reçu, les mêmes soins et la même industrie que d’autres auraient mis en œuvre pour s’en exempter. Mais les députés, pleins de respect et de vénération pour une vertu si héroïque, loin de l’écouter, s’appuyèrent sur les ordres d’Édouard, et déclarèrent qu’ils ne pouvaient les changer.

Madame de Granson, instruite de tout ce qui se passait, ne voyait que des abîmes. Ce n’était qu’en exécutant les conditions imposées que la vie de ce père si cher pouvait être en sûreté ; ce n’était qu’à ce prix qu’elle pouvait elle-même se sauver de la fureur du soldat victorieux. Que faisait M. de Canaple ? qu’étaient devenues les espérances qu’il avait données ? pourquoi ne paraissait-il point ? avait-il cessé d’être généreux ? Ce malheur me manquait, disait-elle ! il faut, pour mettre le comble à ma honte, qu’il soit même indigne de l’estime que j’avais pour lui, de cette estime que je me reprochais, et que j’étais pourtant bien aise de lui devoir !

Mademoiselle de Mailly qui, depuis qu’elle logeait dans le château, était dans l’habitude de voir madame de Granson, vint s’affliger avec elle. La mort n’était point ce qu’elle craignait ; depuis qu’elle avait perdu M. de Châlons, elle la regardait comme un bien ; des malheurs mille fois plus grands que la mort faisaient couler ses larmes.

Un grand bruit qu’elles entendirent, interrompit cette triste occupation. Comme tout était à craindre dans la situation où étaient les choses, elles s’avancèrent l’une et l’autre avec précipitation à une fenêtre qui donnait sur la place ; elles ne virent d’abord que beaucoup de monde assemblé, et n’entendirent qu’un bruit confus. Mais, à mesure que les objets s’approchaient, elles distinguèrent cinq hommes qui avaient la corde au cou ; la multitude les suivait ; tous voulaient les voir ; tous voulaient leur dire un dernier adieu ; tout retentissait de leurs louanges, et tout était en pleurs. Madame de Granson et mademoiselle de Mailly étaient pénétrées d’un spectacle si touchant : la pitié que leur inspiraient ces malheureux augmentait encore par la fermeté avec laquelle ils allaient à la mort.

Un d’entre eux, malgré le triste équipage où il était, se faisait distinguer par sa bonne mine, par une démarche plus fière et plus assurée, et attirait sur lui tous les regards. Mademoiselle de Mailly eut à peine jeté les yeux sur lui, que, poussant un grand cri, elle tomba évanouie.

Madame de Granson, étonnée et surprise de cet accident qu’elle ne savait à quoi attribuer, appela du secours. On porta mademoiselle de Mailly dans son lit, où elle fut encore longtemps sans reprendre connaissance ; elle ouvrit enfin les yeux, et, repoussant ceux qui voulaient la secourir : Laissez-moi, disait-elle, laissez-moi mourir : c’est prolonger mon supplice, que de prolonger ma vie. Dieu ! ajoutait-elle, que viens-je de voir ! Il vit, et sa vie rend ma douleur plus amère ; elle ne lui est donc rendue, que pour la perdre sous la main d’un bourreau.

Je vous demande pardon, mon père, dit-elle à M. de Mailly qui était accouru au bruit de son accident, je vous demande pardon de mon désespoir ; mais pourriez-vous le condamner ? Ce Châlons que vous m’aviez permis d’aimer, que vous m’aviez destiné, que vous m’avez ôté, va périr pour vous et pour moi. Je l’ai reconnu ; il est déjà, dans cet affreux moment, au pouvoir de ce barbare ! Que ne peut-il savoir que ma mort suivra la sienne ? Ne me regrettez point, mon père ; laissez-moi mourir sans vous avoir offensé ; que sais-je où me conduirait l’excès de ma douleur ! Un second évanouissement qui la reprit alors, beaucoup plus long que le premier, fit craindre qu’elle n’eût expiré. M. de Mailly tenait sa fille entre ses bras, et il semblait que lui-même allait expirer aussi.

Madame de Granson, dont les soupçons étaient déjà fort diminués, pleinement éclaircie par ce qu’elle entendait, sentait, à mesure que la jalousie s’éteignait dans son cœur, renaître son amitié pour mademoiselle de Mailly ; et, malgré le pitoyable état où elle la voyait, elle ne laissait pas de lui porter envie. Elle est aimée, disait-elle, elle a osé aimer, elle reçoit de ce qu’elle aime la plus grande marque d’amour qu’on puisse recevoir ; et moi, je n’ai reçu que des outrages, voilà le prix de ma faiblesse.

M. de Vienne, qui ne paraissait point, donna encore à madame de Granson une autre douleur. Elle sortit de chez mademoiselle de Mailly pour aller chercher son père, quand elle apprit, par un homme à lui, qu’il était en otage entre les mains de milord Montaigu, et qu’il ne serait libre, que lorsque les citoyens sur lesquels Édouard voulait exercer sa vengeance auraient subi le supplice auquel ils étaient condamnés.

Un écuyer du comte de Canaple lui remit en même temps une lettre dont il était chargé. La consternation où il paraissait la jeta elle-même dans le plus grand trouble. Elle prit et ouvrit cette lettre d’une main tremblante, et lut ce qui suit avec un saisissement qui augmentait à chaque ligne.

« Ce n’est que dans ce moment où je vais à la mort, que j’ose vous dire pour la première fois que je vous aime. Vous ne l’avez pas ignoré, madame ; vos rigueurs me l’ont appris depuis longtemps ; mais avez-vous bien connu quelle est cette passion que vous m’avez inspirée ? avez-vous cru que mon cœur ne demandait, ne voulait que le vôtre ; que vous pouviez d’un mot, d’un regard, faire mon bonheur ? Voilà, madame, cet homme que vous avez accablé de tant de haine. Je ne me suis jamais permis de vous parler ; je me suis imposé des lois aussi sévères que celles que vous m’auriez imposées vous-même ; je me suis rendu aussi malheureux que vous vouliez que je le fusse. J’avais espéré qu’une conduite si soumise vous apprendrait enfin que la fortune seule avait pu me rendre criminel. Je vous l’avouerai encore, madame, je me suis flatté quelquefois que la bienséance et le devoir étaient plus contre moi que vous-même. Vous m’avez enlevé cette illusion qui m’était si chère, qui soutenait ma vie. Le changement de votre condition a rendu la mienne encore plus misérable. Vous m’avez fui ; vous avez rejeté mes soins avec une nouvelle rigueur ; nulle espérance ne me reste : il faut mettre fin à tant de peines ; il faut cesser de vous être odieux, en cessant de vivre. J’emporterai du moins la consolation de vous avoir donné, jusqu’au dernier moment, des marques du respect extrême qui a toujours accompagné mon amour. C’est sous un nom supposé que je me présente à la mort. Vous seule serez instruite de ma destinée ; vous seule, madame, dans le monde, saurez que je meurs pour vous. »

Quel sentiment, quelle tendresse la lecture de cette lettre ne produisit-elle point ! Cet homme pour lequel madame de Granson avait eu dès le premier moment une inclination si naturelle, dont elle n’avait point cru être aimée, donnait sa vie pour la sauver ; cet homme avait la passion la plus véritable et la plus flatteuse. La joie d’être si parfaitement aimée se faisait sentir dans son cœur à travers la douleur et la pitié. Plus M. de Canaple croyait être haï, plus il lui semblait digne de sa tendresse. Tout lui parut possible, tout lui parut légitime pour l’arracher à la mort.

Allez, je vous prie, allez, dit-elle à celui qui lui avait rendu cette lettre, me chercher un habit d’homme, et préparez-vous à me suivre au camp : le salut de votre maître dépend peut-être de votre diligence. Pendant le peu de temps qui s’écoula jusqu’au retour de cet homme, M. de Canaple expirant sous les coups d’un bourreau se présentait sans cesse aux yeux de madame de Granson, et la faisait presque mourir à tous les instants.

La détention de M. de Vienne lui donnait la liberté de sortir de la ville sans obstacle. Malgré sa délicatesse naturelle, elle marchait avec tant de vitesse, qu’elle laissait bien loin derrière elle celui qu’elle avait pris pour la conduire : mais ce n’était point encore assez au gré de son impatience ; elle se reprochait son défaut de force ; elle tremblait de n’arriver pas assez promptement.

Lorsqu’elle eut atteint les premières gardes, un soldat, trompé par ses habits, la prit pour un homme, et voulut l’arrêter ; mais un officier, touché de sa physionomie, l’arracha des mains du soldat, et la conduisit à la tente du roi, à qui elle assurait qu’elle avait un secret important à révéler.

Seigneur, lui dit-elle, en se prosternant à ses pieds, je viens vous demander la mort ; je viens vous apporter une tête coupable, et sauver une tête innocente. J’étais du nombre des citoyens qui doivent périr pour le salut de tous ; un étranger, par une pitié injurieuse pour moi, veut m’enlever cette gloire, et a pris mon nom.

Édouard, avec toutes les qualités qui font les héros, n’était pas exempt des faiblesses de l’orgueil. La démarche de madame de Granson, en lui rappelant la cruauté où il s’était abandonné, l’irritait encore ; et, la regardant avec des yeux pleins de colère : Avez-vous cru, lui dit-il, désarmer ma vengeance, en venant la braver ? Vous mourrez, puisque vous voulez mourir ; et cet audacieux, qui a osé me tromper, mourra avec vous.

Ah ! seigneur, s’écria madame de Granson, ordonnez du moins que je meure le premier ! et, se traînant aux genoux de la reine qui entrait dans ce moment dans la tente du roi : Ah ! madame ! ayez pitié de moi ! obtenez cette faible grâce. Suis-je assez coupable pour être condamné au plus cruel supplice, pour voir mourir celui qui ne meurt que pour me sauver !

Sa fermeté l’abandonna, en prononçant ces paroles ; elle ne put retenir quelques larmes. La reine, déjà touchée du sort de ces malheureux, et qui venait dans le dessein d’obtenir leur pardon, fut attendrie encore par le discours et par l’action de madame de Granson, et se déclara tout à fait en leur faveur. La gloire qu’elle avait acquise par le gain de plusieurs batailles, et par la prise[1] du roi d’Écosse, la mettait en droit de tout demander ; mais Édouard, toujours inflexible, ne répondit qu’en ordonnant à un officier de ses gardes de faire hâter le supplice des prisonniers.

Cet ordre, qui ne laissait plus d’espérance à madame de Granson, rappela tout son courage. Se relevant des genoux de la reine où elle était encore, et regardant Édouard avec une fierté mêlée d’indignation : Hâtez-vous donc aussi, dit-elle, de me tenir parole, et faites-moi conduire à la mort : mais sachez que vous allez verser un sang assez illustre pour trouver des vengeurs.

La grandeur d’âme a des droits sur le cœur des héros qu’elle ne perd jamais. Édouard, malgré sa colère, ne put refuser son admiration à madame de Granson. Plus touché de la fermeté avec laquelle elle continuait de demander la mort, qu’il ne l’avait été de sa douleur, et les dernières paroles qu’elle venait de lui dire lui faisant soupçonner quelque chose d’extraordinaire dans cette aventure qui méritait d’être éclairci, il fit signe à ceux qui étaient dans sa tente de se retirer. Votre vie, lui dit-il alors, et celle de vos concitoyens vont dépendre de votre sincérité. Quel motif assez puissant vous a déterminé à l’action que vous venez de faire ?

La vie, sire, me coûterait moins à perdre, répondit-elle, que l’aveu que votre majesté exige ; mais l’intérêt d’une vie bien plus chère que la mienne triomphe de ma répugnance. Vous voyez à vos pieds une femme qui a été assez faible pour aimer, et qui a eu assez de force pour cacher qu’elle aimait. Mon amant, persuadé qu’il était haï, a eu cependant assez de générosité et de passion pour sacrifier sa vie à la conservation de la mienne. Une action si tendre, si généreuse, a fait sur mon cœur toute son impression. J’ai cru, à mon tour, lui devoir le même sacrifice ; et ma reconnaissance et ma tendresse m’ont conduite ici.

Mais, dit la reine, pourquoi tant de contrainte ? Car je suppose que vous êtes libre, et que votre inclination est permise. Je n’ai pas toujours été libre, madame, répondit madame de Granson ; et depuis que je le suis, il fallait une action aussi extraordinaire pour m’arracher l’aveu de ma faiblesse.

Quel est donc cet homme, reprit Édouard, qui a tant fait pour vous ? et qui êtes-vous vous-même ? Ma démarche, sire, répondit-elle avec une contenance qui marquait sa confusion, devrait me faire cacher à jamais mon nom. J’avoue, cependant, qu’il m’en coûte moins de dire à votre Majesté que je suis la fille du gouverneur de Calais, que de nommer M. de Canaple.

Édouard ne put tenir davantage. Pressé par ses propres sentiments, et déterminé par les instances de la reine, il ordonna à milord d’Arondel et à M. de Mauny, qu’il fit appeler, d’aller chercher les prisonniers, et de les lui amener. Ces deux seigneurs se hâtèrent d’exécuter un ordre qu’ils recevaient avec tant de plaisir.

Deux des six, déjà sur l’échafaud, voyaient sans aucune altération les apprêts de leur supplice ; et, quoiqu’ils s’embrassassent tendrement, c’était sans faiblesse. Milord d’Arondel, qui les vit de loin, cria : Grâce ! grâce ! alla à eux avec promptitude, et reconnut avec la plus grande surprise M. de Châlons.

En croirai-je mes yeux, lui dit-il en l’embrassant ? Est-ce vous que je vois ? est-ce M. de Châlons que je viens d’arracher des mains d’un bourreau ? Par quelle étrange aventure un homme tel que vous se trouve-t-il ici ? Je n’y suis pas seul, répondit M. de Châlons ; M. de Canaple, que vous voyez, a fait ce que j’ai fait, et ce que vous auriez fait vous-même dans les circonstances où nous nous sommes trouvés.

Milord d’Arondel, au nom de M. de Canaple, le salua avec toute sorte de marques de considération. Éloignons-nous promptement, leur dit-il, d’un lieu où je rougis pour ma nation que vous ayez pu être conduits, et venez chez le roi, où nous avons ordre de vous mener.

M. de Châlons lui conta, en y allant, que ce n’était que depuis deux jours qu’il avait pu entrer dans Calais. Pardonnez-moi, milord, de n’avoir pas rempli vos intentions, et de n’avoir songé, dans ce moment, qu’à sauver mademoiselle de Mailly. Je n’ai plus rien à demander à votre amitié, répliqua milord d’Arondel : je suis réuni à madame d’Arondel ; il ne me reste de souhaits à faire que pour votre bonheur ; et, se tournant vers M. de Canaple : Je n’aurais guère moins d’empressement, lui dit-il, de contribuer au vôtre. M. de Châlons voudra bien vous assurer que vous pouvez compter sur moi.

Ils se trouvèrent alors si près de la tente du roi, que M. de Canaple n’eut presque pas le temps de répondre à des offres si obligeantes. Milord d’Arondel entra pour informer le roi du nom des prisonniers.

Madame de Granson n’eut pas plutôt entendu nommer M. de Canaple, que se mettant de nouveau aux genoux de la reine : Ah ! madame, lui dit-elle, accordez-moi la grâce de me retirer ; je ne puis soutenir la honte qui m’accable, et l’indécence de l’habit que je porte. Vous craignez, répondit la reine qui avait remarqué son trouble au nom de M. de Canaple, la vue d’un homme pour qui vous avez voulu mourir !

Le sacrifice de la vie, madame, répondit madame de Granson, n’est pas toujours le plus difficile. Vos sentiments sont si honnêtes, dit la reine, qu’ils m’inspirent autant d’estime pour vous, que vous m’avez d’abord inspiré de pitié ; je veux que vous soyez heureuse, et je vous promets d’y travailler. Allez, suivez madame de Warwick, elle aura soin de vous donner les choses qui vous sont nécessaires.

J’ose encore, madame, demander une grâce à votre Majesté, répliqua madame de Granson : mon père pleure ceux que votre bonté a sauvés ; daignez ordonner qu’on aille sécher ses larmes. Vous serez satisfaite, lui dit la reine en la congédiant.

M. de Canaple et M. de Châlons furent ensuite introduits. Je ne croyais pas, leur dit le roi, avoir sauvé la vie à des ennemis si dangereux. Je sais que le courage de l’un et de l’autre a retardé plus d’une fois mes victoires. Daignez, sire, répondit M. de Canaple, ne pas rappeler des choses dont les bontés de votre Majesté nous feraient repentir, s’il était possible de se repentir d’avoir fait son devoir. Peut-être, lui dit Édouard en souriant, pourrais-je mettre votre vertu à des épreuves plus dangereuses. Allez, sous la conduite de milord d’Arondel, chez M. de Warwick faire vos remerciements à la personne à qui vous devez véritablement la vie.

Le comte de Canaple, à qui il n’était pas permis de questionner le roi, ne fut pas plutôt hors de sa présence, qu’il demanda à milord d’Arondel, avec un empressement et un trouble dont il ne démêlait pas la cause, l’éclaircissement de ce que ce prince venait de dire. Je sais, lui dit milord d’Arondel, qu’un jeune homme, d’une extrême beauté, que je viens de voir aux pieds de la reine, est venu demander au roi de mourir pour vous… Ah ! milord, s’écria le comte de Canaple, qui n’osait croire ce qui lui venait dans l’esprit, je mourrai si vous n’avez la bonté de satisfaire mon impatience. Vous n’aurez pas longtemps à attendre, lui dit milord d’Arondel, nous voici chez madame de Warwick, où j’ai ordre de vous mener, et où je vous laisse.

Madame de Granson était seule avec une femme que madame de Warwick lui avait donnée pour la servir, lorsque M. de Canaple entra. Quoi ! madame, s’écria-t-il en allant à elle avec beaucoup de précipitation, et en se jetant à ses pieds, c’est vous ! c’est vous, madame ! l’univers entier serait-il digne de ce que vous avez fait !

Madame de Granson, mille fois plus interdite et plus embarrassée qu’elle ne l’avait encore été, baissait les yeux, gardait le silence, et tachait de se dérober aux empressements du comte de Canaple. Daignez me regarder un moment, madame, lui dit-il ; pourquoi me sauver la vie, si vous voulez que je sois toujours misérable ?

Puisqu’il fallait mourir pour sauver mon père, lui dit-elle enfin, c’était à moi de mourir. Ah ! madame, répondit-il pénétré de douleur, que me faites-vous envisager ? ce n’est donc que le devoir qui vous a conduite ici ? et comment ai-je pu penser un moment le contraire ? il vous en coûtait donc moins de renoncer à la vie, que de devoir quelque chose à ma mémoire ! Vous ne le croyez pas, lui dit madame de Granson, en le regardant avec des yeux pleins de douceur ; et peut-être aurais-je besoin de me justifier auprès de vous de ce que je fais pour vous !

Vous justifier, vous, madame, répliqua M. de Canaple avec beaucoup de vivacité ! De grâce, finissons cette conversation, lui dit-elle ; vos plaintes seraient injustes, et votre reconnaissance me donne trop de confusion. Quelle contrainte m’imposez-vous, madame, répliqua M. de Canaple ! Lisez du moins dans mon cœur, lisez ce que vous ne voulez pas entendre, et que je vous dirais avec tant de plaisir.

M. de Châlons, empressé de voir madame de Granson pour savoir des nouvelles de Mademoiselle de Mailly, entra dans la chambre dans ce même temps avec M. d’Arondel qu’il avait ramené. Le premier mouvement de madame de Granson fut de se lever pour sortir. Elle ne pouvait s’accoutumer à ce qu’elle avait fait, et aurait voulu se dérober à tous les yeux ; mais M. de Châlons la pria avec tant d’instance de rester, qu’elle fut forcée d’y consentir. Pour excuser peut-être la démarche qu’elle avait faite, elle se mit à lui raconter la douleur de mademoiselle de Mailly, lorsqu’elle l’avait reconnu.

Le plaisir d’être aimé, quelque sensible qu’il soit, ne l’emporte pas sur l’intérêt de ce qu’on aime. M. de Châlons ne vit, ne sentit que la peine de mademoiselle de Mailly. Il priait madame de Granson de ne pas différer un moment son retour à Calais. Elle se serait rendue avec joie à ce qu’il désirait ; mais il fallait la permission de la reine. Milord d’Arondel, sûr des bontés de cette princesse, se chargea de l’obtenir.

Tandis qu’il était allé la lui demander, M. de Châlons rendait compte à madame de Granson de ce qui le regardait, et lui apprenait les raisons qui avaient engagé M. de Canaple de voir mademoiselle de Mailly avec tant d’assiduité. Il ne devait rester aucun doute à madame de Granson ; mais on n’a jamais trop de sûreté sur ce qui intéresse vivement le cœur ; aussi l’écoutait-elle avec beaucoup d’attention et de plaisir. Pour M. de Canaple, uniquement occupé de la voir, de l’entendre, de l’admirer, il ne prenait que peu de part à la conversation.

La présence de M. de Vienne, que milord d’Arondel avait trouvé chez la reine, et qui parut alors, vint le tirer de cet état heureux, et lui donner une inquiétude et un trouble comparable au plus grand qu’il eût jamais éprouvé. Ce moment allait décider de son sort.

Madame de Granson, dès qu’elle aperçut son père, alla se jeter à ses genoux, si pleine de crainte et de confusion, qu’il ne lui fut pas possible de prononcer une parole ; mais les larmes qu’elle répandait sur les mains de M. de Vienne parlaient pour elle.

Je ne vous fais aucun reproche, ma chère fille, lui dit-il en l’embrassant ; le succès de votre entreprise l’a justifiée. Je me plains seulement de M. de Canaple, qui voulait me dérober, et à toute la terre, la connaissance d’une action aussi généreuse que la sienne, et qui m’a laissé ignorer des sentiments que je lui ai souhaités plus d’une fois. Il eût fallu, monsieur, pour prendre la liberté de vous parler, répliqua M. de Canaple, en être avoué, et je n’oserais même parler aujourd’hui.

Je crois pourtant, dit M. de Vienne, que je ne ferai pas un usage tyrannique de mon pouvoir, en ordonnant à ma fille de vous regarder comme un homme qui sera dans peu son mari. Ah ! monsieur, s’écria M. de Canaple, quelle reconnaissance pourra jamais m’acquitter envers vous ! Consentirez-vous à mon bonheur, madame, dit-il à madame de Granson, en s’approchant d’elle de la façon la plus soumise ? Dites un mot, un seul mot ; mais songez qu’il va décider de ma vie. La démarche que j’ai faite, lui dit-elle, vous a dit ce mot que vous me demandez.

M. de Canaple, pénétré de la joie la plus vive, l’exprimait bien moins par ses discours que par ses transports. Madame de Granson, honteuse de tant d’amour, se hâta de profiter de la permission d’aller à Calais, que milord d’Arondel vint lui apporter. M. de Canaple, M. de Châlons, et M. de Vienne, y allèrent avec elle. M. de Châlons attendit dans une maison de la ville les nouvelles que M. de Canaple devait lui apporter.

Mademoiselle de Mailly, en proie successivement et presque dans le même temps à la plus grande douleur et à la plus grande joie, avait pensé mourir d’une agitation si violente. Madame de Granson et elle s’embrassèrent à plusieurs reprises, et se firent à la fois mille questions. Mademoiselle de Mailly, naturellement éloignée de toute sorte de dissimulation, enhardie encore par la vertu solide dont elle se rendait témoignage, ne contraignit point ses sentiments. Elle parla de M. de Châlons avec toute la tendresse et la reconnaissance qu’exigeait ce qu’il venait de faire pour elle. Voulez-vous le récompenser, lui dit le comte de Canaple ? donnez-lui la permission de vous voir. C’est mon père, répondit-elle, et non ma façon de penser, qui doit régler ma conduite. J’espère qu’il vous ordonnera ce que je vous demande, lui dit le comte de Canaple : milord d’Arondel s’est assuré de la protection de la reine d’Angleterre pour M. de Châlons, et votre mariage est le prix de la liberté de M. de Mailly. Ah ! dit encore mademoiselle de Mailly, il ne faut point que ce consentement lui soit arraché ; tout bonheur cesserait d’être bonheur pour moi, si je l’obtenais contre sa volonté.

M. de Mailly, préparé par M. de Vienne à ce que l’on demandait de lui, entendit en entrant dans la chambre de sa fille, ces dernières paroles ; et, allant à elle les bras ouverts : Non, ma chère fille, lui dit-il, ce ne sera point contre ma volonté que vous serez heureuse ; j’ai souffert, autant que vous, des peines que je vous ai faites. Oubliez-les ; c’est un père qui vous aime, qui vous a toujours aimée, qui vous le demande ; et, joignez-vous à moi pour les faire oublier à M. de Châlons, que je vais vous amener. Le malheureux état où madame de Mailly est réduite ne permet plus de ressentiment contre elle, et ne peut que vous laisser de la pitié.

Madame de Mailly était effectivement menacée d’une mort prochaine. Le chagrin dont elle était dévorée depuis longtemps, et que le peu de succès de ses artifices redoublait encore, l’avait jetée dans une maladie de langueur qui augmentait tous les jours.

Madame de Granson, pour laisser à mademoiselle de Mailly la liberté de recevoir M. de Châlons, la quitta, et M. de Canaple la suivit. M. de Mailly, accompagné de M. de Châlons, parut un moment après ; et, le présentant à sa fille : Je vous avais séparés malgré moi, mes chers enfants, leur dit-il ; c’est de tout mon cœur que je vous rejoins.

La joie de ces deux personnes, après une si longue absence, après s’être donné l’un et l’autre tant de marques de tendresse, ne saurait s’exprimer. Mademoiselle de Mailly, autorisée par la présence de son père, disait à M. de Châlons des choses plus flatteuses qu’elle n’eût osé lui dire s’ils avaient été sans témoin. Pour lui, enivré de son bonheur, il ne lui tenait que des discours sans suite et sans liaison. Mais, après ses premiers transports, et lorsque l’absence de M. de Mailly lui eut laissé plus de liberté, il se trouva pressé de lui avouer les soupçons qu’il avait eus contre elle. Quoiqu’ils n’eussent produit d’autre effet que de le rendre malheureux, quoiqu’elle eût pu les ignorer toujours, il fallait pour avoir la paix avec lui-même, qu’il lui en demandât pardon.

Vous me demandez pardon, lui dit-elle, vous à qui j’ai causé tant de différentes peines, vous qui avez voulu donner votre vie pour moi, vous enfin qui m’avez aimée dans le temps que vous auriez dû me haïr !

Cette conversation, si pleine de charmes, fut interrompue par madame de Granson. Elle venait apprendre à mademoiselle de Mailly que le roi et la reine d’Angleterre feraient le lendemain leur entrée dans Calais, et qu’il fallait qu’elle se disposât à être présentée à la reine.

La mort de madame de Mailly, qui arriva la même nuit, loin de dispenser mademoiselle de Mailly de ce devoir, lui en faisait au contraire une nécessité. Il fallait éloigner M. de Mailly d’un lieu qui lui présentait des objets si affligeants, et en obtenir la liberté de la reine. Je ne vous accorde cette grâce, lui dit cette princesse, lorsque mademoiselle de Mailly lui fut présentée, qu’à la condition que M. de Mailly consentira à votre mariage avec M. de Châlons. Je veux qu’il se fasse dans le même temps que celui de madame de Granson et de M. de Canaple, et avant que vous partiez de Calais.

La situation de mon père et la mienne, madame, répondit mademoiselle de Mailly, exigent que nous demandions à votre Majesté de vouloir bien nous accorder quelque temps pour exécuter les ordres qu’elle daigne nous donner. Je devrais, lui dit la reine que milord d’Arondel avait instruite, pour vous récompenser de la prière que vous me faites, vous la refuser. Mademoiselle de Mailly baissa les yeux en rougissant.

La reine, après avoir donné des louanges à sa modestie, ordonna à M. de Vienne de dire à M. de Mailly, de la part du roi, que lui et sa fille avaient la liberté de se retirer où ils jugeraient à propos, pourvu que M. de Châlons reçût de nouveau sa parole, et qu’il les accompagnât au lieu qu’ils auraient choisi.

M. de Mailly, qui souhaitait avec passion ce que l’on demandait, rendit au roi et à la reine de très humbles actions de grâces, et partit le même jour pour ses terres de Flandre, où le mariage de M. de Châlons et de mademoiselle de Mailly fut célébré peu de mois après.

Celui de madame de Granson se fit dès le lendemain, et M. de Canaple jouit enfin d’un bonheur qui lui fut donné par les mains de l’amour. Ils allèrent en Bourgogne attendre M. de Vienne, qui fut obligé de conduire les habitants de Calais au roi Philippe.

Ces pauvres gens, forcés d’abandonner leur patrie, venaient en demander une nouvelle. Leur fidélité parlait en leur faveur ; on leur donna des terres où ils allèrent s’établir, et où ils n’eurent point à regretter les pertes qu’ils avaient faites. Eustache de Saint-Pierre et sa famille restèrent attachés au comte de Canaple, et en reçurent un traitement digne de leur vertu.

Comme la reine se trouva grosse, et qu’Édouard, pour affermir sa conquête, voulut passer l’hiver à Calais, milord d’Arondel demanda et obtint la permission d’y faire venir madame d’Arondel. M. de Mauny avait déjà obtenu de M. de Liancourt, à force de services et d’amitié, le pardon de madame de Mauny et le sien.



  1. Bruce, roi d’Écosse, avait fait une irruption en Angleterre pendant qu’Édouard était en France. Il fut défait et pris par la reine d’Angleterre, qui se mit à la tête des troupes qu’elle avait rassemblées à la hâte.