Le Socialisme d’état dans l’empire allemand/02

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Le Socialisme d’état dans l’empire allemand
Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 844-878).
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LE SOCIALISME D'ETAT
DANS
L'EMPIRE ALLEMAND

II.[1]
LES ASSURANCES OUVRIERES ET LA LOI DE REPRESSION

Inoffensif pendant sa première phase, le mouvement ouvrier a pris depuis un caractère plus grave. Ses manifestations servirent d’abord d’épouvantail aux autorités établies contre la bourgeoisie libérale. La fusion des différentes associations socialistes en un parti unique, au congrès de Gotha, donna l’alarme au gouvernement. Cette alarme fut d’autant plus vive que le communisme international prenait le dessus et était proclamé ouvertement par les chefs du parti. Une agitation politique inquiétante, embrassant toute l’étendue du nouvel empire, gagnait surtout les populations des centres industriels. Il ne s’agissait plus d’une simple discussion de doctrines économiques, mais d’une propagande active pour l’établissement d’un nouvel état social par une révolution appelée à renverser la monarchie et à transformer la propriété. Devant les progrès de cette agitation, le chancelier de l'empire crut devoir réprimer le mouvement socialiste en sévissant avec énergie contre la propagande révolutionnaire et en organisant des institutions susceptibles d’améliorer la condition des ouvriers sous les auspices de l’état. Deux attentats successifs contre la personne de l’empereur servirent de prétexte pour interdire les associations suspectes de troubler la paix sociale. Simultanément avec l’application des mesures d’exception, destinées à enrayer l’action, le gouvernement impérial voulait apaiser le mécontentement des classes ouvrières par la fondation de caisses de secours, sous forme d’assurances contre la maladie, les accidens et l’invalidité, subventionnées par l’état. L’histoire de cette double tentative mérite une sérieuse attention dans tous les pays de grande industrie.


I.

La loi contre la propagande socialiste date du 21 octobre 1878. Elle interdit dans tout l’empire d’Allemagne les associations à tendances socialistes ou communistes, qui visent au renversement de l’ordre existant dans le gouvernement et dans la société. Cette interdiction s’étend à toute association dont les actes troublent la paix publique ou menacent l’entente entre les diverses classes de la population. Si une association est atteinte d’interdiction, sa caisse et son matériel sont saisis par la police. Des réunions qui manifestent des visées socialistes doivent être dissoutes sans délai. Sont défendus également les écrits et les publications qui ont un caractère socialiste ou compromettant pour la tranquillité du pays et de la société. De même, la police doit empêcher les souscriptions et les quêtes pour servir à la propagande révolutionnaire. Quiconque participe à une association interdite ou lui prête un local pour ses réunions est passible d’amende et d’emprisonnement. La police peut défendre l’exercice de leur profession aux aubergistes, aux débitans de boissons, aux imprimeurs, aux libraires, aux détenteurs de cabinets de lecture suspects de propagande socialiste. Dans les villes et dans les localités atteintes ou menacées d’agitation révolutionnaire, les gouvernemens des états particuliers de l’Allemagne pourront établir, avec l’autorisation du Bundesrath, le petit état de siège pour la durée d’un an, ce qui signifie l’expulsion des individus réputés dangereux pour l’ordre, la défense de vendre des imprimés dans les lieux publics, l’interdiction de toute réunion sans autorisation préalable. Chaque année, la chancellerie impériale doit rendre compte au Reichstag, dans un rapport spécial, des mesures prises pour l’application du petit état de siège.

Voici plus de neuf ans que la loi d’exception, pour réprimer la propagande socialiste, est appliquée dans toute sa rigueur. Votée d’abord pour une durée de trois années, elle a dû être prorogée à plusieurs reprises, sans arrêter le mouvement ouvrier. Bien au contraire, l’action des socialistes s’étend davantage de jour en jour et le nombre de leurs partisans s’accroît dans une proportion supérieures l’augmentation générale de la population en Allemagne. Berlin, Hambourg, Leipzig, Francfort, Altona, Harbourg, Potsdam, Hanau, avec les districts avoisinans, sont soumis au régime du petit état de siège. Des centaines et des centaines de personnes ont été expulsées de ces différens centres sous la prévention de menées révolutionnaires. Loin de diminuer, sous l’effet de ces mesures, l’agitation gagne en puissance, quoique invisible autrement que dans les résultats des élections législatives. Les débats du Reichstag sur les rapports annuels, relatifs aux mesures prises en vertu de la loi d’exception, permettent aussi de suivre le mouvement.

C’est un fait incontestable, l’interdiction des réunions du parti ouvrier socialiste, reconstitué sur la base du programme de Gotha, encore debout, a eu pour conséquence de développer les forces de ce parti. Le fruit défendu exerce, toujours et partout, le même attrait sur les hommes, quels qu’ils soient. Seulement, l’organisation du parti démocrate-socialiste, au lieu de se montrer, comme autrefois, au grand jour, s’accomplit maintenant dans le secret. Avant les mesures de répression, un bureau directeur, élu régulièrement, rendait compte aux assemblées générales annuelles de la marche de l’œuvre et de l’emploi de ses ressources. Les ressources consistaient dans les cotisations volontaires des membres de l’association. Les moyens d’action étaient la propagande de l’idée socialiste par la presse et, par des agens spéciaux. Pour avancer l’œuvre de propagande et pour conduire l’agitation, l’Allemagne avait été partagée en un certain nombre de districts. Dans chacun de ces districts, le bureau directeur entretenait un agent salarié chargé de faire des tournées dans son ressort, avec la mission de gagner les ouvriers à sa cause et de préparer les élections pour le Reichstag. A côté des agitateurs à traitement fixe, d’autres agens secondaires, touchant des subventions mensuelles, avaient pour tâche de préparer les réunions lors du passage des agitateurs principaux. Chaque district avait aussi son organe de publicité rédigé par des écrivains, à la disposition du comité directeur, et rémunérés sur les fonds du parti. Les chefs-lieux des districts d’agitation étaient choisis de manière à gagner à la cause du socialisme toutes les parties du pays où l’idée trouvait un terrain propice, en commençant naturellement par les centres industriels. Aux agens salariés, il faut ajouter un plus grand nombre d’agitateurs indépendans, orateurs de circonstance, ouvriers la plupart, qui. tout en travaillant de leurs mains pour vivre, prêchaient la république communiste par enthousiasme. Quant aux organes de publicité, sur lesquels les socialistes ont toujours compté beaucoup, ils étaient au nombre de 41 à l’époque du congrès de 1877, imprimés d’ordinaire dans des imprimeries coopératives du parti et comptant ensemble plus de cent mille souscripteurs. Parmi ces organes, le Vorwürts, revue scientifique du socialisme, formé par la fusion de l’ancien Sozialdemokrat avec le Volkstaat, avait dès la première année 12,000 abonnés, en regard de 35,000 pour la Neue Welt, recueil littéraire illustré de la même nuance publié à Stuttgart par Bruno Geiser. La vente annuelle de l’almanach Der Arme Conrad atteignit le chiffre de 50,000 exemplaires, tandis qu’on plaça 100,000 exemplaires de la brochure Nieder mit den Sozialdemokraten pendant la période électorale du mois de février de la même année. Grâce à cet énorme débit, toute une littérature socialiste surgit en peu de temps, car on attachait une grande importance au concours de la presse et des « vingt-cinq soldats de Gutenberg, » comme on appelait dans le parti les lettres de l’alphabet. Avant de créer un nouveau journal, le comité directeur de l’association examinait toujours avec soin si la feuille à fonder avait des moyens d’existence assurés, persuadé qu’il valait mieux ne pas laisser naître un organe dont l’avenir ne serait pas garanti. Sur les rédacteurs engagés au service des journaux socialistes, un quart seulement avait reçu une instruction universitaire : les autres étaient des compositeurs d’imprimerie et des artisans autodidactes de professions diverses. Rédacteurs de journaux et orateurs des réunions publiques passaient d’ailleurs une partie de leur temps en prison et devenaient la pépinière des députés démocrates au parlement de l’empire et dans les assemblées législatives des états particuliers.

Tous les efforts du gouvernement impérial pour ébranler l’organisation du parti ouvrier démocrate-socialiste étaient restés sans résultats. Aux élections du mois de février 1877 pour le Reichstag, les candidats de ce parti avaient obtenu un nombre de suffrages de beaucoup supérieur à celui de la législature précédente. Ce succès inquiétant décida le chancelier de l’empire à proposer des mesures d’exception pour venir à bout du socialisme. Un premier projet de loi soumis au Reichstag le 20 mai 1878, après l’attentat de Hodel, fut repoussé par l’assemblée. Le prince de Bismarck fît dissoudre le Reichstag pour présenter son projet à nouveau après les élections. Dans l’intervalle, l’empereur Guillaume avait été victime d’une seconde tentative d’assassinat de la part du docteur Nobiling. Malgré les dénégations des socialistes, le gouvernement persista à rattacher les deux attentais tout au moins à la propagande révolutionnaire du parti. Une majorité de 221 voix contre 149 se prononça, en définitive, pour la loi d’exception proclamée le 21 octobre 1878 après de longs débats, dans le cours desquels le Reichstag examina la question sociale sous toutes ses faces. Outre les libéraux progressistes, les représentant des partis qui avaient à souffrir de mesures d’exception, le contre catholique, les Polonais, les Alsaciens-Lorrains, votèrent naturellement contre cette loi.

Lors de la présentation du premier projet, les démocrates socialistes s’étaient abstenus de la discussion. Un des chefs se borna à donner lecture, au nom du parti, d’une courte déclaration pour qualifier la loi d’exception d’attentat sans exemple contre la liberté, dont les socialistes envisageaient les effets avec le calme inébranlable que donne la conscience d’une cause invincible. Invincible, le socialisme le paraît encore après dix années d’efforts violens pour l’étouffer, résistant aux mesures de rigueur prises contre lui, comme aux tentatives et aux essais du gouvernement allemand pour améliorer le sort des ouvriers. C’est que le mal est de nature morale, plus profond que s’il avait seulement ses racines dans des conditions économiques défectueuses, susceptibles d’être corrigées par la législation. La législation peut améliorer les conditions du travail pour l’ouvrier, et la police peut punir les actes contraires à ses ordonnances ; ni l’une ni l’autre n’a le pouvoir d’apaiser des esprits aigris et pervertis, de réconcilier des classes sociales divisées par des intérêts contraires, que leurs convoitises poussent à s’arracher de force la jouissance des biens matériels, sans croire à une justice réparatrice, sans espérance d’un monde meilleur, sans religion en un mot. Or, le ministre d’état, M. de Hofmann, en motivant au Reichstag le projet de loi contre le socialisme, attribuait à l’église la tâche de combattre les idées socialistes par les moyens intellectuels. Les orateurs conservateurs et les orateurs catholiques de l’assemblée se sont prononcés dans le même sens, ceux-ci en affirmant l’influence unique de la religion, ceux-là en invoquant le concours réciproque de l’état et de l’église. Mais les apôtres du socialisme rejettent l’autorité de l’église au même titre que les droits de la police. Les socialistes proclament l’athéisme et nient la religion. Au moment même où. le gouvernement impérial engageait la lutte contre le socialisme, le député Most et la femme Hahn prêchaient aux ouvriers de Berlin l’abandon en masse de l’église nationale. En Prusse, l’église nationale, c’est l’église protestante, qui a le roi pour chef suprême. L’église catholique, dont le chef de l’état réclamait aussi l’action morale, était alors elle-même en lutte avec le gouvernement pour se débarrasser des entraves mises à sa liberté sous le régime du Culturkampf. Au lendemain du premier attentat commis sur sa personne, l’empereur Guillaume recommanda avant tout à ses conseillers de conserver la religion au peuple. Le souverain exprimait ainsi un avis auquel ses ministres ont eu le mérite de se rendre, sans s’obstiner à maintenir en vigueur les lois restrictives de la liberté ecclésiastique. En prenant la parole, au nom du centre catholique, au Reichstag, contre les mesures d’exception, le docteur Joerg s’éleva contre l’emploi des moyens violens pour éteindre le socialisme. Cet homme d’état, doué d’une rare perspicacité, compara les propositions du gouvernement allemand à la loi de sûreté générale, édictée en France sous le second empire, afin de sauver la société et la dynastie. Tout le monde sait que les mesures de police autorisées par la loi en question n’ont pu empêcher la chute de l’empire napoléonien ni les incendies de la commune de Paris. « Si vous voyez dans la démocratie socialiste, dit M. Joerg, une éruption maligne sur le corps social, vous ne ferez qu’aggraver le mal par l’application de remèdes violens. Vous dériverez l’éruption sur les organes internes: au lieu de l’agitation visible au grand jour, vous provoquez le travail souterrain, la conspiration dans l’ombre. La question de l’estomac et le mouvement communiste, qui en est né, se traduisent dans le matérialisme de la vie. Ces miasmes délétères, la police n’est pas en état de les extirper et de les détruire. D’ailleurs les organes socialistes ne sont pas seuls à répandre le matérialisme dans le peuple. »

Revenant sur leur décision antérieure, les députés socialistes prirent une part plus active aux débats sur la loi d’exception lorsque le projet du gouvernement fut de nouveau présenté à l’acceptation du parlement. Ils ont mis à profit la discussion des projets de répression pour exposer leur programme d’action et expliquer leur manière de voir sur le socialisme. Le socialisme, ont-ils répété, est le cri d’angoisse des misérables privés de pain, qui ne peuvent trouver un travail rémunérateur. Le mouvement socialiste, c’est l’émancipation du prolétariat, qui aspire à se dégager de la condition désespérée où le retient et le plonge l’exploitation sans merci, le mode de production sans règle de la société actuelle. Tandis que M. Bebel s’est efforcé d’écarter le reproche de viser au bouleversement violent de l’ordre établi, son collègue, M. Hasselmann, oubliant toute mesure dans l’entraînement de la passion, a frisé de près l’appel à la révolte. Jamais le Reichstag, si calme d’ordinaire, en comparaison des assemblées françaises actuelles, n’a eu de séance plus agitée, au point qu’à deux reprises, coup sur coup, le président dut rappeler à l’ordre le député socialiste. Celui-ci, pourtant, de répondre que la provocation à la guerre civile venait des hommes au pouvoir, que le ministre de l’intérieur avait lui-même parlé du temps où il faudrait recourir aux armes : wo der Sübel haut und die Flinte schiesst ; qu’aux jours de la Pentecôte de cette année, les troupes de Berlin avaient été consignées en prévision d’une bataille dans les rues que les ouvriers ont tenu à éviter en ne paraissant pas. « Ainsi qu’il a été dit, ajoutait M. Hasselmann, ce sont les hommes au pouvoir, ce sont les classes dominantes, qui proclament le recours à la violence. Ils veulent mettre le prolétariat au ban. Puis on vient de nous dire ici que ceux qui sont derrière nous commenceront et voudront le combat dans le cas où nous ne l’engageons pas. Moi, je déclare net et haut, en ce qui me concerne, je n’ai besoin de personne derrière moi pour m’appuyer; si on porte le peuple au désespoir, je saurai où devra être ma place du côté du peuple ou du côté du gouvernement. Je serai là dans les rangs du peuple, dussé-je laisser au besoin mon sang sur le champ d’honneur! Tous mes amis, tous les socialistes qui sont déjà sur la brèche, feront le sacrifice avec moi, s’il le faut. Pour cela, il ne faut pas attendre de nous, quand les classes au pouvoir nous obligent au combat et nous provoquent et que le désespoir pousse les ouvriers aux barricades, que nous resterons en arrière... Quand on fond des balles pour nous et qu’on aiguise les baïonnettes, alors, nous aussi, nous disons ; « Si nous devons vivre de telle façon sous la tyrannie d’une société de bandits... »

Au milieu du tumulte qui s’éleva dans l’assemblée à ces mots, l’orateur socialiste ne put achever. Un pareil discours ne pouvait servir la cause de la liberté, ni disposer les partisans des mesures de rigueur à revenir de leurs craintes. Le Vorwärts, organe officiel du socialisme allemand, après l’attentat de Hödel, avait également appelé « sur le banc des accusés, non pas les criminels, mais la société. » Abstraction faite de ces exagérations de langage, deux faits essentiels ont été mis en évidence dans le cours des débats : d’une part, la nécessité des remèdes moraux pour guérir le mal, et de l’autre, l’urgence d’une amélioration de la condition des travailleurs. En ce qui concerne les moyens moraux, un des chefs du parti libéral, M. Bamberger, le spirituel auteur de la brochure Deutschland und der Sozialismus (Leipzig, 1878), contesta la possibilité de faire revenir la foi par force dans les esprits ou les têtes dont elle est une fois sortie. De même toute la fraction progressiste, attachée au dogme du laisser-faire, à défaut de croyance religieuse positive, rejetait l’intervention de l’état dans les questions ouvrières et pour la production industrielle. Selon M. Bichter, « la démocratie socialiste n’est pas plus ancienne que le ministère Bismarck. » La politique de ce ministère aurait favorisé les premiers pas du socialisme allemand à son début, au point que M. Liebknecht a été engagé un moment comme rédacteur de la Norddeutsche Allgemeine Zeitung, devenu l’organe officieux du chancelier de l’empire. Dans la suite, les conditions économiques, l’exagération des entreprises sous l’effet de l’indemnité de guerre française, la fièvre des fondations après le versement des milliards, la hausse des salaires et du prix des subsistances qui en est résulté, puis l’inévitable débâcle du krach, la réduction consécutive de la main-d’œuvre, ces perturbations ont troublé tour à tour l’existence des ouvriers. Ainsi une succession de crises, un développement trop rapide de l’industrie manufacturière, après une courte période de prospérité jusqu’alors inouïe, a laissé un prolétariat mécontent aux prises avec cette question de l’estomac, dont est sorti le socialisme.

Les députés socialistes partagent la manière de voir des libéraux progressistes sur les origines de la question de l’estomac. D’accord sur ce point et sur les causes, ils diffèrent absolument de vues sur la solution des difficultés pendantes. Pour eux, la doctrine du laisser-aller et du laisser-faire a pour conséquence la plus claire de rendre l’ouvrier de plus en plus misérable en le laissant à la merci du capital qui tire de son travail un profit de plus en plus grand. Dans ces conditions, l’intervention de l’état est la condition indispensable de la libération des classes laborieuses, dont le sort ne peut être amélioré autrement d’une manière durable. Depuis longtemps, le chancelier de l’empire a émis l’idée de faciliter l’organisation de sociétés coopératives de production au moyen de subventions de l’état. M. Bebel en témoigne dans son discours à la séance du Reichstag, le 16 septembre 1878. Il dit : « En 1862, lors de l’agitation du Nationalverein pour la constitution de l’unité allemande, parmi les plus jeunes d’entre nous dans le mouvement ouvrier, on ne savait ce que l’on voulait au juste et nous n’avions pas la moindre idée d’une action socialiste. Alors, en septembre 1862, apparut un dimanche au sein de notre comité un M. Eichler, dont il avait été beaucoup question dans les réunions ouvrières de Berlin, et qui déclara venir au nom et sur l’invitation du gouvernement prussien, en particulier du prince de Bismarck. Celui-ci nous offrait des subventions sur les fonds de l’état pour l’amélioration de la condition des travailleurs, dans le cas où nous serions disposés à user de notre influence pour amener les ouvriers à combattre le parti progressiste aux élections. Cela, remarquez-le bien, se passait à une date où la plupart d’entre nous ne connaissaient pas le nom de Lassalle, moi, tout particulièrement, à une époque où Lassalle n’avait pas encore paru en public et où sa fameuse réponse au comité de Leipzig n’existait peut-être pas même en pensée. » Suivant la déclaration de M. Bebel, le comité dont il était membre commença par refuser les offres de subventions de l’état. Quelques mois plus tard seulement, après la création de l’Allgemeine deutsche Arbeiterverein, sous l’impulsion de Ferdinand Lassalle, la question des associations coopératives de production subventionnées revint à l’ordre du jour, avec l’agitation pour la concession du suffrage universel. Le mouvement ouvrier prit, à partir de ce moment, un nouvel essor et un développement qui n’a cessé de s’étendre depuis.

Une partie des assertions sur l’immixtion du gouvernement prussien dans le mouvement ouvrier, pour en tirer parti dans l’intérêt de la politique unitaire et pour la constitution de l’unité nationale de l’Allemagne, a été contestée par le chancelier de rempire dans sa réplique au député socialiste. Néanmoins, tout en se défendant d’avoir jamais été en rapport avec un socialiste quelconque, le prince de Bismarck reconnut ses relations avec Lassalle et ses vues sur l’utilité d’un essai d’association coopérative dotée par l’état. A l’entendre, Lassalle était un des hommes les plus spirituels et les plus aimables avec lesquels il ait jamais été en rapport, un homme ambitieux dans la bonne acception du mot, mais nullement républicain. « Il avait un sens national et monarchique très prononcé; l’idéal auquel il aspirait était la constitution de l’empire allemand, en quoi nous avions un point de contact. Au contraire, ces misérables épigones, qui se mesurent à lui maintenant, il leur aurait lancé un quos ego ; il les aurait rejetés avec dédain dans leur néant et les aurait mis hors d’état d’abuser de son nom. Oui, Lassalle était un homme énergique, intelligent, avec lequel il y avait intérêt à causer : nos entretiens se sont prolongés pendant des heures et j’ai toujours regretté de les voir finir. » En ce qui concerne les subventions de l’état aux sociétés coopératives de production, le prince de Bismarck avoua s’en être entretenu dans ces causeries avec le promoteur de l’association générale des ouvriers allemands. « Encore aujourd’hui, ajouta-t-il, je ne crois pas que ce fût là chose inutile. Je ne sais si ç’a été par suite des raisonnemens de Lassalle ou sous l’effet de ma propre expérience pendant mon séjour en Angleterre; mais j’ai toujours pensé qu’avec une organisation des sociétés coopératives, comme elles fonctionnent en Angleterre, on pourrait sérieusement améliorer la condition des travailleurs. J’en ai conféré avec Sa Majesté, qui s’intéresse beaucoup aux classes ouvrières et a pour elles une sollicitude innée. Or le roi donna alors sur sa cassette particulière une certaine somme pour tenter l’expérience avec une députation d’ouvriers que des divergences de vues avec leurs patrons avaient privés de pain. La somme accordée s’élevait à 6,000 ou 7.000 thalers: pour un essai en grand, il pourrait bien falloir 100 millions. Une pareille tentative ne me paraît pas chose naïve ou simple. Ne faisons-nous pas au ministère de l’agriculture des essais sur des systèmes de culture? Nous en faisons également dans nos usines. Pourquoi serait-il inutile de tenter des expériences semblables dans l’intérêt des ouvriers et pour la solution de la question sociale? Si on peut me faire un reproche à ce propos, c’est tout au plus de n’avoir pas persévéré pour mener l’œuvre à bonne fin. Mais cela n’entrait pas dans le ressort de mon département ministériel. Le temps nécessaire m’a manqué. La guerre, la politique extérieure, m’ont absorbé entièrement... Autant qu’il m’en souvienne, la partie industrielle a bien marché dans l’expérience en question : la partie commerciale a présenté plus de difficultés pour l’écoulement rémunérateur des produits. Peut-être la cause de cet insuccès tient-elle au manque de confiance des ouvriers allemands les uns à l’égard des autres et dans les administrateurs et les supérieurs, au défaut de cette bienveillance mutuelle que nous voyons chez les sociétés coopératives en Angleterre. En tout cas, je ne comprends pas que l’on me reproche d’avoir fait un pareil essai, non avec les fonds de l’état, mais à l’aide de l’argent donné par Sa Majesté sur ses ressources particulières. »

Vingt ans et plus se sont écoulés depuis ces premiers essais pratiqués en vue d’améliorer la condition des ouvriers, et le gouvernement allemand continue à rechercher les moyens susceptibles de conduire à la réalisation de ses projets. A la place des subventions pour les associations coopératives de production sont venues les caisses obligatoires d’assurance contre la maladie, contre les accidens, contre l’incapacité de travail résultant de la vieillesse ou d’infirmités. Le puissant homme d’état, qui a pris l’initiative de la réforme sociale dans tout l’empire, poussait son œuvre avec plus d’ardeur que jamais. Nous verrons tout à l’heure quelles sont les perspectives d’avenir de cette nouvelle tentative. Avant de soutenir dans leurs aspirations légitimes les travailleurs paisibles et honnêtes, le prince de Bismarck a éprouvé la nécessité de mettre un frein aux débordemens du socialisme. Dans le cours des mêmes débats où il a rappelé la dotation des sociétés coopératives de production, il s’explique sur la loi d’exception contre la propagande révolutionnaire par la presse et par les réunions publiques. Ses combinaisons pour trouver une solution pacifique du problème ouvrier avaient été interrompues brusquement par un manifeste de Liebknecht et de Bebel, où, dans un appel pathétique, les chefs du parti socialiste présentaient au peuple allemand le régime de la commune comme le prototype d’organisation politique de l’avenir. « Cet appel communard, s’est-il écrié, a été un trait de lumière qui m’a révélé dans la démocratie socialiste un ennemi envers lequel l’état et la société sont dans le cas de légitime défense. Vivre dans une pareille compagnie d’incendiaires et de meurtriers, c’est ôter à toute existence son prix. L’apothéose de la révolution, la glorification de l’assassinat politique, ne peuvent être tolérées sans péril. » Et, dans une péroraison émue, le parlement était exhorté à accepter la loi destinée à mettre aux mains du gouvernement impérial les pouvoirs voulus pour en finir avec les manifestations anarchistes, dût l’un ou l’autre tomber comme victime de la cause de l’ordre dans l’intérêt du salut commun.

Discite moniti! Des feuilles anarchistes avaient proféré des menaces contre ceux qui voteraient au Reichstag en faveur du projet de loi contre le socialisme. Il est vrai que les députés socialistes ont repoussé comme une calomnie le soupçon de vouloir recourir au poignard ou à la dynamite pour servir leur cause. Tout au contraire, doit-on charger la police du reproche de provoquer des troubles, afin de donner au gouvernement le prétexte d’intervenir pour écraser le peuple ouvrier excité par de justes griefs contre ceux qui l’exploitent. Hasselmann et Most, compromis par leurs sorties intempestives, ont été exclus de la députation sur une décision du comité directeur du parti. Les chefs du mouvement admettent la nécessité d’une explosion violente pour un triomphe définitif. Fatalement, la force des choses doit amener cette lutte suprême qui doit déposséder les classes maintenant en possession du pouvoir politique ou de la richesse. Néanmoins, la prudence conseille, pour assurer le succès, de gagner d’abord la majorité du peuple à l’idée du socialisme. Cette tactique sert de règle sous nos yeux. Le comité directeur du parti démocrate-socialiste allemand applique ses décisions avec une étonnante rigueur. Sachant bien ce qu’il veut, sans jamais perdre de vue le but visé, il évite avec soin les conflits avec le pouvoir et met sa persévérance à en ébranler les bases en jetant le discrédit sur toute autorité. Au sein des masses, le mécontentement est éveillé et entretenu par un procédé qui consiste à exciter leurs appétits par le contraste des souffrances réelles des travailleurs avec les abus et les dérèglemens visibles des classes supérieures; à montrer le gouvernement, tel qu’il existe, appliqué surtout à maintenir les privilèges de ces classes au détriment de la liberté et du bien-être des populations ouvrières ou du plus grand nombre; à designer l’église comme le suppôt du despotisme, et les croyances religieuses comme un tissu de superstitions imaginé pour l’exploitation des gens simples, contredit sur tous les points par la science moderne.

Parce que la science moderne lui paraît en contradiction avec la religion, M. Bebel l’invoque pour la justification du socialisme. La doctrine de l’évolution, tout particulièrement, explique à ses yeux l’avènement de l’état communiste. Si dans le monde organique une espèce plus parfaite dérive, par une transformation naturelle, d’une espèce antérieure moins bien douée, dans l’humanité, la société communiste, dont tous les membres doivent jouir d’avantages supérieurs, remplacera les états sociaux caractérisés par l’inégalité des conditions d’existence. Darwinisme et socialisme deviennent ainsi deux théories inséparables, en harmonie l’une avec l’autre, le professeur Virchow l’affirme avec M. Bebel. Mais, remarque ce dernier, en constatant, au nom des socialistes, que « toute la science moderne travaille pour nous, » s’il en est ainsi, « alors les sciences naturelles modernes rentrent également dans la catégorie des visées dangereuses pour la société et qui tendent à miner l’état : la conséquence logique serait de les interdire au même titre que les doctrines communistes. »

Non sans raison, les députés socialistes soutenaient et soutiennent encore que les doctrines matérialistes ne présentent pas plus de danger dans leur bouche que dans les écrits de leurs maîtres. Tolérer ceux-ci, quand la loi d’exception interdit la propagande de ceux-là, dénote une contradiction inconciliable avec les principes du droit et de la justice distributive. L’inégalité de traitement et des persécutions imméritées aigrissent toujours les caractères et les poussent souvent aux résolutions extrêmes.

Tous les promoteurs du socialisme ne sont peut-être pas convaincus que leur système soit réalisable. Mais il y a parmi eux des croyans sincères. Tel est M. Bebel, tel le docteur Liebknecht. Avant sa rencontre avec Liebknecht. avant d’avoir connu Lassalle, M. Bebel était bien engagé dans le mouvement ouvrier, mais il ne savait pas au juste ce qu’il voulait, sinon l’amélioration du sort des travailleurs. Simple maître tourneur, élevé dans une école de village, intelligent, bien doué, sans prétention, il a complété son instruction dans les cours d’adultes suivis durant son tour d’Allemagne comme ouvrier. Une élocution facile, unie à un esprit pénétrant, lui ont acquis une grande popularité comme orateur. Le docteur Liebknecht, disciple de Karl Marx, venu à Leipzig, après avoir été expulsé de Berlin, s’y lia avec M. Bebel. C’est un fanatique, avec les bons et les mauvais côtés de l’espèce, personnellement honorable, correct dans sa vie privée, ne pauvre et resté pauvre, content de peu, quand il peut vivre de son idée, dédaigneux des profits matériels susceptibles de le détourner de sa voie. Pourvu d’un diplôme universitaire, il a eu une instruction première plus soignée que celle du tourneur Bebel. La pensée honnête de supprimer la misère dans le monde par l’organisation de l’état communiste l’engagea à mettre à profit l’influence de son ami sur les ouvriers saxons pour les entraîner dans la propagande qui a abouti au programme de Gotha. Depuis leur rencontre, les deux agitateurs, unissant leurs efforts au Reichstag et dans la direction du socialisme en Allemagne, ont réuni autour d’eux des adhérens de plus en plus nombreux, avec l’inébranlable conviction du succès définitif de leur œuvre. Loin de se laisser décourager par les mesures d’exception pour la répression de l’action révolutionnaire, ils ne cessent de déclarer bien haut que la loi invoquée contre eux sert la cause de la démocratie socialiste en affermissant les adeptes du parti, dont chacun met d’autant plus de zèle à gagner des prosélytes que les tracasseries de la police se multiplient davantage. En définitive, la loi contre le socialisme, comme le régime du Culturkampf, comme l’établissement et le maintien de la dictature dans les provinces conquises de l’Alsace-Lorraine, a eu pour résultat de fortifier la résistance des idées que ces moyens devaient atteindre et extirper du sein des populations de l’empire allemand.


II.

En présentant au Reichstag le projet de loi sur les mesures destinées à enrayer les progrès de la démocratie socialiste, le gouvernement de l’empire annonça la préparation d’un ensemble de dispositions législatives appelées à améliorer la condition des ouvriers en donnant la satisfaction possible à leurs aspirations légitimes. On commença par la création d’un ministère spécial, Reichsamt des Innern office de l’intérieur pour l’empire, avec la mission d’élaborer les projets de loi destinés à régler la question sociale d’après un programme dont le prince de Bismarck exposa les principes. Un message impérial du 17 novembre 1881, adressé au parlement, présenta l’adoption de ce programme comme une garantie de paix intérieure, modifiant en même temps l’idée primitive du chancelier par la substitution, aux caisses d’assurances administrées et subventionnées par l’état, de caisses et de syndicats administrés par les intéressés obligés d’en supporter les charges.

Primitivement, l’assurance contre la maladie, contre les accidens, contre l’invalidité ou l’incapacité de travail devait être faite par l’état, chargé de la totalité ou tout au moins d’une partie des frais pour secourir les ouvriers malades, indemniser les victimes des accidens du travail, procurer une pension de retraite aux invalides. Cette manière de socialisme d’état ne trouva pas cependant l’assentiment du Reichstag, qui, tout en acceptant le principe de l’obligation pour l’assurance, voulait borner le rôle de l’état à l’initiative et au contrôle des institutions jugées nécessaires ou désirables, en abandonnant aux intéressés directs, tenus à payer les frais, les soins de l’administration. Le principe de l’obligation, admis par le parlement allemand, porte bien atteinte à la liberté individuelle et ne répond pas à la doctrine orthodoxe du laisser-faire, du laisser-aller. Dans nos sociétés civilisées, toutefois, la liberté absolue ou complète est un idéal incompatible avec les exigences de la vie réelle ; elle subit des restrictions dans l’intérêt commun de chaque nation, qui impose aux citoyens d’inévitables sacrifices pour le bien général. À ce point de vue, l’adoption des lois protectrices pour les ouvriers se justifie. Une résistance quelconque contre l’application de cette législation nouvelle ne sert plus à rien en Allemagne, devant le mouvement d’opinion qui se prononce en sa faveur. D’ailleurs, le chancelier de l’empire ne s’est pas obstiné à faire prévaloir son idée première du socialisme d’état pur et simple, par l’institution de caisses ouvrières entretenues aux frais communs de la nation. Plus d’une fois, dans ses conférences familières tenues chez lui, le soir, en dehors des débats officiels du parlement et du conseil fédéral, il s’est déclaré disposé à entendre l’avis des hommes compétens, à accepter toute modification susceptible d’améliorer ses projets. Cette condescendance a permis tout particulièrement de sauvegarder les institutions issues, en Alsace, de l’initiative privée. Mieux encore, les lois ouvrières allemandes se sont ainsi modelées, en partie, sur les institutions de secours et de prévoyance dont les chefs d’industrie des provinces conquises ont, depuis longue date, donné l’exemple.

La première des lois ouvrières votée par le Reichstag date du 15 juin 1883, et ordonne l’assurance des ouvriers contre la maladie. En principe, et d’une manière générale, cette loi oblige les communes à fournir les secours nécessaires, en cas de maladie, aux personnes soumises à l’assurance, quittes à exiger des associés une cotisation suffisante pour rentrer dans leurs avances, pour couvrir les frais de la caisse. C’est donc l’assurance communale, Gemeinde-Krankenversicherung, qui établit la base de l’institution et forme la règle. A côté de l’assurance communale, la loi autorise ou impose l’établissement de caisses distinctes, avec une administration autonome en vue des mêmes services. Plusieurs communes peuvent aussi se réunir en association pour l’assurance en question. Si le nombre de personnes soumises à l’assurance obligatoire atteint 100 tout au moins, elles peuvent fonder une caisse des malades dite locale, Ortskrankenkasse. Quand les intéressés en font la demande, pourvu qu’il y ait au moins 100 participans pour une même branche d’industrie, l’autorité administrative, représentée par le préfet, président du département, ou par le directeur d’arrondissement, est en droit de leur permettre la création d’une caisse particulière. Peuvent être établies aussi des caisses de fabriques, Betriebskrankenkasse, quand un même établissement industriel occupe au moins 100 ouvriers. Les ouvriers des mines, les entrepreneurs de constructions et les corporations d’artisans sont également en droit d’avoir leurs caisses de malades spéciales. Dans tous les cas, les secours consistent dans la gratuité pour les soins médicaux et les médicamens, plus une indemnité de chômage égale à la moitié du montant des salaires pendant une durée de treize semaines. La cotisation à verser en retour, ou prime d’assurance due par les ouvriers assurés, est fournie par les patrons et les chefs d’établissemens, qui supportent un tiers de cette charge à titre de subvention et prélèvent les deux autres tiers sur les ouvriers aux jours de paie. Telles sont les dispositions générales adoptées pour l’assurance contre la maladie. Chaque caisse particulière a son conseil d’administration, ses statuts propres. Les statuts sont fixés et les conseils d’administration élus par les intéressés, réunis en assemblée générale. Cette assemblée générale se compose de tous les sociétaires assurés, quand leur nombre ne dépasse pas 100 : au-dessus de 100, les sociétaires nomment les délégués chargés de les représenter. L’assemblée générale n’entend pas seulement chaque année le compte-rendu de la gestion de la caisse, elle prend encore acte des observations laites sur l’administration, et peut modifier ses statuts, sous réserve de l’approbation du gouvernement ou de l’autorité compétente. Un inspecteur spécial est chargé de la surveillance des caisses de malades, avec ordre de veiller à l’observation des statuts, en dehors des autorités administratives ordinaires, représentées par les présidens de départemens et les directeurs d’arrondissemens. Toute plainte motivée contre le service doit être adressée à cet inspecteur, dont le contrôle et l’intervention deviennent inévitables du moment où le principe de l’assurance obligatoire est introduit. L’ingérence du fonctionnaire chargé de la surveillance des caisses de malades dans la comptabilité des établissemens particuliers, entre autres pour la constatation des salaires et des paies faites aux ouvriers, ne laisse pas d’entraîner avec certains désagrémens, communs à tout contrôle, celui de tenir la comptabilité en langue allemande, alors que l’usage de faire la comptabilité en français persiste p0ur la plupart de nos grandes maisons industrielles. Somme toute, pourtant, ces inconvéniens ne sont pas plus gênans pour les chefs d’industrie que la visite des inspecteurs de lubriques chargés de surveiller le travail des enfans dans les ateliers.

Dans les grands établissemens industriels, l’application de la loi sur l’assurance obligatoire contre la maladie présente moins de difficulté que pour les petites communes rurales, qui le plus souvent ne comptent pas un nombre suffisant d’artisans ou d’ouvriers. Dans ce cas la loi autorise l’association des groupes de communes pour une même caisse. A ceux qui trouvent que l’institution de ces caisses de malades communales ne répond pas à un besoin urgent, en dehors des centres industriels, les partisans de l’institution objectent que, du moment où l’assurance devient obligatoire pour les ouvriers des grands centres industriels, où personne ne conteste l’utilité de la mesure, on ne peut en dispenser les campagnes, à cause de la difficulté de tracer une démarcation entre les petits ateliers d’artisans et les grandes agglomérations. Plus sérieuse est l’objection faite au sujet des ouvriers valétudinaires ou atteints de maladies incurables, auxquels beaucoup de patrons pourront refuser le travail, sous prétexte que l’assurance obligatoire leur impose des sacrifices pour des sujets exposés à entrer en traitement à tout moment. D’un autre côté, lors des premiers débats sur l’assurance des ouvriers industriels, on s’est demandé aussi pourquoi les journaliers et les ouvriers agricoles, qui ne travaillent pas régulièrement chez le même patron, mériteraient moins de sollicitude que les artisans et les ouvriers de fabriques, quand la maladie les atteint et expose leur famille à la misère? En réponse à ce vœu, une loi d’empire complémentaire, du 9 avril 1886, autorise les états particuliers à régler par voie législative les conditions d’admission, dans les caisses de malades locales et cantonales, des ouvriers ruraux et des ouvriers forestiers. Depuis longtemps, certaines communes d’Alsace ont fondé, de leur libre mouvement, des caisses de malades auxquelles participe la population entière, riches et pauvres, patrons et ouvriers, rentiers et cultivateurs, avec indemnité de chômage et soins gratuits, assurés au moyen de cotisations les mêmes pour tout le monde. Généraliser l’usage de ces associations de secours, communes à toutes les classes de la population, ce serait réaliser l’idéal du programme social à l’ordre du jour en Allemagne, si tant est que la contrainte, même légale, peut atteindre un idéal réalisé dans des cas isolés par la libre initiative des intéressés.

L’assurance contre la maladie doit procurer aux assurés, outre les secours indiqués plus haut, une indemnité de chômage égale au montant du salaire journalier moyen pendant trois semaines pour femmes en couches. Une indemnité égale au salaire de vingt journées de travail est due à la mort d’un sociétaire. Par journée moyenne de travail, la loi entend le salaire journalier payé dans la localité jusqu’à concurrence d’un maximum de 5 francs par jour. Pour l’assistance communale, l’exposé des motifs joint au projet de loi estime à 1 1/2 pour 100 du salaire le montant des primes à payer comme cotisation des assurés. Si cette prime de 1 1/2 pour 100 ne suffit pas, elle peut être portée à 2 pour 100. Dans les caisses de secours libres des fabriques, les dépenses s’élèvent jusqu’à 3 pour 100 environ du salaire, quand les soins médicaux et les médicamens gratuits sont donnés aux femmes des ouvriers et à leurs enfans soumis encore à l’obligation scolaire, sans versement spécial pour ces personnes qui ne travaillent pas à la fabrique et que les prescriptions de la loi ne touchent pas. Avant la promulgation de la loi, nombre de patrons prenaient à leur charge la totalité des frais de cure et des indemnités de chômage, sans contribution des ouvriers. Dans une caisse de fabrique que j’ai administrée, et qui étend ses secours aux femmes et aux enfans des ouvriers sociétaires, les dépenses se sont élevées, pour l’exercice de l’année 1886, à un total de 38,730 francs, contre 42,544 francs de recettes, avec 2,167 sociétaires payant cotisation. Les dépenses comprennent 17,153 francs d’indemnités en argent à 592 sociétaires malades, pour 14,380 journées de chômage; 10,801 francs pour médicamens et frais d’hospice dans le cas où les malades n’ont pu être soignés dans leur famille; 10,042 francs pour honoraires des médecins, du dentiste et des sages-femmes ; 646 francs de frais funéraires pour 14 décès. Le personnel des sociétaires de la caisse en question se composait de 1,019 hommes et garçons au-dessus de quatorze ans, de 1,023 femmes et jeunes filles, de 125 enfans âgés de douze à quatorze ans. Dans cet établissement, les enfans en bas âge et les femmes des ouvriers sociétaires, ainsi que les anciens sociétaires invalides pensionnés par la maison, reçoivent également les soins du médecin et les médicamens gratuits sans contribution de leur part. De même les secours de toute espèce sont continués, pendant toute la durée de la maladie, sans considération de la limite extrême de treize semaines fixée par la loi.

Les adversaires de la loi ont prétendu que l’assurance obligatoire est contraire aux intérêts des ouvriers, et que les caisses de fabriques sont devenues, entre les mains des patrons, un moyen d’oppression. Pour ma part, dans les établissemens industriels privés de caisses de malades, avant l’introduction de l’obligation, j’ai toujours entendu les ouvriers alsaciens désirer cette institution qu’ils trouvent avantageuse pour eux. Il ne peut être question, dans ce cas, d’une pression exercée par les patrons, quoique la loi allemande accorde aux chefs d’établissemens la faculté d’établir les statuts de leurs caisses. En vertu de ces statuts, les patrons peuvent bien présider, soit personnellement, soit par un délégué, les réunions du conseil d’administration et les assemblées générales des sociétaires auxquels il faut rendre compte de la gestion de la caisse une fois par an tout au moins. Mais les ouvriers intéressés doivent être consultés de leur côté sur la rédaction des statuts, dont l’adoption est soumise aux autorités administratives, préfets et directeurs de cercle, auprès desquelles les sociétaires ont un recours assuré pour porter plainte contre des abus commis à leur détriment. Chaque caisse de malades a aussi un conseil d’administration élu par les sociétaires réunis en assemblée générale, conseil dans lequel les ouvriers entrent dans la proportion de deux tiers au moins. Du reste, l’administration et la gestion des caisses de malades dans les fabriques sont gratuites, sous la responsabilité du chef d’établissement. La loi sauvegarde bien tous les intérêts et les droits des ouvriers.

Pour l’organisation de l’assurance contre les accidens, il a fallu au Reichstag plus de six années de travail. Le premier projet touchant les ouvriers des manufactures a été renvoyé au gouvernement, à deux reprises, pour subir des remaniemens complets. Présenté une première fois, le 8 mars 1881, il a été promulgué seulement le 6 juillet 1884. D’autres lois du 28 mai 1885, du 5 mai 1886, du mois de juillet 18 7, étendent l’obligation de l’assurance contre la maladie et les accidens aux employés des postes et des télégraphes, au personnel des chemins de fer et des entreprises de transport, aux ouvriers agricoles, aux marins, avec les dispositions spéciales exigées par ces diverses professions. Au sein de la commission parlementaire chargée de l’examen du premier projet de loi sur l’assurance contre les accidens, nous avons proposé, au lieu de l’assurance par l’état, l’institution de syndicats administrés par les intéressés directs, supportant tous les frais, toutes les charges. Les chefs d’établissemens et les entrepreneurs devaient supporter les charges de l’assurance exclusivement, sans cotisation des ouvriers assurés ni subvention aucune versée par l’état. Ces vues ont trouvé l’assentiment de la commission et du Reichstag en assemblée plénière, ainsi que du gouvernement. Dans l’économie de la loi appliquée définitivement, on est parti du principe que les accidens doivent être assimilés aux risques des entreprises. Par suite, le chef d’exploitation se trouve tenu à en porter toutes les charges. Afin de réduire les frais au minimum, les compagnies privées ou par actions ont été exclues de l’exploitation de l’assurance.

Avant le régime de l’assurance obligatoire, le droit en vigueur admettait la responsabilité du patron, en cas d’accidens de fabriques, en Allemagne comme en France. Tandis que le droit français proclame la faute ou la responsabilité du patron, à moins d’une preuve contraire, l’ancienne législation allemande obligeait l’ouvrier victime d’un accident à prouver que la faute ne provenait pas de lui. L’article 384 du code civil français dit : « On est responsable non-seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou de choses que l’on a sous sa garde. Le père et la mère, après le décès du mari, sont responsables du dommage causé par leurs enfans mineurs habitant avec eux ; les maîtres et les commettans, du dommage causé par leurs élèves et apprentis pendant le temps qu’ils sont sous leur surveillance. La responsabilité ci-dessus a lieu, à moins que les père et mère, instituteurs ou artisans, prouvent qu’ils n’ont pu empêcher le fait qui donne lieu à cette responsabilité. » De son côté, la loi allemande du 7 juin 1871, sur la responsabilité des entrepreneurs d’industrie, s’exprime ainsi : « § 1er. Si un homme est tué ou lésé corporellement dans l’exploitation d’un chemin de fer, l’entrepreneur de l’exploitation est responsable du dommage subi, à moins de prouver que l’accident provient d’une force majeure ou de la faute de la personne tuée ou blessée. — § 2. Quiconque exploite une mine, une carrière ou une fabrique, est responsable du dommage quand un gérant, un représentant ou une personne employée pour la surveillance de l’exploitation ou des ouvriers détermine, dans l’exécution de son service et par sa faute, un accident qui cause la mort d’un homme ou lui attire une lésion corporelle. »

La différence entre l’ancienne loi allemande et le code français est essentielle : d’après la première, l’ouvrier atteint par un accident est tenu de prouver au juge devant lequel il porte plainte que l’accident provient de la faute du patron ; d’après le code, le patron doit fournir la preuve qu’il n’a pu empêcher le fait qui engage sa responsabilité. En Allemagne, la loi nouvelle du 6 juillet 1884 introduit, en l’accentuant davantage, le système appliqué en France sous le régime du code civil. Elle cherche à régler en même temps, d’après des dispositions fixes, le montant de l’indemnité due dans les différens cas, tandis qu’auparavant la jurisprudence abandonnait, dans chaque cas particulier, au juge, le soin d’évaluer le montant des dommages-intérêts. Les promoteurs et les partisans de l’assurance obligatoire alléguaient, comme avantage de ce régime, la suppression des procès engagés entre ouvriers et chefs d’établissemens à propos des demandes d’indemnité. Ils soutenaient de plus que l’institution d’assurance, tout en garantissant à l’ouvrier victime d’un accident les dommages-intérêts auxquels il a droit, imposerait une moindre charge au patron dans l’établissement duquel un accident se produit. Deux assertions dont l’exactitude et le bien-fondé restent à prouver par l’expérience.

Telle qu’elle est établie maintenant en Allemagne, l’assurance contre les accidens accorde aux ouvriers et aux employés dont le traitement ou le salaire ne dépasse pas 2,000 marks ou 2,500 francs par an, une indemnité sous forme de rente mensuelle proportionnée au dommage. Instituée d’abord pour les ouvriers des manufactures, des mines et des chantiers de construction, l’assurance a été étendue successivement aux ouvriers agricoles, aux employés des entreprises de transport et aux marins.

La loi du 6 juillet 1884 admet le principe des corporations régionales autonomes. Chaque corporation est formée par les entreprises ou les établissemens d’une même industrie, ou exposés aux mêmes risques. Elle embrasse un ou plusieurs états, ou une seule province, suivant son importance et le nombre des ouvriers assurés. Le groupement des associations s’effectue au gré des associés, sous réserve de l’approbation du Bundesrath, chargé de reconnaître leur validité, après un avis conforme de l’office central établi à Berlin pour tout l’empire. Les frais de l’assurance se répartissent entre les établissemens associés, en proportion de leur nombre d’ouvriers et du montant de leurs salaires. Quant au but de l’institution, il consiste à assurer aux victimes des accidens une indemnité proportionnée au dommage subi en cas de mort ou de blessure. En cas de blessure, le dédommagement consiste dans les frais de guérison et dans une rente mensuelle. En cas de mort, l’indemnité due comprend les frais d’enterrement et une pension payée à la famille. Tous les paiemens aux victimes ont lieu par l’intermédiaire de l’administration des postes de l’empire, après avoir été fixés par l’office d’assurance.

Pendant les treize premières semaines qui suivent un accident, l’ouvrier assuré touche l’indemnité de chômage et est soigné aux frais de la caisse de malades dont il fait partie. La corporation d’assurance contre les accidens intervient seulement quand la guérison exige plus de treize semaines, ou quand un accident entraîne la mort. Dans l’un et l’autre cas, la rente à payer en dédommagement se calcule en proportion du gain de l’ouvrier pendant la dernière année de son occupation dans l’établissement, en ne comptant que pour un tiers la partie du gain quotidien excédant 5 francs. En cas d’invalidité totale, la rente comporte les deux tiers, ou 66,6 pour 100 du salaire ; une fraction seulement de cette somme si l’invalidité est partielle. Si l’accident entraîne la mort, la veuve de l’ouvrier décédé obtient 20 pour 100 du salaire jusqu’à la fin de sa vie ou jusqu’à ce qu’elle se remarie ; les enfans chacun 15 pour 100 jusqu’à l’âge de quinze ans révolus; les ascendans 20 pour 100 au plus, s’ils sont sans ressources et ont été entretenus par l’ouvrier assuré. Jamais les rentes réunies de tous les ayans droit ne peuvent dépasser ensemble 60 pour 100 du gain de la victime. Aussitôt qu’un accident survient, il faut en donner avis à la police de la localité, qui fait une enquête sur la cause et la nature de l’accident, sur les personnes atteintes, sur les effets des blessures, sur les ayans droit à l’indemnité. Le bureau de la corporation d’assurance fixe ensuite le montant de l’indemnité due et remet aux ayans droit une note sur les motifs de sa fixation. Des tribunaux d’arbitrage, composés en nombre égal de patrons et d’ouvriers appartenant à la corporation d’assurance, avec un délégué du gouvernement pour président, jugent les recours contre la fixation des indemnités. En cas d’appel contre les arrêts des tribunaux d’arbitrage, l’office de l’empire à Berlin décide en dernier ressort.

Les charges de l’assurance, indemnités et frais d’administration, sont supportées par les établissemens de la corporation professionnelle sur la base de la mutualité. Chaque établissement associé verse une cotisation proportionnée à son importance, au nombre d’ouvriers occupés, au montant de ses salaires. A l’expiration de l’exercice annuel, on établit le compte des dépenses à soumettre à l’assemblée générale des sociétaires de la corporation. C’est l’administration des postes qui paie les indemnités dans le bureau du ressort où demeurent les titulaires et sur un avis de la corporation. Pour le remboursement de ces avances, l’administration des postes, faisant fonction de banquier gratuit, remet aux bureaux des corporations professionnelles le relevé des paiemens effectués sur leur indication, dans un délai de huit semaines après chaque arrêté de compte annuel.

Très simple, le mécanisme de ce service ne donne lieu à aucune difficulté. Les membres de la corporation, les établissemens associés ont un délai de six semaines pour remettre à leur bureau un état indiquant les personnes assurées employées chez eux pendant l’année de compte écoulée, les salaires et les traitemens de leur personnel, la classe de risques ou de dangers dans laquelle l’établissement a été inscrit. Si l’un ou l’autre associé larde à envoyer l’état en question, celui-ci est fixé d’office par le bureau, qui arrête également le montant de la cotisation due. Avant le versement de la cotisation, chaque associé reçoit, d’ailleurs, un extrait de rôle qui lui permet de contrôler l’exactitude du compte établi. Y a-t-il un retard pour ce paiement, la rentrée en est poursuivie de la même manière que celle des impôts communaux en souffrance.

Comme les déclarations des associés de chaque corporation peuvent être contrôlées sur leurs livres de paie, la somme des salaires gagnés par les ouvriers des différentes branches d’industrie peut être déterminée exactement. Ce qui sera plus difficile, avant une expérience d’un certain nombre d’années, c’est la fixation des indemnités à payer et l’évaluation des charges de l’assurance contre les accidens. L’exposé des motifs du premier projet du gouvernement, en date du 8 mars 1881, affirme en termes généraux que, pour aucune classe de risques, la prime d’assurance ne dépassera 3 pour 100 des salaires. dans le courant de l’année, le chancelier de l’empire a fait dresser une statistique des accidens survenus dans toutes les exploitations industrielles de l’Allemagne, du 1er août au 30 novembre, soit pendant une durée de quatre mois. Cette statistique embrasse un ensemble de 93,554 établissemens, occupant 1,957,548 ouvriers. Pendant la durée de ces relevés officiels, il y a eu, sur 1,957,548 ouvriers occupés et dans l’espace de quatre mois, 662 accidens suivis de mort; 560 cas d’accidens suivis d’incapacité de travail permanente, complète ou partielle; 28,352 cas d’accidens suivis d’incapacité de travail temporaire seulement et de courte durée. Sur la base de ces données fort insuffisantes, on a voulu établir un classement des risques d’après lequel toutes les industries existantes auraient été réparties entre dix classes de risques pour le paiement des primes d’assurance, en proportion du nombre d’accidens constatés pour chaque branche. Avec le principe de la mutualité adopté en définitive par le Reichstag, il n’est pas nécessaire de connaître à l’avance le montant de la charge de chaque établissement. Les industries similaires ont pu se grouper librement en corporations professionnelles, de manière à proportionner les charges aux dangers ou aux risques. Quand un même établissement exploite des industries d’espèce différente, il entre dans la corporation professionnelle dans laquelle il a le plus grand nombre d’ouvriers à assurer. D’ailleurs, les corporations doivent établir des classes de dangers, Gefahrenclassen, pour les établissemens qui en font partie, afin de graduer les cotisations en proportion des risques. Le tarif des risques est à réviser de cinq en cinq ans, en tenant compte des accidens survenus dans chaque établissement en particulier.

L’office de statistique de l’empire vient de publier un relevé provisoire des principales données de l’assurance contre les accidens pendant le premier trimestre de son fonctionnement. Ce relevé embrasse l’intervalle du 1er octobre au 31 décembre 1886, et porte à 2,986,248 le nombre des assurés dans les corporations professionnelles, pour un total de 194,601 établissemens, ayant payé 475,888,964 marks de salaires pendant le trimestre en question.

Au personnel des corporations professionnelles, il faudrait ajouter encore celui des administrations de l’état, également soumis à l’assurance contre les accidens, en vertu d’une loi plus récente du 28 mai 1885. Les chemins de fer de l’état en Allemagne occupent, à eux seuls, 203,147 personnes, et l’administration des postes a aussi à son service un effectif nombreux. Pourtant la statistique de l’assurance contre les accidens ne pourra être complète que dans quelques années. Tout particulièrement, la proportion entre les frais d’administration et le montant des salaires des assurés ne pourra être connue, avec l’exactitude voulue, qu’après une expérience plus longue. La science et les affaires tireront grand profit de cette expérience dans tous les pays civilisés. Pour l’assurance contre la maladie, en vigueur depuis le 1er janvier 1885, l’office de statistique de l’empire a publié, pour l’exercice annuel de 1885, une statistique dont les résultats sont définitifs et varieront peu, d’une année à l’autre, dans leur ensemble. Nous en résumons les données dans le petit tableau suivant :


Assurances contre la maladie.

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Espèces de caisses. Nombre. Sociétaires inscrits. Recettes. Dépenses.
Assurance communale 6.888 533.072 4.512.799 m. 4.046.150 m.
Caisses de malades locales... 3.206 1.442.462 20.277.581 » 16.561.931 »
Caisses de fabriques 5.095 1.183.778 24.570.148 » 17.761.120 »
Entreprises de construction.. 44 12.809 320 665 » 223.022 »
Caisses de corporations 150 19.769 264.818 » 211.226 »
Caisses de secours libres 1.535 669.553 11.053.805» 9.754.524»
Administrations publiques... 466 139.366 2.295.167 » 2.003.447 »
Ensemble 17.384 4.000.809 63.294.983 » 50.563.414 »


Dans l’ensemble, les caisses de malades ont eu, pendant l’année, un excédent de recettes de 12,731,569 marks, et possédaient, à la clôture de l’exercice, un capital de 24,959,601 marks comme fonds de réserve, provenant en partie d’épargnes antérieures pour les caisses de création ancienne. Les dépenses se sont élevées, en moyenne, à 12.60 marks par ouvrier assuré, contre 1 5.80 de recettes. Partout le fonctionnement du service a été régulier et à la satisfaction des intéressés, malgré le régime de l’obligation. Au nombre des caisses de secours libres figurent celles des associations professionnelles, Gewerkvereine, formées à l’initiative de Schultze-Delilsch, le promoteur des banques populaires, il y a une vingtaine d’années déjà. D’après la législation nouvelle, en vigueur maintenant, les ouvriers inscrits dans une caisse de secours libre des associations professionnelles sont dispensés de se faire inscrire dans les caisses obligatoires de création nouvelle. L’obligation à l’assurance n’implique pas nécessairement l’inscription dans une caisse déterminée. Une loi d’empire, du 9 avril 1886, autorise les états particuliers à étendre l’assurance contre la maladie aux ouvriers ruraux. Peu à peu, tous les hommes qui travaillent de leurs mains participeront à ces institutions de secours, où l’action de l’état se réduit à un simple contrôle pour le fonctionnement régulier des caisses.

De prime abord, l’organisation de tout le système des assurances ouvrières paraît bien compliquée. La casuistique méticuleuse des différentes lois édictées successivement, pour régler le service des caisses diverses, semble devoir beaucoup gêner leur fonctionnement. A la lecture des paragraphes sans un. qui doivent tout prévoir et dont la clarté n’est pas la qualité maîtresse, on croit se perdre dans des complications inextricables. En y regardant avec attention, les difficultés disparaissent cependant, et on reconnaît une institution éminemment utile, susceptible de s’étendre tôt ou tard bien au-delà des limites du pays d’origine. Par le fait que l’administration des caisses reste entre les mains des intéressés qui en supportent les charges, l’objection du socialisme d’état tombe. Dans l’administration des caisses de malades, patrons et ouvriers exercent une influence proportionnée à leurs contributions respectives, sans aucune subvention de l’état. Pour l’assurance contre les accidens, l’état se borne à faire le service de banquier bénévole, avec l’administration des postes : il est représenté par un délégué dans les tribunaux d’arbitrage, et il intervient seulement, dans la formation des corporations professionnelles, quand les chefs d’exploitation, soumis à l’assurance, ne répondent pas aux prescriptions de la loi. Dans les décisions à prendre et dans les assemblées générales, chaque membre dispose d’un nombre de voix proportionné au nombre d’ouvriers pour lesquels il paie sa cotisation. Chaque corporation professionnelle a ses statuts particuliers approuvés par l’office impérial. Les ouvriers n’entrent pas dans la composition des bureaux chargés de l’administration des corporations d’assurance contre les accidens. lis ne contribuent pas aux charges de cette institution, tandis qu’ils supportent deux tiers des dépenses pour les caisses de malades, et par suite entrent pour deux tiers dans les comités de ces caisses. Toutefois, la loi leur attribue dans les tribunaux d’arbitrage, pour le jugement des recours contre les décisions du bureau de la corporation, et la fixation des indemnités dues en cas d’accident, un nombre de voix égal à celui des patrons. Tous les intérêts sont pris en considération, dans la mesure juste, pour l’assurance contre les accidens, comme dans l’assurance contre la maladie. Avant la clôture de la dernière session du parlement, pour l’année suivante, le gouvernement a annoncé un projet d’organisation des caisses de retraite en faveur des ouvriers invalides. Ainsi sera complète l’œuvre des assurances ouvrières, destinée, dans la pensée de son promoteur, à garantir les travailleurs contre la misère et à arrêter, dans son essor, le socialisme révolutionnaire, si tant est que les institutions de prévoyance suffisent à elles seules pour assurer la paix sociale dans l’avenir.


III.

Avenir, paix sociale ! deux grandes préoccupations qui dominent toute la politique intérieure des fondateurs du nouvel empire allemand. Incontestablement, ces préoccupations ont inspiré les lois ouvrières et les mesures de répression contre le socialisme. Reste à savoir, toutefois, si l’application des moyens de rigueur, unie aux institutions de secours, aura l’efficacité voulue. En France, les poursuites intentées, en 1868, contre quelques chefs de l’Internationale, comme faisant partie d’une société non autorisée, ont eu pour résultat d’appeler l’attention des ouvriers sur cette entreprise révolutionnaire. Les tracasseries gouvernementales, dit le conseil général de l’institution, loin de tuer l’Internationale, lui ont donné un nouvel essor, en coupant court aux coquetteries malsaines de l’empire avec la classe ouvrière. De même en Allemagne, les meneurs du mouvement socialiste affirment que la loi d’exception appelée à arrêter leurs progrès resserre au contraire les liens du parti et affermit l’union entre les adhérons. Ceux-ci acceptent les institutions de secours comme un acompte, gage de concessions plus larges, mais qui ne doit pas empêcher la substitution de l’état collectiviste à la société actuelle. Ils affectent de poursuivre une transformation pacifique des conditions du travail par la suppression du salariat. Leur idéal, c’est le partage des biens selon les besoins de chacun. Comme les classes en possession résistent au partage, les plus modérés de nos collectivistes indiquent, à bout de réticences, le renversement violent de l’ordre existant comme conséquence fatale de leur propagande. L’anarchie reste, en définitive, la condition nécessaire du socialisme.

Un philanthrope n’approuvera jamais l’emploi des moyens violens pour les améliorations sociales. Dès lors, la répression du socialisme révolutionnaire se justifie comme mesure de salut public. Seulement, la question de droit n’implique pas l’efficacité des mesures prises en vertu d’une loi d’exception. Le prince de Bismarck a reproduit, touchant la reconstitution de l’unité nationale de l’Allemagne, cette idée de Lassalle, que les grands changemens historiques se sont toujours accomplis « par le fer et le feu. » Pour aboutir à leurs fins, les zélateurs de l’état communiste invoquent les procédés du champion de la monarchie. La morale vulgaire ne peut condamner en bas des actes glorifiés quand ils partent d’en haut. Sacrifice pour sacrifice, si le chancelier de l’empire a trouvé honneur et profit au prix du sang répandu pour l’unification politique de la nation, Most et Hasselmann se croient en droit d’en appeler aux violences des prolétaires, afin d’assurer aux masses nécessiteuses une existence meilleure. Etourdi par les sophismes de ses meneurs, un peuple dans le besoin, et qui ne croit plus en Dieu, revendique une plus large part de jouissances matérielles avec d’autant plus de force que les abus visibles de la classe en possession de ces jouissances excitent davantage ses convoitises. Des hommes qui n’ont rien au monde, qui ne voient devant eux que le spectacle de leurs peines, qui ne se sentent pas soutenus par l’espoir des compensations dans une autre vie, ne peuvent rester convaincus de la légitimité de la propriété. Si la notion de la propriété individuelle est présentée comme l’effet d’un droit historique, ils réclament, au nom du droit naturel, les fruits du travail pour les travailleurs. N’entendons-nous pas les historiens raconter comment les Germains des premiers temps, arrivés entre le Rhin et l’Elbe, cultivaient la terre en commun et se partageaient les récoltes entre eux dans la mesure de leurs besoins? Aussi bien les collectivistes saxons considèrent comme un acte de justice de rétablir pour l’avenir l’ancienne coutume du passé, en attribuant à la communauté, avec la propriété collective du sol, le soin de la culture et la répartition des produits dans une mesure égale pour tous. Certes, nous ne pensons nullement que le capital rendu collectif, la confiscation des instrumens de travail au profit des travailleurs amènent le règne de l’égalité et de l’équité ; mais, nous ne croyons pas non plus au pouvoir de la police d’extirper l’idée du socialisme du sein des prolétaires sous l’égide d’une loi d’exception.

Les libéraux progressistes, qui ont combattu avec le plus de vigueur la loi d’exception contre les socialistes, ont cherché à provoquer l’organisation des institutions de secours par l’initiative privée. Sous cette inspiration se sont formés les Gewerkvereine ou associations professionnelles, établies en Allemagne sur le modèle des trade-unions anglaises. Un prince en exil, le comte de Paris, qui a fait une étude approfondie de leur organisation (les Associations ouvrières en Angleterre), attribue à leur influence la disparition des « luttes stériles entre le capital et le travail, dont le public finit toujours par payer les frais, » Selon l’auguste économiste, « plus ces sociétés s’étendent et se fortifient, plus aussi elles se modèrent dans leurs allures, » au point que, « par le simple effet d’une heureuse entente entre les maîtres et les travailleurs, elles deviennent l’instrument indispensable de leur accord. » La création des premiers Gewerkvereine allemands, sous les auspices de Schuhze-Delitsch, secondé par le docteur Max Hirsch, mandataire actuel de l’organisation, remonte à 1869, année de la publication du comte de Paris sur les trade-unions. Leur idée inspiratrice est d’améliorer la condition des ouvriers, sans recourir aux moyens révolutionnaires. Réunis dans une union collective, Verband, composée de 953 sociétés locales, les Gewerkvereine se sont soumis à une direction commune. Chaque société particulière consiste en une association de secours, qui a ses statuts propres réglant les droits et les obligations de ses membres, avec un budget autonome. Outre les cotisations versées aux caisses de secours locales, inscrites comme caisses de secours libres à l’office impérial des assurances ouvrières, les sociétaires s’obligent à payer à une caisse commune, pour toute l’union, une contribution hebdomadaire de 40 pfennigs, le Vereinsgroschen. La loi sur l’assurance obligatoire des ouvriers contre la maladie a eu pour effet d’augmenter le nombre des caisses et des sociétés de l’association générale. Au lieu de 530 sociétés locales existant en 1878, avec un total de 21,000 membres inscrits, l’union des associations professionnelles compta, à la clôture de l’exercice de 1885, un nombre de 51,000 sociétaires pour 953 caisses. Beaucoup d’ouvriers, qui ne participaient à aucune caisse ancienne, ont dû se faire inscrire par suite et sous l’effet du régime de l’obligation.

L’union des Gewerkvereine comprend actuellement 18 corporations ou associations professionnelles, ayant chacune son propre comité pour la discussion de ses intérêts particuliers. Le Verband comprend les corporations des ouvriers mécaniciens et en métaux, des maçons, des charpentiers, des menuisiers, des ébénistes, des ferblantiers, des potiers, des ouvriers en porcelaine, des lithographes, des cordonniers, des tailleurs, des bateliers, des cigariers, des sculpteurs, des mineurs, des commerçans. Presque tous les associés se recrutent dans la petite industrie et parmi les artisans, quoique les ouvriers des grandes manufactures ne soient pas exclus en principe. Ces derniers participent plutôt aux caisses de fabriques, où un tiers des frais reste à la charge des patrons. Les comités des différentes corporations tiennent des réunions régulières et font faire des tournées de propagande en dehors pour gagner des adhérens, à la manière des groupes socialistes, mais en opposition avec ceux-ci. Pendant les trois dernières années, l’union n’a pas dépensé moins de 15,600 marks pour frais de propagande d’une vingtaine de délégués, qui ont visité plus de 200 localités, dans toutes les parties de l’Allemagne, depuis Memel jusqu’au Rhin. Tout naturellement le Verband a son organe de publicité hebdomadaire, le Gewerkverein, rédigé par le docteur Hirsch, ancien député au Reichstag, avec le concours des différens comités. Quoique les caisses de secours de ces associations libres ne reçoivent d’autres subventions que les cotisations volontaires des ouvriers, elles ont eu, pendant leur dernier exercice annuel, une recette de 880,000 marks, contre 708,000 marks de dépenses, dont 617,000 marks employés pour secours aux malades. La caisse des invalides, indépendante des caisses de malades, n’a encore que 5,000 sociétaires, dont 490 ont touché, l’an passé, 6,764 marks pour des cures dans des stations balnéaires, et 368,756 marks de pensions : son capital placé en fonds de garantie s’élevait à 262,687 marks à la même époque. Une des questions à l’ordre du jour dans les comités de l’union est l’assurance contre le chômage, comprenant les secours aux sociétaires obligés de se déplacer pour trouver du travail.

En somme, le principe des Gewerkvereine allemands est celui de l’assistance mutuelle, avec l’adhésion entièrement libre des sociétaires, sans autre obligation envers l’état que celle de rendre compte de la gestion des caisses à l’office impérial des assurances. Le contrôle officiel, qui s’étend à toutes les associations et aux établissemens publics de tout ordre, peut contrarier l’initiative privée : il ne va pas jusqu’à mettre des entraves aux œuvres réellement utiles. Dans tous les cas, les efforts de l’union des associations professionnelles pour amener le bien-être des ouvriers par voie légale et pacifique, au moyen d’institutions issues du concours libre des classes laborieuses, a droit à toutes les sympathies de l’opinion publique. Ces associations et leur mandataire, M. le docteur Max Hirsch, ont le mérite d’avoir sauvé l’existence légale des caisses de secours libres, d’avoir formé des caisses de pension pour les invalides, sans autre subvention que les versemens des ouvriers associés. Aux partisans de la doctrine du laisser-faire absolu, que la réussite des Gewerkvereine doit intéresser à juste titre, il faut rappeler pourtant que, sans « aider à faire, » le succès serait ici moins étendu. Le nombre des sociétaires des caisses libres de l’union des corporations professionnelles a doublé de 1882 à 1885, parce que la loi sur l’assurance obligatoire contre la maladie a rendu dans l’intervalle l’assurance obligatoire. En ce qui concerne la réglementation du travail, les Gewerkvereine attendent plus du progrès des mœurs que de la contrainte législative. Mais s’ils tiennent à garantir la liberté individuelle comme base de la prospérité générale, ils demandent cependant la protection des faibles : « Nous faisons une distinction entre la protection légale des mineurs, justifiée en principe autant qu’au point de vue économique, et la protection des ouvriers adultes, qui doit être essentiellement abandonnée à ceux-ci eux-mêmes et à leurs associations. Seulement, le sexe féminin a besoin maintenant d’une plus grande protection, dans l’intérêt de la santé et des mœurs, ainsi que de la vie de famille, pour ne pas être épuisé par le travail du dimanche, le travail de nuit et le travail exagéré pendant les jours de la semaine. Pour les hommes, nous aspirons, dans la mesure du possible, à la suppression du travail du dimanche et à la limitation du travail pendant les jours ouvrables à dix heures, que nous estimons désirables dans l’intérêt de toutes les parties, par le libre accord entre les patrons et les ouvriers. »

Loin de poursuivre une transformation radicale des conditions de la production, comme la veulent les démocrates socialistes, l’union des associations professionnelles se borne à proposer des solutions possibles dans la pratique. Minorité d’élite dans le mouvement ouvrier, elle réclame l’autorisation légale pour le groupement des sociétés d’une même profession. Les caisses de secours locales de l’union ont été autorisées par la loi sur l’assurance des ouvriers contre la maladie. Les corporations libres du Verband ne jouissent pas encore de la qualité de personnes civiles. Une pétition soumise au Reichstag à cet effet n’a pas encore abouti. En attendant, plusieurs sections s’occupent activement de l’amélioration des logemens, de l’organisation des sociétés coopératives de production et de consommation, sans intervention de l’état, sans réclamer de privilège d’aucune sorte, demandant seulement une liberté d’action complète. Parmi les travaux d’utilité générale de l’union, il faut signaler une statistique des salaires relevée dans un millier de communes. Le gain d’un homme par semaine, d’après cette statistique, descend, dans certains cantons de l’Allemagne, au-dessous de 7 marks, avec douze à quatorze heures de travail quotidien.

Jusqu’à présent, les associations des Gewerkvereine n’ont pas organisé de grèves, comme les trade-unions anglaises, peut-être à cause du nombre moins puissant de leurs membres. On leur a reproché leur origine politique, à cause de l’intervention du parti progressiste de la chambre des députés de Prusse dans leur organisation. Plus d’une fois, on les a entendu désigner comme l’école de recrutement ou le dépôt de réserve pour les combattans de l’état communiste de l’avenir. Ces accusations et ces reproches manquent de fondement. Que la politique ait été pour quelque chose dans la création des associations professionnelles, cela ne fait point de doute. Mais le but même de l’œuvre n’est pas un but politique. La politique entre pour une bien plus forte part dans l’institution des assurances ouvrières suscitée par le prince de Bismarck, et par les socialistes d’état du parti conservateur. C’est une raison politique qui a engagé, dès le siècle précédent, Frédéric le Grand à se déclarer « le vrai roi des gueux, » avec la mission d’améliorer le sort des ouvriers. C’est la politique qui a fait inscrire, au titre XIX du droit public prussien, le droit à l’assistance et le droit au travail comme corollaire. Mais les promoteurs des Gewerkvereine ne veulent pas de l’intervention de l’état, et revendiquent seulement une pleine liberté, tandis que les démocrates socialistes veulent partout remplacer la liberté par la contrainte, régler par l’état seul la production de la richesse et la répartition des produits. Communistes et collectivistes reprochent aux associations professionnelles libres leur impuissance pour améliorer le sort de l’ouvrier, parce qu’elles n’écartent pas la loi d’airain du salaire!

Ce qu’est cette loi d’airain, das eherne e Lohngesetz, le prophète du socialisme contemporain, Ferdinand Lassalle, l’a exprimé en termes qui ont entraîné les populations ouvrières dans le mouvement dont nous venons de retracer les phases. Sous l’effet de la loi d’airain et sous l’action de l’offre et de la demande, dans la société actuelle, suivant le grand agitateur, « le salaire moyen est réduit à ce qui est indispensable pour permettre à l’ouvrier de vivre et de se perpétuer. C’est le niveau vers lequel gravite, dans ses oscillations, le salaire effectif, sans qu’il puisse se maintenir longtemps ni au-dessus ni au-dessous. Il ne peut rester d’une manière durable au-dessus de ce niveau, car, par suite d’une plus grande aisance, le nombre des mariages et des naissances s’accroîtrait dans la classe ouvrière; ainsi le nombre de bras cherchant de l’emploi ne tarderait pas à augmenter, et, s’offrant à l’envi, la concurrence ramènerait le salaire au taux fatal. Il ne peut pas non plus tomber au-dessous de ce niveau, car la gêne et la famine amèneraient la mortalité, l’émigration, la diminution des mariages et des naissances et, par suite, une diminution du nombre des bras. L’offre de ceux-ci étant moindre, leur prix hausserait par la concurrence des maîtres se disputant les ouvriers, et le salaire se trouverait ainsi ramené au taux normal. Les périodes de prospérité et de crise, que traverse constamment l’industrie, produisent ces oscillations ; mais la « loi d’airain » ramène toujours la rétribution du travailleur au minimum de ce qui lui est indispensable pour subsister[2]. » Pour les socialistes allemands, la question de l’abolition du salaire s’est élevée à la hauteur d’un dogme. Tous v croient avec ferveur et attendent de sa réalisation la transformation de l’humanité. Douter de l’efficacité de cette formule équivaut à l’excommunication. Dans l’église dont les fidèles veulent le salut du prolétaire, il n’est pas permis à un critique de constater que, si le salaire moyen représente le minimum nécessaire pour la subsistance de l’ouvrier, le développement de la richesse générale a élevé le niveau des besoins de toutes les classes de la société. Tout au plus, ceux qui sont au bas de l’échelle peuvent-ils soutenir que l’écart entre eux et ceux qui occupent les degrés supérieurs a augmenté. Mais le bien-être matériel des masses laborieuses a profité aussi et s’est accru sous l’effet des progrès de l’industrie, de la civilisation et de la science. Quoi qu’il en soit de ces progrès, le mot d’ordre de la campagne entreprise pour préparer l’avènement de l’état socialiste reste : Sus au salaire !

Toute une littérature a surgi sous nos yeux pour répandre l’idée du socialisme dans le monde ouvrier. Si nous considérons seulement les écrits mis au jour depuis un quart de siècle, nous voyons une multitude de publicistes appliqués à propager la doctrine d’une transformation de la société par l’abolition de la propriété individuelle et du droit de succession. La génération littéraire présente, élevée en grande partie dans un esprit de négation, ou tout au moins dans celui de la critique, favorise ce mouvement par son attitude. Poètes, philosophes, économistes, historiens, savans de toutes les branches, travaillent avec une activité de termites à dissoudre la société actuelle, en fournissant les matériaux pour l’édification d’un nouvel état social. Quel sera ou quel devra être cet ordre nouveau ? Karl Marx l’a montré par la proclamation du collectivisme international, prêché par ses disciples, accepté par la masse compacte des électeurs, dont les députés socialistes au Reichstag allemand sont les mandataires. La quintessence des théories soutenues à la tribune du parlement et commentées par la presse socialiste, selon les besoins de chaque jour, se trouve tout entière dans le livre du maître : Das Kapital, devenu la Bible du parti. Les orateurs et les écrivains qui continuent son œuvre, dans la direction du mouvement, empruntent et développent simplement les axiomes de Marx, pris comme autant d’articles de foi. Témoin le dernier ouvrage de Bebel sur la condition de la femme : Die Frau in der Vergangenheit, Gegeùcart und Zukunft (Zurich, 1883), un livre interdit par la police et qui a eu grand succès en Allemagne, quoique dépourvu d’idées originales ou de vues nouvelles. Un empirisme exclusif domine et pénètre toutes les doctrines socialistes, obstinées à déduire de la façon dont l’homme approprie la matière à son existence toute la civilisation, l’ordre politique, l’art, la science et la religion. Comme la théorie de l’évolution a pris place dans les sciences naturelles pour expliquer la succession des êtres par la transformation des espèces, les socialistes en déduisent la nécessité de changemens analogues dans l’état social, correspondant aux changemens dans la production industrielle. Au milieu de cette évolution, Dieu disparaît pour eux; ils ne voient que la matière se modifiant à perpétuité : l’idéal devient la réalité saisie ou comprise dans le cerveau humain. De même que, dans la nature, des êtres plus parfaits succèdent à des espèces inférieures, l’humanité tend pour ses conditions d’existence à un avenir meilleur, dont le passé historique marque les phases de développement. Chacune de ces phases se distingue par l’emploi de moyens de production perfectionnés par rapport à l’époque antérieure. L’époque actuelle a pour caractère propre la production capitaliste plus abondante et plus facile que jamais auparavant. Or, la production capitaliste, l’accroissement du capital par le travail d’autrui, est en contradiction avec le principe de l’acquisition de la propriété individuelle par le travail personnel. Conséquemment, le capital doit être la propriété collective des producteurs fondés à posséder en commun, comme fruits du travail, la terre et les instrumens de production acquis par les travailleurs.

Le collectivisme, invoqué comme forme de la société de l’avenir par les socialistes allemands, doit être un collectivisme international. La nationalité, au dire de M. Liebknecht comme de Karl Marx, est partout en voie de dissolution. Au sein des nations existantes se forme une société cosmopolite et internationale par ses intérêts et ses tendances. En effet, ces tendances, ces intérêts dépassent pour la plupart des classes, sinon pour toutes, l’étendue de la nationalité! Le manufacturier et le négociant qui engagent leurs spéculations pour le marché universel et le commerce international; le rentier qui place ses capitaux en fonds étrangers, à condition de produire le plus gros revenu possible, même à la charge du pays auquel il appartient; le travailleur prolétaire, auquel il est indifférent où il gagnera son pain, pourvu qu’il le gagne, touché davantage par son bien-être personnel que par la gloire du pays où il est ne seulement pour y pâtir; l’artiste et le savant enfin, qui représentent l’esprit d’une époque de civilisation, et dont les œuvres s’adressent à l’ensemble de l’humanité, ces classes si diverses de la société contemporaine ont toutes, à différens degrés, des aspirations internationales. Quoi d’étonnant, en présence de ces faits, qu’un nombre de plus en plus considérable d’ouvriers allemands se laisse séduire par l’idée du collectivisme international et accepte, en vertu de l’instinct de conservation, la maxime antique : Ubi bene, ibi patria.

Pour le patriote, le fait que 800,000 Allemands, sujets de l’empire, ont adhéré, lors des dernières élections parlementaires, à un programme de politique antinationale, en votant pour des candidats socialistes, constitue un symptôme grave. Ce qui inquiète à juste titre les hommes d’état, ce sont les progrès inouïs du socialisme, mouvement imperceptible à son début et déjà menaçant pour l’ordre public à quelques années d’intervalle. « Dans un si court espace de temps, un véritable vertige s’est emparé même de classes sociales qu’on devait croire à l’abri du mal, » selon l’expression de M. Joerg, un des penseurs de l’Allemagne contemporaine. Malgré les lois pour l’organisation des institutions de secours en faveur des ouvriers, malgré les mesures de répression, la puissance du collectivisme international grandit au-delà de toute prévision. Au témoignage non suspect de la Norddeutsche Allgemeine Zeitung, la loi d’exception contre les socialistes a été appliquée avec énergie, car, deux mois après sa promulgation, la police avait déjà supprimé environ 200 associations, 58 journaux, 210 écrits de toute sorte. Bien que Berlin et les principales villes de l’empire aient été déclarées en état de siège, en dépit de l’expulsion des chefs du parti, malgré l’interdiction des réunions, la propagande révolutionnaire continue plus active que jamais. « Contentez-vous de vous rencontrer quatre ou cinq ensemble, dit le député Hasselmann, dans une assemblée tenue à l’époque de la discussion de la loi d’exception ; il n’y a pas de police qui puisse empêcher cela. Tous les agens de Berlin ne suffiraient pas pour surveiller de pareilles rencontres dans vos demeures. »

Surveillés chez eux, les chefs socialistes tiennent à l’étranger les réunions, plus nombreuses, où il s’agit de discuter les questions internationales. Au mois d’août 1880 entre autres, la police allemande constata le départ soudain de certains chefs socialistes de Hambourg, Dresde et Leipzig. Était-ce la fuite, ou bien une conjuration ? Un peu plus tard, les journaux apprirent que les disparus avaient assisté à un congrès socialiste tenu, du 20 au 23 août, dans les ruines de l’antique château de Wyden, près d’Ossingen, en Suisse. Le château, abandonné depuis longtemps, avait été loué pour l’assemblée, afin de déjouer les recherches de la police. Un concierge avait été placé à la porte pour veiller sur les abords. Une cuisine ambulante pourvut à l’entretien des membres de la réunion, qui passèrent les nuits couchés sur la paille, dans les dépendances les mieux conservées du château. Au bourgmestre du village voisin, qui avait cru devoir s’enquérir de l’objet d’une réunion aussi inusitée, on déclara qu’il s’agissait de la discussion d’un projet de caisse de secours pour les ouvriers infirmes. Quelques jours après, un délégué du conseil d’état vint sur les lieux pour plus ample information ; mais le congrès, la cuisine et le portier avaient disparu. Les socialistes de langue allemande, ceux d’Autriche et de Suisse, de France et de Belgique, comme ceux d’Allemagne, s’étaient rencontrés à Wyden, au nombre de 60 délégués. On lut au congrès des adresses et des télégrammes provenant des frères et amis de tout pays. On s’occupa surtout de la situation du socialisme dans l’empire allemand, dont l’ancienne organisation publique fut remplacée par une organisation secrète. Dans le nouveau programme, on effaça la déclaration du congrès de Gotha, admise et suivie jusque-là, que les socialistes poursuivraient leur but « par les moyens légaux « en leur pouvoir. Bebel, Liebknecht, Hasenclever, Auer, Fritsche, Vahlteich, les principaux représentans du parti au Reichstag, étaient présens à ces assises au milieu des ruines. L’assemblée avait un caractère dramatique, comme les résolutions prises dans le cours de ses séances. Un manifeste nouveau fut envoyé aux partisans de toutes les nations.

« Frères, dit ce document publié par M. Winterer, l’éloquent représentant de l’Alsace au Reichstag, dans son livre : Trois années de l’histoire du socialisme contemporain (Paris, 1882), les délégués des ouvriers socialistes de l’Allemagne, réunis en congrès à Wyden, vous expriment leur cordiale reconnaissance pour vos vœux fraternels et vos adresses d’adhésion. Ils vous donnent en même temps l’assurance que la démocratie socialiste d’Allemagne est restée la même, et qu’elle se maintiendra à son poste d’avant-garde dans la lutte pour la délivrance du peuple opprimé et exploité; elle continuera à combattre avec énergie, prudence et persévérance; elle fera une guerre à mort à l’état actuel, à une organisation sociale criminelle et insensée... Si les classes dominantes devaient nous barrer complètement la voie légale, qu’on ne s’imagine pas que nous pourrions renoncer à faire passer nos principes. Nul socialiste n’y songe. En pareille éventualité, que la prudence commande de prévoir, nous serions réduits à trouver bon tout moyen, quel qu’il fût. Si l’on ne veut plier par en haut, on sera brisé par en bas... Nos maîtres politiques et sociaux en Allemagne ne veulent ni entente ni compromis ; ils veulent la guerre, la lutte à mort. Eh bien ! ils auront cette lutte, ils l’auront tout entière. Ils en répondront... La démocratie socialiste d’Allemagne est persuadée que la révolution, pour devenir victorieuse, doit être préparée d’avance. Elle considère comme le premier devoir de tout bon révolutionnaire de contribuer à répandre de plus en plus, par une propagande active, les idées socialistes parmi le peuple, à rendre plus capables de se défendre et d’agir ceux qui doivent diriger le combat, à organiser une discipline inflexible, à affaiblir l’adversaire et à parer ses coups. Nous devons nous tenir prêts avec toutes nos forces pour la commotion universelle qui renversera l’organisation actuelle du monde. Lorsque la marche irrésistible des événemens aura amené l’heure suprême, les socialistes sauront montrer qu’ils comprennent leur devoir; ils n’abandonneront rien au hasard; ils seront prêts et ils iront au combat avec l’espoir fondé de vaincre... Le congrès déclare avant tout que l’affranchissement de la classe ouvrière doit être l’œuvre commune des prolétaires de tous les pays. »

Ces déclarations dispensent de commentaire, et les succès électoraux du socialisme allemand montrent la puissance de son organisation. L’organisation secrète a pris la place de l’organisation visible interdite par les mesures de répression. Loin de diminuer, le danger social augmente sous l’effet de la loi d’exception édictée contre les socialistes. Pas plus que les arrêts de la police, les institutions de prévoyance et les caisses de secours obligatoires n’arrêtent la propagande pour l’établissement de l’état collectiviste athée, destructeur de la propriété individuelle, de la famille et de la patrie. Pour enrayer le mal, il faudrait renoncer au matérialisme de la vie, plaie profonde de notre société actuelle, et dont la contagion s’est étendue des classes riches à la masse du monde ouvrier. Un retour à la vie chrétienne, à ses pratiques humanitaires accessibles même pour quiconque n’a plus sa foi, pourrait plus que toutes les autres lois pour la pacification sociale. Au point de vue social, le christianisme est supérieur à toutes les autres influences, à tous les systèmes économiques, où manque tantôt l’appréciation juste de la réalité, tantôt la charité véritable. L’Évangile, les enseignemens du Christ tendent à faire régner l’équité et à relever les classes déshéritées. Pratiquons davantage cette doctrine, acceptable par son côté humain pour ceux qui ne croient pas à sa source divine comme pour ceux qui affectent d’y croire. Sans un effort énergique, où tous se donneront la main pour travailler à la réalisation de l’idée d’humanité, inscrite aussi sur le drapeau rouge, la société n’échappera pas à la catastrophe dont la menacent les hommes du congrès de Wyden. Parce que les lois allemandes sur les assurances ouvrières répondent à l’idée humanitaire et font du bien à l’ouvrier, sans répondre à tous les besoins existans, nous les avons trouvées bonnes et acceptables pour tout le monde. Selon un mot de Marc-Aurèle : « Ce qui est utile à l’abeille est utile à la ruche ; ce qui est utile à la ruche est utile à l’abeille. »


CHARLES GRAD.

  1. Voyez la Revue du 1er  novembre 1887.
  2. Voir, dans la Revue du 15 décembre 1876, l’étude de M. de Laveleye sur le Socialisme contemporain en Allemagne.