Le Solitaire (d'Arlincourt)/3

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LIVRE III.


Les jours d’Élodie coulaient en paix ; ses occupations accoutumées ne laissaient point l’ennui pénétrer jusqu’à son âme. Depuis le funeste ouragan, aucun fâcheux évènement n’avait affligé le vallon ; et le Solitaire, devenu comme invisible, paraissait avoir abandonné la contrée.

Il est un âge heureux où les réflexions tristes ne font qu’effleurer l’imagination ; elles sont rarement sombres, même au sein du malheur. Elles ressemblent aux alcyons qui, courant avec rapidité sur les flots soulevés de la mer, au milieu des nuits orageuses, n’étendent que des ailes blanches. Au printemps de la vie, la souffrance peut sans doute être douloureuse, mais jusque dans cette douleur perce encore la belle saison. L’orpheline de l’abbaye, parvenue à dissiper les nuages de sa pensée, avait recouvré sa vivacité ; l’étranger de la galerie commençait à s’effacer de son souvenir ; et le calme était rétabli dans son cœur.

La nouvelle habitation de Marceline se construisait rapidement. Souvent Élodie allait la visiter ; mais toujours avec soin elle évitait le sujet d’entretien qui seul charmait la reconnaissante protégée du Solitaire.

Le printemps, de son souffle créateur, avait rendu tout son éclat à la nature. Les dernières traces du ravage de la tourmente avaient disparu ; et la vallée d’Underlach, étalant aux yeux du voyageur ses pompes agrestes et ses trésors champêtres, semblait un vase de parfums. Comme la fauvette qu’inspire la vue d’un ciel serein, et dont les chants mélodieux ne se font entendre qu’au milieu des bosquets fleuris et sous des voûtes azurées, la vierge du monastère, éveillée par l’aurore, enthousiasmée des charmes du vallon, prend son luth, et non loin du prieuré, va joindre sa douce voix à celles des chantres du bocage.

Le ciel était pur et sans nuage ; les fleurs de la prairie avaient embaume les airs ; et le silence de la paisible matinée n’était interrompu que par les accords du rossignol et le lointain murmure des cascades. Près du torrent d’Underlach Élodie s’arrête ; assise sur ses bords romantiques, elle marie les sons aériens de son luth au doux frémissement des eaux courant sur un lit de cailloux. Au-dessus du torrent, un pont rustique, jeté sur deux rochers, s’élevait à côté d’elle en arche pittoresque, couronné par un groupe de sapins. Charmée du site qu’elle a choisi, la jeune fille chante ces mots :

« Printemps, réveil de la nature,
» Qu’avec transport je te revoi !
» Brillante Aurore, ta voix pure
» Crie à la terre… — Éveille-toi. »
» Appui divin, douce espérance,
» Porte entr’ouverte sur les cieux,
» De tes rayons charme en ces lieux
» L’heureux printemps de l’innocence !

» Maître des mondes, roi des âges !
» Espoir présent, juge futur !
» L’homme est-il donc de tes ouvrages
» Le plus sublime et le moins pur !
» Toi dont j’implore la puissance,
» Qui des temps a réglé le cours,
» Avec le printemps de mes jours,
» Ne laisse point fuir l’innocence !

» Longs orages, jour funéraire,
» Qui frappez le faible mortel,
» Vous n’êtes souvent sur la terre
» Qu’une heureuse épreuve du ciel,
» Aux naufrages de l’existence
» Gagnant un rocher protecteur,
» Gloire aux victimes du malheur,
« Qui purent sauver… l’innocence ! »

Avec les parfums de la vallée, la voix mélodieuse d’Élodie montait vers les demeures immortelles. Au bord du torrent, négligemment penchée contre le tronc d’un vieux sapin, l’orpheline interrompt ses chants. Portés par les zéphirs, ses derniers accords retentissent au loin dans la forêt, comme les soupirs plaintifs de la harpe de Malvina au fond des antres de Morven. À l’arche du pont, Élodie suspend son luth ; et, plongée dans ses douces rêveries, elle croit entendre les voix harmonieuses de la nature répéter ses derniers accens.

L’astre du jour dorait la cime des montagnes ; tout à coup elle voit, sur le pic d’Underlach, le long du sentier conduisant au hameau, scintiller des feux inconnus. Ce sont des casques, des boucliers, des lances, qu’éclairent les rayons du soleil. De nombreux guerriers descendent la montagne, et de leurs brillantes armures au loin l’acier pur étincelle. La fille de Saint-Maur, immobile, contemple un instant ce spectacle entièrement nouveau pour elle. Le hennissement des coursiers, l’or de leurs harnois, le casque éblouissant des soldats, le blanc panache des paladins, leurs bannières, leurs boucliers, leurs devises, leurs écharpes, leurs armoiries, tous ces enchantemens guerriers ont charmé ses regards curieux. Cependant ces troupes s’avancent : bientôt elles seront au pied de la montagne ; elles se dirigent vers le pont. L’orpheline, revenue de sa surprise et de son ravissement, n’éprouve plus qu’un sentiment d’effroi. Elle fuit à la hâte vers l’abbaye ; et, oubliant son luth, le laisse suspendu à l’arche du torrent.

Étonné de l’apparition d’une troupe guerrière au milieu des paisibles montagnes d’Underlach, Herstull ne savait quelle conjecture tirer de cet évènement inattendu, lorsqu’un bruit confus d’armes et de chevaux se fait entendre dans la cour du monastère. Chef des chevaliers voyageurs, le comte Ecbert de Norindall se présente devant Herstall, et bientôt tout est expliqué.

Depuis la défaite et la mort de Charles-le-Téméraire, le duc de Lorraine, rentré vainqueur dans sa capitale, gouvernait en paix ses États. Mais Louis XI règnait ; et ce prince ne pouvait supporter la tranquillité établie chez les peuples voisins. Après avoir, dans le principe, engagé le duc de Bourgogne à conquérir la Lorraine, et promis, par le traité de Soleure, de n’y mettre aucun obstacle ; après avoir ensuite déclaré qu’il trouvait odieuse l’usurpation de Charles ; après avoir depuis soutenu ou paru soutenir les droits de Réné, qu’il avait proclamé seul légitime souverain de la Lorraine ; tout à coup il prétend que, par les femmes, cette même Lorraine a dû lui être échue en héritage ; et ses troupes marchent sur Nancy.

Déjà le Roi de France s’est emparé du Barrois[1]. Réné demande instamment des secours à l’empereur d’Allemagne, et de toutes parts lève des armées pour défendre son territoire.

Les cantons suisses s’intéressaient vivement à ce jeune prince adoré de son peuple. Le comte Ecbert de Norindall avait été envoyé par le duc de Lorraine solliciter de la république helvétique quelques puissans renforts ; et c’est après avoir en partie réussi dans son importante mission que le noble chef ami de Réné, en reportant ses pas vers Nancy, traversait, suivi d’une escorte nombreuse, la tranquille vallée d’Underlach.

La famille du comte Ecbert était connue d’Herstall, et le vieillard accueille avec empressement le noble chevalier. Echert avait passé sa première jeunesse à la cour de Charles-le-Téméraire ; ami dévoué de ce prince, il l’avait partout accompagné dans ses expéditions guerrières. Le jour où succomba le héros de la Bourgogne, Ecbert fut fait prisonnier sous les murs de Nancy. Réné avait ouï vanter la haute valeur du comte de Norindall ; il chercha à s’attacher cet illustre guerrier. Ecbert avait appris la mort funeste du prince que malgré ses crimes il avait tant aimé ; et son cœur déchiré s’abandonnait à l’amertume de ses regrets. Le duc de Lorraine fut le trouver : il donna comme lui des larmes au duc de Bourgogne, et depuis ce jour, sensible à ses soins généreux, l’inconsolable Ecbert ne trouva qu’auprès de Réné quelque adoucissement à sa douleur. À la reconnaissance succéda l’affection : les vertus du duc de Lorraine rouvrirent le cœur d’Ecbert au sentiment de l’amitié ; et bientôt, comblé des faveurs du prince, ne voulant plus retourner en Bourgogne, où Charles ne régnait plus, où ne l’attendaient que de cruels souvenirs, il fixa sa résidence à la cour de Nancy, et devint un des principaux chefs de l’armée lorraine.

Ecbert, encore au printemps de la vie, possédait toutes les vertus d’un héros. Sans être d’une haute stature, sans être d’une beauté parfaite, le comte de Norindall, parmi les plus brillans chevaliers, dépouillé même du prestige de son rang, attirait les regards de la multitude. Quelque génie supérieur semblait planer invisible autour de sa personne, et commander pour lui le respect. Son œil, plein d’expression et de feu, pénétrait les plus secrètes pensées. On lui reprochait d’être silencieux ; mais souvent il est riche de sentimens le cœur de celui dont les lèvres sont avares de paroles.

Captivant l’admiration publique, forçant aux éloges les indifférens, il étendait sur ses ennemis comme un rets magique qui les contraignait au silence. Calme et sérieux, il semblait entièrement maître de lui-même, et cependant son âme ardente et passionnée, souvent ne pouvait comprimer ses élans impétueux. Il avait porté l’amitié jusqu’au fanatisme : s’il eût connu l’amour, peut-être l’eût-il porté jusqu’au délire. L’ardeur brûlante de ses sentimens se réfléchissait rarement sur ses traits impassibles : pieux et magnanime, il élevait son cœur vers le Ciel, même dans les momens où l’observateur l’aurait cru tout entier à la terre ; et de même que les pensées les plus sublimes pouvaient sortir de son esprit exalté, les plus héroïques sacrifices pouvaient être obtenus de sa grande âme.

Éloigné de la société des hommes, depuis long-temps Herstall ne s’était trouvé au milieu d’une assemblée guerrière. Les chevaliers d’Ecbert environnent le vieillard ; il les contemple en soupirant. Jadis comme eux il brilla dans les camps ; jadis il connut aussi les illusions de la gloire ; jadis comme eux il fut admiré….. Aujourd’hui, s’informe-t-on seulement s’il a vécu !….

Forcé de donner l’hospitalité aux défenseurs de la Lorraine, Herstall a fait préparer pour le banquet du soir la grande galerie du monastère, qu’éclaireront de nombreux flambeaux. Déjà cette vaste enceinte s’est remplie des nobles compagnons du comte de Norindall : Herstall s’avance au milieu d’eux. Nouvelle Antigone, une jeune beauté soutient ses pas tremblans. Pourquoi la salle entière a-t-elle retenti d’un long cri d’admiration ?….. La vierge d’Underlach a relevé son voile.

Quel moment pour la jeune fille ! Tous les regards sont fixés sur elle ; seule, elle n’ose lever les siens : moins belle apparut Armide au milieu du camp des Croisés. Assise au banquet près du comte de Norindall, Élodie garde le silence. Pour la première fois Ecbert contemple une jeune beauté, sans chercher à s’attirer son attention. Les chevaliers observent leur chef. Va-t-il enfin connaître l’amour ? Les charmes de l’orpheline ont paru l’étonner, mais près d’elle, aucune émotion ne s’est manifestée sur ses traits. Sa bouche est muette, il semble réfléchir. On dirait qu’en secret, interrogeant son cœur, il lui demande si le moment d’aimer est arrivé.

Élodie hasarde enfin un regard timide sur la brillante assemblée qui l’environne. Quelle nouvelle scène pour elle !.. Ces chevaliers si beaux de vaillance et de jeunesse, ces armures étincelantes, ces panaches élevés, l’éclat de mille flambeaux, cette admiration qu’elle inspire à des héros qui, comparés aux montagnards, lui paraissent des demi-dieux, tout, en un instant, a confondu ses pensées, ébloui sa vue, et bouleversé son âme.

« — Si jeune et si belle, lui dit alors le comte de Norindall, quoi ! seule en ce monastère ! » La voix mâle et sonore du chef des guerriers a troublé l’orpheline ; son regard a rencontré celui d’Ecbert, elle rougit : — « En ce monastère, répond-elle, je ne suis point seule : fille adoptive d’Herstall, auprès de lui je vis heureuse. » — « Et vos jours paisibles y coulent sans ennui ? »… « De l’ennui ! comment en éprouverais-je ! tous mes instans sont occupés ; et je ne désire, n’attends ni ne regrette les plaisirs. » — « Mais, vous n’avez rien connu, s’écrie Ecbert. » — « Est-ce donc un bonheur de connaître ! répond naïvement l’orpheline. »

Le repas est achevé : le comte de Norindall se lève, et prenant la main tremblante de la nièce d’Herstall, il retourne au salon de l’abbaye. Ecbert a traversé la galerie, Parvenue au passage qui, d’un côté, conduit à la chapelle, et de l’autre aux appartemens du prieuré, la jeune fille recule et jette un cri ; dans l’ombre elle a cru voir une figure mystérieuse se glisser et s’évanouir. C’est en ce même lieu que, pour la première fois, le Solitaire lui adressa la parole… Serait-ce encore lui !…

Ne sachant quel sujet a pu causer son effroi, Ecbert interroge Élodie ; elle attribue sa frayeur à la faiblesse de ses organes, qu’épouvantent les ténèbres et les lieux souterrains : — « Faible liane, lui dit Ecbert, à voix basse, refuserais-tu l’appui du cèdre ? »… En prononçant ces mots, son accent était plein de tendresse, et sa main pressait doucement la main de l’orpheline, Élodie hâte ses pas, et garde le silence ; qu’aurait-elle pu lui répondre !

Retirée en sa cellule, la fille de Saint-Maur, vivement agitée, n’ose s’interroger elle-même. Pour la première fois au milieu d’un cercle brillant, elle s’est vue l’objet des hommages d’une foule empressée ; elle s’est vue admirée par les plus nobles chevaliers de la Lorraine. L’ami de Réné, le héros fameux dont, sans doute, les plus célèbres beautés de la cour de Nancy ambitionnent le cœur, le comte de Norindall n’a paru occupé que d’elle ; ses regards, habituellement sévères, l’ont fixée avec tendresse ; sa voix, en lui parlant, paraissait émue. Aurait-elle su lui plaire ! Déjà serait-elle aimée !

Mille sentimens confus égarent ses pensées. Qu’elle doit être somptueuse, cette cour de Lorraine, où se rassemblent les paladins du puissant Réné, les preux du vaillant Ecbert ! Que d’honneurs y doivent environner celles que la Providence leur destine pour compagnes ! Que d’enchantemens y doivent suivre leurs pas ! qu’ils doivent être resplendissans les palais où se réunissent les grands de la terre ! Et lorsqu’aux pieds de la beauté se prosternent les fils de la gloire, quel triomphe pour celle qui tient le sceptre de l’amour !

Un sentiment d’orgueil a fait battre le cœur de l’orpheline. Ecbert, l’illustre Ecbert, ce soir n’a point tombé à ses pieds, mais demain peut-être !… Élodie ouvre la fenêtre grillée de sa cellule, et se reprochant ses idées, demande pardon à l’Éternel, sans trop savoir de quelle faute. Les étoiles scintillaient au firmament, l’astre des nuits parcourait silencieusement la voûte céleste, et couvrait la nature de reflets argentés. Le regard de la jeune fille s’est tourné vers le mont Sauvage, et sa pensée tout entière est retombée sur le Solitaire. Le comte de Norindall, ses chevaliers, la cour de Lorraine, en un instant tout est oublié : — « Ah ! s’écrie Élodie, un casque étincelant ne pare point son front ; un panache élevé ne flotte point orgueilleusement sur sa tête ; l’or et les pierreries ne couvrent point ses vêtemens ; une écharpe de gloire ou d’amour ne ceint point sa taille ; et pourtant, dans cette même galerie où se sont rassemblés les compagnons d’Ecbert, qu’il était beau sous sa robe de bure ! Quel feu divin brillait en son regard ! Quel port majestueux ! Qu’il eût effacé tous les chevaliers lorrains s’il eût apparu soudain au milieu d’eux sous l’armure guerrière !…. Serait-ce lui qui, dans l’ombre, a traversé devant moi le passage de la chapelle, ou mon imagination m’a-t-elle abusée ? Homme inconcevable, qui répands des bienfaits et qui sembles malheureux, tu parais l’ange des vertus, et tu m’as parlé de remords !… Mais que dis-je ! dois-je chercher à comprendre ce que tu penses et ce que tu peux être, moi, qui ne puis comprendre encore ce que j’éprouve et ce que je suis ! »

La vierge d’Underlach, à ces mots, prête l’oreille à la voix du torrent ; il semble lui porter une pensée mélancolique du vallon, une plainte en harmonie avec les sensations de son âme… Élodie se rappelle que son luth est resté suspendu à l’arcade du pont ; elle a refermé sa croisée solitaire ; et bientôt a retrouvé sur sa couche virginale la paix et le sommeil de l’innocence.

L’astre du jour venait de s’élancer radieux du palais de l’aurore. Tout dormait dans le monastère. La fille de Saint-Maur se lève, et, suivie de la mère Ursule, se rend à la rive déserte, où elle espère retrouver son luth. Le temps était serein. Les zéphirs seuls se jouaient entre les arbrisseaux de la vallée. Élodie est presque arrivée au pont ; tout à coup elle s’arrête… Quel objet a frappé ses regards ! Cachée au fond d’un bosquet, derrière un épais feuillage, l’orpheline est demeurée immobile.

Au bord du torrent, à la place même où la veille Élodie chanta le retour du printemps, un montagnard tient le luth oublié, et vient d’en tirer les sons les plus mélodieux. Debout, appuyé contre un sapin, un instant il interrompt ses doux accords. Son costume est celui des chasseurs de la montagne. À ses pieds est son arc dont la corde est détendue. Un chevreuil mort, que traverse de part en part une flèche sanglante, est non loin couché sur le gazon. Tel que ces Scythes vaillans qui, sortis des antres du Nord, parurent aux peuples du Midi les rois terribles de la guerre, le montagnard, Apollon sauvage, semble le dieu de la forêt. Sa taille majestueuse s’élève sur la rive comme le cèdre altier sur le Liban. Ses membres nerveux, sa force redoutable annoncent l’athlète né pour les combats, l’Alcide accoutumé à la victoire. Si la rage et le délire s’emparaient de son âme, nul doute qu’il ne pût renouveler les gigantesques fureurs de Roland ; mais le calme règne sur ses traits ; sa voix sonore se marie aux divins accords de sa lyre, et la nature avec ravissement semble écouter ce nouvel Orphée.

Ô surprise ! le même air chanté la veille par Élodie est répété par le montagnard. Ce sont presque les mêmes mots, les mêmes expressions, les mêmes paroles que fait entendre le chasseur ; et cependant quel sens différent !… La vierge d’Underlach écoute, et ne peut en croire son oreille.

« Printemps, réveil de la nature,
» Avec transport plus ne te voi
» Aurore ! enchante l’âme pure ;
» Il n’est plus de beaux jours pour moi

» Appui divin, douce espérance,
» Porte entr’ouverte sur les cieux,
» Tu ne saurais charmer mes yeux,
» Tu ne peux rendre… l’innocence.

» De la vertu j’ai sur la terre
» Imploré le puissant secours…..
» J’ai vu sa céleste lumière
» Briller au printemps de mes jours…..
» Des naufrages de l’existence
» Qui plus que moi connut l’horreur !
» Mais hélas ! l’homme du malheur
» N’en a pu sauver… l’innocence. »

À ces derniers accens, la voix du montagnard mélancolique et plaintive s’exhale au milieu des rochers déserts, comme le chant solennel de l’esprit du repentir au séjour des expiations. Un froid mortel a soudain glacé les membres d’Élodie. Il lui semble qu’un bandeau fatal serre douloureusement son front, et qu’une masse de plomb est tombée sur son cœur. Le chasseur de la montagne avait levé ses yeux vers le ciel ; la fille de l’abbaye venait de reconnaître ce regard… ce regard sublime, dont l’image ineffaçable était gravée au fond de son âme. Aux dernières clartés du jour, elle n’avait pu qu’entrevoir les traits mâles de l’inconnu de la chapelle ; aux premiers rayons de l’aurore, elle les retrouve et les contemple avec admiration. Jamais beauté plus parfaite ne fut le partage d’un mortel. Mais, pourquoi l’expression de la souffrance et du désespoir couvre-t-elle de ses ombres funestes le noble front du Solitaire ?… pourquoi ces souvenirs amers du passé ?.. pourquoi ces chants lugubres du remords ?… Ô douce vierge de la vallée ! belle comme la compagne du premier homme, pure comme la première prière de l’enfance, éloigne-toi !… Hélas ! c’en est fait de la rose quand l’aquilon souffle sur elle.

Le beau chasseur de la montagne rattache le luth à l’arche du torrent : il relève son chevreuil qu’il jette négligemment sur ses épaules et qu’il suspend sous son carquois : semblable au fameux Nemrod, il a repris son arc ; et, s’éloignant de la rive, il laisse échapper un long gémissement de sa poitrine oppressée. À pas précipités il traverse le pont, gravit le sentier de la montagne, et disparaît à travers les sapins.

Il est déjà loin. Élodie a recouvré le mouvement ; elle vole à l’arcade solitaire, et se ressaisit de sa lyre. Ursule, interdite, étonnée, ne sachant que penser du chantre inconnu, hasarde quelques questions ; mais l’orpheline, entièrement troublée, ne l’entend ni ne lui répond. Elle a repris la route du prieuré ; la chaumière de Marceline vient s’offrir à sa vue : involontairement elle y conduit ses pas ; là, sous ce toit rustique, il n’est parlé que du Solitaire.

L’enthousiaste Marceline aperçoit la nièce d’Herstall, et vole à sa rencontre. — « Venez, ange du monastère, dit-elle, venez ; que n’ai-je point à vous apprendre ! l’homme merveilleux veille aussi sur vos destinées. » — « Sur mes destinées ! répète la jeune fille en rougissant. » — « Je reviens de l’abbaye ; je vous cherchais ; reprend solennellement Marceline en la tirant à l’écart. Écoutez-moi : hier soir, à cette même place, il a reparu devant moi ; ici j’ai revu le Solitaire. Demain, m’a-t-il dit, va trouver la vierge d’Underlach, et répète-lui ces paroles : Le duc de Lorraine a promis sa sœur au comte de Norindall : l’amour naissant d’Ecbert pour une autre que sa fiancée peut ouvrir ici pour tous un abîme de calamités. » — « Ô ciel ! s’écrie Élodie, il vous a tenu ce discours ! » — « Et m’a chargé de vous le transmettre. » — « Eh quoi ! poursuit l’orpheline, à peine les troupes lorraines sont arrivées au monastère, et déjà le Solitaire connaît leur chef, son nom, ses engagemens, ses destinées, et jusqu’au secret de son amour naissant ! » — « En me donnant ses ordres, ajoute Marceline, son accent était sombre et sinistre, son front sévère et menaçant. La lune éclairait son visage pâle ; et sans l’étonnante beauté de ses traits, j’eusse hésité à le reconnaître. Sa voix, dont il cherchait à modérer l’éclat, semblait le premier souffle d’une tempête, et son regard la première lueur d’un incendie. »

Après cet effrayant tableau, reconduisant Élodie au monastère : — « Noble fille d’Underlach, reprend Marceline, ne négligez point l’avertissement du génie de la montagne ; rien ne paraît lui être inconnu, et tout semble lui être possible ; fuyez Ecbert de Norindall, et comptez sur le Solitaire. »

  1. Province appartenant au duc de Lorraine.