Le Solitaire (d'Arlincourt)/2

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LIVRE II.


À l’heure du repas matinal, dans une des vieilles salles de l’abbaye, Élodie, Anselme et le baron d’Herstall venaient de se réunir. — « Mon père (dit tout à coup la fille de Saint-Maur s’adressant au pasteur d’Underlach), non loin du lac Morat s’élève un rocher dont les habitans de ces contrées n’osent approcher. Au Pic Terrible, depuis plusieurs siècles, disent-ils, apparaît le fantôme sanglant. D’où proviennent ces terreurs populaires ? que penser des récits de la vallée ? quel est ce fantôme ? » — « Si vous aviez parcouru la Suisse, répond Anselme, vous ne m’interrogeriez point sur les superstitions qui vous étonnent. Chaque village de nos montagnes a sa merveille. Ici, c’est un fantôme qui se montre vêtu d’un robe écarlate ; à Valengin, c’est une fontaine d’où jaillit un serpent de feu ; à Bevaix, c’est un vieux saule qui rend des oracles ; à Verrières, c’est une tour isolée qui marche par intervalles ; à Merligen, c’est une noire citerne qu’habite une blanche fée ; à Grindelwald, c’est une colonne, qui pendant quelques minutes se change en cascade lorsqu’une vierge du canton meurt au sixième jour de la lune. Enfin, au siècle où nous vivons, il n’est pas un hameau de l’Helvétie qui n’ait son apparition et ses enchanteurs.

L’homme, esquisse imparfaite, image effacée de la Divinité, primitivement fait pour un séjour merveilleux, mais jeté depuis sa chute sur une terre d’exil et de passage, semble y conserver l’idée confuse de sa destination première : il porte en lui le besoin vague et mystérieux des choses surnaturelles. Créé pour des demeures immortelles, inquiet de cette vie, et comme déplacé dans ce monde, il se montre avide de tout ce qui l’arrache à sa triste réalité. Anticipant les prodiges d’une autre existence, il soupire constamment après quelque merveille sur ce globe où la première est lui-même, où la plus étonnante est sa pensée.

Aucun montagnard n’a vu le fantôme sanglant, mais de vieilles traditions en ont consacré l’apparition ; depuis des siècles les pères en ont effrayé leurs enfans qui croiraient se rendre coupables d’une sorte d’impiété, s’ils ne les transmettaient pas à leurs descendans comme ils les ont reçues de leurs ancêtres. Ils craindraient d’outrager la mémoire de leurs aïeux en doutant un instant de la vérité de leurs récits. Ainsi se propagent les erreurs parmi nous, erreurs qui, dans les campagnes, ont souvent leur utilité. Les superstitions parfois entretiennent le peuple dans une sainte terreur du crime ; elles dirigent ses pensées vers l’Éternel ; elles lui parlent d’une autre vie ; elles lui commandent la prière, et, pour le sauver des puissances du mal, l’entraînent à l’autel aux pieds du divin protecteur de la faiblesse humaine.

Que de fois une croix rustique, un rosaire mystérieux, un rameau consacré, une image miraculeuse, ont porté la joie, l’espoir et la confiance sous l’indigente chaumière ! Le villageois malheureux a besoin de s’entourer de défenseurs et de consolations. Plus ses coutumes, ses mœurs, ses illusions même détachent ses pensées du triste servage de la vie pour les élever aux régions surnaturelles, moins ses chaînes lui paraissent pesantes.

Souvent les erreurs tiennent aux vérités : pour en arrêter le cours il en faut attaquer le principe, comme pour dessécher le ruisseau, il faut en tarir la source : alors la matière remplace l’âme, l’abstraction le sentiment, et le syllogisme les enchantemens. L’homme n’est plus qu’un proscrit foudroyé, tombé sur un désert aride. Herstall, croyez-moi, parmi les humains, au milieu des ténèbres de l’existence, la lumière philosophique est un phare de mort qui n’éclaire que le chaos. »

En prononçant ces mots, Anselme s’était levé ; et portant ses regards du côté du lac Morat : — « Vers l’Orient, dit-il, est le rocher où se montre le prétendu fantôme : hélas ! il fut témoin d’un horrible spectacle. C’est sur ce pic fatal que le duc de Bourgogne commanda le meurtre de tous les religieux de ce monastère ; c’est du sommet de cette roche que roulèrent au fond du torrent les têtes des victimes de sa barbarie. Jour effroyable ! je crois voir encore le malheureux prieur d’Underlach, l’ami de ma jeunesse, arraché des autels par les satellites d’un monstre, et traîné au supplice en martyr résigné… Ô ma fille ! puissent les princes de la terre n’approcher jamais de nos vallons écartés ! »

Après un assez long silence : — « J’ai ouï raconter, dit Herstall, que depuis l’affreux pillage de l’abbaye, le fantôme sanglant avait apparu sur le pic aux montagnards, et que tous, ils avaient reconnu les traits du prieur d’Underlach… Mais trève de superstitions : la matinée est belle ; venez, mon digne ami, allons encore une fois jouir des beaux jours du printemps ; pour nous cette saison sera peut-être la dernière. »

Descendue dans les jardins du prieuré, Élodie, s’éloignant des deux vieillards, s’enfonce sous les bosquets chéris de son enfance. Parvenue au tertre élevé d’où la veille elle avait prêté l’oreille aux chants des montagnards, elle s’arrête : elle croit apercevoir sur le sable l’empreinte de pas étrangers. Elle entre dans le pavillon : une corbeille oubliée par elle y est demeurée ; mais une main inconnue en a dérobé un ruban bleu qui lui servait de ceinture. Étonnée, la vierge d’Underlach s’assied sous le toit rustique, et demeure un moment immobile et pensive. Tout à coup elle se lève précipitamment, saisie d’une vague terreur. Son imagination, frappée depuis quelques jours par des récits extraordinaires, a jeté des teintes inaccoutumées sur les objets qui l’environnent. À travers l’épais vitrage de la fenêtre du pavillon, un manteau noir lui a paru se glisser sous le feuillage : elle a cru entendre une sorte de plainte échappée du bosquet voisin ; al lui semble qu’un redoutable regard s’est fixé sur elle : elle a fui vers le monastère ; et sa course aérienne est celle d’un nuage léger poussé par les brises du soir.

Pendant quelques jours l’orpheline n’osa s’éloigner de son vénérable protecteur : elle ne se rendit point au pavillon. Dans les jardins de l’abbaye, elle craignait de demeurer seule ; la perte du ruban bleu revenait sans cesse à sa pensée. Cependant, par degrés, surmontant ses craintes chimériques et ses sombres rêveries, Élodie reprit sa gaieté, cessa de s’occuper d’ombres et de fantômes, et finit même par ne plus faire de questions sur le Solitaire du mont Sauvage.

Ses jours uniformes coulaient en paix : rose printanière que n’avait point encore frappée le souffle brûlant des orages, Élodie s’avançait confiante dans la vie, comme l’alouette matinale s’élance dans les champs d’azur d’un ciel serein. Une seule inquiétude troublait son existence : Herstall, son seul guide, son seul soutien, son seul ami, miné par de longues souffrances, semblait descendre vers la tombe.

La cloche sainte venait d’appeler aux prières du soir les fidèles de la vallée. Déjà la chapelle du prieuré, seule église du hameau, rassemblait les villageois revenus de leurs travaux ; Élodie est sous la voûte sacrée ; et ses ardentes prières demandent à l’Être-Suprême la conservation de son père adoptif. Les ombres du soir couvraient le monastère ; le chant du prêtre, le cantique des montagnards, les douces voix de l’enfance s’élevant en chœur aux dômes éternels, avaient plongé l’âme d’Élodie dans une pieuse et sainte tristesse. Tout à coup un gémissement sourd, poussé à peu de distance d’elle, vient l’arracher à ses méditations religieuses. À la faible clarté, perçant les vieux vitraux de la chapelle latérale où elle s’était retirée, elle aperçoit auprès d’une des arcades de la nef, un étranger enveloppé du long vêtement des missionnaires, et prosterné sur le parvis sacré. Il prie avec ferveur ; et de son sein est parti l’accent plaintif dont l’orpheline fut troublée.

Tous les habitans d’Underlach sont connus d’Élodie ; Anselme est le seul prêtre de la contrée : l’étranger ne peut donc être qu’un pieux voyageur visitant l’église du vallon. La nièce d’Herstall l’observe attentivement : ses traits lui sont cachés ; sa tête est appuyée contre une colonne ; et son corps, immobile en ce moment, semble aussi inanimé que le marbre qui le soutient.

L’office du soir est achevé : un silence profond succède aux hymnes saintes. La foule lentement s’écoule sous le portique ; et l’ange de la prière a repris son vol vers le trône immortel. Élodie jette un dernier regard vers l’inconnu resté sous l’arcade déserte ; puis, par un passage souterrain, communiquant à une galerie attenant aux jardins du cloître, elle s’éloigne de l’église solitaire.

Elle est au pied des degrés du passage, et traverse la sombre galerie, ancien réfectoire du monastère. Derrière elle, un bruit léger s’est fait entendre : quelqu’un suit ses pas. Sous ces voûtes solitaires, une figure colossale se dessine dans l’ombre, et s’avance vers elle. La craintive Élodie reconnaît le religieux de la chapelle ; il est seul : son aspect n’a rien d’alarmant. Sa taille élevée est imposante ; son maintien calme est majestueux ; la beauté de sa personne, la noblesse de sa démarche, tout annonce en lui la supériorité, tout révèle en lui le grand homme.

Le premier mouvement de l’orpheline avait été de fuir ; et cependant, elle est demeurée immobile. Aux dernières clartés du jour, elle cherche à distinguer les traits de l’étranger. Il s’approche, et de dessous ses vêtemens tirant une ceinture bleue, la remet silencieusement à la jeune fille de l’abbaye. Ô surprise ! c’est le ruban dérobé sous le pavillon. Interdite et confuse, Élodie lève un œil timide sur l’étranger, que déjà son imagination lui représente comme un génie surnaturel. Tremblante, elle attend… sans pouvoir s’expliquer quelle étrange puissance enchaîne ses pas, glace sa voix, commande à sa pensée.

— « Fille d’Urderlach, dit enfin l’inconnu, pardonnez à l’homme de l’adversité qui, peu maître des mouvemens de son cœur, crut qu’un ruban qu’avait porté l’innocence pouvait, en talisman céleste, purifier sa sombre demeure, et rendre le repos à son âme. » Il s’interrompt : sa voix est sombre et concentrée ; puis il reprend : — « L’insensé a reconnu son erreur, et je viens réparer ses torts. Le talisman qu’il crut sauveur, loin de guérir les plaies de son âme, n’y a porté de nouveaux poisons ; et, comme que une flamme vengeresse, n’a fait qu’irriter ses blessures. Il est une justice éternelle… Reprenez la fatale ceinture…le malheureux n’était point digne de la posséder… la voici. Quelquefois, ange de la vallée, lorsqu’à votre vue elle s’offrira, plaignez le coupable qui vous l’avait ravie. » En ce moment, un faible rayon de lumière vient éclairer le visage de l’inconnu. Ses beaux yeux noirs n’étaient plus fixés sur elle : son regard était levé vers le ciel, et ce regard ne devait jamais s’effacer du souvenir de l’orpheline. Tout ce que le malheur a de plus déchirant, tout ce que la résignation a de plus noble, tout ce que l’âme a de plus expressif, tout ce que la pensée a de plus éloquent, était renfermé dans ce regard sublime. Malgré l’obscurité de la galerie, Élodie a pu remarquer la beauté mâle des traits de cet homme extraordinaire. Elle le regarde, l’admire, et tressaille… Ah ! ce frémissement involontaire était-il un pressentiment !

La fille de Saint-Maur ose enfin entr’ouvrir ses lèvres : — « Étranger, dit-elle, je crois à la vérité de vos discours ; mais nommez-moi l’infortuné qui s’empara de ce ruban ; je lui pardonne. » — « Vous lui pardonnez, a repris vivement l’inconnu, il suffit ; il le saura. » — « Il le saura, répète Élodie ; ce n’est donc pas… » Elle allait ajouter vous ; mais ce mot expire sur ses lèvres.

Alors l’étranger entraîne doucement l’orpheline vers une des fenêtres de la galerie. Sa main est tremblante ; il lui montre le ciel. — « Là, s’écrie-t-il, si le repentir ferme l’abyme, oui, là seulement, il pourra vous dire : Je vous aime ! »

Il dit ; et quelque chose de sinistre a passé de ses lèvres dans son regard. Épouvantée de l’expression sauvage de ses accens, Élodie recule, et veut s’éloigner. — « Noble orpheline, a-t-il ajouté, ne tremblez pas… que peut contre vous l’infortuné ! Foudroyé par la vengeance divine, il n’est plus pour lui de puissance. Voyez ces ombres qui couvrent la forêt, elles sont moins épaisses que celles qui couvrent sa destinée. »

Puis tout à coup avec transport, et comme égaré : — « Qu’ai-je dit ! reprend-il. Qui ? moi, vous engager à ne point le craindre ! moi vous rassurer ! Non : la nature entière, par ma voix, en ce moment vous crie : « Fuis-le, jeune fleur de la vallée, son haleine est contagieuse, sa présence annonce la mort ! »

— « Laissez-moi, dit Élodie, cherchant à fuir, et demeurant immobile d’effroi, laissez-moi… je ne puis vous comprendre. » Revenu à lui-même, et d’un ton plus calme : — « Je ne vous retiens point, répond l’homme inexplicable, rien ici n’arrête vos pas. Colombe du monastère ! non, ce n’est point à ton oreille que les brises de la nuit portent jamais de ces voix plaintives qui glacent les mouvemens. Adieu ; prie !… Loin de moi la pensée de jamais te dire : aime ! »

En prononçant ce dernier mot, il fuit précipitamment. Comme débarrassée d’un poids énorme, la nièce d’Herstall aussitôt recouvre l’usage de ses sens : elle traverse avec rapidité la galerie, les jardins et la cour de l’abbaye ; puis, remontant l’escalier de sa tourelle, encore alarmée, elle se réfugie au fond de sa cellule.

Un vent impétueux venait de s’élever, et sifflait avec fureur sous les arches extérieures du cloître. La pluie commençait à tomber par torrens, et le vieux monastère semblait ébranlé par l’ouragan. La fenêtre de l’orpheline, poussée par la tourmente, s’ouvre avec fracas ; et la fille de Saint-Maur contemple, saisie d’effroi, la voûte éternelle traversée en tous sens par d’épaisses nuées, et les cieux menaçant la terre. Hélas ! en ce moment le désordre de ses pensées égalait celui de la nature : inattentive au mugissement des vents déchaînés se disputant la vallée, s’apercevant à peine que l’eau battait avec violence contre sa croisée enfoncée, et coulait jusqu’à ses pieds, la vierge d’Underlach ne songeait qu’au mystérieux inconnu de la chapelle. Son étonnante beauté, ses discours égarés, sa voix touchante, et surtout son regard sublime, occupaient constamment sa pensée. Quelquefois, se croyant abusée par un songe bizarre, elle cherchait à douter de la réalité des évènemens de la soirée ; mais sa main tenait encore la ceinture bleue rendue dans la galerie. Comment révoquer en doute la scène nocturne dont les moindres détails étaient présens à son imagination !

S’élançant à la fenêtre brisée par l’ouragan, et levant ses yeux au ciel : « , s’écrie l’orpheline, si le repenti ferme l’abyme, là seulement il pourra me dire : Je vous aime ! Ô mon Dieu ! continue la vierge tremblante, que me prépare la destinée ! Pourquoi ce bouleversement subit de tout mon être pour quelques mots inexplicables sortis de la bouche d’un inconnu ?… Serait-ce un affreux présage ! Mais avec quel tendre accent il a prononcé : Je vous aime ! Ah ! le coupable pour lequel il implorait mon pardon, c’est lui, ce ne peut être que lui ; en parlant d’un autre, eût-il été aussi expressif, aussi touchant !… Pourquoi donc tout à coup ce langage sinistre ? pourquoi ces accens du remords et du désespoir ? pourquoi cet effrayant délire ? Serait-ce une puissance du mal apparue au milieu des ténèbres ?… Mais ce regard divin !… La vertu suppliante et malheureuse n’en peut élever au ciel un plus religieux, un plus sublime. Dieu puissant ! éclairez ma faiblesse, ayez pitié de l’innocence. »

Les vents s’apaisaient ; Élodie, pâle et tremblante, descend auprès d’Herstall. Le vieillard remarque sans étonnement son trouble : il l’attribue à la frayeur que peut lui avoir causée l’ouragan : mais jamais l’orpheline ne déroba la moindre de ses pensées à son vénérable protecteur. La dissimulation est étrangère à son âme : elle lui raconte naïvement ses frayeurs au pavillon, la disparition de son ruban, et la scène de la galerie. — « Et c’est la première fois, dit Herstall, que cet étranger s’est offert à vos regards ? » — « Mon père, répond la jeune fille, depuis quelques semaines, j’ai cru remarquer que dans les jardins du prieuré, mes pas étaient constamment suivis par quelque être invisible et mystérieux. D’étranges bruits autour de moi, des sons inattendus troublaient mes promenades solitaires ; et souvent, saisie d’un effroi secret, j’ai craint de m’éloigner du monastère. N’attribuant cependant mes alarmes qu’à la faiblesse de mon imagination, jusqu’à ce jour je n’ai osé vous en faire l’aveu. — « Mais ce personnage extraordinaire, qui peut-il être ?… se répétait Herstall. Tous les habitans de la contrée me sont connus : aucun ne ressemble à l’étrange portrait… » Le vieillard s’interrompt, puis soudain il s’écrie : — « À moins que ce ne soit… » — « Qui ? reprend l’orpheline, se levant inquiète, et s’approchant d’Herstall. » — « Le Solitaire du mont Sauvage. »

À ce nom un frisson involontaire a parcouru tous les membres d’Élodie : elle retombe sur son fauteuil, et demeure quelques instans immobile et muette.

La porte s’ouvre, et le père Anselme s’approche du couple silencieux. — « Un grand malheur vient d’épouvanter le hameau, dit le respectable pasteur. Pendant que l’ouragan dévastateur traversait la vallée, la chaumière de la vieille Marceline, située au pied de la montagne d’Underlach, renversée par une avalanche, a été précipitée au fond du torrent ; et ses débris mêmes ont déjà disparu, entraînés par l’onde impétueuse. » — « Et qu’est devenue Marceline ? s’écrie Élodie. » — « Personne n’a péri, continue Anselme. J’ignore les détails de l’affreuse catastrophe que la nuit couvre encore de ses voiles. La tempête a ravagé nos contrées : la pauvre Marceline a perdu le peu de bien qu’elle possédait, et la plus cruelle indigence menace ses derniers jours. » — « Ah ! que n’ai-je la fortune de mes pères ! dit à voix basse l’orpheline. » — « Demain, reprend Herstall, demain, mon cher Anselme, nous irons consoler Marceline. »

Depuis long-temps Marceline était venue habiter la vallée d’Underlach. En quel pays était-elle née ? qui l’avait élevée ? où avait-elle passé sa jeunesse ? jamais personne n’avait pu le découvrir. De grands malheurs l’avaient accablée, dit-on ; mais Marceline, pour qui les souvenirs étaient déchirans, évitait avec soin tout sujet d’entretien qui pouvait lui rappeler ses infortunes.

Son éducation, sans doute, avait été soignée, car son langage était pur, et remarquable par son énergie. Son costume était celui des villageoises ; ses manières étaient simples, et cependant rien n’était plus recherché que ses expressions, plus exalté que ses sentimens, plus enthousiaste que ses discours : objet d’étonnement et d’admiration, elle était l’oracle de la vallée. Les montagnards venaient la consulter ; ravis ils l’écoutaient ; religieusement ils suivaient ses avis ; et, semblable à la sibylle des Bructères, Marceline était la prophétesse d’Underlach.

Aux premiers rayons du jour, Élodie est descendue de sa cellule : le sommeil n’avait pu fermer sa paupière ; le repos a fui de son âme. Cependant l’idée de pouvoir porter quelques consolations au malheur, vient la distraire de ses sombres rêveries. Accompagnée d’Herstall et d’Anselme, elle dirige ses pas vers l’ancienne demeure de Marceline, et déjà se sent moins oppressée. L’air pur du matin, le lever de l’aurore, la douce odeur des fleurs de la prairie, la voix du chantre des forêts, tout sourit à sa jeune imagination… Et bientôt la douleur a passé de dessus son âme, comme la tempête de la veille de dessus le ciel de la vallée.

Mais, non loin du séjour de Marceline, quel désolant spectacle a frappé les regards des habitans du prieuré ! quels horribles désastres a causés l’ouragan ! Des rocs brisés, des chênes déracinés ont roulé du haut de la montagne d’Underlach jusqu’au fond du torrent : ils ont comblé l’ancien abîme ; et ses ondes impétueuses se frayant une autre route, ont ravagé les prairies voisines. La terre végétale est recouverte d’un sable aride : de nouveaux ravins creusent la vallée ; et plusieurs familles ruinées par cette calamité inattendue, pleurent leurs récoltes perdues au milieu des débris épars de leurs toits renversés.

Sur des ponts jetés avec peine et à la hâte à travers les prés dévastés, qu’en tous sens coupent encore de nombreux ruisseaux, Herstall, Anselme et l’orpheline parviennent au rivage désert où fut la chaumière de Marceline : elle avait été bâtie au-dessus du torrent. Une masse énorme de terre et de rochers, détachée des flancs de la montagne, a emporté le bâtiment rustique : ses fondemens même ont disparu. À la place de la cabane s’offre maintenant un vaste gouffre, au fond duquel bouillonne une onde sulfureuse, et d’où partent de sourds mugissemens. L’ange de la destruction semble élever sa voix des profondeurs de cet abîme.

Au bord du nouveau torrent, la vierge d’Underlach aperçoit Marceline ; elle vole à elle : et, partageant la douleur que doit lui causer ce funeste spectacle, les yeux baignés de larmes, elle veut lui parler de son malheur. — « Aimable enfant, interrompt Marceline, ne pleurez point ; mon infortune est déjà plus que réparée. La foudre a frappé le vallon, mais l’astre réparateur luit sur la montagne.

» Voyez ! poursuit-elle, ouvrant un sac rempli de pièces d’or : voilà de quoi rebâtir trois chaumières comme celle que j’ai perdue. » — « Oh ! bonne mère, s’écrie Élodie transportée de joie, le Ciel est juste, vos derniers jours seront heureux : mais quelle main bienfaisante vous a si promptement secourue ? » — « Quoi ! s’écrie Marceline avec enthousiasme, quoi ! noble fille du monastère, vous demandez encore quelle main secourable s’étend sur les infortunés de nos cantons ! Tenez, non loin de nous, voyez ce mont élevé qu’entoure une forêt épaisse… Eh bien ! c’est de là que se manifeste aux hommes le génie de la bienfaisance ; de là descend le Solitaire. » — « Et vous l’avez vu ce matin ? dit vivement l’orpheline. » — « Ce matin ! reprend Marceline : il ne s’est pas si long-temps fait attendre ; j’aurais pleuré toute la nuit : laisse-t-il souffrir une heure, lorsqu’il peut de suite accourir ! Cette nuit, après la chute de l’avalanche, et la disparition de ma cabane, lorsque, sur la rive dévastée, je remplissais l’air de mes cris, l’esprit sauveur m’est apparu y au milieu de la tempête. Je crois encore le voir… là… au bord du torrent, contre ces noirs sapins. Sa démarche était calme, et son front assuré : s’avançant au sein de la tourmente, c’était le rayon de l’espérance à travers la nuit du malheur. » — « Homme incompréhensible ! dit Herstall. » — « Il était vêtu de noir, continue Marceline ; de longs vêtemens l’enveloppaient, mais la beauté de ses formes, les proportions de sa taille majestueuse se dessinaient parfaitement sous les replis de sa robe de missionnaire. » — « De sa robe de missionnaire ! s’écrie Élodie en saisissant le bras d’Herstall : ah ! vous aviez raison… »

Troublée, et pourtant satisfaite, elle questionne encore Marceline sur son bienfaiteur. Ses vêtemens, sa démarche, son accent, son regard, Marceline a tout détaillé ; et la fille de Saint-Maur ne peut plus douter que l’inconnu de la chapelle ne soit le Solitaire du mont Sauvage.

Après avoir porté des secours et des consolations aux plus malheureux de la vallée, les deux vieillards reprennent la route de l’abbaye. Pensive et silencieuse, l’orpheline devance leurs pas ; elle se répète les paroles pleines d’enthousiasme de la vieille Marceline : « Non, se disait-elle ; le génie de la bienfaisance, l’astre de la montagne, l’esprit sauveur, le Solitaire enfin, ne peut être une puissance du mal. On lui reproche son existence mystérieuse ! Mais Dieu lui-même n’est-il point tout mystère ! On l’accuse de fuir la société des hommes ! mais les plus saints mortels n’ont-ils point choisi pour demeure les déserts de la Thébaïde ! Une âme contemplative et pieuse aime la solitude et le mystère. »

Depuis sa visite à la chaumière de Marceline, Élodie ne repoussait plus avec effroi de sa pensée le souvenir des évènemens de la galerie. Ses craintes d’être suivie dans ses promenades solitaires s’étaient entièrement dissipées ; et lorsqu’au milieu des jardins du cloître quelque léger bruit se faisait entendre auprès d’elle, son trouble n’était plus celui de la terreur. Sans se rendre compte de son vague désir, plusieurs fois l’orpheline avait parcouru le parc avec l’espérance secrète de se voir observée ; ses yeux cherchaient sur le sable l’empreinte de pas étrangers ; et sa corbeille un soir, presque volontairement, fut encore oubliée au pavillon. Vaine attente ! aucun évènement ne venait plus troubler sa solitude ; aucune apparition n’étonnait plus ses regards ; nul être mystérieux n’errait autour d’elle sous l’épais feuillage des bosquets. Inquiète, affligée, la jeune fille, en soupirant, retournait à sa cellule ; et s’interrogeant elle-même, regrettant ses frayeurs passées, elle ne pouvait comprendre ses nouveaux sentimens, ni s’expliquer ses nouvelles idées.

Une pensée occupait fortement son esprit : celui dont elle ne pouvait oublier l’entretien, l’avait abordée sous l’habit des religieux. Avait-il voué sa vie à l’Éternel ? était-il enchaîné aux autels par des vœux sacrés ? Tourmentée de ces réflexions, sans chercher à en connaître la cause, elle se rend au toit rustique qu’habite momentanément Marceline, auprès du monastère. Marceline aime tant à parler du Solitaire !… elle est si bien instruite des actions bienfaisantes par lesquelles il s’est fait connaître !… elle est si occupée à tâcher de soulever les voiles mystérieux dont il s’enveloppe ! « — Bonne Marceline, dit Élodie, après lui avoir offert quelques petits présens, et reçu ses remercîmens, votre nouvelle chaumière sert-elle bientôt achevée ? depuis long-temps on travaille à sa construction. » — « Dieu et le Solitaire en soient bénis, répond la sybille du hameau ; avant l’automne j’habiterai ma nouvelle demeure. » — « L’avez-vous rebâtie dans la prairie ? » — « Le ciel m’en préserve ! je l’ai placée sur une élévation, d’où je pourrai continuellement porter mes yeux vers l’élu du mont Sauvage : lui seul et l’Éternel auront chaque jour, jusqu’à mon heure suprême, mes premières pensées, mes premiers regards, mes premières prières. » — « Le Solitaire est sans doute un ministre du Seigneur ? dit alors la jeune fille d’une voix mal assurée. » — « Non, répond Marceline. » Et une vive rougeur a coloré les joues de l’orpheline.

— « Vous en êtes certaine ? ajoute Élodie, dont le regard brillait d’un nouvel éclat. » — « J’oserais l’assurer. S’il s’était voué au service des autels, il ne quitterait pas la robe des religieux ; et cependant, il ne s’est montré revêtu de cet habit qu’une seule fois : Mon opinion va vous paraître étrange, mais je ne crois point me tromper ; le Solitaire, que j’ai beaucoup observé, est né plutôt pour la pourpre que pour le cilice ; et le casque du héros conviendrait mieux à son front auguste que le capuchon du missionnaire. » — « La pourpre !…… répète Élodie à voix basse. » — « L’or ne manque pas plus à ses mains généreuses que le courage à sa grande âme, poursuit Marceline. Non, je ne connais sur la terre que deux êtres au-dessus de l’humaine nature, et par leurs sentimens et par leur beauté ; l’aigle du mont Sauvage et la colombe du monastère. »

À ces mots confuse et troublée, la vierge d’Underlach se lève. — « Bonne Marceline, dit-elle, je vous quitte : la nuit approche ; je reviendrai. »