Le Solitaire (d'Arlincourt)/5

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LIVRE V.


Herstall a pressé dans ses bras l’orpheline du monastère. Instruit de toutes les circonstances du fatal enlèvement, il bénit le Tout-Puissant qui protégea l’innocence, et le guerrier libérateur dont sa main divine s’est servie.

Mais comment témoigner sa reconnaissance au Solitaire ? Au mont Sauvage il a su se rendre inaccessible : une tentative pour l’approcher est à ses yeux une indiscrétion, une ingratitude, et presque un crime. Son courroux inflexible tonne sur le téméraire qui, dans l’espoir de l’aborder, a gravi la roche escarpée. D’après les bruits populaires, des punitions effrayantes ont frappé plusieurs audacieux arrivés jusqu’à l’ermitage de la montagne. On ne peut nommer ces victimes, mais on se croit certain de leur châtiment : on ignore d’où venaient ces malheureux, mais on affirme leur disparition : à voix basse, on se raconte leur aventure horrible, leur catastrophe tragique ; et de vagues terreurs accompagnent d’inconcevables récits. Nul habitant d’Underlach n’oserait désormais s’aller exposer à l’indignation de l’homme des merveilles. Un anathème du Solitaire est une étincelle détachée de la foudre ; on dirait que, tombée sur le coupable, elle ouvre à ses pieds un précipice sans fond, au bord duquel le pardon est sans voix et l’espérance sans lueur.

Comme environné d’une brume mystérieuse, d’un cercle magique, l’inconnu du mont Sauvage s’est isolé de ses semblables, et paraît au sommet de son roc solitaire habiter une région supérieure dont nul autre que lui n’a le droit de respirer l’air. Où sa demeure est-elle placée ?… comment est bâti son ermitage ? Le vulgaire effrayé n’ose même à ce sujet se répondre dans le silence de sa chaumière ; il se défend jusques aux conjectures.

Anselme est auprès d’Herstall. Élodie succombant à la fatigue, est livrée au sommeil. Herstall consulte son ami. Il redoute quelque nouvelle violence du comte de Norindall. Son désir serait de s’éloigner pour quelque temps de la vallée d’Underlach. En quelque retraite inconnue peut-être est-il prudent de cacher l’existence de l’orpheline, jusqu’au moment où son souvenir se sera effacé du cœur d’Ecbert.

Mais Anselme a combattu ce projet. — « Ne vous hâtez point de prendre une détermination, dit le vénérable pasteur : au redoutable mont Sauvage, Ecbert, dites-vous, s’est rendu ? que va-t-il devenir lui-même !… Attendons. » — « Quoi ! vous pensez qu’il pourrait ne plus reparaître ?… » « On ne peut rien penser, rien deviner, rien prévoir, lorsque dans la nuit des évènemens à venir peut s’enfoncer le Solitaire. » — « Attendons. »

Pendant la journée suivante, la fille de Saint-Maur, que les scènes terribles de la veille ont accablée, n’a pu se lever de sa couche brûlante. Des songes menaçans ont troublé son sommeil. Ses yeux ne voient que fantômes et combats : Herstall inquiet veille auprès d’elle, oubliant ses propres souffirances. La jeunesse d’Élodie a bientôt triomphé d’un mal passager. Elle est descendue de sa cellule. L’air pur des vallons a raffraîchi ses sens ; et le calme est rentré dans son âme.

Une lettre du comte de Norindall est remise à la vierge d’Underlach. Elle la porte à son père adoptif. Herstall lui en lit le contenu. Ecbert sollicite son pardon d’Élodie. Le bruit du projet conçu par Herstall d’abandonner l’abbaye est parvenu jusqu’à son oreille. Il supplie l’orpheline de ne plus redouter ses violences, et de croire à son repentir. Il lui demande une entrevue. Qu’elle daigne consentir à recevoir ses derniers adieux, à l’écouter une fois encore… puis il quittera pour jamais l’Helvétie.

Le remords, la douleur et le désespoir ont dicté la lettre touchante du comte de Norindall. Herstall ne peut douter des sentimens qu’elle contient ; chacune de ses expressions porte le cachet de la vérité. Ecbert semble décidé au plus douloureux sacrifice… Son âme repentante est résignée. Sa dernière prière à l’orpheline pourrait-elle être repoussée ! Herstall s’est chargé de lui répondre. Élodie recevra le jour suivant les adieux du comte de Norindall.

L’heure de l’entrevue approche. La fille de Saint-Maur vivement émue, attend l’ami de Réné dans le salon du monastère. Ce moment est pénible pour Élodie ; hélas ! il l’est bien plus pour Ecbert.

La porte s’ouvre, et le comte de Norindall paraît. Est-ce là le jeune et brillant paladin, tel qu’il s’offrit à sa vue pour la première fois, environné des chevaliers de la Lorraine ! Quel changement en peu de jours ! ses beaux yeux noirs ont perdu leur vif éclat. Son regard terne n’exprime plus qu’une douleur morne. L’abattement est sur ses traits décolorés ; et la faux prématurée du temps semble s’être essayée sur sa jeunesse.

Habitué à dissimuler les violentes impressions de son âme, l’ami de Réné paraît calme et tranquille ; mais, hélas ! le fleuve troublé jusque dans sa source, dont la tempête a soulevé les eaux, et, qui, lorsque le ciel s’est épuré, reprend son cours accoutumé, peut bien rouler une onde paisible, mais ne roule plus une onde pure.

— « Noble fille de Saint-Maur, dit Ecbert, accorder au coupable un moment d’entretien, c’est lui donner l’espérance du pardon. Une passion funeste m’a égaré ; mais le repentir m’amène à vos pieds. Que l’impétueux caractère du comte de Norindall cesse de vous alarmer : Ecbert n’est plus à craindre… En ce moment il renonce pour jamais à Élodie, à l’amour, à l’hymen, au bonheur ; que ne peut-il ajouter… à la vie ! »

— « Chevalier, répond l’orpheline, je ne puis douter de la sincérité de vos discours ; ne parlez plus d’erreurs et de repentir ; vos torts sont réparés ; et j’ai tout oublié. »

— « Vous me pardonnez, reprend Ecbert, c’est assez : je n’ai plus désormais rien à attendre de la terre. La vie ne m’offre plus maintenant qu’un vide immense au fond duquel est l’éternelle nuit. Élodie ! puissiez-vous être heureuse ! mon sacrifice est consommé ; mon âme est résignée ; je n’ai plus rien à espérer en deçà de la tombe. »

Le comte de Norindall s’est levé ; une larme d’attendrissement a coulé des yeux d’Élodie. L’ami de Réné s’éloignait. — « Ecbert ! » dit la jeune fille, et ce mot prononcé d’une voix émue arrête le guerrier ; il revient précipitamment sur ses pas. — « Épargnez-moi ! s’écrie-t-il. Que votre voix touchante ne retentisse plus à mon oreille, ou je tombe à vos genoux ! Que le doux regard d’Élodie ne rencontre point mon regard, ou nulle puissance humaine ne pourra plus m’arracher de ces lieux, ou j’oublierai tous mes sermens au Solitaire ! » — « Tous vos sermens au Solitaire ! répète la vierge étonnée. — « Oui, tous mes sermens, reprend Ecbert avec transport. Le croirez-vous ! je lui ai juré de vous fuir… Je lui ai juré de ne plus troubler votre repos… Il l’a exigé le barbare ! et pourtant il a vu couler mes larmes… les premières que j’aie versées. »

L’ami de Réné parcourt la salle à grands pas ; sa voix est étouffée ; vainement aux accens de la douleur il eût voulu refuser un passage. Du grand balcon de l’abbaye, d’où l’on découvre la vallée, son regard cherche le mont Sauvage. — « Infortuné Solitaire ! s’écrie-t-il, te crois-tu donc en ce moment plus à plaindre que moi ! »

Chaque parole du comte de Norindall accroît le trouble de l’orpheline. — « Ecbert, dit-elle, c’est donc au Solitaire que je dois votre noble repentir, vos généreuses résolutions ?… » — « Oh ! ne m’interrogez pas ! interrompt le guerrier avec une sorte de fureur. Je ne puis trahir ses secrets. Vous-même craignez de les connaître. »

Après quelques momens de silence : — « Élodie, reprend-il plus calme, et se rapprochant d’elle, j’eusse pu faire le bonheur de votre vie ; je me sentais digne d’être votre époux : le Ciel ne l’a point voulu. Je n’étais point né sans doute pour un sort si fortuné… Recevez mes derniers adienx. Si jamais mon secours peut être utile à celle sur qui veille le Solitaire, tant que ce cœur battera, disposez du malheureux comte de Norindall. Ah ! quelque magnanimité entre dans cette âme passionnée qui vous adore, et qui renonce à vous : mais vous n’avez pu connaître cette âme tout entière. Par la force Ecbert eût pu vous posséder : époux d’Élodie, par ses vertus, son dévouement et sa tendresse, il se serait fait pardonner un égarement passager. Élodie, heureuse, eût pardonné à l’amour les violences de l’amour ; Ecbert eût fait de sa compagne adorée sa divinité sur la terre ; il l’eût environnée de toutes les pompes de la gloire et de l’opulence, de tous les délices de la vie ; ici-bas il eût anticipé les félicités célestes. Eh bien, sur cette route d’espérance, d’amour, d’ivresse et de bonheur, Ecbert s’est arrêté… Volontairement il a détourné la tête de la perspective enchantée : il a préféré les ténèbres, un néant, le désespoir. Douce colombe, en n’arrachant d’auprès de vous, je n’ose espérer un souvenir, et cependant nul n’a plus que moi peut-être mérité un regret. »

En achevant ces mots, le comte de Norindall a quitté l’orpheline. Demeurée seule, elle pousse un profond soupir. La grande âme d’Ecbert s’est montrée en ce court entretien. Élodie pourrait-elle ne pas plaindre un si noble guerrier faisant une entière abnégation de lui-même, et se sacrifiant pour assurer son repos et son bonheur ! Un secret terrible est resté enseveli dans son sein ; mais il semble à l’orpheline que plus le voile mystérieux se soulèvera, plus le dévouement d’Ecbert paraîtra sublime.

Herstall s’est fait plusieurs fois répéter par Élodie le dernier entretien de l’ami de Réné : sa surprise augmente chaque jour. Le Solitaire a donc exigé d’Ecbert le sacrifice de son amour ! Mais comment l’obscur ermite de la montagne peut-il prescrire ses volontés au puissant comte de Norindall ?… Et de quel droit se rend-il l’arbitre de sa destinée ?

Le vieillard ne peut dissimuler le regret qu’il éprouve de n’avoir pu décider sa nièce à suivre Ecbert à l’autel. Que l’âme de ce guerrier lui semble noble et généreuse ! Élodie trouvera-t-elle jamais un époux plus illustre, un cœur plus tendre, un héros plus magnanime !

Herstall avait jadis connu l’amour ; il avait étudié les hommes : il ne peut s’expliquer l’indifférence d’Élodie pour Ecbert, que par cette seule pensée : un autre a charmé son cœur. Le jeune, le brillant, l’intrépide comte de Norindall réunit tout ce qui plaît à la beauté ; tout ce qui charme la jeunesse ; tout ce qui séduit le cœur des femmes ; et cependant le prestige de son rang, ses traits mâles et fiers, sa gloire, ses richesses, pu toucher l’orpheline en sa faveur. Élevée dans la retraite, accoutumée à ne voir son nom, ses vertus, rien n’a que des pâtres sauvages, Élodie a pu contempler sans en être éblouie l’éclat environnant l’ami de Réné, le premier grand de la terre offert à ses regards ! Le beau comte de Norindall l’adore : il lui peint ses sentimens avec le feu de la jeunesse et de l’amour ; il met à ses pieds sa fortune et ses titres ; il l’élève aux grandes dignités, ou les lui sacrifie ; et la pauvre orpheline d’un vallon solitaire refuse les offres les plus brillantes, dédaigne le guerrier le plus séduisant, et reste insensible à l’amour le plus passionné ! — « Oui, se répète Herstall affligé, un autre a charmé son cœur. »

Confident chéri du baron, Anselme habite auprès du monastère : il consacre à son ami toutes les heures de loisir que lui laissent ses devoirs. S’intéressant vivement au destin d’Élodie, Anselme a blâmé la conduite d’Herstall. Absolu dans ses volontés lorsqu’il les croit sages, le pasteur d’Underlach, en certaines circonstances, ne voit dans la douceur qu’une faiblesse, et dans la bonté qu’une erreur. — « Était-ce à vous, dit Anselme, à céder aux caprices d’un enfant ? En ce monde, un père, image de l’Éternel qui commande et ne consulte point, un père (et vous l’êtes pour Élodie) doit seul régler le sort de ses enfans. Juge suprême ! qu’il médite long-temps ses arrêts ! mais lorsqu’il est certain de leur justice, qu’il les prononce ! son devoir le lui prescrit. Le comte de Norindall eût fait le bonheur de la fille de Saint-Maur vous en étiez convaincu : vous deviez aussitôt faire allumer les flambeaux de l’hymen.

» Un jour viendra peut-être qu’Élodie, mais trop tard, se repentira de ses refus ; elle aura le droit de vous dire : — « Vous étiez mon père, pourquoi n’avez-vous pas ordonné l’hymen qui m’eût rendue heureuse ! J’étais jeune, sans raison, sans expérience, pourquoi m’avez-vous écoutée !… L’astre des cieux, au retour du printemps, consulte-t-il les plantes de la vallée pour verser sur elles ses rayons, ses feux et la vie ! »

Herstall, accablé par les reproches d’Anselme, s’abandonne à de tardifs regrets. Cependant les dernières volontés de sa sœur servent d’excuse à sa conduite : il confie au vénérable pasteur son inquiétude relative aux secrets sentimens de sa nièce ; il ne lui cache aucune de ses craintes ; il lui communique toutes ses pensées. — « Mais en ces vallons écartés, s’écrie Anselme, qui donc a pu charmer le cœur d’Élodie ? » — « Qui ! répond Herstall : celui qu’admire et redoute toute la contrée ; celui dont l’existence est un problème, et la puissance une merveille ; celui dont le nom est sur toutes les lèvres, et les bienfaits dans tous les souvenirs ; l’homme enfin des mystères et des enchantemens. » — « Qu’entends-je ! serait-il possible ! Le Solitaire du mont Sauvage ! » — « Lui-même. » — « Ils se sont vus !… » — « Plusieurs fois. » — « Ils se sont parlé !… » — « Dans la galerie du monastère. » — « Et comment pourrait-elle aimer ?… » — « Écoutez-moi. La fille de Saint-Maur est dans l’âge des illusions et de l’enthousiasme. Le Solitaire, jeune encore, est, dit-on, le plus beau des mortels. Avant même de le connaître, l’orpheline n’était occupée que de lui ; les étonnans récits de la contrée avaient enflammé sa jeune imagination. Entendant raconter sans cesse les faits courageux, les actions héroïques, les bienfaits éclatans, les traits sublimes du Solitaire, Élodie, même avant de l’avoir vu, se l’était représenté comme un dieu tutélaire descendu parmi les hommes. Environné de prestiges, de mystères et de merveilles, le génie de la montagne lui est apparu tout à coup… La beauté de sa personne était une nouvelle magie ; un être presque céleste jetait sur elle un regard d’amour… Comment résister à tant d’enchantemens ! » — « L’inconnu du mont Sauvage est donc épris de l’orpheline ? » — « En pourrais-je douter ! Invisible, il s’attache à ses pas, et constamment s’occupe d’elle ; il semble initié à tous les secrets de la terre ; instruit de tous les évènemens passés, il lui révèle jusqu’aux faits à venir. Les grands de la cour de Nancy lui sont connus. Par lui, l’hymen projeté d’Egbert et de la princesse de Lorraine a été su d’Élodie ; et c’est lui dont l’héroïque valeur arracha l’orpheline des mains de ses ravisseurs.

» Le Solitaire est sans doute un guerrier terrible. Seul, au pont du torrent, il a terrassé la troupe entière du comte de Norindall. Que n’avez-vous entendu Élodie raconter les détails de ce combat surprenant ! Avec quelle chaleur elle peint ce nouvel Achille dont le bouclier seul, levé sur ses ennemis, triomphait de toute une armée ! Avec quelle admiration elle représente cet homme de la victoire, resplendissant sous ses armes guerrières, comme le chef des archanges sous les bannières célestes !… Ah ! son enthousiasme m’a révélé son amour. »

— « Et, quelle est son espérance ? quels peuvent être vos projets ? » — « L’ermite d’Underlach n’est point un mortel vulgaire, tout me le prouve. Anselme, le croirez-vous ? il a dicté ses ordres au comte de Norindall ! L’illustre ami du duc de Lorraine est tombé aux pieds de l’inconnu du mont Sauvage : le solitaire a exigé d’Ecbert le sacrifice de sa flamme ; et l’amant passionné d’Élodie lui a juré de fuir ces lieux pour toujours.

» Puis-je douter maintenant et de la puissance du vainqueur d’Ecbert, et de son amour pour l’orpheline ?… J’irai le trouver au mont Sauvage. » — « Vous, Herstall ! » — « Pourquoi cet effroi ? Je connais les bruits populaires qui menacent d’une horrible catastrophe tout audacienx qui, sans son ordre, ose gravir le mont Sauvage, et ; s’approcher de sa demeure ; mais est-ce à moi d’en être épouvanté ? Fût-il vrai qu’il ait puni quelques indiscrets parvenus jusqu’à sa retraite pour en troubler la paix, ce n’est point au père adoptif de celle qu’il aime à redouter ses violences. La curiosité n’est point le sentiment qui dirigera mes pas vers sa mystérieuse habitation : le bonheur d’Élodie, peut-être le sien même, nécessitent cette entrevue. »

— « Quoi ! vous auriez conçu l’idée bizarre d’unir votre nièce au Solitaire ?… » — « Je n’ai formé nul projet ; je ne puis prendre encore aucune résolution ; mais je verrai le vainqueur d’Ecbert. » — « Vous le verrez ! dites-vous ; puisque vous le désirez, je le souhaite. » — « Vous doutez que je parvienne jusqu’à lui ! » — « Je n’attends du Solitaire que l’extraordinaire, le surnaturel et l’incompréhensible. » — « Mais il s’agira de sa propre destinée ! dit Herstall vivement ; il faut qu’enfin le mystère cesse… » — « Le mystère ! interrompt Anselme d’un ton prophétique : malheur à vous, si vous touchez à ses voiles !… Herstall ! qui veut s’approcher d’un abîme court le risque d’être englouti. Il n’est pas un montagnard d’Underlach qui ne vous crie avec moi : Ne gravissez point le mont Sauvage. » — « Anselme ! que me font les superstitions populaires ! Je ne crois point à la magie ; le vainqueur d’Ecbert n’est qu’un homme : par des traits généreux il a prouvé de grandes vertus ; qu’ai-je à craindre de lui ! Les bienfaits qu’il a répandus sont des actes constatés ; les actions coupables qu’on lui reproche ne sont que des conjectures vagues. Ma résolution est inébranlable ; demain j’irai trouver le Solitaire. » — « Demain ! dit Anselme se levant, il suffit : demain je prierai pour vous. »

La fille de Saint-Maur n’ignore point la détermination qu’a prise Herstall de se rendre au mont Sauvage, et d’avoir un entretien particulier avec l’homme étrange qui se croit chargé de veiller sur elle. La vierge d’Underlach est loin de se flatter que cette entrevue puisse amener un résultat qu’elle désire confusément, mais sur lequel elle n’ose arrêter sa pensée ; cependant une voix secrète semble lui dire qu’un grand évènement se prépare, et qu’il va changer ses destinées.

Plus Élodie voit approcher le moment où le baron d’Herstall portera ses pas vers la montagne redoutée, plus ses prières montent avec ferveur vers l’arbitre suprême. Une vague inquiétude erre sur ses traits jadis si calmes ; ses mouvemens précipités décèlent l’agitation de son âme. On la voit tout à coup tressaillir sans motif. Elle parle ou répond à la hâte, sans comprendre elle-même le sens de ses paroles. Le moindre bruit l’effraie ; le moindre objet l’étonne ; la moindre question la trouble. Trop sincère pour rien dissimuler, trop naïve pour se contraindre, elle semble à demi égarée. Herstall l’observe, il la comprend, il soupire, et hâte l’instant de son départ.

L’astre du jour est à la moitié de sa course. Le vieillard s’est éloigné de l’abbaye ; déjà sans doute il est arrivé à l’ermitage du Solitaire.

Les heures s’écoulent. Assise au grand balcon du monastère, Élodie tient constamment ses regards attachés sur la route du mont Sauvage, et ne les en détourne parfois un instant que pour les élever au ciel. L’amour, dans le cœur de l’innocence, est un sentiment religieux. L’âme sensible a besoin de prier autant qu’elle a besoin d’aimer.

Le roi des astres touche l’horizon ; et son disque d’or, à moitié voilé, n’éclaire plus que la cime des montagnes. Herstall devrait être de retour au prieuré : pourquoi ce long retard ? que peut-il lui être arrivé ? Au fond du cœur de l’orpheline, l’effroi succède à l’impatience : bientôt les ombres du soir couvriront le hameau ; dans le lointain, ni sur le sentier de la forêt, ni sur aucune des routes de la vallée, Herstall ne vient s’offrir à sa vue. Les derniers feux du soleil couchant ont tracé comme une ligne rougeâtre sur le sommet du mont Sauvage. La vierge d’Underlach tout à coup frissonne… elle croit voir passer entre elle et la montagne une barre sanglante… involontairement elle jette un cri.

La mère Ursule est accourue vers elle : l’orpheline de l’abbaye a quitté précipitamment le balcon ; le désordre de ses esprits est à son comble. — « Suivez-moi, dit la jeune fille hors d’elle-même. » — « En quels lieux ? » — « Au mont Sauvage. » — « Au mont Sauvage ! répète Ursule épouvantée. » — « Je vous l’ordonne. » Pour la première fois Élodie prononçait ce mot : sa voix était ferme, son regard sévère ; et la mère Ursule, confondue d’étonnement, en silence a suivi ses pas.

Du côté du midi s’amoncelaient d’épais nuages : l’astre du jour avait totalement disparu ; nul vent n’agitait les arbrisseaux de la vallée ; la nature était paisible, mais le calme devançait l’orage ; la chaleur brûlante des airs, le vol effrayé des oiseaux, un mugissement lointain, des éclairs menaçans, un rideau noir s’avançant sur l’azur des cieux, tout annonçait la tempête. Élodie n’a rien remarqué.

Elle a traversé les prairies : rien n’a pu ralentir la rapidité de sa course. Au-delà du torrent, à l’entrée de la forêt, au pied du mont Sauvage, elle s’arrête un instant pour reprendre des forces. — « Au nom du Ciel, qu’allez-vous faire ! s’écrie la mère Ursule, accablée de lassitude, et glacée de terreur. » — « Herstall, répond l’orpheline éplorée, mon protecteur, mon père, Herstall est depuis ce matin à l’ermitage du Solitaire. » — « Lui ; grand Dieu ! interrompt Ursule, le malheureux ! il est perdu ! » — « Je vole à sa recherche, a repris Élodie tremblante. — « Je tombe à vos genoux, crie Ursule éperdue, ayez pitié de moi ! ayez pitié de vous ! n’avancez pas : la mort est là. » — « Que m’importe la mort ! Herstall, accablé par les années, a pu tomber épuisé de fatigue au milieu des rochers et de la forêt. Peut-être en ce moment il a besoin de secours, peut-être il m’appelle… Non, nulle puissance humaine ne saurait m’arrêter : » — « Vous périrez tous deux. » — « J’aurai rempli mon devoir. »

En achevant ces mots, la vierge d’Underlach s’enfonce dans la forêt : la mère Ursule s’élance, saisit sa blanche tunique, et mourante se jette à ses pieds. — « Retournez au monastère, dit la jeune fille attendrie, je vous le permets. J’irai seule… mais laissez-moi. » — « Moi, vous abandonner ! jamais. Entendez-vous gronder l’orage ? le Ciel lui-même s’oppose à vos desseins, qu’osez-vous entreprendre ? Dieu juste ! Dieu vengeur ! foudroyez l’infernale montagne ! » — « Retirez-vous ! s’écrie Élodie avec l’accent de la colère et du désespoir : laissez-moi. »

Un ouragan furieux s’élève : les roulemens prolongés du tonnerre ébranlent la forêt ; entre les noirs sapins les vents mugissent déchaînés. La tempête a fondu sur les hauteurs de la vallée… La mère Ursule est presque inanimée aux pieds d’Élodie. — « Céleste appui de l’innocence ! s’est écriée l’orpheline, secourez-moi. »

Le voile qui couvrait sa tête est enlevé par la tourmente : de ses longs cheveux les boucles éparses flottent en désordre sur son front et sur ses épaules. La pluie tombe avec violence : une nuit épaisse couvre la forêt qu’éclairent par intervalles les rougeâtres feux de l’orage. Relevant la mère Ursule, Élodie, vers un chêne voisin, la traîne avec effort, et soutient ses membres glacés ; puis, debout contre l’arbre protecteur, alors pâle et résignée, la douce vierge de l’abbaye, battue par la tempête, à la sinistre lueur des éclairs, immobile et silencieuse, semble, au milieu des ténèbres de l’enfer, une blanche apparition de l’Élysée.

Cependant la bourrasque impétueuse a passé ; un rayon de lumière a brillé du côté du couchant : la foudre ne tonne plus au-dessus de la montagne. La grande voix de l’ouragan ne mugit plus que dans le lointain : à l’horizon, vers l’orient, s’entassent les nuées ; l’azur des jours sereins a reparu. La plante abattue relève sa tige humide ; l’oiseau rassuré retrouve ses doux chants ; la nature, comme une jeune nymphe épouvantée qu’ont poursuivie de noirs satyres, semble, échappée à d’affreux dangers, faire une pause et reprendre haleine.

Ah ! vainement le ciel s’est purifié, l’orage est encore au fond du cœur d’Élodie. Ses membres sont glacés, sa tête est brûlante, et le feu de ses regards est celui du délire. Les chemins sont inondés : non loin le torrent roule avec fracas ses nouvelles ondes sablonneuses. De nouveaux ravins, creusés par l’orage, se précipitent des hauteurs, et traversent les sentiers de la forêt ; des arbres renversés ferment tous les passages. Mais pour l’orpheline il n’est plus d’obstacles, il n’est plus de terreur : ce n’est plus la tremblante colombe du monastère ; sous ses formes délicates et timides, Élodie recélait une grande âme qui n’attendait qu’une grande occasion pour développer son énergie.

La mère Ursule a repris ses sens : son regard suppliant interroge sa jeune maîtresse sur la résolution qu’elle va prendre. Élodie a compris sa muette prière : elle garde le silence, mais de la main elle lui montre la route du monastère, et reprend le sentier du mont Sauvage.

Un long espace de terrain déjà la sépare d’Ursule qui de loin cherche à la suivre, et paraît s’être décidée au sacrifice de sa vie. Tout à coup un long gémissement, vient frapper son oreille : elle frisonne… Cet accent plaintif, poussé à peu de distance, lui a paru le dernier soupir de quelque malheureux : elle s’élance vers un groupe d’arbres d’où le son douloureux est parti. Aux dernières clartés du jour elle aperçoit, couché sur le gazon, un objet inanimé. Un vêtement noir le recouvre : il lui dérobe peut-être l’horrible aspect d’un cadavre abandonné par un assassin. L’orpheline rassemble ses forces, s’approche, soulève le manteau funéraire, et….. reconnaît Herstall.

À cette effroyable vue, la vierge d’Underlach fait retentir les airs de ses cris déchirans. Agenouillée, courbée sur le livide de son père, elle cherche à corps le relever, et l’appelle des noms les plus tendres. Ursule est accourue près d’Élodie. — « Le monstre ! s’écrie-t-elle, il l’a assassiné. Je l’avais prévu. Encore une victime ! » — « Assassiné ! répète l’orpheline avec horreur, où donc est la blessure ? où donc est le sang ?… »

Et ses mains tremblantes, ses regards effarés cherchent en vain les traces d’un meurtre. — « Mais, reprend-elle, il n’est peut-être qu’évanoui. La fatigue de la route… son grand âge… cette fatale tempête… et c’est pour moi qu’il a ainsi exposé ses jours ! c’est moi qui aurais causé sa mort !… Ursule, courez au hameau ; Ursule, de prompts secours le rendront peut-être encore à la vie. »

Ursule obéit : elle hâte ses pas autant que son âge et ses forces le lui permettent ; mais elle est loin de partager l’espérance d’Élodie. — « C’en est fait de lui ! se dit-elle à voix basse, il l’a bien mérité. »

La fille de Saint-Maur est demeurée seule auprès du vieillard étendu sans mouvement sur la bruyère humide de la forêt. En ses mains elle cherche à réchauffer les mains glacées de son père. Ses larmes brûlantes baignent le visage décoloré d’Herstall. Elle lui parle, elle l’interroge, et dans son égarement s’interrompt pour attendre une réponse… Puis, se persuadant qu’il a cessé de vivre, elle s’abandonne à l’excès de sa douleur.

Ursule est enfin de retour. Deux pâtres l’ont suivie, et Marceline les accompagne. À la vue de cette dernière, Élodie se relève, ci, les yeux baignés de larmes, se précipite entre ses bras.

Tandis que les pâtres du hameau préparent le brancard sur lequel ils vont transporter Herstall à l’abbaye, Marceline cherche à rassurer l’orpheline. — « Existe-t-il encore ? s’écrie Élodie. » Marceline se penche vers le corps du vieillard, met la main contre son cœur, paraît écouter un instant, et prononce ces mots : — « Il vit. »

Élodie pousse un cri de joie. — « Aurait-il donc manqué sa victime ? a dit Ursule avec surprise. » — « Soupçonneriez-vous quelque meurtre ?… interrompt vivement Marceline. » — « Si je soupçonne un meurtre ! répète Ursule : Herstall revient du mont Sauvage. »

À cette réponse, Marceline indignée détourne la tête avec mépris….. Les pâtres, portant le corps d’Herstall, redescendent la montagne. Soutenue par Marceline, Élodie suit cette sorte de convoi funèbre ; et, dans l’ombre de la nuit, le cortége de désolation et de mort a traversé silencieusement les cours désertes de l’abbaye.