Le Solitaire (d'Arlincourt)/4

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LIVRE IV.


Pendant trois jours le comte de Norindall et ses compagnons ont séjourné à l’abbaye. Ecbert lutte en vain contre l’amour qu’Élodie lui a inspiré : chaque instant accroît l’ardeur brûlante de ses sentimens ; et le secret de son cœur n’en est plus un pour ses guerriers.

Depuis l’arrivée des chevaliers lorrains au prieuré, quatre fois l’astre des cieux avait éclairé la nature. La fille de Saint-Maur descend de sa tourelle à l’heure où la douce compagne du laboureur prépare le premier repas de sa jeune famille. Remontés sur leurs coursiers, et revêtus de leurs armes, les paladins de Réné viennent de quitter le monastère, et se sont dirigés vers Nancy. Seuls, trois chevaliers n’ont point suivi leurs pas, et le comte de Norindall est de ce nombre : il attend, dit-il, le retour d’un envoyé fidèle qui doit lui rapporter à Underlach une réponse importante du chef d’un canton suisse. Ecbert a confié une partie de ses secrets politiques au baron d’Herstall : le vieillard prend le plus vif intérêt au duc de Lorraine ; et pendant plusieurs jours encore l’ami de Réné habitera le prieuré.

La vierge d’Underlach parcourait les bosquets solitaires du vieux couvent, lorsqu’au détour d’une allée le comte de Norindall se présente à sa vue. — « Aimable orpheline, dit Ecbert, ce matin je devais quitter ces lieux : j’y suis encore. Quelle est la douce magie qui m’y retient ?… Quelle est la puissance inconnue qui m’enchaîne ?… Hélas ! jusqu’à ce jour j’avais douté de cette magie, et j’avais bravé cette puissance. » — « Chevalier, répond la jeune fille troublée, retournons à l’abbaye. »

Elle s’éloignait, Ecbert l’arrête : — « Un mot encore ! s’écrie-t-il, un mot, et vous serez libre. Si, tombant à vos pieds, l’ami du duc de Lorraine vous offrait en ce moment, non l’éclat de sa fortune et de son rang qui ne saurait vous éblouir, mais l’hommage d’un cœur sincère qui pour la première fois aime d’amour, que lui répondriez-vous ? » — « Qu’il n’est plus le maître de sa destinée, dit Élodie, que sa parole est donnée ; et que l’auguste sœur de Réné doit seule être l’épouse du comte Ecbert de Norindall. »

À ces mots inattendus, Ecbert est resté muet d’étonnement en vain il voudrait cacher son trouble ; l’expression de son regard, le léger tremblement de ses lèvres, la pâleur de son teint décèlent l’agitation de son âme. 

— « Qu’ai-je entendu ! un projet vague, à peine connu de quelques confidens intimes de Réné, un secret dont la cour de Nancy n’a nulle connaissance, une pensée cachée du souverain vous a été révélée en ces lointaines solitudes ! »

Élodie garde le silence ; lentement elle marche auprès du comte de Norindall. — « Le duc de Lorraine, il est vrai, continue Ecbert, m’a daigné proposer sa sœur ; mais nul engagement sacré ne me lie : sans manquer à l’honneur je puis refuser encore l’hymen projeté. Que dis-je ! mon devoir même m’ordonne aujourd’hui de le rompre : je ne pourrais plus rendre heureuse la princesse de Lorraine. Il n’est plus qu’un être ici-bas qui puisse être la compagne d’Ecbert. Sans doute je perdrai l’amitié de Réné, sans doute je m’attirerai son courroux, mais l’amour a entièrement changé mon âme : gloire, fortune, dignités, vous n’êtes plus rien à mes yeux : Élodie, vierge céleste, un sourire !… et je croirai quitter la terre Underlach devient l’élysée. »

Sa respiration est oppressée, ses expressions brûlantes se succèdent tumultueusement. La nouveauté de ce langage étonne l’orpheline : elle presse ses pas et se taît. — « Vous ne répondez rien, a repris Ecbert avec passion. Élodie ! oh ! laissez-moi renoncer pour vous à toutes les pompes de la vie ! Chasseur ignoré de la montagne, simple pêcheur de la vallée, qu’il ne me reste sur la terre qu’une cabane, qu’une nacelle, mais qu’Élodie soit sous la cabane, qu’Élodie soit dans la nacelle ! Orages de l’existence, éclatez sur les têtes puissantes ! ici je braverai en paix la foudre. Amour ! attendris pour moi le cœur de l’orpheline ! ici j’aurai trouvé la félicité suprême. »

Il dit : l’enthousiasme du sentiment éclate en ses regards ; la vierge d’Underlach est émue, est attendrie ; et cependant Ecbert n’est point aimé.

— « Comte de Norindall, dit-elle enfin, pardonnez mon silence. Les discours que je viens d’entendre sont étrangers à mon oreille, et je ne saurais y répondre. Pourquoi me parler d’hymen ! c’est au baron d’Heystall à décider de mon sort. Pourquoi me parler d’amour ! je ne dois point écouter ce langage. » En prononçant ces mots, arrivée au monastère, la fille de Saint-Maur s’est séparée d’Ecbert.

Plusieurs jours se sont écoulés. L’orpheline a constamment évité le comte de Norindall ; elle ne paraît que rarement au salon de l’abbaye, et ne descend plus dans les jardins.

Le baron d’Herstall a fait appeler sa nièce. Il est seul : Ecbert vient de le quitter. Le vieillard accueille l’orpheline avec sa tendresse accoutumée ; et, d’une voix solennelle lui adresse ce discours.

— « Écoute-moi, chère Élodie, et garde toi de m’interrompre. Aux jours heureux de mon printemps, j’osai demander au Ciel une carrière prolongée. Hélas ! j’étais loin de songer que c’était solliciter une longue agonie. Ô mon Iréna, fille adorée ! ma véritable vie a fini avec la tienne ; ton père, ombre à peine animée, tout à toi par la pensée, ne t’a survécu qu’aux yeux des hommes.

» Je le sens, le terme de mes maux est arrivé : bientôt j’irai rejoindre, je l’espère, celle qu’un funeste météore en passant sur la terre a dévorée. Ô ma nièce ! toi seule, ici-bas, aurais si réussi à calmer mes regrets amers, les consolations eussent pu descendre dans mon âme ; mais comme la lionne désespérée, qui, poursuivie par le chasseur farouche, fut témoin du massacre de son dernier lionceau, j’ai vu l’homme féroce m’arracher l’être chéri qui seul charmait mon existence ; et sur la cendre d’Iréna, quiconque eût voulu essayer d’adoucir ma souffrance, m’eût paru insulter à mon infortune.

» Élodie, faible roseau du rivage désert, je tremblais que, moi disparu, la tempête ne renversât aussi ta faible tige. Mais un protecteur puissant se présente, et s’offre de remplacer le vieillard prêt à disparaître. Accepte le noble appui que l’Éternel semble t’envoyer ; et nulle inquiétude ne viendra troubler la paix, l’espérance et les joies de mon lit de mort. »

Le vieillard un instant s’interrompt. Malgré les vains efforts de l’orpheline, ses larmes s’échappent de ses longues paupières. Herstall reprend : — « Le comte de Norindall m’a demandé ta main ce matin même. Sa fortune, son rang, sa réputation, sa jeunesse, sa valeur, tout en lui brille d’un éclat pur et sans tache ; que dois-je lui répondre ?… Seule en ce couvent solitaire, Élodie, tu n’as connu que nos sauvages montagnards ; ton cœur n’a pu parler encore, et le comte Ecbert est digne d’être aimé.

» Ton consentement à l’hymen désiré comblerait tous mes vœux ; cependant, loin de moi le désir de contraindre tes sentimens ! ouvre-moi ton âme. Élodie est entièrement maîtresse d’elle-même. »

À ces dernières paroles prononcées de l’accent le plus affectueux, la vierge timide a senti renaître son courage. — « Mon père, répond-elle, le vaillant Ecbert est appelé sans doute à de hautes destinées, et je ne suis point digne d’être sa compagne ; élevée au milieu des montagnes, je serais déplacée au sein des cours ; les fleurs sauvages de nos vallons périssent, transplantées en d’autres climats. Est-ce à moi d’ambitionner les royales demeures, lorsque c’est dans un palais que fut assassiné mon père. Oh ! rappelez-vous les dernières prières de l’infortunée veuve de Saint-Maur. Songez qu’à ses derniers instans ma mère vous adressa ces mots : qu’Élodie, s’il est possible, ne quitte jamais cette paisible vallée, qu’elle ignore ce que sont les grandeurs de la vie, et ce qu’elles coûtent à leurs possesseurs !.… »

— « Eh bien ! s’écrie Herstall, le comte de Norindall est prêt à renoncer pour toi à la cour de Lorraine, à se dépouiller du rang qu’il y occupe, à fuir les honneurs qui l’environnent, et à venir, en ces agrestes solitudes, te consacrer sa vie entière. Tant de sacrifices prouvent tant d’amour que tu n’y saurais demeurer insensible. »

— « Mon père, interrompt l’orpheline, de premiers transports d’amour sont-ils éternels !…. des résolutions extrêmes sont-elles immuables ! Ah ! l’exagération n’est qu’un élan, elle ne fut jamais une base. Ecbert me promet aujourd’hui les sacrifices ; qui me garantira demain contre les regrets ! »

— « Ainsi donc Élodie persiste dans ses refus… est-ce bien là sa dernière réponse ? » — « Vous m’avez ordonné de vous parler sans feinte. Plutôt que d’habiter les cours, et de désobéir aux dernières volontés de ma mère, je préférerais, en ces montagnes, consacrer ma vie au service des autels. Effrayée du caractère passionné d’Ecbert, je craindrais de lui confier ma destinée : et libre dans son choix, la fille de Saint-Maur ne serait jamais, l’épouse du comte de Norindall. »

En prononçant ce discours, sa voix était assurée. La fermeté de son accent étonne Herstall. Sa détermination paraît inébranlable. Le vieillard blâme son refus ; mais le dernier adieu d’une sœur bien aimée s’est rappelé à sa mémoire. Il a promis de ne jamais contraindre les sentimens d’Élodie : ses promesses seront sacrées.

Qui peindrait la douleur d’Ecbert ! L’orpheline a dédaigné sa main : l’orpheline a rejeté ses vœux. Sans paraître ému, il vient d’entendre de la bouche d’Herstall l’arrêt qui décide de son sort. Son désespoir est calme, sa fureur est muette. — « Respectable vieillard, dit-il en serrant légèrement la main du baron, ce soir même j’aurai quitté cette terre hospitalière ; plût au Ciel que mes pas ne l’eussent jamais foulée ! » Il dit et s’éloigne. La veille, son envoyé secret lui avait rapporté la réponse qu’il attendait. L’ordre du départ est donné.

Mille projets sinistres et confus roulent dans son âme. Sa générosité naturelle combat en vain l’impétueux courroux qui l’agite. Il sent que la puissance du mal va l’emporter en lui sur la vertu. Vainement il implore le Ciel, et lui demande un appui contre ses passions ; rien ne peut calmer ses transports. Hors de lui-même, il cherche Élodie ; il ignore ce qu’il doit lui dire, il ne sait point ce qu’il va faire, il ne comprend point ce qu’il projette, mais il a besoin de la revoir.

Il la rencontre enfin. — « Je pars, lui dit-il, vous le désirez, vous l’ordonnez. Pour toujours je vais fuir et vous et le bonheur… Oh ! dites-moi du moins… dites-moi que vous me plaignez ! » Élodie le regarde… Elle hésite un instant… Elle est touchée de sa douleur ; et cependant, pour lui répondre, elle n’a trouvé que ces mots : — « Adieu, noble chevalier. »

Monté sur un coursier fougueux, le comte de Norindall, sans espoir et sans consolations, s’éloigne de l’abbaye. Les deux guerriers qui l’accompagnent remarquent avec effroi le laconisme de ses réponses, le feu terrible de ses regards, et l’impétuosité de sa course. Depuis long-temps le soleil s’est enfoncé sous les mers. Ecbert pique sans relâche les flancs de son destrier, et ne s’aperçoit point de l’espace immense qu’il a parcouru. Son cheval épuisé tombe enfin sous lui. En quels lieux est-il ? il l’ignore. Où dirige-t-il ses pas ? que lui importe. Quels sont ses projets ? trop tôt ils seront connus.

La trompette guerrière, le hennissement des coursiers, le bruit des armes, la voix sonore des chevaliers, ne retentissent plus sous les voûtes solitaires de l’abbaye. La fille de Saint-Maur se reproche en secret, non ses refus aux propositions d’Ecbert, mais ses réponses accablantes, et son adieu glacial. En s’éloignant brusquement de l’orpheline, le comte de Norindall lui a lancé un regard menaçant. Un vague pressentiment alarme la jeune fille. Peut-être, en ce moment, quelque orage gronde sur sa tête. Cependant Ecbert est un héros ; son âme est magnanime ; par quelque action coupable oserait-il souiller sa vie !….. Hélas ! le cœur le plus héroïque a, comme la plus belle saison, ses journées pures et ses tempêtes. Que l’homme insensible et froid, né sans vertus, se glorifie d’avoir vécu sans vices, inspirera-t-il jamais l’admiration !… Ah ! tous les regards se tourneront plutôt vers ces mortels d’une nature supérieure, que des inspirations brûlantes n’ont point, il est vrai, toujours soutenus sur les hauteurs célestes ; mais qui du moins en tombant n’ont point perdu leurs ailes ; et qui prêts à reprendre un nouvel essor sublime vers les régions élevées, n’ont jamais rampé dans le cercle honteux des tiédeurs humaines.

Sans l’image du Solitaire, sans sa dernière apparition à l’arche du torrent, peut-être même sans le dernier discours de Marceline, Élodie eût hésité dans sa réponse au baron d’Herstall. Mais la nouvelle preuve donnée par le merveilleux habitant du mont Sauvage, du vif intérêt qu’il prenait à elle, avait entièrement subjugué son âme.

Le Solitaire pénètre jusqu’aux plus secrets desseins du prince de Lorraine. Les grands de la terre et leur destinée lui sont connus. Quel est donc cet être surnaturel qui, du fond de sa solitude, dévoile jusqu’aux vagues pensées des cours ! Quelle est cette mystérieuse étoile de la montagne, dont les rayons protecteurs semblent avec amour descendre sur elle, et la chercher au fond de la vallée ! Ce ne peut être qu’un génie tutélaire : les voix de la reconnaissance retentissent seules à son oreille : et ces concerts ne sont pas ceux des esprits de l’abîme. Fière d’être aimée d’un homme qui lui paraît supérieur à tous les hommes, l’orpheline ne ressent plus pour cet Ecbert dont l’éclat l’avait un instant éblouie, que l’intérêt passager qu’inspire au voyageur un site remarquable, qu’en passant il admire à la hâte et ne compte plus revoir.

Herstall à tout moment se prépare à quitter la vie. Le monastère, les terres qui en dépendent, tout ce qu’il possède sera l’héritage d’Élodie. Mais seule dans le prieuré, sans secours, sans guide, que deviendra la jeune orpheline ? Une parente éloignée d’Herstall, qui long-temps habita la cour de Lorraine, possède en Suisse plusieurs châteaux. Le vieillard a recours à elle. Proposer un acte de bienfaisance à la comtesse Imberg est combler le vœu de son cœur. Certain que malgré son âge et ses infirmités elle ne balancera point à venir protéger l’innocence, Herstall lui adresse les plus vives prières en faveur de sa nièce, et la supplie de daigner, après sa mort, servir de mère à l’orpheline.

Le printemps fuit, et la chaleur brûlante de l’été succède aux douces haleines de la saison des fleurs. Le Solitaire ne descend plus de la montagne, il semble avoir oublié le vallon. La vierge d’Underlach devient chaque jour plus triste et plus pensive. Aucun évènement ne trouble la monotonie de son existence ; ce calme l’inquiète, ce repos l’agite. Le sourire n’embellit plus ses lèvres de rose ; sa marche est devenue plus lente ; elle va plus souvent prier à la chapelle ; le lever de l’aurore ne la voit plus enthousiaste et joyeuse ; les cordes de sa lyre sont détendues ; ses fleurs languissent oubliées ; d’où viennent tous ces changemens ? d’une seule pensée.

Jadis tout lui semblait riant et animé dans la vallée : Underlach aujourd’hui lui paraît sombre et désert. Contemplant de son pavillon chéri la neige dont la cime des Alpes reste blanchie malgré las feux brûlans de l’astre des cieux, l’orpheline de l’abbaye soupire : que son cœur n’est-il aussi froid que ces masses éternelles qui bravent l’ardente chaleur des étés ! Oh ! combien de tempêtes ont traversé ces hauteurs sans rien changer à leur aspect ! Jeune fleur de l’Helvétie, à peine un souffle d’orage a-t-il passé légèrement près de toi, et déjà tu n’es plus la même.

Une pluie légère, enveloppant les pics d’Underlach, leur donnait en ce moment des formes fantastiques : des nuages blanchâtres, affectant mille figures bizarres, couraient, semblables à des vagues transparentes, sur le milieu des roches désertes. Les rayons du soleil absorbant tout à coup ces vapeurs nébuleuses, éclairaient par intervalle l’horizon ; et alors le voile des montagnes se déchirant, comme par enchantement, montrait à travers plusieurs larges ouvertures, portiques aériens, des bosquets de sapins et des temples de rochers dominant les nuages et la vallée[1].

Mais ces magiques tableaux, ces fantasmagories de la nature sont à peine remarqués d’Élodie : l’ombre du soir commence à s’étendre sur la forêt : — « Encore un jour passé !… s’écrie la jeune fille en s’éloignant du pavillon. » Puis regardant la neige qui couvrait le sommet du pic le plus rapproché : — « Qu’il a vu fuir ainsi de jours et d’années, dit-elle, ce voile blanc qui couronne la montagne ! les siècles le respectent plus que la race humaine. Il a survécu aux anciens patriarches, aux chênes centenaires, aux monumens guerriers. Il sera encore là… bien long-temps après que le hameau d’Underlach aura oublié l’orpheline de l’abbaye, et cessé de bénir le nom du Solitaire. »

Alors une violente secousse a, non loin d’Élodie, enfoncé la porte du parc donnant sur la campagne ; et soudain, armé de pied en cap, un guerrier se présente à sa vue. Ainsi que la nymphe Hespérie à l’aspect du fils de Priam, la jeune vierge veut fuir ; l’inconnu l’arrête, il lève sa visière : — « C’est moi, dit-il d’un ton farouche. » Élodie reconnaît Ecbert : — « Que me voulez-vous ! s’écrie-t-elle. » — « Suivez-moi. »

Le comte de Norindall à ces mots saisit la main tremblante de l’orpheline ; mais sa main tremble plus encore, brusque impétuosité de ses mouvemens et la atteste le désordre de ses esprits : — « Laissez-moi, dit la nièce d’Herstall, au nom du Ciel, ayez pitié de moi ! » — « Tu n’as point eu pitié d’Ecbert ! »

Il dit et l’entraîne malgré sa résistance et ses gémissemens douloureux : une voiture, escortée de plusieurs guerriers, attend la victime qu’il enlève. Près de la porte du parc, Élodie tombe à genoux. — « Ecbert ! noble Ecbert ! arrêtez ! Non, vous n’êtes point capable d’un crime : revenez à vous-même, magnanime chevalier ; pour la première fois serez-vous sourd aux cris plaintifs de l’innocence ! »

Agenouillée, les yeux baignés de larmes, qu’elle était belle dans sa douleur ! qu’elle était forte dans sa faiblesse ! Ecbert ne répond point ; mais il la regarde… un instant il s’arrête…. Sa grande âme est ébranlée ; c’est sa première action coupable : il redoutait de l’entreprendre, il s’épouvante de l’achever. — « Lève-toi, créature angélique ! lève-toi, dit le guerrier attendri : c’est moi qui tombe à tes genoux. Non, je ne suis point un monstre, mais je t’adore : je n’étais point né pour être un lâche ravisseur, mais je ne puis vivre sans toi. L’honneur m’est précieux, la vertu m’est chère ; mais mon amour pour toi l’emporte et sur l’honneur et sur la vertu. Vierge pure ! sauve-moi du crime : je puis te laisser libre encore… rétracte tes premiers refus, rappelle Ecbert à l’abbaye. Parle, je ne demande qu’un mot… un seul mot d’espérance. »

Il dit : chancelant et comme égaré, le comte de Norindall s’appuie contre la muraille, attendant son arrêt. Le battement de son cœur est celui du délire : il a jeté son casque dont il ne peut supporter le poids sur sa tête : sa main presse son front brûlant ; son visage est pâle et décomposé ; il implore et redoute une réponse.

La main d’Ecbert ne retient plus Élodie captive. Ecbert repentant paraît anéanti. La fille de Saint-Maur, au lieu de lui répondre, ne songe qu’à lui échapper. L’instant lui paraît favorable ; l’ombre de la nuit peut protéger sa fuite : d’une course rapide elle s’élance vers les bosquets voisins, et se flatte de disparaître au milieu de l’épais feuillage.

Comme réveillé en sursaut, le comte de Norindall poursuit la fugitive que la blancheur de ses vêtemens trahit. Vainement, telle que la gazelle d’Arménie devant l’Arabe du désert, de ses pieds légers elle effleure à peine la terre, déjà l’orpheline est retombée au pouvoir du ravisseur.

— « C’en est fait ! dit Ecbert furieux la ramenant avec violence vers la porte du parc : tu veux ta perte, tu veux la mienne ; que notre destinée s’accomplisse !….. Quoi ! pas une parole de pitié ! pas un regard consolateur !….. »

Puis avec l’accent de la douleur et du désespoir : — « Cruelle ! ajoute-t-il, était-ce donc un sort si affreux que d’être la compagne d’Ecbert !… Sais-tu que plus d’un cœur a cherché son cœur ! que plus d’une beauté secrètement a soupiré pour celui que tu dédaignes !….. Hélas ! Ecbert n’avait point encore aimé….. Oh ! qu’il plaint à présent celles dont il a rejeté les vœux !…. Élodie ! vous me haïssez ; je me hais moi-même : et bien ! osez me le dire ; accablez-moi des expressions de votre inimitié, de votre indignation : bientôt nous aurons traversé la vallée : le torrent est là….. ; montrez-moi l’abîme…, j’obéirai….., vous serez libre. »

La farouche tendresse de ses accens, son délire passionné, les combats intérieurs de son amour, de son repentir et de sa fureur, ont serré douloureusement le cœur sensible d’Élodie. Sans force pour lui résister, privée de tout secours, attendrie et désespérée, l’orpheline ne pousse plus d’inutiles cris ; mais son regard plaintif ne cesse d’implorer le guerrier cruel, qui ne peut supporter la vue de ses souffrances.

Ils suivent la route du hameau. Les villageois, retirés sous leurs toits rustiques, n’aperçoivent point les ravisseurs. En ce moment l’astre nocturne sort des nuages épais qui voilaient son disque argenté ; Ecbert n’écarte point son coursier de la voiture d’Élodie : ils sont parvenus au pont du torrent.

Quelle voix terrible a soudain fait retentir la forêt !…. À l’extrémité du pont quel est ce guerrier colossal qui ferme le passage aux ravisseurs ! Quel est cet écu armorié qui, par son immense contour, rappelle le bouclier du fils de Thétis ! Quelles sont ces armes étincelantes qui réfléchissent les clartés du flambeau des nuits !…… Déjà les soldats d’Ecbert ont attaqué l’audacieux guerrier, qui seul ose arrêter leurs pas. Tous leurs glaives à la fois se sont levés sur sa tête. Les fers se croisent ; mille feux en jaillissent. Au loin le choc des armes a retenti. Le bruit du combat a fait mugir l’écho des montagnes : du côté d’Ecbert est le nombre et la vaillance ; mais en tête du pont est l’audace et la mort.

Élodie épouvantée contemple l’inconnu de la forêt. Calme au milieu du tumulte qui l’environne, son front superbe s’élève inébranlable. Sa resplendissante épée semble la verge flamboyante de l’archange aux portes d’Éden ; et sur son casque d’or un noir panache se balance ainsi qu’un crêpe funéraire sur un monument triomphal.

Athlète gigantesque, il terrasse tout ce qui l’approche, il foudroie tout ce qu’il atteint : tel se montra le sauveur de Rome défendant seul le pont du Tibre. Les compagnons d’Ecbert ont roulé dans le torrent. Furieux, le comte de Norindall fond, l’épée à la main, sur l’infatigable vainqueur. Ô nouvelle surprise ! À son aspect, le vaillant étranger recule de quelques pas, et d’un geste souverain semble lui dire : — « Arrête. » Ecbert étonné suspend un instant ses coups. L’homme mystérieux, comme accoutumé à lui commander, paraît avoir le droit de lui imposer ses ordres. Écartant l’immense bouclier qui cachait ses formes admirables, il a levé la visière de son casque. Un rayon de l’astre des nuits éclaire le front radieux du fils de la victoire. Son regard lance des sillons de lumière : moins beau, moins éclatant de gloire, apparut au sommet du mont Ida le roi des dieux lançant la foudre. La vierge d’Underlach a reconnu le chasseur de la montagne : l’homme sauveur est le Solitaire.

Quelle subite terreur s’est emparée d’Ecbert ! Les traits du vainqueur lui sont connus. D’où vient le trouble inconcevable du vaillant comte de Norindall ?… tous ses sens sont bouleversés. Fixant des yeux une apparition qu’il croit peut-être surnaturelle, il recule à son tour ; son bouclier lui échappe ; il jette son glaive, il tombe à genoux, et ses mains suppliantes implorent son superbe ennemi.

Des lèvres d’Ecbert s’échappent quelques paroles confuses qu’Élodie ne peut entendre. Il semble solliciter un mot du génie sauvage et silencieux qui d’un geste a paru l’anéantir ; mais en vain il attend ce mot… Soudain il se relève, il veut s’approcher du guerrier triomphant qu’il contemple avec une terreur mêlée d’admiration ; mais le Solitaire étend la main, et ce signe l’a repoussé.

Appuyé contre un rocher, le héros invincible a rabaissé la visière de son casque. Le vent de la forêt agitant les plumes noires qui flottent sur sa tête, semble pousser autour de lui des plaintes lugubres qu’étouffe le long murmure du torrent. L’astre ténébreux disparaît sous la nue ; et le paladin aux armes éblouissantes ne paraît plus qu’un noir fantôme prêt à prononcer quelque arrêt de mort.

Il n’a encore proféré aucune parole ; et cependant Ecbert vient de recevoir la réponse attendue. Levant son fer vainqueur, le Solitaire a, de sa pointe sanglante, montré au comte de Norindall la cime du mont Sauvage qu’éclaire un dernier rayon nocturne. Ecbert a compris ce signe mystérieux de l’irrésistible puissance. — « Je cours t’y attendre », s’écrie-t-il ; et vers la roche redoutée précipitamment il a fui.

Alors s’approchant de la voiture de l’orpheline, le Solitaire commande…., et le conducteur, tremblant et soumis, reprend la route du monastère. Sur un des chevaux des guerriers qu’il a vaincus, le chef intrépide s’élance ; il escorte la jeune fille qu’il a sauvée.

Avec quelle grâce le héros manie les rênes de son coursier ! avec quelle vigueur martiale il franchit les ravins ! comme il dompte l’impétuosité de l’animal fougueux ! Ah ! de merveilleux exploits ont sans doute illustré sa vie ; d’innombrables lauriers ont dû couronner son front auguste. Au champ d’honneur, que cette main terrible aura vaincu d’ennemis ! Quel éclat l’environne sous ces armes qu’il semble n’avoir jamais quittées !.. Mais au milieu des cours voûtées du cloître d’Underlach ont déjà retenti les pieds des chevaux et les roues du char d’Élodie… Le Solitaire a disparu.

  1. Ceux qui ont voyagé en Suisse ont pu remarquer souvent ces accidens de lumière, et ces vues merveilleuses. (Voyez toutes les descriptions des Alpes.)