Le Socialisme au XVIe siècle/02

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DEUXIÈME PARTIE[1].

LA PROPAGANDE ANABAPTISTE APRÈS LA GUERRE DES PAYSANS.

Si l’anabaptisme n’avait eu d’autre foyer que la Thuringe, les défaites de Frankenhausen et de Mühlhausen auraient sans doute clos ses destinées : il eût disparu comme avaient jadis disparu la secte des albigeois, celle des taborites et tant d’autres, qui s’attirèrent par leurs excès les rigueurs d’une répression souvent plus condamnable dans ses moyens que les erreurs et les désordres qu’elle arrêta ; mais on a vu qu’aux portes de l’Allemagne s’était formée une communauté religieuse dont les principes se rapprochaient beaucoup des idées de Storch et de Münzer. D’autre part, le radicalisme théologique, qui avait prêté un si puissant appui à l’insurrection des paysans, était loin d’être abattu. Il comptait encore de nombreux apôtres et avait trouvé plus d’un asile où il gardait sa liberté et échappait à la discipline que l’école de Wittenberg prétendait lui imposer. En beaucoup de provinces, le retour à l’ordre était plus apparent que réel ; si l’agitation et la révolte n’éclataient plus dans les villes et les campagnes, elles persistaient dans bien des esprits. Les anabaptistes zurichois s’étaient fait une doctrine où se reproduisaient toutes les tendances qui venaient d’être refrénées par les armes. Ce qu’ils revendiquaient avant tout, c’était la liberté complète dans l’ordre spirituel, liberté que le luthéranisme enchaînait d’une main après l’avoir donnée de l’autre. Grebel et les théologiens qui se rattachaient à ses enseignemens repoussaient les opinions de Luther sur la justification, lesquelles portaient, selon eux, atteinte à l’existence du libre arbitre ; ils se proposaient d’affranchir la société de l’autorité politique aussi bien que de l’autorité religieuse, la voulaient constituer de façon à se passer de tout gouvernement civil, de toute institution législative, n’acceptant d’autre code que la Bible, d’autres lois que ses préceptes, réprouvant l’emploi du serment, refusant de comparaître devant les tribunaux, de recourir à aucune des justices établies, supprimant la propriété individuelle et s’imaginant qu’ils amèneraient les hommes à s’unir par le seul lien de l’amour et de la foi. Si un tel plan de rénovation impliquait la destruction totale de l’ordre de choses jusqu’alors universellement accepté, les anabaptistes zurichois n’entendaient pas pour cela l’imposer par la violence. Pénétrés de l’esprit de l’Évangile, ayant toujours présentes à la pensée les paroles du Christ à saint Pierre lorsque celui-ci tira l’épée au jardin des Oliviers, ils ne manifestaient que des internions pacifiques, ne comptaient pour atteindre leur but que sur la persuasion et l’exemple, donnant eux-mêmes le modèle en petit de l’organisation qu’ils promettaient à l’humanité. Aussi ces sectaires, quoique ayant eu leur part dans les excitations qui poussèrent les paysans de la Suisse et ceux de l’Allemagne à la rébellion, se tinrent-ils à l’écart du grand mouvement insurrectionnel de 1525. Ils durent à cette conduite de n’être point compris dans les poursuites auxquelles étaient exposés les instigateurs et les complices de la révolte ; ils purent continuer une propagande qui devait préparer dans l’empire germanique un nouveau soulèvement, ressusciter un parti religieux qui semblait à tout jamais écrasé. L’anabaptisme suisse fournit le noyau d’une nouvelle école de réformateurs radicaux qui, comme la première, se perdit par ses exagérations et ses fureurs, après avoir ouvert un moment une libre carrière au fanatisme et à l’anarchie. Dans ses effets, cette secte peut être comparée à un feu caché sous la cendre et qui, mis tout à coup au contact de l’air libre, lance avant de s’éteindre quelques vives étincelles. Le vent de la révolte s’étant levé derechef en Allemagne, l’anabaptisme, qui couvait sous les restes fumans de l’insurrection des paysans, se ranima subitement et jeta une dernière lueur d’incendie.

I

La petite communauté fondée par Grebel, qui se réunissait chez Mantz, inquiétée par les magistrats de Zurich, trouva des auxiliaires dans les prosélytes qu’elle fit en diverses parties de la Suisse. De son sein étaient sorties plusieurs communautés constituées à son image, régies chacune par un pasteur que le troupeau élisait généralement lai-même. Ace pasteur appartenait le soin d’exhorter les fidèles ou, pour les désigner par le nom qu’ils se donnaient entre eux, les frères ; il commentait la parole divine, il priait au nom de tous, et dans la cène, le seul rite qu’eût gardé la nouvelle église, et qui était pour elle la commémoration de la mort du Sauveur et le symbole de l’alliance entre l’homme et Dieu, il brisait le pain pour le distribuer aux assistans. Les sectaires regardaient comme essentielle cette manière d’administrer la communion, désignée par eux pour ce motif sous le nom de brotbrechen (brisement du pain) ; elle les distinguait surtout des autres réformés. Schaffouse, Grünipgen, Saint-Gall, eurent leur communauté anabaptiste, où l’on rebaptisait les adultes, où l’on organisait la résistance contre l’orthodoxie zwinglienne. Brödli, expulsé de Zurich, s’était rendu dans la première de ces villes ; il y fut bientôt suivi par Grebel, qui avait dû pareillement s’exiler, et qui alla un peu plus tard se fixer dans la seigneurie de Grüningen, où il travailla de concert avec Blaurock à l’avancement de sa foi. Les frères poussèrent leur propagande jusqu’à Berne, même jusqu’à Bâle ; mais c’est à Saint-Gall que leurs efforts furent couronnés de plus de succès. Dès la fin de l’année 1523, un disciple de Grebel, le tisserand Hochrütiner, banni de Zurich pour avoir brisé des images, y avait apporté les germes de la doctrine anabaptiste. Il était venu à Saint-Gall prendre part à la dispute publique sur la question du baptême, où les deux partis, baptiste et anabaptiste, se trouvaient en présence. Doué d’une éloquence naturelle, il avait si bien tenu tête à ses adversaires, que plusieurs des assistans s’étaient convertis à son opinion. L’un d’eux ne tarda pas à devenir le chef des anabaptistes de Saint-Gall. Il s’appelait Wolfgang Schorant, mais fut plus connu sous le nom d’Ulimann. Fils du syndic d’une des corporations d’artisans de la ville, il avait été d’abord moine à Coire, puis avait embrassé les idées de Zwingli. Passé dans le camp des anabaptistes, il reçut de Grebel le second baptême. De retour dans sa patrie, il gagna par sa parole nombre d’adhérens à la secte. Prêchant en plein air, tantôt au milieu d’une prairie, tantôt au pied d’une montagne, il voyait se presser autour de lui toute la population environnante. On accourait pour l’entendre jusque de l’Appenzell ; en quelques mois, Saint-Gall comptait plus de 800 anabaptistes.

Les progrès de leurs doctrines remplissaient les sectaires d’espérance ; ils se flattaient déjà d’un triomphe prochain sur ce qu’ils appelaient l’église des impies, quand la défaite de l’insurrection des paysans allemands vint leur porter un coup terrible. Waldshut, qui était devenu, avec la petite ville de Hallau, où Brödli et Reublin avaient entraîné la majeure partie de la population, le grand boulevard de l’anabaptisme sur la frontière suisse, rentra sous l’autorité de l’Autriche. Les deux villes durent renoncer à leur indépendance religieuse et chasser les pasteurs radicaux qu’elles s’étaient donnés. Les anabaptistes de l’Helvétie se trouvaient maintenant isolés et plus exposés que jamais aux attaques de Zwingli, qui poussait contre eux à la persécution. Déjà ils avaient été contraints d’abandonner Schaffouse, quand les magistrats de Saint-Gall prirent une mesure manifestement dictée par l’intention de les exclure de la ville. Les ministres de la nouvelle secte furent convoqués à une assemblée dans l’église de Saint-Laurent pour y faire exposition de leurs principes et les soumettre au jugement de quatre pasteurs évangéliques spécialement désignés. Des menaces obligèrent Ulimann d’obtempérer à cette invitation impérieuse. Il ne parut dans l’assemblée que pour être condamné. Il n’était pas convaincu, mais à qui pouvait-il appeler de cette décision ? On était au mois de juin 1525 : les partisans de Storch et de Münzer avaient été mis en pleine déroute ; ils étaient réduits à se cacher. Zwingli venait précisément de dédier à la ville de Saint-Gall un livre virulent contre la rebaptisation. Grebel écrivit vainement au bourgmestre de la ville, Vadianus, qui était son beau-frère, pour le détourner de prêter les mains aux projets intolérans de ses adversaires. Celui-ci encouragea lui-même le sénat à prendre contre les novateurs des mesures rigoureuses. Toute profession de foi anabaptiste fut interdite sous peine de détention ou de bannissement ; ceux qui se faisaient rebaptiser encouraient une amende pécuniaire, et, pour mieux assurer l’exécution de ces mesures, le sénat réunit à la maison de ville tous les bourgeois, auxquels il fit jurer de donner leur concours à l’autorité. Un seul refusa ; il fut immédiatement expulsé du territoire avec sa femme et son jeune enfant.

La persécution devint alors générale dans toute la Suisse. Les sectaires étaient dénoncés et emprisonnés. On arrêta Mantz, qui prêchait à Coire, et on le livra au gouvernement zurichois. Hofmeister avait reçu auparavant l’ordre de quitter Schaffouse. Grebel et Blaurock furent appréhendés au corps à Grüningen, tandis que ce qui restait d’anabaptistes dans Waldshut et Hallau n’avait plus à choisir qu’entre l’abjuration ou la fuite. Le troupeau dispersé, les pasteurs abandonnèrent le théâtre de leurs prédications et se répandirent de différens côtés. Ils se mirent à la recherche de lieux où ils pourraient reformer des communautés de leur foi et reprendre l’œuvre si violemment interrompue. Ils s’encourageaient par l’exemple que leur avaient légué les apôtres du Christ, comme eux condamnés à fuir et à vivre misérablement ; ils se persuadaient que Dieu avait permis la persécution pour que la parole pût être prêchée dans tout l’univers, car l’exil des frères aurait pour effet de la propager. Reublin, dont l’existence avait été fort errante depuis plusieurs années, de Waldshut gagna Strasbourg, qu’il quitta pour visiter la Souabe et revenir y fixer sa résidence. Hàtzer se rendit dans la même ville, après avoir habité quelque temps Augsbourg, où Hubmaïer était venu le rejoindre ; mais ce dernier, ne trouvant pas là l’accueil qu’il avait espéré, poussa jusqu’en Moravie, en quête d’un endroit où il pût continuer ses prédications et mettre sous presse les écrits qu’il préparait en réponse àZwingli. Ayant rencontré dans la petite ville de Nikolsburg deux ministres évangéliques en complète communion d’idées avec lui et que le seigneur du lieu, Lienhart de Lichtenstein, avait pris sous sa protection, il s’y établit. Au milieu du désert qui s’était fait en Allemagne pour la foi anabaptiste, c’était là une véritable oasis ; aussi Hubmaïer appelait-il Nikolsburg son Emmaüs de Moravie. Il y fit, à partir de 1526, assez de prosélytes pour que Nikolsburg soit alors devenu une des principales communautés anabaptistes. D’autres furent fondées par Hubmaïer à Znaïm, à Brünn et en diverses localités de la Bohème.

Les sectaires rencontrèrent en Allemagne quelques-uns des adhérens de Münzer, comme eux errans et proscrits, et se les attachèrent. Ils entretinrent dans l’ombre une propagande dont le cercle allait tous les jours s’élargissant. Elle s’exerça surtout dans les provinces de l’empire où le luthéranisme n’avait pas prévalu et qui étaient demeurées catholiques ; il subsistait là un levain de haine contre l’église, qui maintenait tous ses privilèges temporels et son autorité séculière ; les aspirations de réforme politique et religieuse y avaient été comprimées, mais non anéanties. Comme toujours, les anabaptistes recrutaient leurs prosélytes dans les classes inférieures et ignorantes, attirées par la simplicité de la doctrine de Grebel, les promesses d’une prochaine félicité, surtout par l’esprit égalitaire sur lequel reposait sa reconstitution de l’église. En moins de trois années, une grande partie de l’Allemagne se trouva enveloppée d’un vaste réseau de communautés anabaptistes, répandues de la Hesse jusqu’au Tyrol, de l’Alsace jusqu’en Silésie. Augsbourg, où s’étaient rendus nombre de frères fugitifs, devint pour quelque temps une sorte de métropole de la secte. Cette ville le dut d’une part à la position centrale qu’elle occupait par rapport aux contrées où l’anabaptisme comptait le plus d’adhérens, de l’autre à la liberté d’opinions religieuses qu’y avaient introduite les interminables disputes des luthériens et des zwingliens, largement représentés dans la population. Aussi est-ce à Augsbourg que l’on trouve d’abord les plus infatigables et les plus influens promoteurs de la doctrine proscrite par la Suisse : Jacob Dachser, d’Ingolstadt, Sigmund Salminger, de Munich, tous deux anciens moines, prêcheurs éloquens, Jacob Gross, marchand fourreur de Strasbourg, qui avait été banni de cette ville, et le plus considérable de tous par sa fortune et son talent d’écrivain, Eitelhans Langenmantel, d’une famille patricienne de la cité souabe.

Toutefois l’hégémonie d’Augsbourg ne pouvait assurer entre les sectaires une unité doctrinale que contrariait l’initiative laissée à chaque pasteur. La divergence d’opinions naissait en outre de la difficulté qu’avaient à communiquer entre eux les groupes de fidèles, éloignés les uns des autres et contraints le plus souvent de dissimuler leur existence. Ainsi isolées, les communautés se faisaient à chacune sa règle et son enseignement évangélique. Certains sectaires se tenaient rigoureusement à la lettre de l’Écriture et en observaient les préceptes de la manière la plus étroite et la plus ridicule. Le Christ ayant dit à ses apôtres que, pour entrer dans le royaume des cieux, il fallait qu’ils se fissent semblables aux petits enfans, il y avait des anabaptistes qui en concluaient que les chrétiens devaient imiter de tout point l’enfance, en affectaient le naïf et imparfait langage, la façon d’agir et jusqu’aux amusemens puérils. D’autres, cherchant dans la Bible un sens mystérieux et surnaturel, s’imaginaient être inspirés de l’Esprit-Saint, entraient dans des extases, s’abîmaient dans une contemplation si vive que leur raison s’altérait. Il se produisait alors chez eux ces phénomènes d’un caractère tout névropathique qui reparurent chez les trembleurs des Cévennes, les quakers et les convulsionnaires de Saint-Médard. Ces crises déterminaient quelquefois des accès de véritable démence. Une femme anabaptiste s’imagina qu’elle était le Christ, que ses compagnes étaient les douze apôtres. Un fanatique, Thoman Schugger, avertit son frère qu’il avait reçu de Dieu l’ordre de lui couper la tête, et celui-ci tendit la gorge avec résignation pour obéir à la volonté du Père céleste. Sous prétexte de mortifier leur chair et d’en dompter l’aiguillon, d’autres sectaires se livraient sans pudeur et devant tous aux actes les plus impudiques et les plus révoltans. Les frères et les sœurs, vivant dans une réelle promiscuité, refusaient d’accepter le lien conjugal quand il les avait unis à un infidèle, et convolaient à de nouveaux hymens avec les justes. La préoccupation constante de la fin prochaine du monde mentionnée dans les prophéties de Hans Hut et de Bader, son continuateur, poussait aussi les sectaires aux plus bizarres résolutions, et suscitait en eux des sentimens qui s’éloignaient absolument de ceux que Grebel et son école avaient préconisés. Hut affirma que cette catastrophe aurait lieu le jour de la Pentecôte 1528. Il disait qu’aux approches de l’événement le Sauveur assemblerait autour de lui le petit nombre de justes existant sur la terre, et que le reste des humains serait exterminé. Les frères tenaient en conséquence tous ceux qui n’appartenaient pas à leur communion comme voués à la destruction. De là l’horreur de beaucoup de sectaires pour les hommes étrangers à leur foi, les idées de haine et de vengeance qu’ils nourrissaient contre la société. Ce n’est pas impunément qu’on exalte, fût-ce même seulement dans l’avenir ou le passé, les moyens violens et l’emploi de la terreur ; ceux qui se laissent persuader sont bientôt tentés d’appliquer dans le présent ce qu’on leur dépeint comme ayant été ou pouvant devenir légitime.

En vue de remédier à un tel débordement d’extravagances, les plus judicieux et les plus modérés de la secte firent accepter l’idée de la réunion d’un synode. À Nikolsburg, on avait eu déjà recours à une conférence générale pour écarter Hut, qui était venu prêcher dans la ville et dont les prophéties bouleversaient les têtes. Une première assemblée de ce genre se tint en février 1527 à Schleitheim, sur la frontière du canton de Schaffouse. Peu après, on convoqua un synode à Augsbourg, où fut agitée la question du don prophétique. C’était le principal sujet de trouble dans les communautés. Hut était mort, mais la non-réalisation de ses folles prédictions n’avait pas désabusé les esprits. Bader annonçait le millénium, et répétait partout qu’une ruine totale de l’ordre présent devait précéder la rénovation universelle. Ses prosélytes, aussi imprévoyans que les révolutionnaires de tous les âges, sans s’entendre sur ce que pouvait être cette rénovation, ne songeaient qu’à tout abattre. Le synode d’Augsbourg mit des bornes aux prétentions qu’avait chacun d’imposer ses révélations. Bader fut condamné. Il se retira de l’assemblée plein de colère, anathématisant ses frères et les accusant d’être possédés non de l’esprit de Dieu, mais de celui du démon. Quelques schismes se produisirent. En Moravie, la désunion continua ; les querelles intestines avaient souvent les causes les plus puériles. À Nikolsburg, une partie des sectaires, entendant littéralement les paroles du Christ sur l’emploi du glaive, condamnaient absolument le port de cette arme et voulaient que, pour se défendre, on ne recourût qu’à des bâtons. De là le sobriquet de Stäbler (les bâtonniers) qu’on leur donna. Les autres persistaient à faire usage de l’épée ; on les surnomma les Schwertler (les épéistes). Entre ces deux camps, il était facile de prévoir qui aurait le dessus. Les bâtonniers furent excommuniés et les Schwertler demeurèrent maîtres de l’église. Les premiers allèrent fonder, sous la protection du seigneur de Kaunitz, une nouvelle communauté à Austerlitz ; mais deux années ne s’étaient pas écoulées qu’un schisme la déchirait. Il était né à propos de certaines observances que les purs repoussaient avec horreur : nouvelle séparation. Les purs se retirèrent à Auspitz et constituèrent une église à part.

Cependant, si les synodes ne réussirent pas à rétablir complètement l’unité d’organisation et de foi, ils exercèrent du moins sur les mœurs des fidèles une influence salutaire, et resserrèrent le lien qui rattachait les diverses communautés et les membres de chaque communauté entre eux, à ce point que quelques-uns adoptèrent la vie en commun et se constituèrent en une sorte de monachisme ou, si l’on veut, de phalanstère. Telle était l’organisation que Jacob Huter imposa à la communauté d’Austerlitz, lorsqu’il fut parvenu à rétablir l’union entre les frères, organisation sur laquelle se modelèrent d’autres communautés. Les mariages n’y étaient pas laissés au libre choix des époux. Ceux qu’on appelait les serviteurs de la parole réglaient les unions et désignaient les conjoints. La famille était pour ainsi dire abolie ; on enlevait les enfans à leurs mères et on les confiait à des nourrices, des mains desquelles ils ne sortaient que pour être placés à l’école, où ils étaient nourris, habillés, instruits aux frais de la communauté. Les parens n’avaient plus sur eux aucun droit ; leur surveillance était remise à celui qui prenait le titre de serviteur des nécessiteux. La vie de chaque anabaptiste était réglementée comme celle d’un moine dans son couvent. Malheur à qui se dégoûtait de cet esclavage et qui osait revendiquer sa liberté ! On lançait contre lui l’excommunicaton ; on l’expulsait de l’association sans lui rendre ses biens, dont il avait dû faire don à son entrée.

La propagande des sectaires, l’activité de leurs pasteurs ne pouvaient échapper à l’autorité allemande. Dénoncés comme des ennemis des lois et de dangereux hérétiques, les anabaptistes ne tardèrent pas à être dans l’empire l’objet de sévérités bien autres que celles qui les avaient atteints en Suisse. Une année s’était à peine écoulée depuis l’amnistie qui promettait de mettre fin aux poursuites dirigées contre les complices de l’insurrection des paysans, qu’une persécution plus cruelle sévissait contre les adeptes de la doctrine sortie de la petite communauté zurichoise. Augsbourg eut naturellement à souffrir de ces rigueurs une des premières. Les poursuites y commencèrent dès septembre 1527. Langenmantel fut arrêté et condamné au bannissement. Tombé quelque temps après aux mains d’officiers appartenant à la ligue de Souabe, il subit le dernier supplice. On fit éprouver le même sort à plusieurs de ses compatriotes qui partageaient ses opinions. Quelques chefs anabaptistes d’Augsbourg furent toutefois plus heureux ; ils réussirent à tromper les investigations de la police. En Autriche, l’archiduc Ferdinand fit sommer Lienhart de Lichtenstein de lui livrer Hubmaïer. Ce seigneur n’était pas en position de résister, et l’ancien professeur d’Ingolstadt fut brûlé vif, montrant jusque sur le bûcher un courage sans forfanterie et une résignation toute chrétienne, dont un autre réformateur de la Bohême, Jean Huss, avait jadis donné l’exemple. Brödli et Blaurock périrent de même. Hätzer monta sur l’échafaud ; toutefois son exécution, qui eut lieu à Constance en 1529, avait pour cause non une condamnation d’hérésie, mais un crime d’adultère dont il était convaincu. Moins ferme dans sa foi que les autres apôtres de l’anabaptisme suisse, moins pénétré des préceptes de l’Évangile, il varia souvent d’opinions,, et, après avoir abjuré la foi des rebaptiseurs, il y était revenu. Grebel n’aurait certes pas échappé au martyre, si une mort prématurée ne lui eût épargné la triste destinée de ses frères.

La persécution fut surtout violente dans les états de la maison d’Autriche, où l’église catholique continuait à être armée contre l’hérésie d’une pénalité inexorable. Dans le Tyrol et le comté de Gorice, de 1527 à 1531, près de mille anabaptistes furent mis à mort. À Linz, en moins de deux mois, 73 exécutions avaient eu lieu pour le même fait. En Bavière, l’autorité épuisa toutes les rigueurs. En vertu des ordres du duc Guillaume, tout anabaptiste devait subir la peine capitale ; se rétractait-il au dernier moment, tout ce qu’on lui accordait, c’était d’avoir la tête tranchée ; s’il persévérait jusqu’au bout dans son erreur, il était brûlé vif. En Souabe, on ne prit généralement pas la peine d’instruire le procès de ceux qui étaient accusés ; on recourait à des exécutions sommaires. Les supplices étaient au XVIe siècle, et surtout en Allemagne, d’une incroyable cruauté, et les tortures ne furent pas épargnées aux malheureux sectaires. En 1527, à Rothenbourg sur le Neckar, Michel Sattler, l’un des docteurs de la secte, était condamné à avoir la langue arrachée, à être tenaillé avec des pinces ardentes, puis à expirer sur le bûcher. Les états qui s’opposaient à l’exécution de l’édit de Worms et tenaient conséquemment pour la réforme, sans pousser aussi loin l’inhumanité, poursuivirent cependant les anabaptistes avec une grande sévérité. Là les plus coupables étaient décapités, ici on les noyait ; ce dernier supplice fut adopté en Suisse contre les sectaires dont on redoutait le retour. À Zurich, on fit périr plusieurs anabaptistes par immersion, et c’est ainsi que Mantz, l’ami de Grebel, reçut la mort en 1527. Zwingli était sans miséricorde pour les sectaires, qu’il traitait d’hypocrites et d’ambitieux, auxquels il reprochait d’être sortis de la lie du peuple, ne leur pardonnant pas d’avoir fait une opposition souvent victorieuse à ses doctrines. Disons à l’honneur du landgrave Philippe qu’il désapprouva cette répression sanguinaire et refusa de l’appliquer dans la Hesse malgré les instances de l’électeur de Saxe. Il agit à l’égard des nouveaux anabaptistes comme il l’avait fait pour les adhérens de Miiuzer et pour les paysans révoltés. Il se contenta de faire emprisonner les plus compromis, prescrivant que, pour les ramener à la vérité, on recourût à la persuasion, non aux tortures.

Cependant les excès de la répression indignèrent les honnêtes gens ; des plaintes s’élevèrent de toutes parts contre de si atroces rigueurs, et l’autorité dut se relâcher en bien des lieux de son zèle impitoyable. Le mandat impérial du 23 avril 1529 enjoignit d’user de miséricorde envers ceux qui n’étaient coupables que de s’être fait rebaptiser ; mais la peine de mort fut maintenue contre les prédicans. L’enthousiasme de ceux-ci était tel que les menaces, loin de refroidir leur ardeur, ne firent que l’exalter davantage. Les frères bravaient résolûment la mort ; ils se fortifiaient par la prière, et croyaient reconnaître dans les épreuves qu’il leur fallait traverser le baptême de sang que le Père avait annoncé à ses enfans. Hommes et femmes montaient sur le bûcher et sur l’échafaud avec une fermeté qui étonnait les bourreaux : ils entonnaient en marchant au supplice les louanges du Seigneur ; ils ne laissaient échapper aucune plainte, car en entrant dans la communauté ils avaient appris à quel sort ils s’exposaient, et le premier enseignement qu’ils y avaient reçu, c’est que le baptême est un engagement, la cène une force, la prédication une exhortation à endurer la souffrance. Un petit nombre abjura sous le coup de la terreur ; de nouvelles conversions venaient incessamment combler les vides que faisaient dans les communautés ces exécutions. Les misères et les tribulations communes resserraient l’union des fidèles. Loin de les désabuser de leurs rêves de régénération sociale, la persécution raffermissait leurs espérances. À l’instar des premiers chrétiens, chaque communauté tenait une liste exacte de ses martyrs et en colportait les noms. Ces listes étaient imprimées et circulaient de ville en ville chez les adeptes comme des encouragemens à bien mourir et des titres glorieux de la véritable église du Christ. Les âmes s’épuraient par la souffrance, et, exposées aux plus dures calamités, elles ne se détachaient que davantage des convoitises et des passions haineuses ou jalouses qui s’étaient mêlées aux préoccupations de plus d’un des apôtres de la secte. Le sentiment religieux reprenait le dessus sur l’illuminisme et le dévergondage mystique qui troublaient auparavant tant de cerveaux. Les écrits publiés par quelques-uns des docteurs anabaptistes témoignent de l’esprit de renoncement et du profond désir de sanctification dont beaucoup étaient pénétrés ; les cantiques qu’ils composèrent exhalent un souffle de pur christianisme, respirent une pieuse et douce exaltation.

C’est par la vertu morale et le caractère pratique de ses enseignemens, par la force qu’il communiquait pour le bien aux volontés, que l’anabaptisme réussit à former des hommes capables de soutenir la lutte inégale dans laquelle il était engagé ; il retrouvait par la puissance de sa doctrine morale ce qui lui manquait sous le rapport dogmatique. Plus que la réforme de Luther, l’anabaptisme réveillait au fond des cœurs cette vie religieuse et cette activité de la conscience que le formalisme et les pompes du culte extérieur avaient graduellement étouffées chez le peuple. Concentrant tous ses efforts sur le développement du sentiment intérieur par lequel l’homme se met en rapport avec la Divinité, l’anabaptisme réussissait souvent à transformer le vieil homme en un homme nouveau, et cela précisément au moment où le luthéranisme tendait à perdre cette même vertu, qui fut à ses débuts l’un de ses plus puissans ressorts. À l’enthousiasme des premières années succédait en effet chez les disciples de Luther une sorte de religiosité sèche et froide, sans attrait pour les âmes ardentes ; la théologie évangélique tendait à devenir raisonneuse et plus calculée que sincère. Dans les pays qui avaient déjà répudié le catholicisme et adopté le nouveau culte, la haine des prêtres et des moines, qui soutenait auparavant l’ardeur des réformés, s’amortissait tout naturellement par le fait de la suppression de l’ancien clergé et des couvens. « Les fidèles se sont si fort attiédis, écrivait en 1531 Wicel, l’un des apôtres du luthéranisme, que, si un pasteur parle avec trop de feu de la nécessité de revenir à Dieu, de mener une vie exemplaire, de se corriger sérieusement de ses fautes et de se conformer aux prescriptions de l’Évangile, on le traite d’anabaptiste. » Pouvait-on plus explicitement reconnaître l’énergie et la conviction que les apôtres de la secte portaient dans leur œuvre de moralisation ? On ne s’étonnera donc pas que la doctrine anabaptiste ait été embrassée par ceux qui ne trouvaient plus dans le luthéranisme de quoi satisfaire leur élan religieux et leur besoin d’un commerce intime avec le monde idéal et surnaturel.

L’anabaptisme vécut plusieurs années en Allemagne comme vécut en France vingt-cinq ou trente ans plus tard le calvinisme, dans un perpétuel état d’incertitude et d’appréhension. Les frères se réunissaient à la dérobée dans quelque habitation reculée, quelque forêt ou quelque endroit désert, toujours exposés à se voir arrêtés et punis de mort, comptant sur la tolérance ou la négligence des magistrats, avant tout sur la protection de Dieu. Cette existence précaire et tourmentée, si elle séparait les anabaptistes du commun des hommes, n’avait au reste rien que de conforme à leurs principes. Par l’idéal qu’ils s’étaient fait de la société, ils étaient forcément condamnés à ne pas se mêler au monde. Leurs docteurs n’enseignaient-ils pas que le juste doit se passer du gouvernement et des lois, qui ne sont, comme les superstitions, qu’à l’usage des enfans de ténèbres ? Ne répétaient-ils pas que les fidèles ne doivent obéir qu’à la volonté divine ? Tous ceux qui se refusent à son obéissance, disaient encore les maîtres de leur foi, deviennent pour le Tout-Puissant un objet d’abomination, car il n’en peut sortir que des œuvres abominables. De telles idées engendraient chez les frères une aversion pour la société poussée parfois jusqu’à la sauvagerie. Non-seulement ils ne paraissaient jamais dans les églises, les salles d’assemblée des corporations, les tavernes, les lieux publics, mais ils ne rendaient même pas le salut à ceux qui n’étaient pas de la secte, et évitaient de leur donner la main. Les anabaptistes formaient donc en réalité une petite société dans la grande. De telles façons d’agir ne les signalaient que davantage aux regards inquisiteurs de la police. On les reconnaissait d’ailleurs à l’extrême simplicité de leur mise, à la manière dont ils s’abordaient entre eux.


II.

Quand la persécution eut chassé d’Augsbourg et de la Moravie les communautés qui y avaient un instant fleuri, Strasbourg demeura le foyer presque unique de la secte. J’ai déjà dit que quelques pasteurs anabaptistes de la Suisse y étaient venus chercher un refuge. Par sa position géographique, cette ville se prêtait à la propagande que les novateurs allaient y poursuivre. Son vaste commerce la mettait en rapports fréquens avec les principales provinces de l’empire, et le Rhin la rattachait au nord comme au midi. Le protestantisme le plus avancé trouvait là un de ses boulevards, car les apôtres de la réforme y avaient tout d’abord adopté des opinions plus voisines de celles de Zwingli que de celles de Luther. En outre, à côté de l’espèce de tiers-parti protestant qui reconnaissait pour chef Martin Bucer, il s’était élevé des écoles dont les principes s’éloignaient davantage du luthéranisme. Elles tenaient pour ainsi dire en échec ce qu’on pouvait appeler l’orthodoxie locale. Bucer, qui aspirait à prendre dans Strasbourg la même position que Zwingli s’était arrogée à Zurich, s’efforçait d’imposer à tous les habitans sa confession de foi ; mais la direction de la réforme lui échappait parce que celle-ci n’avait pas été dans la cité alsacienne son œuvre : elle était née presque spontanément du mouvement de l’opinion publique ; les consciences s’étaient émancipées elles-mêmes avant l’arrivée de cet habile théologien. Les écoles dissidentes avaient à leur tête des hommes qui balançaient son influence, tels que AVolfgang Capito et Schwenckfeld, son ami, Gaspar Hedio, et le plus populaire des prédicateurs strasbourgeois, le curé de Saint-Laurent, Matthis Zell, qui le premier s’était prononcé avec quelque éclat dans la ville contre l’église catholique. Bucer avait de son côté les conservateurs, qui, dans l’intérêt de l’ordre et pour endiguer une foi toujours prête à rompre les barrières que lui imposait encore la nouvelle théologie, poussaient à l’adoption d’une confession de foi obligatoire. Les pasteurs des autres écoles, divisés d’opinions et unis seulement dans leur aversion pour tout ce qui se rapprochait du luthéranisme, réclamaient la liberté d’examen, dont ils usaient largement. Ils représentaient aux bucériens, ainsi que le faisait notamment Wolfgang Schultheiss, le danger d’un schisme, et appuyaient sur la nécessité de ne point se diviser en face de leurs redoutables ennemis. Les libéraux eurent le dessous, et Bucer réussit à faire adopter, du moins en principe, l’établissement d’une confession de foi ; mais la minorité était trop nombreuse, surtout trop active, pour qu’on pût facilement arriver à l’application de la mesure adoptée par le sénat de la ville. La lutte se continua sans profit pour la religion, sans autre résultat que d’ébranler toute espèce de foi religieuse et de donner aux catholiques la satisfaction de voir la séparation d’avec Rome conduire à l’anarchie ceux qui l’avaient consommée. C’est ce qu’attestent les témoignages contemporains. Capito se plaignait amèrement du refroidissement du zèle religieux ; il avouait que la prédication évangélique avait perdu toute efficacité morale. « À Strasbourg, où toutes les hérésies sont permises, s’écriait avec un accent de douleur Bucer, il n’y a plus d’église ; on ne se soucie pas plus de la parole divine que du sacrement. »

L’anabaptisme trouvait donc dans la cité alsacienne, plus encore que dans les contrées où le luthéranisme dégénérait en un enseignement froid et déclamatoire, le terrain préparé pour répandre sa nouvelle semence ; les âmes altérées de foi vivante vinrent y étancher leur soif d’idéal. Reublin et Hätzer, dès leur arrivée à Strasbourg, firent quelques prosélytes ; mais, aigris par la persécution, animés d’une haine implacable contre Zwingli, ils s’élevèrent avec violence contre les doctrines de ce réformateur tout autant que contre celles du grand docteur de Wittenberg. Ils se mirent ainsi à dos les deux partis qui divisaient alors la grande majorité des protestans. Les magistrats et les pasteurs s’indignèrent de l’audace de ces prédicans étrangers, et, déjà prévenus contre une secte qui était partout l’objet des rigueurs de l’autorité, ils firent rendre contre les téméraires théologiens une ordonnance de bannissement. Quelques-uns des principaux anabaptistes furent expulsés au commencement de l’année 1527 ; on s’en tint là. Les frères se rassurèrent bientôt et reprirent leur propagande. La peine édictée effrayait si peu, on fermait si bien les yeux sur les agissemens de la secte, que des prosélytes qui s’étaient enfuis des diverses provinces de l’Allemagne pour échapper à la proscription vinrent grossir la petite communauté strasbourgeoise ; quelques-uns des bannis se hasardèrent même à rentrer. Bucer se plaignit de la mollesse apportée dans la répression. De nouvelles mesures coercitives furent édictées ; mais les anabaptistes étaient sur leurs gardes. Comme ils en agissaient partout où il leur fallait tromper les investigations des magistrats, ils évitaient les regards, se réunissaient secrètement, soit dans quelque maison isolée, soit dans les villages des environs. Le sénat en fut averti, et il résolut d’employer les moyens plus énergiques qui avaient réussi ailleurs. Les pasteurs anabaptistes sur lesquels on put mettre la main furent jetés en prison. Reublin, après une détention de plusieurs semaines, fut banni avec menace, s’il rentrait, d’être puni de mort ; mais les habitans, qui avaient pris dans les disputes religieuses des sentimens de tolérance, désapprouvèrent ces rigueurs, et, redoutant quelque émotion populaire, le sénat se désista graduellement de sa nouvelle ligne de conduite. On laissa les sectaires continuer des assemblées et des prédications qui n’avaient lieu que dans l’ombre ; on se bornait à expulser de temps à autre ceux de leurs prédicateurs qui avaient trop élevé la voix. De leur côté, les anabaptistes évitèrent d’aborder les questions dogmatiques les plus irritantes ; ils s’occupèrent surtout de moraliser les pauvres, d’exhorter les malheureux, et firent ainsi parmi eux de nombreuses conversions. L’adhésion que donna à quelques-uns de leurs principes un des théologiens les plus en renom de la ville, Capito, accrut notablement leur influence. Ce chef de la plus radicale des écoles protestantes de Strasbourg partageait les idées des frères sur le sens et l’usage du sacrement de la cène ; il condamnait le baptême des enfans, et croyait, comme beaucoup de docteurs protestans de son époque, au prochain avènement du règne millénaire du Christ sur la terre. Toutefois Cipito ne devait pas persévérer jusqu’au bout dans ces opinions. Les anabaptistes strasbourgeois rencontrèrent un auxiliaire bien autrement résolu dans un homme qui n’avait pas la science de Capito, mais qu’animait un enthousiasme sans égal, Melchior Hofraann, qui occupe une des premières places dans l’histoire religieuse de l’Allemagne au XVIe siècle.

Rien n’avait été plus agité que la vie de cet apôtre, dont les écrits et les prédications venaient de produire un certain retentissement dans les contrées du nord. Né à Hall en Souabe, il s’était d’abord livré au commerce des fourrures ; les soins de son négoce l’avaient conduit en Livonie, où il se trouvait en 1523, quand la réforme de Luther y fut accueillie avec une faveur qui amena promptement la conversion des provinces baltiques. Il embrassa la nouvelle doctrine avec ardeur, et, une des communautés évangéliques qui se formaient alors de tous côtés dans la Courlande se trouvant sans pasteur, il en avait pris pour elle les fonctions, bien que continuant son trafic. La méditation assidue de la Bible développa chez Melchior Hofmann des idées qui l’éloignèrent graduellement du luthéranisme. Son imagination exaltée, la confiance sans bornes qu’il avait en ses propres lumières, lui firent rechercher dans l’Écriture un sens caché et transcendantal. Il se persuada que la fin du monde était proche, et il crut en reconnaître tous les signes tels qu’il les voulait voir dans les prophètes et le Nouveau-Testament. Ces hardiesses effarouchèrent les pasteurs courlandais, qui suivaient aveuglément l’école de AVittenberg. La contradiction qu’il rencontra ne fit qu’exciter sa bouillante ardeur, et sa prédication prit un caractère de plus en plus agressif et violent. Il échauffa si bien les têtes que des troubles éclatèrent là où il avait élevé la parole. On l’expulsa de la Courlande : il retourna en Livonie ; ses sermons y provoquèrent également des désordres. Quoique s’étant complètement écarté des enseignemens de Luther et de ceux de Bugenhagen, l’un des plus savans émules du grand réformateur, Hofmann gardait cependant pour eux un respect et une admiration que la voie nouvelle où il se fourvoyait n’avait point détruits. Il attachait un grand prix à leur approbation, et, voyant ses propres idées si fortement repoussées, il se rendit à Wittenberg en vue de se justifier des accusations dont il était l’objet. Luther et Bugenhagen, qui ne prirent sans doute qu’une connaissance imparfaite des opinions du téméraire prédicateur, ne lui refusèrent pas un témoignage favorable. Fort de cette approbation, Hofmann retourna dans les provinces baltiques. De nouvelles hardiesses ameutèrent contre lui les évangéliques, et il dut une seconde fois abandonner le pays. Il passa en Suède, où il fut choisi pour pasteur par la petite communauté allemande de Stockholm. Il renouvela dans ses sermons les propositions téméraires et les spéculations hétérodoxes qui avaient déjà soulevé contre lui tant de réformés. Ses ouailles en furent blessées, et le gouvernement en prit ombrage. Bientôt il recevait l’ordre de quitter la Suède. Il se rendit à Lubeck, où sa mauvaise réputation l’avait précédé : un mandat de prise de corps fut lancé contre lui ; on le menaça de la peine capitale. Il passa dans le Holstein, et y fut plus heureux. Son éloquence, l’originalité de ses interprétations bibliques, l’ardeur de son enseignement moral, lui gagnèrent la bienveillance du roi de Danemark, Frédéric Ier. Liberté lui fut laissée de prêcher dans tout le pays, et pendant deux années il y poursuivit le cours de son apostolat ; mais plus il méditait l’Écriture, plus il se plongeait dans ses aventureuses interprétations, plus il s’éloignait des principes de Luther, scandalisant ceux qui s’étaient habitués à regarder le grand docteur de Wittenberg comme le souverain arbitre de la vérité théologique. Il engagea une violente dispute avec les autres prédicateurs réformés sur la question de la cène, où il soutint les opinions de Zwingli, qui comptait déjà dans le Holstein de nombreux partisans. Carlstadt, après avoir échappé au châtiment qui le menaçait pour la part qu’il avait prise à l’insurrection des paysans, s’était réfugié dans ce duché ; on le vit prêter à Hofmann l’appui de son savoir et de sa parole. On décida qu’une conférence spéciale serait tenue pour débattre le point de foi litigieux. Bugenhagen la vint présider en personne. L’avantage n’y fut pas pour les sacramentaires. Protégés par l’héritier de la couronne de Danemark et le duc Christian, gouverneur du Slesvig-Holstein, les luthériens firent prononcer l’expulsion des prédicateurs zwingliens. Carlstadt dut quitter le pays, et Hofmann ne tarda pas à être obligé d’en faire autant. Proscrit, ayant perdu son modique avoir et réduit presque à l’indigence, il se rendit à grand’peine avec sa femme et son enfant dans l’Ostfrise, où il résida peu de temps, l’autorité lui ayant donné l’ordre de sortir du pays. Il gagna dès lors Strasbourg, où il savait que les zwingliens se trouvaient en force. C’était en 1529. Bucer l’accueillit avec bienveillance, espérant se faire de lui un puissant auxiliaire dans la lutte qu’il soutenait contre les luthériens ; mais Hofmann ne devait pas s’arrêter longtemps aux idées du réformateur suisse ; son imagination l’entraîna bien au-delà, et il fut promptement poussé sur la pente de l’anabaptisme. Il tomba dans ces mêmes aberrations prophétiques dont tant de protestans étaient alors le jouet. Il se persuada que le dernier jour était proche. Il se déclara pour la rebaptisation et le retour à la simplicité de la société chrétienne primitive, sans cependant approuver la rupture complète que faisaient les frères avec le monde. On pouvait continuer, selon lui, d’obéir aux autorités établies et prêter un serment ; il concédait même le droit de prendre les armes. Au moment où Hofmann accomplissait cette nouvelle évolution religieuse, les anabaptistes de Strasbourg avaient perdu leurs principaux guides. Marbeck s’était vu expulser en 1531. Nul n’était parmi eux assez versé dans la théologie pour pouvoir combattre les changemens que le nouvel apôtre apportait dans leurs principes, et son éloquence les séduisit. La majorité l’accepta pour chef, un petit nombre persista dans la doctrine que leur avaient prêchée Reublin et Kautz. Les orthodoxes anabaptistes eurent ainsi le dessous, et la communauté strasbourgeoise se départit quelque peu de l’esprit séparatiste qui l’avait auparavant dominée. Les tempéramens apportés par Hofmann aux idées des anabaptistes zurichois profitèrent aux progrès de la secte. Grâce à l’activité dévorante et à la puissance de parole du nouvel apôtre, doué au plus haut degré du don de convaincre les masses populaires, les conversions[se multiplièrent, et il y eut un véritable réveil de l’enthousiasme qui avait poussé les premiers prosélytes de Grebel. Les écrits du prédicateur strasbourgeois étaient lus avidement, et, comme il ne passait point encore pour appartenir à la secte détestée des réformés, il jouissait, pour sa prédication, d’une liberté que l’on refusait à celle-ci. La hardiesse et l’imprudence de ses discours éveillèrent cependant à la fin l’attention du sénat, auquel il avait osé adresser une requête en des termes peu mesurés. On en agit à son égard comme on l’avait fait envers les autres prédicans anabaptistes. Un mandat de prise de corps ayant été lancé contre lui, il prit la fuite et se rendit dans les Pays-Bas, où il avait naguère résidé et dont il parlait avec facilité l’idiome. Il y répandit ses doctrines, qui trouvèrent grande faveur. Il se forma en Néerlande des communautés anabaptistes qui s’attachèrent exclusivement aux enseignemens de Hofmann, et que l’on désigna, du nom de baptême de celui-ci, par l’épithète de melchiorites. Je reparlerai plus tard de ces sectaires, auxquels un rôle important était réservé dans la crise religieuse qui se produisit en Westphalie. Après avoir exercé dans la Frise son apostolat, l’enthousiaste docteur rentra furtivement à Strasbourg vers les premiers jours de l’année 1533. Il apporta aux^frères qu’il y avait laissés des paroles d’encouragement et d’espérance, et reprit la direction de leur troupeau. Pour ne pas éveiller les soupçons de la police, il évita d’abord de se montrer en public ; puis, voyant qu’il avait échappé à l’attention du sénat, il s’enhardit graduellement, se mit à prêcher publiquement, et fit si bien qu’on l’arrêta. Bucer travaillait alors à constituer définitivement l’orthodoxie qu’il avait créée, et un synode était assemblé pour régler la confession de foi sur laquelle devait reposer l’église officielle de Strasbourg. Hofmann demanda à être admis à soutenir devant ses adversaires les propositions qu’il avait avancées. Le sénat fut contraint de céder à l’opinion, qui demeurait dans la ville peu favorable aux moyens coercitifs en matière de foi et voulait qu’on tentât simplement de dégager par la discussion la vérité théologique. Hofmann fut donc reçu à comparaître devant une commission de docteurs et à développer ses idées sur le baptême et les principaux points pour lesquels il n’était pas d’accord avec les protestans. Il ne réussit pas à persuader ses juges. Bucer triompha dans le synode. Capito et Schwenckfeld se virent contraints de désavouer leurs principes. Les choses prenaient une tournure fâcheuse pour les anabaptistes ; mais leur confiance dans Hofmann n’en fut nullement ébranlée. Celui-ci avait été ramené en prison. Ses coreligionnaires accoururent le visiter, et, le regardant comme un martyr, ils s’attachèrent d’autant plus à lui. L’autorité strasbourgeoise voulut faire cesser ces visites, et rendit la détention de l’apôtre plus rigoureuse et plus étroite. On l’enferma dans l’une des tours de la ville, et toute communication avec ses amis lui fut interdite. Alors les fidèles allèrent s’attrouper au pied du donjon où le maître était emprisonné, et à travers les barreaux d’une fenêtre qui donnait sur le fossé Hofmann pouvait encore adresser à la foule avide qui se pressait au-dessous de lui des exhortations et des discours. On eut beau interdire ces rassemblemens, le prisonnier n’en demeura pas moins pour les anabaptistes le guide vénéré et l’arbitre de toutes leurs pensées. Hs se repaissaient plus que jamais de ses prédictions sur la fin prochaine du monde et l’apparition de Jésus-Christ. Hofmann prétendait être Élie, tandis qu’un de ses adhérens, le Hollandais Poldermann, qui avait été arrêté avec lui, se donnait pour Enoch. Les prédictions de ces illuminés allaient promptement recevoir un éclatant démenti. La mort vint frapper le nouveau précurseur, quand il avait déjà pu se convaincre de la vanité de ses prévisions ; mais le misérable dénoûment de la prétendue mission divine de Hofmann ne désabusa pas des esprits dont le bon sens semblait à tout jamais banni. Le fantôme que les crédules anabaptistes avaient adoré comme une réalité ne se fut pas plus tôt évanoui, qu’ils coururent se prosterner aux pieds d’un autre, œuvre plus manifeste encore de l’imposture et de la folie.


III

L’introduction du luthéranisme dans la Westphalie avait amené depuis plusieurs années une suite d’agitations et de troubles qui remontaient à l’insurrection des paysans. Des émeutes s’étaient produites sur différens points, et là où la discorde régnait entre la puissance ecclésiastique et l’autorité urbaine antérieurement à l’apparition de Luther l’avantage était généralement resté aux partisans des idées nouvelles. Dans les cités épiscopales, la guerre avait éclaté entre le haut clergé, investi d’un pouvoir à la fois spirituel et temporel, et la moyenne bourgeoisie, les artisans, qui se rangeaient du côté des réformateurs dans l’espoir d’abattre la domination cléricale et de se soustraire à la suprématie du prélat et du chapitre. J’ai déjà parlé dans la première partie de ce travail des désordres dont Osnabrück, Paderborn, Münster, avaient été le théâtre en 1525. La défaite des paysans n’enraya que pour un temps assez court les progrès du luthéranisme dans les villes de Westphalie, favorisés qu’ils étaient par les princes protestans du nord et du centre de l’Allemagne, spécialement par le landgrave de Hesse. Les religieux de Lippstadt et de Hervord, entraînés par l’exemple du grand hérésiarque, ayant abjuré la foi catholique, foulé aux pieds leur règle, contribuèrent, en répandant les opinions évangéliques, à faire admettre dans ces deux villes le culte réformé. Dans d’autres, à Dortmund, à Minden, à Soest, les corporations d’artisans, les classes marchandes, soutinrent les prédicans et s’appuyèrent des principes du luthéranisme pour combattre l’autorité établie, en sorte que la cause protestante s’y confondit avec celle de la démocratie. À Münster, d’où devait bientôt rayonner dans toutes les parties du diocèse une propagande réformée qui porta ses fruits, les doctrines nouvelles trouvèrent un écho chez ces mêmes gildes qui avaient naguère dicté leurs conditions au conseil ou sénat de la ville, obligé les chanoines de la cathédrale à fuir et à renoncer momentanément à plusieurs de leurs droits.

La lutte fut plus violente et non moins prolongée en quelques cités voisines. L’évêché de Münster venait à la fin de l’année 1531 de passer à un nouveau titulaire. Le comte Frédéric de Wied, par un de ces trafics scandaleux habituels à l’époque, avait vendu pour une somme énorme sa dignité épiscopale à Éric, évêque d’Osnabrück et de Paderborn, fatigué qu’il était des soins d’un troupeau qu’il avait constamment négligé pour ses plaisirs et son bien-être. Cette aliénation, qui menaçait de faire peser sur l’église de Münster et la population de lourdes charges, avait mécontente les esprits, et ce mécontentement s’ajoutait à tous les griefs qu’on nourrissait contre la puissance temporelle du prélat. Aussi, tandis que l’attention du chapitre, peu satisfait des conditions du marché, se tournait vers les négociations auxquelles il donna lieu, une voix qui se faisait l’interprète des sentimens d’un grand nombre s’élevait-elle dans Münster en faveur de la réforme ; c’était celle d’un chapelain de l’église d’un des faubourgs de la ville, Saint-Maurice; il s’appelait Berndt Rothmann. Originaire d’un village du bailliage westphalien d’Ahues et d’une naissance obscure, il avait dû à la protection d’une famille puissante et à son mérite la prébende dont il était alors en possession. Après avoir été élevé comme enfant de chœur à Münster, il s’était rendu à l’université de Mayence pour y prendre le grade de maître ès-arts, et en était revenu imbu des idées de la réforme, déjà propagée à Münster avant la révolte des paysans. Rothmann n’avait pas tardé, dans ses sermons à Saint-Maurice, à laisser percer ses nouvelles tendances, ce qui lui valut les avertissemens de ses supérieurs. Loin de se rétracter, il ne fit que parler avec plus de hardiesse. Son éloquence brillante et incisive remuait profondément un auditoire déjà indisposé contre l’église romaine. On accourait des divers quartiers de la ville pour l’entendre. Il gagna surtout la faveur des gens de condition inférieure, chez lesquels l’hostilité était plus marquée contre l’autorité cléricale. Il traitait de superstition et d’idolâtrie la messe et le culte établi, et fit si bien partager ses sentimens à son auditoire qu’un jour, à l’issue d’un de ses sermons, les assistans brisèrent les images saintes et se portèrent sur la personne des prêtres à des actes de violence. Le promoteur d’un pareil scandale dut quitter la ville, mais il le fit avec l’intention arrêtée d’y revenir. Investi de la confiance des luthériens, aidé de leur argent, il alla visiter les principaux foyers des doctrines nouvelles, et, ayant conçu le projet de devenir le réformateur de Münster, il étudia l’organisation religieuse que s’étaient donnée les diverses cités protestantes qu’il parcourut.

Il était précisément de retour et reprenait le cours de ses prédications quand le comte de Wied songeait à résigner un siège épiscopal peu fait pour lui. Le prélat s’occupait conséquemment moins que jamais des intérêts spirituels de son diocèse. Aussi, lorsque le chapitre lui dénonça la hardiesse du jeune chapelain, le mépris qu’il affectait des réprimandes, le refus qu’il faisait de s’acquitter des devoirs imposés par l’église, ils ne purent obtenir de réponse. Les paroles de Rothmann n’en devinrent que plus agressives et plus insultantes, ses sermons que plus suivis. Les conversions au luthéranisme se multipliaient. On renouvela au prélat les plaintes, et l’on finit, non sans peine, par arracher l’interdiction pour Rothmann de continuer à prêcher. Le chapelain se soumit en apparence et garda le silence quelques semaines. Il fallait le temps de se prémunir contre les dangers au-devant desquels il courait et de s’assurer l’appui des princes protestans, des docteurs les plus écoutés de la réforme. Il repoussa comme injustes les accusations dont il était l’objet, tout en entamant une correspondance avec Mélanchthon et Capito, afin de se concilier leur amitié. Quand il eut ainsi fortifié sa position, il remonta en chaire, d’abord avec tant de circonspection que l’autorité ecclésiastique n’eut rien à lui reprocher, puis il haussa la voix par degrés, et, l’affluence de son auditoire exaltant son audace, il transporta le siège de ses prédications du faubourg au sein même de la ville, qui retentit ainsi de ses attaques contre l’église. Nouvelles plaintes des chanoines, qui insistent près de l’évêque pour qu’une punition exemplaire soit infligée à l’incorrigible hérétique. Le comte Frédéric, qui gardait rancune au chapitre métropolitain de l’opposition qu’il lui avait faite, n’eut cure de ses dénonciations. Il fallut que l’affaire vînt aux oreilles de Charles-Quint pour que le prince-évêque se décidât à sévir. L’empereur en écrivit au prélat et au sénat de Münster, leur enjoignant de faire cesser immédiatement les scandaleuses prédications. Un décret d’expulsion fut en conséquence lancé contre Rothmann, mais celui-ci comptait sur la puissance de son parti.

Dans la haute bourgeoisie, composée de ce que l’on appelait les erbmänner (propriétaires fonciers), plusieurs avaient embrassé le luthéranisme. La réforme rencontrait plus de partisans chez les bourgeois, qui constituaient le fond de ce qu’on appelait la commune (gemeinheit). A celle-ci appartenait, par une élection à deux degrés, la nomination du sénat, conseil supérieur de 24 membres, qui élisait dans son sein les deux bourgmestres et se partageait les diverses branches de l’administration municipale. Toutefois les erbmänner entraient presque seuls au sénat, et leur prépondérance réduisait à peu de chose l’action de la commune. Le corps des artisans exerçait en fait bien plus d’influence, et c’était là que le protestantisme comptait le gros de ses adhérens. Ces artisans composaient dix-sept gildes ou corporations, qui avaient chacune à leur tête deux maîtres ; elles jouissaient du privilège de s’administrer elles-mêmes, rédigeaient leurs propres règlemens, faisaient leur police et avaient leur juridiction spéciale. Les membres des gildes, ou, comme l’on disait, les compagnons, quoique ne jouissant pas des avantages dont étaient en possession les bourgeois, dominant dans la commune et s’en séparant d’habitude, exerçaient une influence politique considérable. Les deux anciens (olderleute) que l’assemblée des maîtres choisissait chaque année au Schohaus, et qui étaient préposés à la gestion des intérêts communs de toutes les gildes, se trouvaient investis d’une magistrature populaire qui n’était pas sans quelque analogie avec le tribunat de l’ancienne Rome, Aucun compagnon ne pouvait être arrêté ni traduit en justice sans l’assentiment des anciens, qui balançaient ainsi souvent le pouvoir du sénat. Le Schohaus entrait conséquemment en rivalité avec le Rathhaus (hôtel de ville), où siégeait cette assemblée, juge en dernier ressort des contestations élevées au sein des gildes.

Rothmann trouvait dans ces corps de métiers de précieux auxiliaires. Au lieu de s’éloigner, il alla établir sa demeure chez l’un de ses prosélytes, dans la maison commune d’une des gildes, celle des merciers. On eut beau le sommer de vider les lieux, il ne bougea pas. L’affaire fit grand bruit; la population ne tarda pas à se diviser en deux camps, l’un qui approuvait et l’autre qui condamnait cet acte d’insubordination. Les hommes des gildes se signalaient par leur ardeur à soutenir l’audacieux chapelain. L’esprit qui avait suscité la sédition de 1525 s’était tout à coup réveillé. A la tête des rothmannistes, on retrouvait la plupart de ceux qui six ans auparavant avaient été les instigateurs de l’émeute. L’un de ces meneurs, qui devait plus tard jouer un si grand rôle dans l’insurrection anabaptiste, était le drapier Knipperdollinck, depuis longtemps l’implacable ennemi de l’évêque et des moines, un de ces hommes chez lesquels une présomption téméraire s’allie à une ambition sans bornes. Peut-être le sénat, par une conduite résolue, eût-il pu triompher d’une opposition qui était alors plus bruyante que raisonnée; mais les quatre ou cinq partisans que le novateur avait dans cette assemblée réussirent à empêcher qu’elle agît : ils insistèrent sur la prudence qu’il fallait apporter dans une affaire qui risquait d’amener un soulèvement populaire, et, tandis qu’ils faisaient perdre du temps, Knipperdollinck et quelques autres agitateurs attisaient le feu de la révolte. Rothmann continuait à protester de l’orthodoxie de ses sentimens et offrait de faire examiner sa doctrine par des théologiens impartiaux, pressant en même temps Mélanchthon et Capito d’intéresser à sa cause les princes protestans. Le sénat, craignant de se briser contre tant d’obstacles, se contenta d’intimer au téméraire prêcheur la défense de remonter en chaire. Le chapitre de la cathédrale se montrait moins condescendant, et travaillait sans relâche près de l’évêque pour que l’ordre fût exécuté. Il ne parvenait cependant point à vaincre l’apathie du prélat, qui abandonnait aux chanoines la responsabilité de mesures dont les conséquences menaçaient d’être fort graves.

Les luthériens, voyant la tournure que prenaient les choses, affichèrent hautement leurs projets. Rothmann traitait avec le sénat comme une puissance, et lui écrivait pour lui déclarer que les bruits de sédition qu’on faisait courir étaient une invention des impies, l’effet d’une manœuvre contre lui, que le calme régnait au contraire dans les esprits; en même temps, il préparait une émeute pour le cas où l’on voudrait par la force le contraindre à quitter la ville. Il ne tarda point à lancer comme un manifeste du parti dont il était devenu le chef l’exposé de principes qu’il avait annoncé au sénat. On y retrouvait tout le fond des idées de Luther, mais les réformes réclamées étaient conçues de façon à ne pas entraîner la suppression immédiate de l’ancienne liturgie et le renversement du système ecclésiastique. Rothmann espérait ainsi donner le change au clergé et aux catholiques. L’effet de cet écrit fut considérable, et les luthériens jugèrent l’occasion bonne pour tenter une nouvelle entreprise. Ils s’emparèrent de l’église de Saint-Lambert et y installèrent Rothmann en qualité de pasteur. Ses sermons y furent plus agressifs que jamais. La guerre entre lui et les prédicateurs des autres paroisses prit un caractère des plus violens. L’ex-chapelain de Saint-Maurice voyait chaque jour grossir le nombre de ses adhérens. Le duc Éric de Brunswick, qui avait fait à la réforme une opposition résolue dans Paderborn et Osnabrück, ne pouvait manquer d’en agir de même dans son troisième diocèse, dès qu’il en aurait pris possession. Il intima bientôt au sénat l’ordre d’expulser Rothmann et d’interdire toute prédication réformée dans Münster; mais le conseil urbain subit encore en cette circonstance l’influence de ses membres luthériens, et, au lieu d’obéir aux mandemens épiscopaux, il s’efforça de pallier le caractère qu’avait l’enseignement du novateur, rejetant sur le compte de la calomnie les accusations dont celui-ci était l’objet.

Une mort soudaine empêcha l’évêque de poursuivre ses projets de répression; il expira le 14 mai 1532, et Münster, délivré pour un moment de l’autorité de son prince ecclésiastique, devint un champ tout ouvert aux entreprises des partisans de la réforme. Un mouvement protestant éclata dans les trois métropoles épiscopales qui avaient été réunies sous la domination spirituelle et temporelle du duc Éric. Tandis qu’à Osnabrück et à Paderborn les luthériens tentaient de substituer le prêche évangélique aux vieilles observances de la liturgie catholique, à Münster ils procédaient avec plus d’audace encore. Les adhérens de Rothmann se portèrent dans diverses églises, en chassèrent les curés et les prêtres et y introduisirent de force le nouveau culte. Déjà, profitant de la suspension de l’autorité épiscopale, des ministres réformés étaient accourus dans la ville pour prêter appui à l’ex-chapelain de Saint-Maurice. La résolution et la hardiesse des luthériens en imposèrent à la haute bourgeoisie, qui n’était pas en mesure de lutter contre une populace prête à tout oser. Le sénat se montrait irrésolu, l’émeute l’intimidait; il évitait de se rassembler à l’hôtel de ville, et tenait secrètement ses séances dans la demeure de l’un de ses membres. Chaque jour, on entendait parler de quelque nouvel attentat contre le clergé et les choses saintes. Les événemens de l’extérieur ne faisaient qu’accroître la hardiesse du parti du désordre. L’empereur venait, par la paix de Nuremberg, de reconnaître l’existence des états protestans qui étaient entrés dans la ligue de Schmalkalde. L’attention du gouvernement impérial se détournait de la question religieuse pour ne plus s’occuper que de la guerre contre les Turcs. Les membres du chapitre se voyaient exposés à être chassés de Münster à la première occasion. La ruine de l’église catholique était inévitable dans cette ville, si le diocèse demeurait plus longtemps sans chef. Les chanoines se hâtèrent donc d’élire un successeur à Eric, et leur choix se porta sur le comte Franz de Waldeck, chargé déjà de l’administration épiscopale de Minden. Cet acte prévoyant eut d’abord d’heureux effets pour l’orthodoxie. Le sénat, ayant reçu du nouveau prélat une lettre enjoignant de rétablir partout l’ancien culte et d’éloigner les prédicans, s’en servit pour repousser la pression exercée sur lui ; mais l’arme s’émoussa promptement contre les menaces des gildes et des petits bourgeois.

Les meneurs, Knipperdollinck et les deux anciens, le boucher Moderson et le fourreur Redeker, ne cessaient d’exciter la multitude. Une assemblée fut tenue au Schohaus, à laquelle assistèrent tous les maîtres des corporations. L’un des plus chauds partisans de la réforme, Windemoller, y proposa de faire une alliance étroite avec la commune, en vue de protéger Rothmann. La motion fut votée d’enthousiasme, sans qu’on permît à aucune voix d’y contredire, et on ne s’occupa plus que d’organiser la résistance. Les anciens et les maîtres s’abouchèrent avec les membres de la commune qui partageaient leurs idées. On constitua un comité exécutif de 36 membres que l’on chargea de tout diriger. Le comité se transporta immédiatement à l’hôtel de ville pour s’entendre avec le sénat, ou plutôt pour le sommer de marcher de concert avec lui. Les commissaires luthériens insistaient sur l’injustice qu’il y aurait de refuser au peuple le droit d’entendre la parole divine et de s’instruire du véritable enseignement de Jésus-Christ. Les sénateurs objectèrent que les réformateurs n’avaient pu se mettre d’accord sur les changemens à introduire ; avant de toucher à ce qui existait, il fallait arrêter les principes à suivre. Ils proposèrent en conséquence qu’on demandât à l’évêque l’autorisation de mander aux frais de la ville deux savans théologiens auxquels on remettrait le soin d’élucider la véritable doctrine évangélique.

Les partisans de Rothmann avaient suggéré ce dernier expédient, leur intention étant de faire confier à deux docteurs imbus des idées nouvelles la rédaction du programme. Le comité accepta ce moyen terme, en mettant pour condition que le sénat prendrait l’engagement de ne pas séparer sa cause de celle du peuple. Les luthériens comptaient rendre ainsi l’indépendance de Rothmann solidaire de celle du sénat. Ce fut là l’objet de longs débats. L’assemblée n’entendait pas s’engager; tous ses efforts tendaient à écarter une clause qui n’allait rien moins qu’à lui faire consacrer par avance les principes que condamnait l’église. Rothmann insistait de son côté pour qu’une conférence solennelle eût lieu où seraient discutées les questions en litige. C’était le moyen que réclamaient partout les novateurs, confians dans leur savoir et leur habileté à manier des textes avec lesquels le clergé orthodoxe n’était guère familiarisé. Sur ce point, le sénat se sentit si vivement pressé qu’il céda. Le clergé fut donc invité à prendre part à la conférence ; il demanda du temps afin de se préparer à répondre, mais en rejetant les bases que son adversaire voulait exclusivement donner à la dispute, les saintes Écritures, seul fondement infaillible à ses yeux de la foi chrétienne.

En se laissant arracher une concession qui permettrait de contester l’autorité de l’église, le sénat se mettait à la remorque du parti de Rothmann; toutefois il aimait mieux en passer par une telle exigence que d’entamer une lutte qui pouvait entraîner son complet renversement. Restait à parer au danger que créait l’inexécution des ordres de l’évêque. La réponse que le sénat fit à ce prince lui fut dictée par les luthériens. Il y évita de s’expliquer sur la question du rétablissement de l’ancien culte et de l’éloignement des prédicans; il rappela les franchises dont jouissait la ville en tout ce qui touchait l’administration intérieure, et appuya sur la ferme volonté qu’avaient les habitans qu’on leur prêchât la pure doctrine de l’Évangile. Cette lettre trahissait la victoire que la réforme venait de remporter, et, redoutant que le prélat ne recourût à la force, l’assemblée ne négligea rien pour le détourner de l’idée que Münster pût être réduit à l’obéissance par une intervention armée. En même temps, le comité des trente-six s’adressait au landgrave de Hesse et le sollicitait de s’entremettre près du comte Franz, avec lequel il était en bonne relation, pour que les évangéliques de Münster ne fussent pas inquiétés, que satisfaction ne fût pas donnée au chapitre. Le landgrave se rendit à ces désirs, mais il avertit le comité qu’en lui prêtant appui il n’entendait pas pourtant porter atteinte aux droits temporels de l’évêque et de son clergé. Philippe, tout zélé réformé qu’il fût, n’en demeurait pas moins le défenseur de l’autorité princière, dont il faisait passer les droits avant les prétentions de ses coreligionnaires. Il usa en conséquence de beaucoup de réserve dans sa démarche, se bornant à faire appel aux intérêts bien entendus du prélat; il lui représenta que le plus sûr moyen d’assurer l’obéissance de sujets chatouilleux sur leurs droits, c’était de ne pas violenter leur conscience, et pour que le chapitre de Münster n’eût point à souffrir du mauvais vouloir des habitans, le plus prudent était de laisser à ceux-ci un prédicateur qu’ils aimaient.

Pendant ces négociations, Rothmann ne demeurait pas inactif; il appelait de Marbourg et d’ailleurs de nouveaux apôtres du protestantisme. Münster se trouva ainsi pourvu d’un clergé évangélique qui ne tarda pas à laisser percer ses intentions d’expulser le clergé catholique. Soutenu qu’il était par le peuple, il y réussit. Les prédicans, escortés d’une foule qui les encourageait, se portèrent dans toutes les paroisses et sommèrent les curés et les desservans de leur céder la place; mais ils trouvèrent de la part de ceux-ci une résistance énergique. Les anciens et les maîtres, députés par le corps des gildes, se rendirent alors à l’hôtel de ville, réclamant qu’il leur fût délivré contre les récalcitrans un mandat de dépossession en forme. Le sénat reçut assez mal la requête; il représenta à la députation qu’on avait pris l’engagement de laisser, avant de rien innover, le temps au clergé de se préparer à la conférence. Une discussion assez aigre s’engagea : la multitude qui entourait l’hôtel de ville faisait entendre des clameurs et menaçait les sénateurs; ils cédèrent encore une fois. Chaque paroisse fut confiée en conséquence à un pasteur évangélique, et la nouvelle liturgie remplaça la messe. En six mois, les choses avaient tellement marché que ces mêmes luthériens qui ne sollicitaient d’abord que la faculté d’écouter la parole de Rothmann s’emparaient maintenant de tous les sanctuaires, et, aussi intolérans que ceux qu’ils dépouillaient de leur sacré ministère, ils affichaient le projet d’extirper jusqu’aux derniers restes du papisme. Du clergé catholique, il ne subsista plus après cette agression que le chapitre et les couvens, dont l’existence était rendue bien précaire. Le sénat avait en fait abdiqué aux mains du parti luthérien triomphant. La commune et les gildes imposaient leur volonté. Les deux bourgmestres, jugeant, la position intolérable, abandonnèrent la ville. Un grand nombre de familles bourgeoises suivirent leur exemple. Chez tous ceux qui gardaient quelques sentimens catholiques, l’appréhension était extrême. Les moines, qui s’attendaient à être victimes de mesures arbitraires, cachaient leurs archives et leurs objets les plus précieux. Le clergé de la cathédrale n’avait plus d’espoir que dans les troupes de l’évêque, dont le chapitre métropolitain pressait l’envoi. Les luthériens s’attendaient en effet à être attaqués par les forces épiscopales; ils activaient les moyens de défense. Le comité des trente-six, transformé en une véritable municipalité révolutionnaire, faisait mettre les murailles en état, achetait des armes et ramassait des munitions. On somma les bourgmestres de rentrer dans la ville, et comme ils ne tinrent aucun compte de cette injonction, on contraignit le sénat de préposer à leur place un syndic. Les sénateurs comme toujours courbèrent la tête devant l’orage, ne dissimulant pourtant pas leur irritation et leurs inquiétudes. De tels préparatifs étaient un défi jeté au prince-évêque, qui réitérait plus que jamais ses sommations, menaçant, s’il n’y était pas fait droit, de traiter Münster en ville rebelle.

Le sénat, dans ses réponses au prélat, avouait que l’autorité lui échappait. Alors Franz de Waldeck résolut d’agir vigoureusement. Le péril était d’ailleurs pour l’église plus imminent que jamais. Les luthériens avaient pris une attitude audacieuse dans plusieurs villes de ses états, et quelques-unes étaient complètement entre leurs mains. Paderborn s’était déclaré pour la réforme, et l’archevêque de Cologne, qui en occupait le siège épiscopal, songeait à soumettre cette ville par les armes. Une diète provinciale fut convoquée à Bilrebecke le 17 septembre 1532. Franz y représenta le danger que faisait courir à la religion la révolte des habitans de Münster, dont l’exemple pouvait devenir contagieux dans toute la province. Il fit appel chez sa noblesse à l’intérêt qu’elle avait de maintenir l’ordre et de soutenir l’autorité légitime. Son discours convainquit les membres de la diète. Les seigneurs, les chevaliers assurèrent l’évêque de leur concours; mais ils demandèrent qu’on épuisât préalablement les moyens de conciliation. Franz de Waldeck y consentit, et une députation de la noblesse westphalienne ouvrit des pourparlers à Wolbeck avec les délégués de Münster. Voici quelles étaient les conditions auxquelles devaient souscrire les habitans : suppression de toutes les innovations introduites dans le culte, éloignement des prédicans, soumission à l’autorité épiscopale. Les négociations se continuèrent plusieurs jours sans aboutir. Il devenait manifeste que le sénat, ou plutôt le parti qui le dominait, ne cherchait qu’à gagner du temps. L’évêque brisa là; il comprit qu’il fallait agir par la force. Comme une tentative d’assaut pouvait coûter la vie à bien du monde, il fut résolu qu’on se bornerait à un blocus. Les troupes épiscopales interceptèrent les routes qui aboutissaient à la ville, de façon à l’empêcher de recevoir des vivres et d’entretenir avec le dehors ses relations habituelles de commerce. La disette ne tarda pas à se faire sentir dans Münster, et les bourgeois parlaient d’accéder aux conditions de l’évêque; mais la classe inférieure ne voulait point entendre parler de se rendre. Les gildes, excitées par les prédicans, menaçai mt les lâches qui prononçaient le mot de capitulation, et, comme leurs chefs gouvernaient de fait la ville, tout donnait à craindre qu’on n’en fut réduit aux dernières extrémités. Dès le 14 octobre, les corporations avaient exigé qu’on exclût du sénat ceux des membres qui opinaient pour qu’on se rendît. Le peuple souffrait d’ailleurs moins de la disette que les classes aisées, car, la place n’étant que fort imparfaitement investie par suite de l’insuffisance de l’armée épiscopale, il n’y avait pas de jour qu’il ne tentât au dehors, ici ou là, une expédition de maraude dont il rapportait des approvisionnemens ou du combustible. Entre ceux qui se prononçaient avec le plus de véhémence pour la défense à outrance étalent Knipperdollinck et un autre énergumène, Kibbenbroick. « Mieux vaut, s’écriaient-ils, dévorer nos propres enfans que de nous soumettre. »

La terreur régnait parmi les catholiques, qui n’osaient plus venir entendre la messe ou présenter leurs nouveau-nés au baptême dans la cathédrale, seule église où se célébrât encore leur culte. Le chapitre, qui y maintenait son autorité, était réduit, par la fuite de la plupart de ses membres, à quelques chanoines en proie à la plus vive anxiété. Le sénat engageait lui-même les catholiques à s’abstenir de toute démonstration religieuse extérieure. Son action était paralysée, et les négociations qu’il tenait encore ouvertes avec l’évêque et les états du diocèse restaient toujours au même point. Plusieurs mois s’écoulèrent : on arriva ainsi à la fin de décembre. Franz de Waldeck s’était avancé jusqu’à Telgt, bourg distant de Münster de deux lieues seulement. De là, il avait adressé une nouvelle sommation au sénat. Celui-ci se montrait disposé à accepter un arbitrage. On s’entendait pour remettre le règlement de la querelle à deux personnes, l’une désignée par l’évêque, l’autre par la ville. Déjà Franz avait fait choix, de son côté, de l’archevêque de Cologne. Tout donnait donc à espérer qu’on allait enfin s’entendre; mais cela ne faisait pas l’affaire du parti avancé, qui visait à renverser l’autorité spirituelle de l’évêque et assurer l’introduction de la réforme. Il résolut de frapper un grand coup, afin de rendre impossible toute transaction. Avertis que le comte de Waldeck n’avait autour de lui à Telgt qu’un petit nombre d’hommes, les meneurs formèrent le projet de s’emparer par surprise du bourg, tandis que le trompette qui avait apporté la dernière dépêche épiscopale attendait encore dans Münster la réponse. Tout à coup les portes de la ville sont fermées, les chefs du mouvement veulent empêcher que quelque habitant n’aille donner l’éveil à Telgt; ils convoquent au Rathhaus tous leurs adhérens, et là on décide une expédition. On fait prévenir de maison en maison les bourgeois de prendre les armes et de se tenir prêts. A minuit, le beffroi sonne, des bandes armées descendent dans la rue, et, appuyées des 300 lansquenets que la municipalité entretenait à sa solde, elles se précipitent hors de l’enceinte. Alors eut lieu une de ces scènes dont nos révolutions nous ont offert tant de sinistres répétitions. Une populace furieuse s’avançait à la lueur des torches, traînant avec elle des bouches à feu et des munitions, pour donner le sac à la résidence épiscopale. Nul à Telgt ne soupçonnait l’agression; chanoines de la cathédrale et gros bourgeois échappés de Münster, conseillers de l’évêque et députés des états y dormaient tranquillement. On s’en fiait à la vigilance des guetteurs, qui, fatigués au contraire de leur faction nocturne, étaient rentrés chez eux. Les Münstérois, à la pointe du jour, s’élancent vers les portes et réussissent à en abaisser les ponts-levis; en un clin d’œil, ils sont maîtres du bourg. Franz de Waldeck était heureusement parti la veille au soir pour Iburg. Quelques chanoines, réveillés en sursaut, eurent le temps de fuir de leur demeure et traversèrent demi-nus l’Ems, qui se trouvait alors gelée; mais on s’empara de la majeure partie du chapitre et des sénateurs qui étaient venus chercher un refuge près de l’évêque. La populace, ivre de joie, ramène triomphalement à Münster, fifres et tambours en tête, les prisonniers, que poursuivent des menaces de mort; elle se partage pour butin soixante beaux chevaux des écuries du prélat. Les chanoines et les sénateurs réactionnaires sont jetés dans les cachots; à tous ceux qu’on soupçonne d’être favorables à l’évêque, défense est faite de sortir de leurs maisons.

Ce succès inattendu des luthériens changea la face des choses. Le peuple de Münster dicta ses conditions. Les états du diocèse, fatigués d’une lutte qui menaçait d’être préjudiciable à tous les intérêts, et qui insistaient depuis quelques semaines pour une transaction, pressèrent le prélat de souscrire aux exigences de la ville. Le landgrave intervint, et exerça sur les négociations une influence considérable. Un traité de paix fut signé, après un débat assez prolongé, entre la ville et l’évêque le 14 février 1533. Il reçut la garantie des principaux seigneurs de la province. Par ce traité, l’exercice de la religion évangélique était formellement reconnu dans Münster. Toutes les paroisses y étaient affectées, moins la cathédrale, qui restait sous le gouvernement du chapitre. En retour, le clergé catholique ne devait pas être inquiété. Si le catholicisme avait succombé, la liberté de conscience ne pouvait cependant s’enorgueillir de cet avantage : il appartenait au luthéranisme seul, et le traité n’appelait pas à en jouir les autres communions protestantes. La noblesse westphalienne et la bourgeoisie münstéroise avaient réglé les conditions de la paix de façon à n’en attribuer le bénéfice qu’aux seuls adhérens de la ligue de Schmalkalde et à respecter le droit de souveraineté, dont les chefs de cette ligue prenaient avant tout la défense. L’évêque gardait sa haute suzeraineté sur Münster, grâce à la concession par lui faite de garantir dans la ville l’exercice du culte tel que le réglait la confession d’Augsbourg ; mais les gildes, à l’intervention desquelles les évangéliques devaient la victoire, n’entendaient pas se remettre sous le joug d’un sénat qui avait été plutôt leur instrument que leur inspirateur. Unies à la petite bourgeoisie, elles étaient les maîtresses de la situation. Quand, quelques semaines après, fut arrivé le jour de procéder à l’élection annuelle des sénateurs, les suffrages ne se portèrent plus sur les noms qu’on s’était habitué à voir figurer sur la liste du conseil urbain. Les familles traditionnellement en possession du pouvoir, et qui pour la plupart restaient attachées au catholicisme, furent écartées. Vingt hommes nouveaux entrèrent dans le sénat ; plusieurs n’étaient que de petits marchands ou de simples artisans. On n’avait pas consulté dans les choix la capacité ; on ne tenait compte que des sentimens protestans. Le syndic élu, Jean van der Wieck, s’était acquis la reconnaissance du parti réformé par l’ardeur qu’il avait déployée pour soutenir l’indépendance religieuse de Münster lors des négociations avec l’évêque, par les efforts qu’il avait tentés pour conclure avec Brème, d’où il était originaire, et avec les états protestans une alliance ayant pour but d’assurer dans la cité westphalienne la liberté des évangéliques.

Un esprit nouveau allait donc présider à l’administration de Münster. La vieille aristocratie catholique était définitivement écartée, et les réformés disposaient de tout. Au lendemain de leur victoire, ceux-ci pouvaient paraître un parti homogène ; mais l’union ne dura pas longtemps. Tandis que les uns voulaient s’en tenir à ce qui avait été arraché de l’évêque, d’autres étendaient bien plus loin leurs visées. La division se mit ainsi dans le camp des vainqueurs, et la révolution, un instant enrayée, reprit vite sa marche. Rothmann, qui avait conquis une position considérable dans la nouvelle église de Münster, inclinait vers les idées de Zwingli ; déjà il l’avait laissé percer avant que le traité du 14 février eût installé légalement la réforme dans la ville. L’ex-chapelain de Saint-Maurice entretenait des relations amicales avec Capito et Schwenckfeld, qu’il avait naguère connus à Strasbourg. Il était devenu en fait l’arbitre de la réforme dans Münster, et tout en matière religieuse s’y faisait par son initiative. Il en profita pour introduire graduellement dans le culte les pratiques des sacramentaires, trouvant des complices dans les autres prédicateurs réformés de la ville, qui partageaient ses tendances. Or la protection que la paix de Nuremberg accordait au luthéranisme en Allemagne ne s’étendait pas à la réforme de Zwingli, que les disciples zélés du grand docteur de Wittenberg tenaient pour une erreur presque aussi condamnable que le papisme. Le traité du 14 février n’autorisait donc point l’établissement à Münster de la religion que Rothmann y constituait de son plein gré. Ses agissemens n’échappèrent pas aux catholiques, qui surveillaient son œuvre d’un œil inquiet. Un de leurs prédicateurs, Romberch, signala le caractère tout zwinglien des innovations apportées dans le culte. L’attention des pasteurs luthériens de la Westphalie fut éveillée. Luther et Mélanchthon en écrivirent à Rothmann. L’évêque Franz de Waldeck, qui épiait l’occasion de ressaisir son autorité spirituelle, alla porter plainte à la diète de Brunswick, et, arguant des clauses du traité du 14 février, réclama, l’appui de la ligue de Schmalkalde pour obliger les Münstérois à ne pas dépasser les limites de la réforme de Luther. C’était en effet aux membres de la ligue qu’il appartenait d’après les stipulations de sanctionner la constitution religieuse que Münster s’était réservé de rédiger. Une telle clause n’avait pas empêché le sénat de s’en remettre à Rothmann pour l’organisation de la nouvelle église. l’ex-chapelain n’avait-il pas été le grand promoteur de la réforme dans la ville? A quel autre que lui pouvait revenir une pareille tâche? Quel théologien aurait pu balancer son influence? N’était-il pas l’idole des gildes, avec lesquelles il fallait compter? Rothmann avait d’ailleurs ses créatures dans le sénat, sa parole était toute-puissante, il le savait, et il profita de ses avantages pour conduire à sa guise la réforme de l’église münstéroise, sans souci de l’orthodoxie luthérienne. il visait avant tout à garder sa popularité, et il comprenait qu’il la maintiendrait d’autant plus qu’il romprait davantage avec les anciennes institutions, pour lesquelles les agitateurs avaient inspiré au peuple une aversion prononcée.

Le parti démocratique usa encore d’intimidation. La constitution ecclésiastique rédigée par Rothmann fut sanctionnée au Rathhaus; elle était conçue de façon à transporter aux hommes de la bourgeoisie et des gildes toute l’influence que les luthériens éclairés eussent voulu donner aux familles bourgeoises les plus instruites entre celles qui avaient accepté la réforme. Les pasteurs étaient à l’élection des paroissiens. Le sénat, uni aux anciens et aux maîtres des gildes, choisissait des examinateurs chargés de s’assurer de la capacité des ministres ainsi élus. Les écoles, l’administration des deniers de l’église, la distribution des aumônes, étaient confiées à des fonctionnaires placés sous la surveillance de ce même sénat, de ces mêmes anciens et des maîtres des gildes. Cette constitution se rapprochait beaucoup de celles qu’avaient introduites Bucer à Strasbourg, Œcolampade à Bâle, Zwingli à Zurich; elle ouvrait la porte aux principes de ces réformateurs, plus avancés que les idées de Luther; aussi une fois adoptée, Rothmann imprima à la prédication évangélique une direction qui devait aboutir à faire substituer les doctrines des sacramentaires à celles de la confession d’Augsbourg. Münster se trouvait donc exposé à perdre la protection des princes qu’unissait la ligue de Schmalkalde et à retomber sans défense sous l’autorité spirituelle de l’évêque. Les plaintes de celui-ci rendaient le danger plus imminent. La partie de la bourgeoisie qui se tenait fermement au luthéranisme le comprit, et ne tarda point à se trouver en opposition avec l’ex-chapelain de Saint-Maurice. Au premier rang des adversaires que Rothmann se créait au lendemain de sa victoire se plaçait Van der Wieck, zélé luthérien auquel ses fonctions de syndic, les services signalés qu’il avait rendus à la cause de la réforme, donnaient dans le sénat une influence considérable. Chaque jour, la situation devenait plus tendue. Plus Rothmann se rapprochait des façons d’agir de la communion de Zwingli, plus le parti évangélique opposait de résistance. Les instincts conservateurs de la haute bourgeoisie la groupaient autour de Van der Wieck, tandis que la petite bourgeoisie, les hommes des gildes et tout ce qu’il y avait dans la ville de turbulens et d’amis de la nouveauté soutenaient Rothmann. La lutte ne se traduisait encore que par des tiraillemens et des pourparlers. L’ex-chapelain, qui mesurait toute la force de ses adversaires et craignait de s’aliéner complètement la portion la plus éclairée de la population, qui d’autre part ne voulait pas abdiquer son initiative personnelle pour devenir l’instrument d’une multitude incapable de régler les matières théologiques, n’avouait pas franchement sa rupture avec les doctrines de Wittenberg. Il équivoquait quand il était mis en demeure d’appliquer les principes de la confession d’Augsbourg, qu’il travaillait sous main à faire écarter. L’église münstéroise n’était plus un sanctuaire; c’était une arène où la controverse remplaçait les exhortations, où l’on s’occupait plus de se contredire que de servir Dieu et d’observer ses commandemens. Un tel état de choses entretenait dans les esprits des habitudes de révolte et d’indiscipline que les luthériens de Münster étaient impatiens de faire disparaître, afin de ne plus s’occuper que de l’œuvre véritablement évangélique, la sanctification des âmes et l’épuration des cœurs. Aussi la plupart des nombreux articles de la nouvelle constitution religieuse adoptée depuis le mois de mars restaient-ils lettre morte. On avait installé des écoles protestantes dans les couvons, mais l’instruction n’y portait pas fruit. Nul symptôme d’amélioration des mœurs ne se manifestait, et les désordres étaient aussi grands depuis la réforme qu’avant cette réforme, qui n’avait rien réformé. Au lieu de s’affermir, les convictions religieuses s’ébranlaient, et, si ce que les protestans appelaient la superstition catholique ne dominait plus les consciences, aucune autre foi solide et efficace n’en avait pris la place.

Van der Wieck résolut enfui d’arrêter un mal qui menaçait d’anéantir l’œuvre à laquelle il avait coopéré avec autant d’ardeur que de sincérité; il fit au sénat la proposition formelle d’enlever à Rothmann la direction de l’église et d’en investir exclusivement cette assemblée; c’était songer à chasser l’ennemi de la ville quand il était déjà maître des points principaux. Non-seulement Rothmann avait pour lui une démocratie entreprenante et décidée, mais aux pasteurs qui le soutenaient dans ses projets ecclésiastiques étaient venus se joindre de nouveaux apôtres du radicalisme religieux, dont les principes menaçaient bien plus le luthéranisme münstérois que le zwinglisme mitigé contre lequel il luttait.

La réforme avait recruté de nombreux partisans dans les duchés de Clèves et de Juliers, alors réunis sous un même sceptre; ils s’y étaient multipliés grâce à la tolérance du gouvernement ducal, pénétré du désir de porter remède aux abus et aux désordres dont l’église catholique donnait, là comme ailleurs, le triste spectacle. Sans prétendre toucher à l’enseignement théologique et nourrir le projet de se séparer du saint-siège, ce gouvernement tentait de secouer la domination cléricale. Ainsi s’explique sa condescendance pour des doctrines qui favorisaient ses vues, bien qu’elles les dépassassent. Il se gardait d’inquiéter les protestans quand ceux-ci se bornaient à parler et à écrire, sans porter aucune atteinte directe au respect et aux formes du culte établi. Cette tolérance s’accroissait encore de la faveur marquée que témoignaient pour les nouvelles idées divers seigneurs de l’un et l’autre duché. Les fauteurs de la réforme trouvaient dans les domaines de ceux-ci une protection plus avouée que ne leur en accordait le gouvernement du prince. On vit bientôt affluer dans le pays situé entre le Rhin, la Neers et la Roer une foule de gens que la hardiesse de leurs opinions exposait à des poursuites dans le reste de l’Allemagne. Les plus nombreux étaient les partisans de Zwingli, qui étendaient leur active propagande dans toute la région qu’arrose le Rhin, dont les eaux avaient en quelque sorte apporté cette secte de Schaffouse et de Bâle jusqu’en Hollande. A eux se mêlaient d’autres radicaux en opposition bien plus décidée avec l’église, les prosélytes des idées de Melchior Hoffmann et des principes anabaptistes. Plusieurs de ces missionnaires de la réforme surent assez se concilier l’appui des seigneurs westphaliens pour être choisis par eux comme prédicateurs ou chapelains; ils en profitèrent pour faire subir dans quelques localités au service divin des changemens où se trahissait un commencement de substitution de l’église évangélique à l’église de Rome. Le duc de Clèves averti s’alarma, et, afin d’empêcher un mouvement réformiste qui tendait à jeter ses états dans l’hérésie, il prit lui-même l’initiative de la réforme, de façon à la contenir dans les bornes de l’orthodoxie. Il arrêta, d’accord avec son conseil, un plan de réformation de l’église catholique qui ne s’appliquait qu’à la discipline, et qui avait pour objet de la purger de tous ses désordres et de la relever dans l’estime des fidèles. Une vaste enquête fut instituée sur les mœurs et les actes du clergé dans les duchés, et, pour qu’on ne pût se méprendre sur les intentions orthodoxes dont il était animé, le duc prohiba en même temps de la manière la plus expresse toute attaque contre les dogmes, toute entreprise contre les formes du culte divin. Ces mesures atteignirent surtout les zwingliens et les adeptes de l’anabaptisme. Les luthériens, qui respectaient les formes traditionnelles et dissimulaient adroitement leur hérésie sous des interprétations analogues en apparence à celles qu’à toute époque on s’était permises dans l’église, jouirent encore d’une certaine tolérance.

Entre les villes du duché de Juliers, où l’esprit novateur avait pris de plus grandes libertés, Wassenberg s’était particulièrement fait remarquer. Celui qui y exerçait les fonctions judiciaires et administratives de drossart, confiant dans le crédit que lui donnait à la cour ducale son attachement bien connu pour son prince, n’avait pas craint de s’émanciper complètement de l’autorité ecclésiastique. Tout dévoué à la réforme, il avait accueilli dans sa petite ville les représentans des doctrines les plus avancées. Là s’étaient rendus : Jean Campanus, tête ardente, mêlé dès l’origine aux luttes des luthériens contre le pape, depuis obligé de fuir de la Saxe à cause de ses opinions zwingliennes, qu’il avait déjà manifestées à la conférence de Torgau, opinions qu’il abandonna bientôt pour ne plus suivre que sa propre inspiration, niant la Trinité, admettant en Dieu un dualisme qu’il considérait comme le prototype du dualisme de la nature humaine, — Denis Vinne, de Diest, qui avait autrefois accompagné ce même Campanus à Wittenberg, — Jean KIopriss, récemment échappé des prisons de Cologne, — Henri Schiachtscaef de Tongres, longtemps errant et proscrit, — Dietrich Fabricius, — enfin Henri Roll, carme défroqué de Harlem, auteur d’un livre sur l’Eucharistie, où le rationalisme zwinglien était largement dépassé. Ces apôtres répandirent leurs doctrines dans la ville et la contrée environnante, s’installèrent en qualité de prédicateurs dans quelques églises ou se mirent à la tête de petites communions; mais une fois que l’on eut commencé à sévir dans les duchés de Clèves et de Juliers contre les novateurs, Wassenberg fut signalé comme on nid d’hérésies, et la plupart des colporteurs des idées les plus hardies, Vinne, Klopriss, Roll, d’autres encore, quittèrent le pays, et gagnèrent Münster, qui leur offrait, à peu de distance, la liberté qu’ils ne trouvaient plus sous la protection du drossart. Le sénat et les pasteurs de Münster, qui connaissaient mal leurs opinions, les accueillirent avec empressement. L’église luthérienne manquait de ministres; on comptait utiliser leur zèle; Rothmann, qui avait avec leur manière de voir plus d’une affinité, trouva dans ces étrangers un précieux renfort, et favorisa leurs prédications. Le succès en fut rapide ; le peuple recevait avidement une parole dont les promesses exaltaient son imagination et flattaient ses instincts de révolte. L’ex-chapelain de Saint-Maurice en subit lui-même l’influence, et adopta peu à peu toutes les opinions des émigrés wassenbergeois. D’autres pasteurs furent entraînés comme lui sur une pente qui conduisait droit à l’anabaptisme. Dès lors l’église protestante de Münster ne se pénétra point seulement du zwinglisme; un radicalisme bien autrement avancé s’y infiltra. Rothmann se serait peut-être arrêté dans la voie où son alliance avec les téméraires théologiens allait l’engager sans l’ambition qui le dominait; mais il comprenait que, s’il cherchait à retenir l’élan qui poussait le peuple vers la nouvelle prédication, il courait risque de perdre sa popularité. Déjà il redoutait dans l’un des prédicateurs arrivés de Wassenberg un rival. Ce rival, c’était Roll, dont l’éloquence, mélange singulier de violence et de mysticisme, remuait la multitude, et chez lequel se retrouvaient tous les talens et tout l’enthousiasme de Hoffmann. Rothmann ne voulut pas se laisser dépasser, et ses sermons respirèrent bientôt le même radicalisme que professaient les pasteurs wassenbergeois.

Le sénat somma plusieurs fois les prédicans de cesser leurs attaques contre le baptême des enfans et de renoncer à leurs paradoxes. Ceux-ci ne tenaient aucun compte des injonctions. Cinq d’entre eux adressèrent même au conseil urbain un mémoire où ils s’élevaient contre l’intrusion de l’autorité civile en des matières qui n’étaient du ressort que des ministres de Dieu; ils en appelaient, si l’on repoussait leur réclamation, à la décision de la réunion générale des fidèles. Le sénat passa outre, et, pour couper court à ces clameurs, ordonna la fermeture des églises; l’entrée en fut interdite aux prêcheurs récalcitrans. L’émotion populaire, déjà excitée par les pasteurs wassenbergeois, fut alors à son comble. Aussi, dans la crainte d’un soulèvement des gildes, le corps municipal revint-il bientôt sur la mesure extrême qu’il avait adoptée.

La révolution religieuse se précipitait. Münster entrait dans une voie qui conduisait à la dissolution de l’église récemment édifiée. Rothmann et Roll déclamaient avec plus d’audace que jamais contre le baptême des enfans. La confession d’Augsbourg n’existait plus pour eux; mais le traité du 14 février subsistait, il demeurait le seul rempart derrière lequel pussent encore s’abriter les conservateurs. L’ex-chapelain de Saint-Maurice comprenait que sa résistance pourrait s’y briser, et il s’efforçait d’amuser ses adversaires par des déclarations de principes ambiguës en contradiction avec ses propres discours. Il demandait qu’une conférence publique fût instituée où l’on discuterait les questions théologiques qui divisaient les protestans de Münster, moyen que repoussait le sénat, convaincu qu’il était que Rothmann ne s’avouerait jamais battu. Celui-ci continuait en même temps d’agir sur les hommes des gildes, dont il était encore l’oracle; il s’appuyait à l’hôtel de ville sur les amis qu’il y avait fait entrer, sur les alliances avec des familles influentes que lui avait créées son récent mariage avec la veuve d’un ancien syndic, femme au reste fort décriée, que le bruit public accusait d’avoir empoisonné son premier mari. Enfin, mettant tout à profit, Rothmann poursuivait sans relâche, dans la constitution ecclésiastique qu’il avait naguère fait adopter, des changemens conformes à ses nouvelles idées et qui en dénaturaient complètement l’esprit, exerçant une véritable dictature et paralysant l’action déjà affaiblie du gouvernement municipal. Au milieu de cette anarchie, la terreur qui avait régné dans la ville peu avant le traité du 14 février recommençait. Ces bandes de gens sans aveu qu’on appelait les mangeurs de soupe avaient reparu. Les artisans, excités par des prédications furibondes, étaient tout prêts à courir aux armes. Il n’y avait plus de sécurité pour tout ce qui était modéré et respectable; les luthériens tremblaient presque autant pour leur vie que les catholiques. Telle était la situation de Münster quand un prêtre de la cathédrale, indigné du triomphe de l’hérésie, osa monter en chaire et lancer contre les novateurs d’imprudens anathèmes. Van der Wieck saisit cette occasion pour frapper les deux partis extrêmes prêts à se déchirer. Le sénat, à son instigation, déclara ne vouloir souffrir aucune violence, de quelque côté qu’elle vînt. Il commença donc par expulser le téméraire prédicateur de la cathédrale, puis le 2 novembre, Rothmann ayant renouvelé avec plus d’insolence que jamais ses invectives contre la doctrine évangélique, il lui fit signifier de ne plus prêcher, et l’on ferma les églises. L’imminence du danger avait en ce moment rendu le courage aux conservateurs. Le sénat convoqua les anciens et les maîtres des gildes à l’hôtel de ville. On leur exposa la nécessité de mettre un terme à l’état de trouble qu’avaient amené les prédications. La réunion fut tumultueuse, et l’on ne parvint pas à s’entendre. Une seconde fut arrêtée pour le lendemain; on y appela tous les erbmänner et les bourgeois catholiques. Les conservateurs se trouvaient ainsi en majorité, et des mesures répressives furent votées d’acclamation. Les bourgeois étaient si résolus qu’un grand nombre, pour braver la populace, vinrent se faire inscrire nominativement comme étant tout prêts à donner leur concours armé au rétablissement de l’ordre. Les luthériens se voyaient dans la nécessité de tendre la main aux catholiques pour résister au flot montant de la démagogie. Eux qui avaient naguère poussé les gildes contre ceux qui tenaient pour l’ancien culte imploraient maintenant contre ces corporations l’appui de leurs adversaires de la veille. L’exil des prédicans fut décidé. Le sénat écrivit à l’évêque pour solliciter de lui une escorte destinée à accompagner les bannis. Le peuple fut indigné d’une pareille démarche, et il accusa le corps municipal de trahir la cause évangélique. Les catholiques relevaient la tête et parlaient de ressaisir l’autorité. Ils reprochaient publiquement aux luthériens d’avoir été la cause originelle de tout le mal, et quelques notables de ce parti se virent en butte à leurs injures. Cette conduite maladroite fit perdre aux catholiques tout le terrain qu’ils avaient gagné.

Assurément, les évangéliques craignaient le triomphe des radicaux, mais ils redoutaient plus encore le retour d’un régime qu’ils avaient contribué à renverser. Van der Wieck, préoccupé du danger qu’avait pour la réforme à Münster une alliance avec la réaction, mit tout en œuvre pour dissiper les attroupemens, sans faire intervenir l’évêque et le chapitre. La collision était pourtant bien près d’éclater. Rothmann et ses partisans s’étaient réunis en armes, avec du canon, à l’église Saint-Lambert, tandis que les autorités et les luthériens occupaient l’hôtel de ville. Les catholiques attendaient dans leurs demeures avec anxiété l’issue d’une lutte qui paraissait inévitable; mais l’activité du syndic parvint à tout arranger. A force d’insistance, il obtint de la commune de souscrire aux conditions suivantes : Roll, KIopriss, Staprade et tous les pasteurs wassenbergeois quitteraient la ville avec un sauf-conduit de l’évêque; ils seraient indemnisés de la dépense qu’entraînait pour eux cette expulsion. On leur accorderait même un sursis pour qu’ils pussent mettre ordre à leurs affaires; Rothmann aurait la liberté de rester, mais interdiction lui serait faite de prêcher. Les artisans reprirent leurs travaux, les bourgeois retournèrent chez eux, et le calme sembla rétabli. Les luthériens se croyaient enfin débarrassés d’adversaires qui avaient bouleversé leur église. Ils travaillaient avec ardeur à en raffermir la constitution. On écrivit au landgrave de Hesse pour lui demander de nouveaux pasteurs dont la prédication devait ramener à des idées plus saines une population égarée; mais, si la révolte était momentanément comprimée, les doctrines qui l’avaient suscitée gardaient leurs adeptes. Les principes répandus par les émigrés de Wassenberg demeuraient chers aux hommes des gildes. Les radicaux ne perdirent pas courage et n’acceptèrent point les faits accomplis comme une irrémédiable défaite. Si leurs apôtres avaient abandonné la ville, ils restaient en relations avec les partisans qu’ils s’y étaient faits. Rothmann leur servait d’intermédiaire. Si la chaire leur était fermée, ils avaient encore la presse. Des écrits destinés à soutenir leurs idées circulaient dans le peuple. Les luthériens y étaient représentés comme les oppresseurs de la liberté chrétienne. Tandis que Van der Wieck ne songeait qu’à repousser les prétentions de l’évêque et du chapitre, cette sourde propagande gangrenait les classes inférieures. Rothmann réveillait chez les gildes une agitation d’où pouvait sortir un nouveau conflit.

Le parti luthérien, qui s’imaginait avoir assuré l’ordre, tournait ses sévérités contre les catholiques, dont les menées l’inquiétaient. Quelques mois auparavant, le 4 mai, l’évêque était venu à Münster recevoir le serment de fidélité des habitans. Malgré les fêtes qui accompagnèrent cette solennité, on avait pu se convaincre, aux mesures prises, des sentimens profondément hostiles que le gros de la population nourrissait à l’égard du prélat, auquel elle ne savait aucun gré de la liberté religieuse qu’il venait d’octroyer. Des demandes d’argent adressées ensuite par ce prince n’avaient rencontré qu’un refus catégorique; la ville insistait sur ses franchises. Bientôt le clergé catholique avait été l’objet de mesures vexatoires; on l’avait dépouillé d’une partie de ses établissemens malgré les stipulations du 14 février. Les choses en étaient là pour les catholiques quand éclata le conflit que le syndic avait fait cesser. Depuis la transaction intervenue entre les luthériens et la faction populaire, la situation du clergé épiscopal et de leurs adhérens n’avait fait qu’empirer. Van der Wieck, dans son zèle évangélique, s’en prenait à des ennemis bien moins redoutables que ceux qui reformaient leur armée dans l’ombre. Cependant l’imminence du péril devait lui dessiller les yeux. Il s’aperçut que la transaction n’avait été qu’un palliatif, et recommença la lutte contre les radicaux; mais les moyens auxquels on avait eu recours pour rétablir à Münster l’orthodoxie protestante tournaient précisément contre les intentions qui les avaient dictés. Les pasteurs envoyés par le landgrave étaient plus occupés de combattre le catholicisme que de résister aux entraînemens du radicalisme religieux. Aussi cherchèrent-ils à s’entendre avec Rothmann. Celui-ci, en dépit des mesures prises contre ceux qu’il s’était récemment donnés pour collaborateurs, gardait sur la population de Münster toute son action. Loin de songer à revenir aux principes du luthéranisme, il se détachait définitivement de la doctrine de Zwingli, qui avait eu ses préférences, et se jetait dans le courant de nouveautés introduites par les prédicateurs que Münster avait éloignés. Il finit par déclarer hautement que le baptême des enfans était chose abominable devant Dieu, et avança d’autres propositions qui respiraient le plus pur anabaptisme. Sa défection du camp des sacramentaires devenait manifeste malgré les ambages dont il s’efforçait encore de la couvrir. Ses anciens amis de Strasbourg en furent informés, et le sommèrent de s’expliquer. Bucer le mit en demeure de retirer ses assertions téméraires ou de renoncer à tout commerce avec lui; mais l’ancien chapelain de Saint-Maurice n’avait nulle intention de se rétracter, sa détermination était irrévocable. Les anabaptistes devenaient désormais ses alliés, et au moment où le savant théologien de Schelestadt lui envoyait sa catégorique injonction, la nouvelle se répandait à Strasbourg, chez les disciples de Hoffmann, que le célèbre réformateur de Münster venait de se déclarer pour eux, qu’il lisait, qu’il admirait les livres de leur maître, que leur doctrine était prêchée dans la cité westphalienne, appelée à devenir la nouvelle Sion d’où la lumière se répandrait sur toute la terre. Cette lumière était celle d’une torche jetée encore une fois dans les pays du Rhin, et qui y allumerait, non plus comme en 1525 un vaste incendie, mais un effroyable brasier.


IV.

Le parti ultra-radical rencontrait enfin une ville où il pourrait librement appliquer ses principes et tenter de refaire la société sur le modèle qu’il avait préparé dans les petites communautés anabaptistes. Münster allait s’offrir aux adeptes des croyances écloses dans la Suisse et la Thuringe comme la Jérusalem céleste où le Christ établirait son règne de mille ans. Après s’y être introduits à la dérobée, y avoir trouvé un asile contre la persécution, les sectaires, abusant de cette hospitalité, travaillèrent à s’en rendre maîtres; ils proscrivirent, une fois qu’ils y furent parvenus, leurs hôtes trop confians. Tant qu’ils se sentaient les plus faibles, ils ne réclamaient que le droit de vivre et ne sollicitaient que la liberté de se réunir pour servir Dieu selon leur conscience. Lorsqu’ils furent devenus les plus forts, ils aspirèrent à la domination, et ne souffrirent aucune opposition à leurs plans et à leurs idées, aucune résistance à leurs folles entreprises. Le but auquel ils tendaient, ce n’était que peu à peu qu’ils l’avaient laissé apercevoir. Pour ne point éveiller la défiance, ils avaient au début dissimulé leurs visées, désavouant au besoin ce que leur système présentait de plus choquant, affectant de poursuivre la même œuvre que les missionnaires de la réforme, et recourant, quand ils étaient contraints de s’expliquer, à des faux-fuyans et à des formules ambiguës. En cela, ils reprenaient la tactique dont avaient usé les luthériens avec l’église. Quand le parti évangélique de Münster soupçonna leur duplicité, ils s’étaient assez fortifiés pour ne point redouter la lutte, et il fut facile aux hypocrites sectaires d’obtenir pour leur culte des garanties qui ne pouvaient plus être refusées sans compromettre l’ordre et la tranquillité. Ces garanties devinrent entre leurs mains un nouveau moyen d’attaque et un piège où tombèrent leurs adversaires, auxquels ils allaient bientôt arracher le gouvernement de la ville. C’est le procédé ordinaire des factions extrêmes, qui, n’ayant tout d’abord ni le nombre ni l’autorité, s’effacent derrière les partis plus modérés, chez lesquels la résistance au pouvoir n’a pour objet que d’imposer de légitimes réformes et des changemens mitigés, les poussent en avant, et, se faisant accepter sous le couvert de ce même parti, saisissent à l’improviste les rênes de l’état, quand, par l’effet d’une sédition populaire qu’ils ont provoquée ou d’un déchirement intérieur dont ils sont les fauteurs, ces rênes s’échappent de la main qui les tenait. Voilà comment dans la cité westphalienne le luthéranisme fit place au zwinglisme, lequel fut renversé à son tour par une réforme plus radicale qui devait aboutir aux sanglantes saturnales d’une théocratie démagogique. En aucune ville d’Allemagne au XVIe siècle, les classes inférieures n’étaient plus turbulentes et plus agitées qu’à Münster. Nulle part il ne régnait des sentimens plus envieux et plus malveillans envers les classes gouvernantes et l’autorité suzeraine, car nulle part les abus de la puissance temporelle d’un prince-évêque, le luxe, la morgue et la dissolution du haut clergé, ne s’étalaient plus au grand jour ; nulle part l’exercice du gouvernement spirituel n’était devenu matière à un trafic plus honteux, et n’avait amené un plus déplorable oubli des devoirs du saint ministère. L’hostilité de la populace, des artisans, de la petite bourgeoisie contre les membres du chapitre et l’aristocratie bourgeoise, unie d’intérêts et d’idées avec ce corps ecclésiastique, était un puissant élément révolutionnaire dont s’emparèrent les novateurs. Ils flattèrent les passions de la multitude et la nourrirent de leurs propres illusions, promettant de rendre à l’église une pureté et un désintéressement dont les mœurs du siècle ne permettaient guère le retour. L’évêque devait être dépouillé de sa puissance, le clergé de ses biens et de ses droits. De là le succès que rencontra la prédication évangélique chez les hommes des gildes, qui, tant que les protestans ne furent pas au pouvoir, en formèrent l’armée, et qui, lorsque ceux-ci eurent saisi l’autorité, travaillèrent à les renverser, puis passèrent sous l’étendard des anabaptistes quand Rothmann l’eut emporté sur les luthériens.

Les premiers promoteurs de la réforme à Munster avaient mis en mouvement les masses populaires pour dominer le gouvernement égoïste et autocratique de l’évêque et du chapitre métropolitain. Il ne s’agissait pour ces réformateurs que de substituer l’administration plus intelligente et plus ménagère d’une bourgeoisie libérale au despotisme quelque peu capricieux du prince-évèque. Ils s’imaginaient naïvement, dans l’infatuation de leur supériorité relative, que tout rentrerait dans l’ordre sitôt que les abus ecclésiastiques auraient disparu et que l’autorité serait passée entre leurs mains, comme si les masses populaires s’apaisaient aussi vite qu’on les soulève, comme si l’esprit de licence, une fois qu’on lui a laissé libre carrière, se laissait docilement renchaîner quand on a tiré de lui le service qu’on en attendait. Ceux que l’émeute porte au pouvoir sont promptement submergés par les flots qui les ont poussés ; celui qui est à la barre du navire doit en effet plutôt réagir contre l’impulsion du courant que se laisser conduire par lui. Le nouveau sénat, la nouvelle magistrature urbaine, sortis de la révolution opérée par les luthériens, n’eurent qu’une existence précaire et se sentaient incessamment menacés ; ils se trouvèrent bientôt à l’égard dus corporations dans la même situation où avaient été l’évêque et le chapitre de la cathédrale. Formant un nouveau parti conservateur, ils étaient d’autant moins armés contre les classes ouvrières qu’ils les avaient auparavant plus soutenues dans leur révolte, plus entretenues dans des espérances qu’ils ne pouvaient satisfaire. Ces classes mécontentes reçurent alors leurs chefs du parti religieux plus avancé, qui les opposa aux évangéliques, et conquit sur elles d’autant plus d’influence qu’il se prononçait pour une réforme plus radicale. Ce parti, plus hétérodoxe que les luthériens, Rothmann en fut l’âme ; car, si les révolutions ne sont jamais l’œuvre d’un seul, si elles ont toujours leur cause dans des aspirations répandues soit chez la multitude, soit chez une classe nombreuse de citoyens, dans les intérêts d’une faction entreprenante et énergique, elles ont cependant besoin pour réussir d’individualités qui les personnifient et les conduisent. Pour qu’il triomphe, il faut au peuple, même quand il s’élève contre toute autorité, un chef qui lui impose une direction et qui attende son propre succès de celui des masses qu’il pousse. Les radicaux rencontrèrent ce chef dans Rothmann, qui, comme tant d’autres démagogues, après avoir maîtrisé la multitude, finit par ne plus être que le serviteur des passions qu’il avait soulevées. Ce réformateur nous offre au XVIe siècle un type dont l’histoire nous a depuis présenté bien des reproductions agrandies ou réduites. Plus entreprenant que hardi, plus insubordonné qu’indépendant, d’un esprit plus chimérique que novateur, il n’avait ni des talens assez exceptionnels, ni une situation assez importante pour arriver dans sa ville à la suprématie, les choses demeurant dans leur ancien état. Trop orgueilleux et trop impatient pour être l’homme de ces intrigues et de ce savoir-faire qui sont les moyens des ambitieux médiocres en temps ordinaire, Rothmann chercha près des classes qui lui étaient fort inférieures en éducation et en lumières le crédit et la puissance qu’il ne pouvait obtenir dans une sphère plus relevée. Il se fit l’apôtre et l’inspirateur des gildes. On le retrouve à la tête de toutes les émeutes que ces corporations préparent contre l’autorité. C’est par la popularité qu’il domine, et de peur de la perdre il ne veut jamais se laisser dépasser dans les idées de réforme, qui montent incessamment comme une marée sous le souffle des doctrines nouvelles. Quand le catholicisme règne à l’hôtel de ville, il est luthérien ; quand le luthéranisme l’emporte, il est zwinglien ; quand Munster adopte une constitution ecclésiastique dont les principes se rapprochent fort de ceux des sacramentaires, il se fait anabaptiste, et quand l’anabaptisme dégénère en mie théocratie extravagante et cruelle où l’Apocalypse prend la place de l’Évangile et un obscur imposteur celle de l’évêque et du sénat, on le voit se déclarer en faveur du prétendu prophète et se faire complice des monstruosités qui déshonorent la ville. Il avait cru diriger le char de la révolution religieuse dans Munster parce, qu’il s’était attelé à cette redoutable machine ; mais c’est par derrière que sont les hommes qui la poussent. Rothmann ne fait qu’obéir aux impulsions qui lui arrivent de l’étranger ; il accélère sa marche pour ne pas être culbuté par ce qu’il traîne après lui. Vaine précaution ! un jour devait arriver où, lancé à toute vitesse dans une voie sans issue, le char irait se briser contre la base indestructible de la société humaine, qu’il n’a pu réussir à ébranler, écrasant dans sa chute les insensés et les fanatiques qui le montaient. Telle fut la dernière phase de l’anabaptisme, ou plutôt de ce grand mouvement religieux radical dont le centre se transportait à Munster par la conversion de Rothmann aux principes que Melchior Hofmann avait prêches en Westphalie et dans les Pays-Bas. La cité épiscopale devient, à partir de ce moment, le quartier-général des forces révolutionnaires, et l’insurrection, naguère vaincue en Thuringe et sur les bords du Rhin, s’y relève pour tenter un effort suprême et désespéré.

Alfred Maury.
  1. Voyez la Revue du 15 juillet.