Le Solitaire (d'Arlincourt)/7

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LIVRE VII.


Deux fois l’astre des cieux avait parcouru sa carrière depuis l’apparition du Solitaire au tombeau d’Herstall. Conrad n’est point encore de retour au presbytère d’Anselme ; et le pasteur d’Underlach ne sait plus comment s’expliquer ce long retard. Conrad avait à peine atteint son troisième lustre : quelque évènement funeste lui serait-il arrivé ?… Si jeune, errant sans guide dans les montagnes, il a pu s’égarer ; quelques périls auraient-ils menacé sa vie ?… Peut-être n’a-t-il pu résister à la fatigue d’un long voyage. Anselme inquiet compte les momens avec impatience. Conrad est le fils d’une sœur chérie ; Conrad est son élève ; pour lui sa tendresse est extrême ; il se repent du message dont il l’a chargé : il commence à désespérer de son retour.

De son char silencieux l’épouse de l’Érèbe étendait un voile épais sur la voûte étoilée. La douzième heure de la nuit avait sonné : soudain un coup violent est frappé contre la porte du presbytère : le vieux pasteur en sursaut se réveille. C’est sans doute son fils adoptif. Il se lève à la hâte, allume sa lampe, et court lui-même ouvrir sa demeure hospitalière.

Un inconnu d’une haute stature devant lui se présente : à sa main est une énorme massue teinte de sang ; de toutes parts l’eau coule de ses vêtemens. Ainsi s’offrit aux yeux d’Œnée[1] Hercule vainqueur du fleuve Acheloüs.

L’étranger porte un objet inanimé. Prêt à succomber à la fatigue, il semble ne plus respirer qu’avec peine. Il s’avance ; et le pasteur d’Underlach, à la faible lueur de sa lampe, reconnaît entre ses bras le corps de son cher Conrad privé de sentiment, pâle et ensanglanté. Anselme recule avec effroi. — « Ne craignez rien, dit l’inconnu, ce sang est le mien : je l’ai versé pour sauver Conrad. » — « Il est mort ! s’écrie douloureusement le vieillard. » — « Il n’est qu’évanoui ; hâtez-vous de le secourir. »

Un grand feu est allumé. L’étranger dépose son pénible fardeau sur un lit dressé devant foyer. Les habits du jeune Conrad sont trempés d’eau ; ses membres sont glacés ; lentement il revient à la vie. — « Vous l’avez sauvé, s’écrie Anselme, avec l’accent de la reconnaissance ; mais en quels lieux ? » — « Au bord du torrent. » — « De quels dangers ? » — « Du fer des assassins. » — « Quoi ! vous seul !… » — « Aidé du Ciel. » — « Courageux inconnu ! qui donc êtes-vous ? » — « L’homme du mont Sauvage. »

À ce nom, comme pétrifié, le pasteur des fidèles demeure immobile et sans voix. Puis, rompant tout à coup le silence : — « Qui que vous soyez, dit-il, ma reconnaissance vous est due. Ce dévouement généreux… » Le Solitaire l’interrompt. Une sorte de dédain sauvage se manifeste sur ses traits : sa voix est farouche et son sourire amer. — « La reconnaissance ! répète-t-il, en est-il donc parmi les hommes ! »

Anselme surpris le regarde avec attendrissement. — « Mortel inconcevable ! dit-il, l’adversité sans doute épuisa contre vous ses traits : mais une grande âme telle que la vôtre n’est-elle donc point au-dessus du sort ! La justice céleste….. » — « La justice céleste !… reprend le Solitaire avec une fureur concentrée. » — « Arrêtez ! interrompt à son tour le vieillard avec une sainte énergie, arrêtez ! vous alliez blasphémer. »

L’homme terrible n’a pu résister à la voix du ministre des cieux : son âme indomptable cède à l’ascendant des vertus et de la piété. Il se tait ; la fureur de son regard s’est éteinte. — « Mon fils, poursuit le pasteur avec l’accent du plus tendre intérêt, et en s’approchant de lui, vous êtes blessé ? » — « Blessé !… répond le Solitaire d’un ton égaré, et comme cherchant à comprendre la signification de ce mot, blessé !… qu’importe ! » — « Laissez-moi panser vos plaies. » — « Mes plaies sont incurables ; » et l’homme du mont Sauvage a posé la main sur son cœur.

Il a fait plusieurs pas pour s’éloigner : Anselme l’arrête. « Noble sauveur de Conrad ! ne me quittez point encore ; daignez pour cette nuit accepter un asile, et prendre quelque repos sous ce toit hospitalier. La voix du vieillard était suppliante. — « Non, répond le Solitaire, je ne veux pour asile que les cavernes du rocher ; je ne prendrai de repos que sous les pierres de la tombe. »

— « Âme égarée ! s’écrie le prêtre avec douleur ; mes consolations… » — « Vous en ai-je demandé !.. interrompt avec hauteur l’inflexible mortel. Je n’en attends ni de Dieu ni des hommes, Retournez auprès de Conrad, auprès de votre fils. » — « Tout malheureux est mon fils, répond vivement Anselme. Homme à la fois au-dessus et au-dessous de l’humanité ! quel langage osez-vous tenir ! »

À ces mots, entièrement revenu à lui-même, calme et d’un ton solennel : — « Anselme ! dit le Solitaire, ton opinion sur moi depuis long-temps m’était connue. Apôtre de l’Évangile, sois moins sévère, sois plus charitable dans tes jugemens ! toute apparence est trompeuse. La nuit du mystère n’est pas toujours celle du crime ; et fussé-je aussi coupable que malheureux, songe que les derniers mots du Sauveur des humains furent des paroles de pardon. Ministre du Dieu des miséricordes ! ta mission parmi les hommes est d’absoudre et non de condamner. »

Et ces mots achevés, le chasseur de la montagne est déjà loin du presbytère.

L’aurore brillante et radieuse s’était élancée de son palais de lumière, et devant ses coursiers étincelans, sur un nuage d’or et de pourpre, chassait les ombres de la nuit. Marceline est à l’abbaye ; introduite auprès de l’orpheline. — « Conrad est de retour, s’écrie-t-elle : il revient presque des sombres bords. » La vierge d’Underlach la regarde avec surprise. Marceline continue. — « Conrad avait vu la comtesse Imberg. Chargé de sa réponse, et de quelques présens pour Anselme, il revenait au presbytère ; mais sur sa route, l’imprudent avait laissé voir les dons précieux qu’il portait ; et près du torrent, cette nuit, des assassins l’attendaient.

» Environné de brigands, le neveu d’Anselme jette des cris perçans. À l’instant paraît le héros de la droite du Seigneur. Seul, armé d’une massue foudroyante, il renverse, il terrasse, il immole et le chef et ses satellites. Un seul échappe à ses coups ; le perfide en fuyant se venge : Conrad est précipité dans le torrent.

» Le Solitaire, entouré de cadavres, et blessé, n’a plus d’ennemis à combattre ; mais il s’aperçoit que l’élève d’Anselme a disparu. Les vêtemens de la victime flottent au-dessus des eaux du torrent ; le vainqueur se jette au milieu du gouffre ; et pour la seconde. fois Conrad est sauvé.

» Accablé de fatigue, sanglant, épuisé, succombe-t-il à ses souffrances ? non. Tant qu’il lui reste quelque vie, elle appartient au malheureux. Le divin génie du mont Sauvage porte pendant une heure entière le corps humide et glacé du jeune Conrad ; et le père Anselme a recouvré son fils adoptif. »

— « Mais le Solitaire est blessé ! s’écrie l’orpheline alarmée. » — « Sa blessure est légère, répond Marceline. » — « Est-il demeuré chez Anselme ? » — « L’aigle radieux n’habite que les nues. »

Le pasteur du hameau vient d’arriver au monastère. Élodie quitte Marceline et vole à sa rencontre. Anselme tient un papier en sa main. — « Voici, lui dit-il, une lettre de la comtesse Imberg, Demain vous la recevrez en ces lieux. » — « Déjà ! reprend Élodie. Ô mon père ! me faudra-t-il quitter la vallée d’Underlach ? » — « J’ignore les intentions de votre protectrice : fille chérie ! Sommes-nous les maîtres de nos destinées ! »

L’orpheline a lu l’écrit de la comtesse, qui paraît s’intéresser vivement à son sort. Ses expressions sont affectueuses ; elle annonce son arrivée à l’abbaye ; et ses intentions paraissent aussi nobles que bienfaisantes.

— « Vous ne me parlez point de Conrad ? » dit Élodie, après quelques momens de silence. » — « Il est hors de danger, répond Anselme. » — « Vous a-t-il raconté les détails de sa funeste aventure ? » — « Sans doute ; et la vaillance du guerrier auquel il doit la vie ne peut sortir de sa pensée : son enthousiasme égale sa reconnaissance. » — « Vous l’avez vu ? reprend l’orpheline avec embarras. » — « Qui !… le Solitaire, répond Anselme ; il ne s’est montré qu’un instant à mes yeux. » — « Vous lui avez parlé ? » — « Il s’est dérobé précipitamment aux actions de grâces que je voulais rendre à sa conduite héroïque. Mais vainement il m’a fui ; le généreux sauveur de Conrad restera éternellement présent à mon souvenir. » — « Le généreux sauveur de Conrad est cependant en butte aux soupçons de la haine, aux traits de la calomnie ! » — « Ma fille, répond Anselme, sur cet homme étonnant gardons un religieux silence. Dieu seul peut le comprendre, Dieu seul peut le juger. »

Changeant à ces mots d’entretien, le pasteur d’Underlach consulte Élodie sur les apprêts que nécessite au prieuré l’arrivée de la noble parente d’Herstall. Accoutumée par sa fortune et son rang aux jouissances de la vie, la comtesse Imberg ne trouvera que des privations au monastère. Aucun luxe ne règne dans les appartemens du gothique édifice. Cependant la fille de Saint-Maur voudrait que le séjour de son enfance offrît quelques charmes à sa protectrice, qui peut-être alors consentirait à y passer le reste de la belle saison. Elle n’a rien négligé pour embellir l’intérieur du cloître : quelques vieux meubles sont remis à neuf ; et leur antique dorure, couverte de poussière, a reparu : des corbeilles de fleurs odoriférantes parent les vastes salons de l’abbaye ; et l’orpheline n’a plus qu’à attendre et à espérer.

L’aube blanchissante entr’ouvrait les portes de l’Orient. Les paisibles habitans de la vallée dormaient encore profondément, lorsqu’un bruit confus d’équipages et de chevaux se fait entendre au prieuré. Celle qui vient servir de mère à la nièce d’Herstall arrive en ce moment : une nombreuse escorte suit ses pas : des écuyers, des pages, des guerriers, la précèdent ; et dans les vastes cours du monastère règnent de toutes parts le désordre, le tumulte et la confusion.

Élodie descend à la hâte le grand escalier de l’abbaye, et sous le vestibule reçoit la comtesse Imberg : une suite brillante l’environne : et près d’elle est un chevalier de haut parage armé de toutes pièces.

La noble parente d’Herstall a tendu les bras à la fille de Saint-Maur, la presse avec amitié contre son sein, et la contemple avec une surprise mêlée d’admiration. Sa beauté, sa modestie, son accent, sa grâce, tout en elle a paru la charmer. — « Aimable Élodie ! lui dit-elle en lui présentant le guerrier qui l’accompagnait : mon ami le plus cher, le chef d’une des plus illustres familles de l’Allemagne, l’allié des premiers souverains du Nord, le prince de Palzo, a bien voulu me conduire lui-même en ces montagnes. Il m’a promis de s’arrêter quelques jours dans cette abbaye ; et je m’empresse de recommander mon valeureux chevalier à ma nièce adoptive. »

L’orpheline a salué profondément le prince de Palzo, dont les regards sont constamment restés fixés sur elle. La comtesse Imberg semble satisfaite des appartemens qui lui ont été préparés. Obligeante, affectueuse, elle ne paraît point effrayée du sombre aspect des galeries voûtées qu’elle traverse : elle n’a blâmé aucune distribution ; ne s’est plainte d’aucune fatigue ; et pour prendre quelques instans de repos, ne s’est séparée d’Élodie qu’avec regret.

La vierge d’Underlach, seule à elle-même, s’abandonne à ses réflexions. La comtesse paraît bienfaisante, sensible, généreuse, et pourtant elle ne sent point son cœur attiré vers elle. Dans ses discours règne une noble simplicité, mais quelle pompe l’environne ! Elle a présenté le prince de Palzo à l’orpheline, mais comme elle a énuméré les titres de son ami ! Son regard est doux et bienveillant, mais qu’il est orgueilleusement affable ! Elle a nommé Élodie sa nièce, mais jusque dans la tendresse de son accent, quelle supériorité ! — « Herstall ! se dit l’orpheline en elle-même ; ici, je le sens, j’avais jadis un père, je n’ai plus aujourd’hui qu’une protectrice. »

La comtesse Imberg, plus âgée que ne l’était Herstall au moment de sa mort, conservait encore quelques restes de beauté. De tout temps l’admiration s’était attachée à ses pas ; mais aux jours de son printemps, ce sentiment, le seul qu’elle avait su inspirer, n’avait fuit que le tourment de son existence : ce n’est pas uniquement pour être admirée qu’une femme est belle. Les années vinrent détruire ses charmes ; elle n’avait pu commander l’amour, elle voulut subjuguer l’opinion. Sa fortune lui permettait le luxe, elle éblouit les hommes par sa magnificence et sa générosité. Son cœur, qui n’avait pu aimer, avait eu te loisir et la faculté d’étudier les cœurs ; l’âme sensible est toujours voilée, l’âme glacée voit tout à nu.

Habile à dissimuler, la comtesse était renommée pour sa sincérité. Elle paraissait constamment occupée à couvrir des nuits du mystère ses actions magnanimes et bienfaisantes ; et cependant, par son adresse, des récits exagérés en publiaient partout les plus légers détails. Elle était capable d’un trait sublime, mais il fallait qu’on la regardât. Absolue dans ses volontés, elle semblait faire habituellement à ceux qui l’entouraient le sacrifice entier d’elle-même. Elle se glorifiait d’une vie qu’aucune erreur coupable n’avait souillée ; l’esprit aride qui pèse ses actions comme ses mots, nomme le vide de son âme profondeur, et sa sécheresse vertu.

La comtesse, que suivaient toutes les vanités du monde, ne parlait du luxe qu’avec dédain, mais s’était résignée, disait-elle, à porter ses chaînes pesantes par état et par devoir. Ardente à chercher l’occasion de se signaler par quelque protection éclatante, elle ne prenait nul intérêt au protégé ; dévouée à tous les malheureux, elle n’en connaissait aucun ; despote, elle tonnait contre la tyrannie ; ambitieuse, elle ne vantait que le bonheur d’une existence obscure ; humble avec ostentation, elle rapportait tout au Ciel, et ne croyait qu’aux choses de la terre ; enfin noble dans ses manières, gracieuse en ses mouvemens, affable en ses discours, elle était l’idole de la multitude, et l’oracle de ses nombreux admirateurs.

Le prince de Palzo avait atteint l’àge mur de la vie. Portant un nom illustre, général au service du duc de Lorraine, possesseur de biens immenses, il murmurait contre la fortune, et se plaignait de ses rigueurs. Artificieux et perfide, il ambitionnait la puissance suprême. À la fois téméraire et lâche, il travaillait par de sourdes intrigues à détrôner son souverain. Habile conspirateur, il possédait l’art de flatter les passions de la multitude, d’aigrir les cœurs mécontens, de fomenter la discorde, et d’étendre les haines. Orateur éloquent, il connaissait le brillant prestige des images hardies et des expressions hasardées ; enfin, à son gré, fascinant les yeux du vulgaire, nul ne savait mieux que lui jeter sur ses discours les mots magiques d’indépendance et de liberté.

Le prince de Palzo n’avait jamais été remarquable ni par sa stature, ni par sa beauté ; mais ses traits étaient réguliers, et son maintien avait de la dignité. Aux yeux de l’observateur profond, son sourire dédaigneux, son front sévère, son regard ironique annonçaient l’homme orgueilleux, par ambition commandant aux hommes, et par système les méprisant. Le timbre de son âme, grossièrement frappé par les sens, n’avait jamais rendu que des sons trompeurs, parfois éclatans, mais toujours faux ; parfois énergiques, mais jamais sublimes.

Une brillante éducation avait passé sur lui comme la lumière sur les plantes ; elle avait coloré son être sans rien changer à sa nature. Souple à la cour lorsque ses desseins l’exigeaient, quelque basses que fussent les portes d’un palais, pour y entrer, il lui importait peu de se baisser en pygmée, pourvu qu’en sortant il pût paraître au vulgaire un colosse.

En ses amours effréné, se livrant aux transports de ses premiers mouvemens, il ressemblait au pilote qui met à la voile pendant la tempête ; mais en politique, prudent et dissimulé, il soulevait ou calmait les orages comme s’il disposait des élémens. Souvent prodigue, mais sans générosité, quelquefois bienfaisant, mais sans justice, il se montrait magnifique, et passait pour magnanime. De la surface de son âme la vertu semblait exhaler quelques parfums, comme des bords d’un vase infect peuvent s’élever quelques fleurs.

Louis XI avait remarqué le prince de Palzo : un tel homme convenait parfaitement à ses vues politiques. Les révolutions des États voisins avaient constamment agrandi son royaume. Feignant de voler au secours des trônes ébranlés, Louis XI achevait de les abattre. Sur les ruines il savait s’élever, et sur les destructions il se raffermissait.

De nombreux mécontens s’agitaient à Nancy. Les partisans de Charles-le-Téméraire rappelaient la brillante cour du conquérant. Quelques guerriers regrettaient l’homme des combats, et quelques fonctionnaires disgraciés leurs places perdues. Les ambitieux armaient les passions, et les factieux semaient les alarmes.

Louis XI en guerre avec Réné, déjà maître d’une de ses provinces, attisait. dans Nancy le feu de la discorde. Des négociations secrètes s’étaient établies entre ses ministres et le prince de Palzo. Une vaste conspiration est organisée. Du côté de l’ouest, les troupes de Louis attaquent la Lorraine ; du côté du midi, près du lac Morat, soutenu par la France, un parti menaçant de Lorrains réunis et d’ambitieux rassemblés n’attend qu’un chef pour lever l’étendard de la révolte et marcher sur Nancy. L’or des traîtres a soudoyé secrètement des corps entiers de montagnards. Leur chef est choisi ; c’est le prince de Palzo. Il se rend en Helvétie, où de nombreux conjurés l’attendent ; et c’est de Morat que partira la foudre qui doit anéantir Réné. Dès que le drapeau de la rébellion aura été arboré sur la frontière suisse, les mécontens de Nancy, les ennemis du duc de Lorraine, les enthousiastes de la liberté, les anciens admirateurs de Charles-le-Téméraire accourront en foule au noyau de la révolte. Louis XI se portera à leur rencontre vers Épinal, où l’armée entière se rassemblera. Le duc de Lorraine sera investi de toutes parts ; et les agens du Roi de France font espérer au prince de Palzo la souveraineté d’une province.

Le départ de la comtesse Imberg pour l’abbaye d’Underlach a merveilleusement servi les projets du chef des insurgés. Sous le prétexte d’accompagner une amie, il a quitté la cour de Lorraine, il est parti pour Morat ; et du cloître où il semblera enseveli, le perfide armera les rebelles. Tous ses plans sont dressés ; la comtesse Imberg n’en ignore aucun ; et l’infàme complot ne tardera point à éclater.

Quel changement au monastère ! de nombreux serviteurs peuplent les cours jadis désertes. Des bannières armoriées pavoisent les tourelles. Des sentinelles gardent toutes les issues de l’antique édifice. De jeunes pages dressent d’indomptables coursiers. Les cors, les fifres, les timballes retentissent à toutes les heures du jour. Le tambour bat, la trompette sonne : une escorte militaire avait suivi le prince ; il passe en revue ses soldats ; il éprouve leurs armes, il exerce leur valeur, il les rassemble, il les harangue : tout est mouvement, agitation, tumulte à l’abbaye ; et le cloître pacifique est devenu citadelle guerrière.

La timide vierge d’Underlach ne comprend rien aux nouvelles scènes dont ses regards sont frappés : que signifient les nocturnes rassemblemens qu’elle a remarqués depuis l’arrivée du prince ? Pourquoi ces préparatifs de combats ? Quelles sont ces voix nombreuses qui souvent la nuit retentissent sous les voûtes souterraines du monastère ? D’où vient cette quantité d’armes secrètement amassées dans les salles basses de la tour principale ? Pourquoi ces mystérieuses sorties du prince à toutes les heures de la nuit ? Quelles sont ces dépêches qu’il reçoit si fréquemment ? Où vont tous ces courriers expédiés sur toutes les routes ? Que signifient les déguisemens de ses émissaires ? La tremblante Élodie pressent quelque évènement étrange et funeste.

Le prince de Palzo n’avait pu voir l’orpheline sans l’admirer : il n’a pu la connaître sans désirer de la séduire, et sa passion s’est ouvertement déclarée. Irritée de ses présomptueuses espérances, effrayée de son langage hardi, la fille de Saint-Maur se réfugie auprès de la comtesse, et n’ose un seul instant s’éloigner d’elle.

En quelle affreuse situation se trouve Élodie ! l’entrée du cloître est défendue par le prince au père Anselme dont il craint les conseils et l’influence : elle n’ose franchir les barrières de l’abbaye, gardées par les satellites de Palzo. Partout le prince suit ses pas : son amour n’a plus de retenue ; ses transports n’ont plus de frein ; et l’infortunée captive est au pouvoir d’un homme ambitieux et pervers, sur lequel l’honneur, la justice et les vertus n’ont jamais eu d’empire.

L’orpheline n’a plus d’espoir qu’en sa protectrice : mais la comtesse est dévouée au chef entreprenant dont elle aperçoit le front déjà ceint d’une couronne. Le prince lui a peint ses sentimens pour Élodie ; il lui a demandé la main de sa nièce adoptive. Sa nièce, un jour peut-être, serait donc souveraine ! la comtesse pourrait-elle hésiter un instant à combler les vœux de Palzo ! Flattée des offres généreuses du prince qui, par l’amour entraîné, daigne oublier la disproportion de l’alliance, elle a juré que l’orpheline serait son épouse ; et ses ordres sont donnés pour que l’hymen désiré puisse être célébré le plus promptement possible.

Ferme dans ses résolutions, impérieuse en ses volontés, mais sous des dehors trompeurs voilant toujours sa secrète pensée, la comtesse un matin mande sa nièce auprès d’elle. Jamais sa voix n’avait paru plus tendre ; jamais son sourire n’avait semblé plus gracieux ; jamais ses manières n’avaient été plus caressantes.

Après une fastueuse énumération des titres et des possessions du prince de Palzo, après un récit détaillé des actions héroïques de sa vie, après un long éloge de ses vertus et de sa bienfaisance, la comtesse l’instruit des propositions flatteuses qu’il a daigné lui faire. Avec son éloquence accoutumée elle a fait ressortir les brillans avantages de l’union projetée : elle a peint avec enthousiasme l’amour passionné du prince ; et l’intime persuasion qu’Élodie sera heureuse, paraît le seul sentiment qui l’ait décidée en faveur de l’illustre guerrier. — « Aimable enfant, dit-elle, en terminant son discours, suivez à l’autel le prince de Palzo ; l’amour, les honneurs, la fortune et la gloire vont environner votre existence. Que je bénis le ciel qui me conduisit en ces lieux pour y assurer ainsi le bonheur d’une orpheline abandonnée ! Puissante par vos richesses, vous porterez l’abondance et la joie sous toutes les chaumières d’Underlach ; puissante par votre rang, vous serez l’orgueil et le soutien de votre famille ; puissante par vos charmes, vous serez l’ornement de la cour de Lorraine ; puissante par vos vertus, vous y ramènerez les mœurs pures de nos aïeux. Oh ! chère Élodie ! qui sait si l’Éternel, appelant le héros qui vous adore aux plus hautes destinées, ne vous prépare point une couronne ! »

Malgré l’artifice de son discours, la comtesse Imberg n’a point ébranlé l’âme de l’orpheline : aucun tableau n’a pu la charmer ; aucune offre n’a pu l’éblouir. Celle qui naguères avait eu le courage de résister à l’amour pur et généreux, aux prières touchantes du bel et magnanime Ecbert, pouvait-elle être séduite par le pompeux dénombrement des titres et des richesses d’un ambitieux ! Calme sans froideur, ferme sans audace, la fille de Saint-Maur se lève avec dignité, et répond en ces mots : — « J’ignore, madame, la destinée que le ciel me réserve ; mais ce n’est point une couronne que j’ambitionne : l’éclat ne me paraît, point le bonheur. Élevée dans l’obscurité, je ne me crois point appelée aux grandeurs de la terre ; et le voile des cloîtres conviendrait mieux à mon front le diadème des souveraines. Je ne quitterai point les montagnes de l’Helvétie ; les dernières volontés de ma mère m’en font une loi. Daignez donc me permettre de refuser l’hymen glorieux qui m’est proposé. La reconnaissance est le seul sentiment que le prince de Palzo puisse attendre d’Élodie. »

Elle dit, et s’éloigne. La comtesse Imberg, confondue d’étonnement, a cherché vainement à la retenir ; mais rien ne saurait changer la résolution de l’amie de Palzo. Trop artificieuse pour laisser apercevoir sa fureur, elle se gardera bien d’irriter par la violence une âme dont elle a remarqué l’énergie. La comtesse a su dompter des esprits plus rebelles. L’épreuve de la douceur précédera l’essai de la force. Les fêtes, les hommages, les plaisirs, les séductions de l’amour et de la flatterie, vont de toutes parts assiéger le cœur de l’orpheline. Hélas ! la perfidie a mille sortes d’armes : l’innocence n’en a d’autres qu’elle-même.

L’heure du repas a sonné : Élodie rejoint la comtesse Imberg ; elle s’attend à ses reproches, à son courroux, à son indignation ; mais inébranlable en son refus, décidée à braver l’orage, sous un front calme et serein elle cache son trouble et sa douleur.

L’aimable sourire de la comtesse accueille la vierge d’Underlach. Son regard caressant cherche le sien avec tendresse. Aucun reproche, aucune plainte ne sortent de ses lèvres. Elle ne paraît tourmentée que de la crainte d’avoir pu affliger sa jeune amie. Ses expressions sont celles d’une mère inquiète sur la destinée de sa fille, et uniquement occupée de son bonheur. Le prince de Palzo, aussi tendre, mais plus respectueux, a cessé d’aborder Élodie avec cette confiance outrageante inconnue au véritable amour. Ses attentions sont délicates, ses égards flatteurs, ses paroles réservées. La timide orpheline n’a plus à redouter sa présence ; et plusieurs fois son regard avec reconnaissance s’est tourné sur sa protectrice.

Il est nuit. En sa cellule retirée, assise auprès de sa fenêtre, la fille de Saint-Maur, peu disposée au repos, et toute à ses tristes réflexions, se rappelle Herstall, et sent couler ses larmes. Jadis lui seul habitait le monastère, et pour Élodie ce monastère semblait rempli d’êtres chéris. Aujourd’hui ce séjour antique recèle un peuple nombreux, et ce séjour n’est plus pour elle qu’un désert. Sur la cime lointaine des montagnes errent toutes ses pensées, se transporte toute son existence ; les rochers arides du lac Morat s’offrent à sa vue comme enchantés. Ah ! pour vivifier l’univers, pour contempler la nature à travers un prisme magique, que faut-il à l’homme jeté parmi les hommes ? un cœur qui réponde au sien. Il n’est de véritable isolé que l’insensible ; il n’est de vrai proscrit que l’oublié.

L’heure fuit. Tout à coup, sur un des rochers dominant la vallée, Élodie voit s’élever une flamme inconnue. Elle brille un instant, et s’éteint. Au sommet de la montagne opposée, aussitôt un feu semblable s’allume, et disparaît de même : ce sont des signaux qui se répondent. Le long du sentier tournant qui descend au pont du torrent, elle aperçoit une nombreuse troupe de montagnards armés s’enfoncer à la hâte au milieu des forêts. Où se forment ces ténébreuses réunions ? Quel chef rassemble ces hordes indisciplinées ?…. L’orpheline alarmée, ne pouvant plus se livrer au sommeil, appuyée contre les barreaux de sa fenêtre, ne cesse d’observer les mouvemens étranges qui se font remarquer sur les hauteurs du vallon, et les signaux nocturnes qui de loin à loin se répètent autour du monastère. À peine un rayon de l’aube pointait encore. Un bruit tumultueux de voix, d’armes et de chevaux a frappé l’oreille d’Élodie. De nouveaux étrangers arrivent-ils au prieuré ? Sont-ce des courriers que reçoit ou fait partir le prince ? Quelques dangers menacent-ils la contrée ? L’orpheline entr’ouvre doucement la porte de sa cellule, traverse légèrement le grand corridor du cloître, et, par une des hautes fenêtres de la façade du midi, jette un regard furtif sur la grande cour de l’abbaye.

Armé de pied en cap, le prince de Palzo monte un coursier vigoureux. Il recouvre d’un manteau violet sa cotte de mailles et l’acier poli de sa cuirasse, De son casque noir il enlève le blanc panache. Point d’écharpe autour de sa taille. Point de décorations sur sa poitrine. Il baisse sa visière ; et, sombre comme une nuit d’automne, de la grille du monastère il s’élance, suivi de quelques guerriers aussi mystérieux que leur chef.

Que peut conjecturer Élodie de la conduite extraordinaire de Palzo ! Nul doute qu’une vaste entreprise n’occupe la pensée de ce prince. Mais un complot ténébreux ne peut être que criminel. Ces courses nocturnes, ces déguisemens, ces signaux, ces rassemblemens, ces correspondances, tout annonce d’horribles intrigues, de sourdes machinations. Une tempête se forme, elle va s’élever d’Underlach ; mais en quels lieux, sur quelles têtes éclatera sa noire fureur ? Si le monastère est le foyer de quelque rébellion, peut-être le monastère sera-t-il frappé par la foudre. La vengeance du Ciel exterminera sans doute les perfides ; mais la vallée peut devenir le théâtre des combats et du carnage ; et que deviendrait alors la douce vierge d’Underlach !

De sinistres pensées épouvantent son âme. Elle ne peut consulter Anselme : l’entrée de l’abbaye lui est interdite ; et elle-même y est prisonnière. Seule, elle est en ce moment sans guide et sans appui. Quel parti prendre ! À quelle puissance recourir ! — « Si j’allumais le fanal de la tour ! se dit secrètement l’orpheline. Si j’appelais le solitaire ! Mais lui-même que pourrait-il faire ?… Les gardes du prince interdisent l’entrée du cloître à tous les étrangers. Guerrier téméraire, amant désespéré, l’homme du mont Sauvage serait capable de forcer tous les passages, et de combattre lui seul tous les soldats de Palzo, pour leur arracher Élodie… Mais hélas ! peut-être succomberait-il accablé par le nombre ; et j’aurais causé son trépas. »

Cette idée affreuse l’arrête. — « Attendons encore, dit-elle. Peut-être m’abandonné-je à des terreurs chimériques : la comtesse Imberg me traite comme sa fille ; le prince a changé de conduite envers moi ; nul danger pressant ne me menace encore ; n’exposons point la vie du Solitaire. Non, je n’allumerai le fanal de la tour qu’au moment des catastrophes, qu’aux jours du désespoir. »

Depuis long-temps la nièce d’Herstal, redoutant la rencontre de Palzo, n’avait osé descendre aux jardins du monastère. L’aurore éclairait les cieux ; le prince s’était éloigné de la vallée ; sans crainte l’orpheline vole au pavillon rustique témoin des jeux de son enfance ; et, dans les souvenirs heureux du passé, elle cherche l’oubli momentané du présent.

Le pavillon dominait les prairies d’Underlach. De loin Marceline a vu la fille de Saint-Maur ; elle accourt à grands pas vers elle ; la porte du parc est ouverte ; et Marceline est près d’Élodie.

— « Enfin, je vous revois ! s’écrie avec enthousiasme la sybille du hameau : que d’évènemens se sont passés depuis peu de jours dans notre canton solitaire ! Une voix prophétique s’est élevée du Cédron de notre vallée ; le monastère était jadis notre Sion ; le crime est aujourd’hui dans le sanctuaire ; malheur au temple ! » — « Que voulez-vous dire ? ô ciel ! dit la jeune fille effrayée. »

— « Blanche colombe, au-dessus de votre tête plane l’oiseau de proie ; il ouvre ses serres sanglantes…. Fuyez, s’il en est temps encore ! » — « En quels lieux ?… » — « Sur la montagne : il n’est pas une de nos cabanes qui ne vous y offre un refuge assuré. » — « Qui m’y protégera ? » — « Le Ciel : il ne nous reste plus que ce secours. L’astre de nos vallons a disparu sous les nuages ; ici plus de port pour les naufragés ; plus de Gédéon pour foudroyer les Philistins. » — « Le Solitaire a donc quitté la contrée ? » — « Depuis le jour où fut sauvé Conrad. Fille de Saint-Maur, une vaste conspiration se trame en ces lieux. Les antres de la forêt retentissent d’accens rebelles. J’ai épié, j’ai écouté, j’ai entendu ; des montagnards abusés volent aux armes ; la Lorraine est menacée ; la France soudoie les révoltés ; le prince de Palzo est un traitre, et la vallée d’Underlach un repaire…… Mais on pourrait nous observer, je vous laisse… Oh ! ne vous endormez point au bord des précipices ! »

  1. Père de Déjanire.