Le Solitaire (d'Arlincourt)/8

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LIVRE VIII.



L’astre du jour, comme un géant superbe, venait d’apparaître sur l’horizon : pressant ses coursiers resplendissans, d’une nuée d’or et de pourpre, il versait à grands flots sa lumière féconde. Tout à coup une musique éclatante et des chants guerriers retentissent au monastère. Élodie se lève, et portant ses regards du côté du parc, aperçoit les préparatifs d’une brillante fête. Au milieu du jardin, des arcs de triomphe se sont élevés, comme si l’eût commandé la baguette d’Armide. Sur la pelouse est un amphithéâtre de verdure, au-dessus duquel des couronnes de lauriers et des guirlandes de roses s’enchaînent suspendues. Ici se voit un temple dédié à la beauté ; là une grotte consacrée à l’amour : plus loin s’offre une salle de danse entourée des gradins d’un nombreux orchestre ; enfin partout s’entrelacent les chiffres, partout brillent les couleurs de la jeune vierge d’Underlach.

De sa fenêtre solitaire, Élodie contemple avec étonnement ces magnifiques apprêts. Des édifices enchanteurs, des tableaux pittoresques, des décorations magiques de toutes parts s’offrent à sa vue. En ce moment une troupe de jeunes chevaliers revêtus d’armures blanches, portant en lettres d’or sur des boucliers d’azur le nom d’Élodie couronné d’immortelles, s’avance vers la tourelle qu’habite la fille de Saint-Maur. Tous portent une écharpe bleue ; un ruban de cette couleur ceint habituellement la taille d’Élodie. Au pied de l’antique muraille les paladins s’arrêtent ; et d’une voix sonore qu’accompagnent des harpes guerrières, ils font entendre ces accens :

« Aux chants des fils de la Victoire
» Lève-toi, vierge des vallons !
» C’est sur la beauté que la gloire
» Aime à réfléchir ses rayons.
» Que loin de toi la foudre tonne,
» Céleste aurore d’un beau jour !
» Ton front est fait pour la couronne,
» Comme ton cœur l’est pour l’amour.

« Pourquoi vers les champs sanguinaires
» S’élance ce chef indompté ?
» Qu’attend-il des palmes guerrières ?
» Un sourire de la beauté.
» Fille du ciel ! fleur d’innocence !
» Que pour toi brille un nouveau jour !
» Réponds !… la gloire et la vaillance
» Ne demandent qu’un mot d’amour. »

La porte de la cellule s’ouvre, et la comtesse Imberg tendant ses bras à l’orpheline : — « Venez ! fille chérie, dit-elle, venez ! Le monastère et la vallée fêtent la vierge d’Underlach à l’anniversaire de sa naissance ; si cette journée est pour les montagnards celle de la reconnaissance, elle doit l’être pour moi plus encore : cette heureuse journée ne leur donna qu’une bienfaitrice ; ne m’a-t-elle pas donné une fille ! »

Reconnaissante de ces attentions flatteuses, de ce tendre langage, et surtout de l’expression touchante de sa voix, la fille de Saint-Maur presse contre son cœur sa protectrice ; et pendant quelques instans une douce illusion lui a persuadé qu’en effet elle avait trouvé une mère.

La comtesse l’entraîne doucement. Au fond de la grande galerie du monastère, sous un dais étoilé, s’offre un siége élevé que des trophées d’armes environnent. Conduite par sa bienfaitrice, l’orpheline a monté les degrés de cette espèce de trône ; et là, debout, immobile de surprise, elle semble Galatée entr’ouvrant sa paupière, sur le piédestal de l’Amour.

Soudain, couvert d’armes étincelantes d’or et de pierreries, le prince de Palzo se présente entouré d’une suite brillante de chevaliers, d’écuyers et de pages ; leurs écharpes, leurs bannières et leurs panaches sont bleus : ils s’avancent vers Élodie : bientôt toutes les lances, toutes les épées, tous les boucliers se baissent devant l’orpheline de l’abbaye ; et le prince de Palzo lui-même, mettant un genou en terre, dépose son glaive à ses pieds, tandis que les chantres guerriers répètent en chœur ce refrain :

« ……………………………..
» Que loin de toi la foudre tonne,
» Céleste aurore d’un beau jour !
» Ton front est fait pour la couronne,
» Comme ton cœur l’est pour l’amour. »

Alors les pâtres, les montagnards et les jeunes filles d’Underlach paraissent au fond de la galerie : vêtus de blanc et parés de rubans bleus, ils portent les offrandes du hameau, et couvrent les marches du trône de leurs corbeilles de fleurs et de fruits. La joie éclate sur leurs traits ; et la vierge du monastère verse des larmes d’attendrissement, tandis que le chœur villageois répète en partie, au bruit des instrumens militaires, le second refrain du chant guerrier :

« ……………………………..
» Fille du ciel, fleur printanière,
» Que pour toi brille un nouveau jour !
» Oh ! réponds !… la vallée entière
» Ne demande qu’un mot d’amour. »

Mais que de surprises sont préparées à l’orpheline ! Placée dans un char en forme de conque marine, au-dessus duquel un pavillon bleu s’élève, Élodie est traînée par les montagnards et les jeunes filles vers l’amphithéâtre dressé sur la pelouse ; les chevaliers, les écuyers, les forment le brillant cortége de pages, la jeune nymphe ; et la musique guerrière précède la marche triomphale. Moins belle apparaissait Cytherée, quand sous les bocages d’Amathonte, traînée par les tritons, escortée par les néréides, environnée par les amours, elle présidait aux jeux de Mars.

Sur un balcon doré, la souveraine du vallon s’est assise. Quel spectacle vient frapper ses yeux !’un vaste cirque est devant elle : la barrière est ouverte ; et le cri belliqueux des tournois s’est fait entendre : « Guerre aux héros ! amour aux dames ! »

Des chevaliers armés de toutes pièces s’élancent aux combats la visière baissée et la lance en arrêt. Leur vigueur, leur grâce, leur adresse charment la vierge d’Underlach. De leurs coups multipliés leurs écus retentissent ; et de leurs glaives redoutables s’échappe une gerbe de feux.

La devise des combattans est la même : « Amour et gloire. » Au pied du balcon, les héros du tournoi, montés sur leurs nobles coursiers, inclinent leurs flottans étendards, et courbent leurs fronts valeureux aux pieds de la beauté. Ravie, émerveillée, la reine du carrousel sourit aux paladins triomphans. De ses blanches mains, et comme accoutumée à présider à de semblables jeux, la nymphe gracieuse a détaché le casque des vainqueurs, posé la couronne sur leur tête, et distribué les prix du courage. Vivement émue, jamais la fille de Saint-Maur n’avait paru si belle. L’enthousiasme que lui ont inspiré ces luttes guerrières et cette fête chevaleresque, se peint sur son visage, et jette un nouvel éclat sur ses traits enchanteurs. Les transports qu’excite sa beauté, les hommages presque divins qui lui sont rendus, ces cris de vaillance et de gloire, ce beau ciel, ces bosquets enchantés, ces chants inspirateurs, ces merveilles de l’art au milieu des merveilles de la nature, tout s’est réuni pour porter l’ivresse et le ravissement au fond de l’âme d’Élodie.

Un banquet splendide attend les héros de la fête. Sous une tente élevée au milieu des bosquets le festin est préparé. Des faisceaux d’armes servant de colonnes soutiennent une toile d’or tendue sous le feuillage ; des câbles d’azur en relèvent les festons, et des guirlandes fleuries en couronnent le cintre.

Tous les enchantemens, tous les plaisirs entourent l’orpheline. Vers le soir le repas est achevé. Élodie sort de la tente. En croira-t-elle ses yeux ! d’éclatantes lumières ont succédé aux derniers rayons du jour. Tous les bosquets sont illuminés. Des feux de mille couleurs lancent sous la verdure leur magiques rayons. Comme un globe enflammé le monastère s’élève orgueilleusement au-dessus des étoiles resplendissantes dont est semé le parc enchanté. L’onde paisible qui traverse les jardins, réfléchissant ces clartés éblouissantes, semble rouler sur la pelouse des nappes de cristal, des paillettes d’azur, de la poudre argentée, des perles et des diamans. Tous les rêves de l’Orient, tous les miracles de la féerie, tous les prodiges de la fable se réalisent pour Élodie.

De toutes parts des danses se forment ; de toutes parts des chants joyeux retentissent. Chaque arbre à sa dryade, chaque bocage a ses divinités. La comtesse un instant s’est éloignée de l’orpheline. Le prince de Palzo profite du trouble, du ravissement, de l’ivresse qu’éprouve la jeune reine de la vallée. Il l’entraîne rapidement vers un bosquet écarté ou s’élève le temple de l’Hymen qu’environne un groupe de sylphides : il tombe à ses genoux, il s’écrie : — « Fille adorée, ouvre-moi ce temple ! »

Élodie lève les yeux vers l’édifice illuminé que le prince lui montre. Une divine mélodie s’y fait entendre. Il semble que les instrumens célestes y soient descendus sur les nuées, et que les harpes immortelles y soient touchées par les archanges.

« Approche, jeune déité !
» Que nul prodige ne t’étonne !
» L’éclat brillant qui t’environne,
» Vaut-il l’éclat de ta beauté !…
» L’art en vain t’offre une Idalie ;
» Il n’est en cet heureux séjour
» D’autre merveille qu’Élodie,
» Et d’autre enchanteur que l’Amour.

» Aux mortels impose ta loi,
» Nouvelle reine de Cythère !
» Commande à la nature entière,
» Son plus bel ouvrage… c’est toi.
» Monte au temple de la Victoire !
» Viens ! laisse enfin parler ton cœur !
» Le trône te promet la gloire,
» L’Amour te promet le bonheur. »

Les chants ont cessé. La porte du temple s’ouvre, et l’éclat radieux de l’enceinte merveilleuse éblouit l’orpheline. Il en jaillit des éclairs comme du palais des météores promis aux filles de Fingal. Au fond du sanctuaire, porté sur des nuages de pourpre et d’azur, l’autel de l’Hymen resplendit : à l’entour l’encens et les aromates brûlent en des cassolettes d’or. Semblable aux jeunes essaims de Cythère, du milieu de ces nues une foule d’amours s’élance : secouant leurs flambeaux étincelans, ces nouveaux enfans de Cypris volent à la nouvelle Hébé, lui présentent la coupe de l’ambroisie, l’entourent d’une des ceintures de Flore, et doucement cherchent à l’attirer vers cette entrée de l’Olympe d’où s’exhalent tous les parfums de l’Arabie.

Le prince de Palzo est resté aux pieds d’Élodie, et quelque chose de plus éloquent encore que la prière parle par ses regards. L’orpheline se croit abusée par un songe, et cherche à rappeler ses esprits. Entraînée presque malgré elle par les séductions qui l’environnent, elle est au pied des degrés du temple, et le prince de Palzo va triompher.

L’autel de l’Hymen a fixé l’attention de l’orpheline ; les noms entrelacés d’Élodie et de Palzo y brillent en caractères lumineux. Quelle soudaine pensée a frappé son esprit ! Monter au temple est un consentement tacite aux vœux du prince ; approcher de l’autel est presque engager sa foi. Elle s’arrête… L’enchantement s’évanouit ; un frisson l’a saisie ; elle repousse les jeunes amours qui l’entraînent au palais trompeur ; elle se dégage des chaînes fleuries qui la retiennent, et recule effrayée jusqu’au fond du bocage.

Le prince s’est précipité vers elle, il veut la ramener au temple : les tendres supplications de l’amour vont sortir de ses lèvres ; lorsque tout à coup un guerrier armé de pied en cap se présente à ses regards, lui remet un billet cacheté, salue silencieusement, et disparaît.

Furieux de cette apparition inattendue, le prince a saisi la lettre, et tressaille à la vue du cachet : il déchire avec précipitation l’enveloppe, parcourt la dépêche, et pâlit. Profitant d’une aussi favorable occasion, la fille de Saint-Maur s’échappe du bosquet, cherche de tous côtés la comtesse, la retrouve, et lui dérobant son trouble extrême, se félicite intérieurement d’avoir pu se soustraire aux dangers de la séduction, aux perfidies de la soirée.

Le prince a bientôt rejoint l’orpheline. Habile à dissimuler les émotions de son âme, il cache soigneusement le dépit secret qui le dévore. Il ne paraît nullement tourmenté du message pressé qu’il a reçu : son visage n’a conservé nulle trace d’inquiétude ni d’agitation, et près de la vierge d’Underlach, ses soins empressés, son langage, son amour, rien en lui ne paraît changé.

Mais tout est changé pour Élodie. Son ivresse est dissipée. Le prisme a perdu ses couleurs, et le jardin ses merveilles ; tout est désenchanté autour d’elle. Les projets du prince lui ont été dévoilés ; le but de sa fête et de ses prestiges est connu. Elle se plaint d’une excessive fatigue ; les danses et les chants n’ont plus aucun charme pour elle. Nul tableau ne ravit ses sens. Son regard est devenu indifférent, sa voix triste et languissante. Elle attend impatiemment la fin de ces plaisirs qui commencent à lui être insupportables : et se retire enfin, heureuse de se dérober à des hommages qui désormais ne l’enivreront plus.

Vers le milieu du jour suivant, la fille de Saint-Maur se rend au salon de l’abbaye : la comtesse Imberg désire l’y entretenir seule quelques instans. Élodie prévoit le but de l’entrevue demandée ; elle pressent quelque nouvelle persécution ; et rassemblant toutes les forces de son âme, elle se dispose à lutter avec fermeté contre l’orage qui la menace.

La comtesse, ainsi que de coutume, ouvre ses bras à sa nièce ; et l’ayant fait asseoir auprès d’elle, de l’accent le plus tendre elle lui adresse ces paroles : — « Chargée par la Providence du soin de veiller sur l’orpheline d’Underlach, j’étais venue en ces contrées pour remplir la tâche qui m’était imposée ; mais au lieu d’un devoir à remplir, ici les jouissances les plus pures m’étaient réservées. Chère Élodie ! le Ciel m’avait refusé un enfant, je sens au fond de mon cœur qu’enfin aujourd’hui il a exaucé mes prières. J’ai obtenu, je possède une fille, et je veux être entièrement sa mère : ma fortune est considérable, vous le savez ; eh bien ! cette fortune sera la vôtre. C’est à vous que je destine mes richesses ; et c’est moi qui recevrai le don le plus précieux, si ma fille adoptive m’accorde son cœur en échange. »

Touchée de ce discours, la confiante Élodie se reproche en secret ses préventions contre celle dont l’affection et la générosité ne se démentent pas un instant ; elle allait faire éclater sa reconnaissance, lorsque sa bienfaitrice continue en ces mots.

— « Fille bien aimée, mon devoir maintenant m’oblige à assurer votre existence, et à fixer votre rang dans le monde, avant que ma carrière soit achevée. Le prince de Palzo vous adore. Je ne vous parlerai ni de sa naissance illustre, ni de ses richesses immenses ; l’âme de mon Élodie est plus élevée que les grandeurs de la vie. De la hauteur où ses vertus l’ont placée, elle contemple comme à ses pieds les vains colosses de la terre. Ce n’est donc point la puissance de Palzo, ni l’éclat de sa gloire, mais c’est son âme que j’ai étudiée, c’est son attachement passionné, ce sont ses nobles sentimens qui ont déterminé mon choix en sa faveur. Aimable orpheline ! son amour pour vos charmes va jusqu’au délire, son admiration pour vos vertus jusqu’à l’idolâtrie. À quelle auguste souveraine a-t-on offert de plus brillantes fêtes ? Quelle beauté reçut plus d’hommages éclatans ? Ah ! sans doute le cœur sensible de mon Élodie rend enfin justice au magnanime guerrier qui l’appelle au pied des saints autels. Le plus grand des héros de la Lorraine est seul digne de la plus belle des vierges de la Suisse. »

La comtesse eût pu continuer plus long-temps encore l’éloge du prince de Palzo. Attendrie de ses caresses, pénétrée de ses bienfaits, mais désespérée de la persévérance de ses désirs, la fille de Saint-Maur ne songeait point à l’interrompre. Craignant cependant qu’un trop long silence ne pût paraître une approbation muette, elle répond à la fin ces mots :

— « Ô ma mère ! puisque vous daignez m’accorder ce titre, comment vous exprimer ma reconnaissance et ma tendresse ! Vos bontés ont dépassé toutes les espérances de l’orpheline : jamais elles ne sortiront de sa mémoire ; mais hélas ! lui pardonnerez-vous de nouveaux refus ?… Les biens qu’Herstall m’a laissés suffisent pour assurer mon existence ; je n’en ambitionne point d’autres. Les richesses de la comtesse Imberg n’auraient eu d’autre valeur à mes yeux, si je les eusse acceptées, que celle d’être le don de l’amitié, d’être le présent d’une mère. Quant au prince de Palzo, trop jeune encore, ayant à peine eu le temps de le connaître, je ne puis répondre à son amour : mon cœur, qui ne saurait l’aimer, est du moins incapable de le tromper ; et je me sens indigne d’une alliance qui m’élèverait à de trop hautes destinées. »

Dissimulant son dépit et sa fureur, la comtesse ne paraît nullement offensée de cette réponse. — « Charmante Élodie, reprend-elle, loin de moi la pensée de forcer vos sentimens et de contraindre vos volontés ! Selon le désir que vous venez d’exprimer, j’étais résolue à retarder l’union projetée, à attendre que le temps eût éclairé votre esprit, et la constance du prince attendri votre cœur. Plus vous auriez connu Palzo, plus vous l’auriez apprécié ; et l’amour lui seul eût commandé l’hymen. Mais tout retard est devenu impossible : le prince ne peut séjourner plus long-temps au monastère ; il est temps de vous révéler une partie de ses secrets. Ami du roi de France, et secondé par les cours du Nord, à la tête d’une armée belliqueuse, et prêt à envahir la Lorraine, Palzo se fraie en ce moment une route au trône. Avec lui, et pour lui combattra Louis XI. Il ne m’est pas permis de m’expliquer davantage à ce sujet : sachez seulement qu’une dépêche importante reçue hier soir pendant la fête, lui apprend que le voile qui couvre sa vaste entreprise commence à être soulevé par ses ennemis ; qu’il est temps d’exécuter ses immortels desseins, de frapper les coups terribles qu’il a préparés, et d’assurer un succès qui ne paraît pas douteux : tout délai ne peut plus être que funeste ; et la couronne attend le vainqueur.

» Le prince n’a donc plus un instant à perdre ; il faut qu’il quitte l’Helvétie, et qu’il vole où l’attend la gloire ; mais, amant passionné autant que héros intrépide, Palzo ne voudrait s’élancer aux champs de la victoire que paré du titre de votre époux. »

Elle dit : son langage perfide et ses révélations artificieuses ont produit sur l’orpheline un effet totalement contraire à celui qu’elle avait attendu. La fille de Saint-Maur lui adresse ces paroles énergiques : — « Ma résolution vient d’être raffermie. Un diadème légitime n’eût point ébloui mes regards ; un trône usurpé me ferait horreur. La route ténébreuse des conspirations n’est point le chemin de la gloire ; et jamais un chef de rebelles ne sera l’époux d’Élodie. »

À ce discours, prononcé avec autant de dignité que d’assurance, la comtesse courroucée commande encore à sa fureur. Son front n’est que sévère, et sa voix n’est que solennelle.

— « Orpheline d’Underlach, dit-elle, les résolutions d’un enfant ne sont point des obstacles pour une mère. Puisque des paroles de tendresse et de persuasion n’ont aucun empire sur votre âme, puisque ni la puissance des bienfaits, ni les prières de l’amour ne peuvent ébranler vos refus, je dois aux mânes d’Herstall, je dois à ma dignité personnelle, je dois au Ciel qui vous a confiée à mes soins, l’inébranlable arrêt. que je vais prononcer. Avant que l’aurore ait trois fois éclairé l’horizon, le prince de Palzo sera votre époux. »

Se levant à ces mots, sans attendre une réponse, la comtesse jette un regard de mépris et d’indignation sur l’orpheline, et se retire en ses appartemens.

Déjà les ordres de la comtesse s’exécutent. L’hymen d’Élodie et de Palzo est solennellement publié. Des tentures précieuses couvrent les murailles de l’antique chapelle. L’autel, chargé de nombreuses offrandes, est paré de riches flambeaux. Des vases brillans, des tapis somptueux décorent l’enceinte sacrée. De toutes parts on hâte les préparatifs de la cérémonie nuptiale. L’arrêt de la comtesse est irrévocable ; et le sort de l’orpheline est fixé sans retour.

Le moment fatal approche. Il n’est aucun moyen de fléchir la comtesse. Au pouvoir des tyrans qui l’observent, l’infortunée captive voit couler les heures avec épouvante. C’en est fait ! le désespoir est dans son âme : elle allumera le fanal de la tour. Qui pourrait la secourir, si ce n’est l’homme des merveilles !… Qui pourrait la sauver, si ce n’est le Solitaire !…

De son manteau semé d’étoiles la nuit couvrait les célestes voûtes. Les montagnards, occupés dans la chapelle aux apprêts de l’odieux hyménée, depuis long-temps avaient quitté leurs travaux. Morphée a versé ses pavots sur le monastère. D’un pas léger, la vierge d’Underlach traverse le grand corridor de l’abbaye, et se dirige, une lampe à la main, vers l’escalier de la grande tour. Elle monte déjà ses degrés, lorsqu’un bruit sourd vient l’arrêter tout à coup. Plusieurs guerriers descendent du haut donjon. Ils prescrivent les ordres de leur maître à plusieurs montagnards messagers secrets des rebelles. Élodie va se trouver sur leur passage. Une porte basse donnant sur l’escalier s’offre à sa vue ; elle l’ouvre, et se réfugie sous une étroite et sombre galerie communiquant à la tourelle opposée.

Les guerriers marchent précipitamment. Ils parlent à voix basse aux montagnards, et sont eux-mêmes déguisés en villageois suisses. — … « Oui, dit un des chefs, à la pointe du jour, qu’ils se rassemblent au pic Terrible ! » — « Au pic Terrible !… répète un montagnard avec effroi. » — « Vos braves, interrompt le chef avec dédain, auraient-ils peur du fantôme sanglant ?… En ce cas, qu’ils se retirent de nos rangs ; il ne faut point au prince des soldats que peut intimider une ombre. » — « Mais le fantôme sanglant !… » — « C’est assez. Silence. Le prince a fixé le lieu du rassemblement. Il commande… obéissez. »

Le montagnard murmure encore… mais les voix se perdent dans l’éloignement. Les guerriers sont au pied de la tour ; l’orpheline n’entend plus le bruit de leurs pas. Elle sort avec précaution de sa retraite obscure, et poursuit sa marche sans obstacle. — « Pourquoi ce nouveau rassemblement de rebelles ? se dit Élodie ; l’orage est-il au moment d’éclater ?… Mais c’est après-demain que Palzo prétend me trainer à l’autel. Ah ! sans doute il m’a choisie pour première victime ; et le flambeau funèbre de l’hymen doit s’allumer avant les torches sanglantes de la guerre. Hâtons-nous ! que le fanal brille. »

Elle dit ; et la nouvelle Héro, montée sur la plate-forme de la tour, seule, au pied du phare, appelle un autre Léandre. Déjà la clarté du fanal perce au loin l’obscurité des nuits. Le ciel était pur, le temps était calme, les étoiles scintillaient au firmament ; et seuls, de légers zéphyrs agitaient le voile d’Élodie. Contre le phare protecteur, la vierge d’Underlach tombe à genoux ; et l’œil fixé sur les montagnes du lac Morat, elle s’écrie d’une voix plaintive : — « Solitaire ! Élodie t’appelle. »

Et accoutumée aux prodiges de l’homme du mont Sauvage, se persuadant qu’il a pu l’entendre, elle écoute si les soupirs de la brise nocturne ne lui portent point une réponse.

Telle qu’une ombre heureuse, Élodie prosternée, demeure un instant immobile ; ses voiles transparens donnent une forme aérienne à sa personne céleste. Comme une étoile de la nuit, elle apparaît sur la tour, inconnue et silencieuse : ou plutôt, blanche, mélancolique, et, par le phare éclairée, comme l’espérance fugitive et fantastique, elle semble une pâle vapeur d’où s’échappe un rayon des cieux.

L’amante de l’Érèbe et la mère des Songes avait achevé la moitié de sa course ténébreuse, lorsque Élodie, quittant la plate-forme de la tour, redescend vers sa cellule sans bruit et sans obstacle. Elle essaie de se livrer au repos ; vains efforts ! le sommeil fuit de sa paupière ; et, sur sa couche brûlante, s’étendent à ses côtés la douleur, l’inquiétude, la crainte et l’insomnie.

L’aube orientale avait à peine argenté l’horizon. L’orpheline, accablée de lassitude, ne peut commander à ses sens agités ; elle se lève : la prière est la seule ressource du malheur. Avant que l’aurore ait éveillé les habitans du monastère, Élodie s’est rendue à la chapelle ; là toujours quelles que puissent être ses souffrances, les consolations arrivent à son cœur. Baume sauveur des plaies de l’âme, la prière est le fil sacré qui lie la terre au ciel par elle, de l’immortelle demeure, le souffle divin du grand inconnu peut descendre sur les humains.

Cinq fois l’horloge de l’abbaye avait sonné l’heure nocturne depuis qu’Élodie avait quitté le fanal de la tour. Du pied des autels elle a dirigé ses pas au caveau solitaire où repose la dépouille mortelle de sa mère. Des lampes funéraires y brûlent nuit et jour ; et leurs pâles lueurs éclairent seules le monument funèbre. Appuyée contre l’urne des tombeaux, la vierge d’Underlach s’élevait en esprit vers le divin séjour, d’où sans doute en ce moment sa mère la contemplait, lorsqu’un léger bruit attire son attention. Au fond du caveau s’ouvre une porte souterraine jusqu’à ce jour inconnue à l’orpheline, et l’homme du mont Sauvage apparaît à sa vue.

Il est armé de toutes pièces. Un casque bronzé qu’ombragent des plumes noires couvre ce front martial, qui jadis aux lauriers fut accoutumé sans doute. Un glaive étincelle en sa main ; une cotte de mailles ceint sa taille robuste ; un baudrier noir lui sert d’écharpe : et terrible assaillant, comme Pyrrhus au mausolée d’Achille, comme Oreste au palais d’Égiste, comme Arsace au tombeau de Ninus, il semble aux vengeances appelé.

La fille de Saint-Maur n’a pu retenir un cri de surprise et de joie. — « Vous voilà ! dit-elle avec transport en s’élançant vers lui. Ah ! le Ciel protège Élodie ; déjà ma prière est exaucée. » Puis, confuse de ce premier mouvement, elle baisse les yeux et rougit.

— « Élodie m’appelle, répond le Solitaire ; quel ordre a-t-elle à me donner ? » Son maintien est grave et sévère, son accent est lugubre, son regard est sombre, son langage est glacial. La vierge intimidée le regarde avec surprise. Quel changement sur ses traits altérés le par la souffrance ! Morne, abattu, Solitaire semble porter la vie comme un fardeau, dont il sent avec fureur qu’il ne pourra se décharger que par un violent effort, une résolution désespérée. Sa parole est brève, son visage pâle est farouche. L’expression de sa physionomie est parfois celle de l’égarement ; et cependant, auprès d’Élodie, quelque chose de tendre et de soumis perce à travers l’enveloppe menaçante qui le recouvre.

— « Quel ordre ai-je à vous donner ! répète Élodie de l’accent le plus doux. Ai-je donc le droit de vous donner des ordres ! »

— « Parlez ! répond l’homme du mont Sauvage. Que vous ayez le droit ou non de me commander, je suis prêt à vous obéir. Vous m’avez fait trahir tous mes sermens : pour vous j’ai repris ces armes guerrières que j’avais juré de ne plus revêtir ; pour vous j’ai retiré du fourreau ce glaive que j’avais rejeté pour jamais avec horreur ; et pour vous encore, je sens battre ce cœur que je m’étais promis de rendre insensible et glacé. »

En prononçant ces mots, la voix du Solitaire avait perdu graduellement de son âpreté. — « Élodie, poursuit-il, répondez-moi : pourquoi m’avez-vous appelé près de vous ? » — « Cette chapelle, dit l’orpheline, est parée pour l’hymen d’Élodie et de Palzo, et vous me demandez pourquoi je vous appelle ! »

À cette réponse, le guerrier passionné agite avec impétuosité son glaive : sa fougue indomptable l’emporte sur sa raison : de sinistres lueurs éclairent son visage ; furieux, et comme en démence : — « Encore du sang ! s’écrie-t-il ; ce fer n’en a donc point assez versé !… Menez-moi vers Palzo. » — « Grand Dieu ! dit la vierge d’Underlach épouvantée, qu’allez-vous faire ! »

Tremblante, éplorée, cherchant à le retenir, elle a saisi sa main, et la presse entre les siennes. L’homme inconcevable tressaille… Ce contact magique a soudain changé tout son être. Il porte involontairement à ses lèvres la main adorée qui l’arrête. Le feu qui coule dans ses veines n’est plus celui de la rage ; et le lion du désert a perdu sa férocité.

— « Pardonnez ! reprend-il avec calme. Au nom de Palzo, au nom du présomptueux qui ose aspirer à votre main, un mouvement de courroux et d’indignation, que je n’ai pu réprimer, a troublé mes esprits : dissipez vos alarmes. Le perfide sera frappé, mais il ne doit point tomber sous mes coups : le traître périra, mais le spectacle de son supplice ne doit point vous être offert.

» Chère Élodie, continue-t-il, même avant que la clarté du fanal n’eût imploré mon secours, j’avais tout préparé pour vous soustraire au pouvoir de vos tyrans. Je veillais sur vos destinées. J’avais prévu le coup qui vous menace : Palzo ne sera point votre époux. » — « Et qui donc éteindra les flambeaux de l’hymen ? s’écrie la fille de Saint-Maur. » — « Moi. » — « Vous ! de grâce, oh ! n’exposez point vos jours ! » — « Nul sang ne coulera. Je ne quitterai point la montagne. » — « Et qui donc alors viendra me sauver ? » — « Les envoyés du Solitaire. » — « Et vous me promettez, répète vivement Élodie, vous me jurez de ne point compromettre votre vie ? »

Au doux accent de l’orpheline, au vif intérêt qu’elle lui témoigne, à sa tendre prière, le Solitaire, fortement ému, cherche à dissimuler son agitation : osant à peine la regarder, à la hâte il prononce ces mots : — « Par un passage souterrain connu de moi seul, par ce caveau secret, j’étais certain de m’introduire dans le monastère. Armé, de crainte d’être aperçu et surpris, j’avais l’espérance de parvenir sans obstacle jusqu’à vous : un pressentiment secret me l’avait annoncé. Certain de vos inquiétudes, je venais les dissiper. Encore une fois, ne redoutez point un hymen qui ne s’accomplira jamais. J’ai rempli mes promesses… Vous avez imploré mon appui, vous serez secourue ; vous avez compté sur mon dévouement, vous serez sauvée. »

Il dit ; et par la porte secrète du caveau est prêt à disparaître. — « Arrêtez ! s’écrie Élodie ; quoi ! déjà !… » Le Solitaire revient vers elle. — « Vous m’avez repoussé jadis, lui dit-il, pourquoi me retenir aujourd’hui ?… Ô vous dont je porte en tous lieux le souvenir et l’image, comme le vent impétueux porte le nuage et la tempête, n’aurez-vous jamais pitié de moi ! »

Puis, n’étant plus le maître de se contraindre, brusquement il tombe à ses genoux. — « Qu’ai-je dit ! toi me plaindre !… Non, tu as raison : je ne suis point digne de pitié ; ferme l’oreille à mes gémissemens : je suis un insensé, je t’adore, hélas ! et mon amour est la seule vertu que j’aie sauvée de mou naufrage. Angélique beauté ! ta main en pressant la mienne en a-t-elle effacé les souillures !… Ta présence semble purifier l’air que je respire, mais ton regard peut-il m’absoudre !… Infortuné ! loin de toi, comme rayé du livre de vie, je n’erre qu’au sein des ténèbres et n’implore que le néant… Élodie, tu pleures !… Ah ! je le vois !… mes souffrances te touchent… Mon incompréhensible destinée t’intéresse… Tu ne saurais plus me repousser !… Achève donc ton ouvrage, que ton cœur me justifie ! et le Ciel me pardonnera. Aime ! et je serai sauvé. » — « Vous le serez,… a répondu Élodie attendrie et subjuguée. » — « Eh bien ! interrompt l’homme du mont Sauvage avec passion : eh bien ! jure donc ici de n’être jamais qu’à moi ! » — « Sur cette tombe ?… dit l’orpheline reculant effrayée. » — « Qu’importe ! répond le Solitaire avec véhémence : la mort est aussi sacrée que la vie, et je suis l’homme des tombeaux. »

La vierge d’Underlach cède à l’ascendant irrésistible du guerrier : comme sur un autel d’hyménée, elle lève sa main au-dessus de l’urne cinéraire ; et sous la voûte sépulchrale, à la clarté des lampes funèbres, d’une voix solennelle, elle a proféré ce serment : — « Je jure de n’être jamais qu’à lui. »

— « Et moi, s’écrie le Solitaire, je n’aurai d’autre épouse qu’Élodie. Oui, Élodie ou la mort ! le ciel ou les enfers ! »

En ce moment la grosse cloche de l’abbaye a fait entendre un son lugubre semblable au glas des derniers soupirs. Élodie épouvantée a senti son sang s’arrêter dans ses veines. Une sueur froide mouille son front ; elle laisse tomber sa tête sur l’épaule du Solitaire. — « Grand Dieu ! dit-elle avec égarement, quelle est cette voix effrayante ? qu’a-t-elle prononcé ? est-ce la bénédiction nuptiale ? »

Les longs tintemens de la cloche se sont de nouveau fait entendre. L’orpheline a repris ses sens. C’est l’heure des premières prières ; et chaque matin au lever de l’aurore les mêmes sons éveillent la vallée.

— « Séparons-nous, s’écrie Élodie. »

Et, jetant sur le Solitaire un regard d’amour, de tristesse et de regret, elle s’élance hors du caveau, referme la porte souterraine, et s’éloigne de la chapelle.