Le Solitaire (d'Arlincourt)/9

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LIVRE IX.


Le premier rayon de l’aurore avait à peine éclairé les cieux, que le prince de Palzo, suivi d’une escorte nombreuse, porte ses pas au pic terrible où les rebelles doivent se rassembler. Sur son visage soucieux l’inquiétude se peint ; ses paroles sont brusques ; son regard est impatient. Le jour décisif approche ; et quelque fermeté que déploie un chef de conjurés, souvent pour lui le calme de la réflexion, qui devance l’horreur de la tempête, est semblable en quelque sorte à l’agonie qui précède l’heure suprême.

Le prince est au pied du pic Terrible : son front a repris sa tranquille assurance et son imposante sévérité. Politique habile, il sait se commander à lui-même ; et du vernis de l’audace il a recouvert l’anxiété secrète qui le dévore. Plusieurs chefs des factieux l’attendent : mais, ainsi que leurs messagers à l’abbaye l’avaient prévu, les montagnards armés que Palzo devait passer en revue sur ces bords écartés, ont refusé de se rendre au pic Terrible. Les superstitieux habitans de la contrée, dans les champs du carnage s’élanceraient avec intrépidité à la mort la plus certaine, et n’oseraient approcher du pic au sommet duquel apparaît le fantôme sanglant ; leur bravoure indomptée ne s’étonne d’aucun danger réel, et s’évanouit devant toute apparence surnaturelle.

Le mécontentement du prince est extrême : tout retard est funeste ; il cache néanmoins ses alarmes ; et, s’entourant des principaux conspirateurs, il leur montre une nouvelle lettre des ministres de France, lui renouvelant toutes les promesses de Louis XI. Il leur annonce en outre qu’une partie des troupes lorraines n’attend que son signal pour se révolter contre Réné, se ranger sous ses drapeaux, et lui ouvrir les portes de Nancy.

D’après le plan des conjurés, tout le midi de la Lorraine, à partir d’Épinal, doit former une province séparée, dont la frontière s’étendra jusqu’au canton de Morat, et dont la souveraineté sera donnée à Palzo. Nancy, Lunéville, Metz, le Barrois et tout le reste des États de Réné seront réunis à la France. Sitôt que l’étendard de la révolte aura été levé, l’armée de Louis XI se portera à la rencontre de Palzo ; et d’Épinal leurs troupes réunies marcheront sur Nancy.

Après une éloquente harangue du prince, un nouvel enthousiasme s’est emparé du cœur de tous les chefs révoltés. Le serment de fidélité est de nouveau répété par eux avec transport. Palzo sourit à leurs bruyantes acclamations, et leur donne l’ordre de réunir dans trois jours, au milieu de la nuit, tous leurs soldats armés en cette même plaine de Morat où les Suisses triomphèrent des Bourguignons. De ce lieu de rassemblement générai ils se dirigeront aussitôt vers Épinal, où les troupes lorraines et françaises viendront se joindre à eux.

Le plan de la conspiration définitivement arrêté, les chefs se séparent : depuis long-temps l’aurore sombre et voilée s’était levée au-dessus des montagnes. Le ciel s’est couvert de nuages : le prince reprend la route de l’abbaye. Au milieu de la forêt il interrompt sa marche ; il confie différens messages importans aux divers guerriers qui le suivent ; et seul il redescend vers la vallée.

Plongé dans de sombres rêveries, Palzo laisse flotter les rênes de son coursier, qui, bientôt s’écartant de la route frayée, le conduit au hasard à travers les sapins et les rochers. Tout à coup le cheval s’arrête, et cette interruption de mouvement a rappelé le prince à lui-même. Il s’aperçoit qu’il s’est égaré : un ravin profond est devant lui ; sans réfléchir au danger, il a violemment pressé les flancs de son coursier : l’animal fougueux s’élance vers l’autre rive ; mais un de ses pieds de derrière s’est embarrassé dans une racine d’arbre, et Palzo tombe précipité jusqu’au fond du large fossé.

Blessé, il se relève ; ses vêtemens sont déchirés, mais ses contusions sont légères. S’accrochant aux buissons et aux rochers, il parvient avec effort à sortir du ravin : inutilement il voudrait en retirer son coursier ; il se voit forcé de l’abandonner, et lentement il se traîne à pied du côté du monastère.

Ensanglanté, meurtri, cherchant à retrouver sa route, il erre à l’aventure au sein de la forêt : épuisé de fatigue il s’arrête au bord d’un large précipice qui lui ferme le passage, et au fond duquel il entend mugir le torrent. Le prince, pour reprendre ses forces, s’assied un instant sur la roche escarpée, d’où son œil cherche à mesurer la profondeur de l’abîme ; mais d’épaisses ténèbres la lui cachent ; il n’entend que les eaux qui, bouillonnant parmi les rochers, se précipitent en grondant sous des voûtes caverneuses. Soudain du centre obscur de ce vaste gouffre une voix humaine s’élève jusqu’à lui. Un chant infernal est parti des entrailles de la terre. Sont-ce les prophéties de l’abîme ?… Est-ce l’accent du prince des ténèbres ?… Palzo

distingue ces paroles :

« Vil révolté ! traître odieux !
» Ta noire trame est découverte.
» Haï de la terre et des cieux,
» Pulzo, tu marches à ta porte.
» Saisi par l’homme des exploits,
» Ah ! souvent le sceptre des rois
» A dévoré la main du crime.
» Contre Palzo monte la voix
» Du noir abîme.

» De l’hymen tu pares l’autel,
» Élodie est en ta puissance ;
» Mais ignores-tu que le Ciel
» Souvent protégea l’innocence !
» À l’autel te donnant sa main,
» Auprès de toi, prince inhumain,
» Qu’auraient aux yeux de ta victime
» Éclairé les flambeaux d’hymen ?
» Un noir abîme.

» Ton heure sonne… repens-toi ;
» Aux cieux élève ta prière ;
» Sur ton front, de la mort je voi
» S’avancer la faux sanguinaire.
» Qui dicta ton arrêt ?… Le Ciel.
» Qui t’a réprouvé ?… L’Éternel.
» Qui t’inspira ?… Le dieu du crime.
» Qui t’adresse un dernier appel ?
» Le noir abîme. »

Le prince est demeuré glacé d’horreur ; un tremblement général l’a saisi ; son œil effaré fixe l’effroyable précipice, d’où peut-être va s’élancer quelque spectre menaçant : son visage se décompose, son sang se glace, ses dents se choquent, ses cheveux se hérissent, de son front coule une froide sueur. Un cri rauque s’échappe de sa poitrine ; et ses traits livides portent l’empreinte de l’égarement.

Cependant un morne silence a succédé au chant funeste de l’abîme ; chancelant, éperdu, Palzo se lève ; il fuit l’épouvantable bord où son arrêt vient d’être prononcé : hors de lui-même, il gravit les plus dangereux rochers, traverse les plus épais taillis, franchit les plus larges ravins, et se retrouve enfin dans la vallée.

Là, l’air frais du matin vient ranimer ses sens, apaise le désordre de ses esprits, et rétablit la circulation de son sang. Il respire enfin ; mais ses yeux sont hagards, sa tête est brûlante, et ses genoux tremblans le soutiennent à peine.

Rentré au monastère, le prince, retiré dans ses appartemens, se soustrait à tous les regards ; et par degrés l’impression terrible du chant infernal s’affaiblit en sa pensée. Peut-être les cris partis de l’abîme ne sont point surnaturels ; quelque chemin détourné taillé dans le roc, et descendant jusqu’au fond du gouffre, a pu cacher un inconnu… mais cet inconnu ne peut être qu’un ennemi ; et l’évènement, surnaturel ou non, n’en est pas moins d’un funeste présage.

Le prince a quitté ses vêtemens ensanglantés ; ses blessures sont légères ; il en dérobe jusqu’aux moindre traces ; et d’un front calme et serein, il se rend auprès de la comtesse Imberg.

Les riches présens de l’hymen, venus de Nancy, et qu’attendait impatiemment Palzo, viennent d’être déposés dans le grand salon de l’abbaye. Les plus magnifiques dons de l’opulence, les plus riches travaux de l’art sont pompeusement étalés par la comtesse aux yeux de l’orpheline : mais la fille de Saint-Maur laisse tomber négligemment ses regards sur les parures éblouissantes et les pierreries précieuses qui lui sont présentées. Rien ne l’étonne, rien ne la charme ; et comme simple spectatrice d’une fête sans intérêt, comme une assistante à un l’hymen étranger, elle examine avec la curiosité de l’indifférence les magnificences que lui offre l’amour.

La comtesse observait Élodie. La froideur glaciale de ses réponses, ses regards distraits, son sourire presque ironique, son calme dédaigneux, ont confondu toutes ses pensées. Nul trouble, nul inquiétude n’agitent l’orpheline. Impassible et silencieuse, elle ne témoigne ni surprise, ni gaieté, ni tristesse ; et, malgré sa profonde connaissance du cœur humain, la comtesse, ne pouvant rien comprendre à l’étrange conduite de sa nièce, n’a pu rien démêler de ses sentimens inconnus ni de ses pensées secrètes.

La journée s’est écoulée sans aucun évènement remarquable. Que de fois les yeux de l’orpheline ont fixé les montagnes de Morat !…. Que de fois ils ont cherché sur la route de l’abbaye les envoyés du Solitaire ! Le secours promis n’arrive point ; et cependant le jour suivant doit éclairer l’hymen fatal.

La nuit couvre l’hémisphère. Le prince de Palzo paraît au comble du bonheur. Enfin ses vœux vont être comblés. Avec quelle impatience il attend l’aurore nouvelle !… Le calme de l’orpheline lui semble d’un favorable augure ; et sans la prophétie de l’abîme, son cœur ivre d’espérance et de joie, ne se livrerait qu’à l’amour.

Ne pouvant douter des promesses de l’homme du mont Sauvage, la confiante Élodie s’est endormie profondément en sa paisible retraite, et ne s’éveille qu’au premier rayon du jour. Quel bruit s’est fait entendre à son oreille ! quel tumulte ! quels cris confus ! Elle s’élance à sa fenêtre… Qu’aperçoit-elle ! le monastère est cerné de tous côtés par de nombreux soldats. L’étendard du duc de Lorraine flotte au sommet des tours. Attaqués à l’improviste, les gardes de Palzo sont désarmés et captifs. Sans combat les troupes de Réné se sont emparées de tous les postes, de toutes les issues de l’abbaye ; et comme une citadelle de guerre enlevée par surprise, le monastère est au pouvoir d’un nouveau maître.

Éperdue, égarée, la comtesse Imberg se présente aux yeux de l’orpheline. Le désespoir est dans son âme ; la terreur est sur son front ; et c’est maintenant la protectrice qui implore la protégée.

Au nom du duc de Lorraine, Palzo vient d’être arrêté comme coupable de haute trahison. Ses mains sont chargées de fers. Il a été jeté dans les cachots de l’abbaye par ordre du chef des guerriers de Réné ; et ce chef est le comte de Norindall.

L’amie, la confidente du prince de Palzo, sans doute sera compromise dans la conspiration découverte : peut-être comme complice va-t-elle être arrêtée ! La comtesse n’ignore point l’amour d’Ecbert pour Élodie : cet amour peut la sauver des malheurs qui la menacent. Elle se réfugie auprès de la vierge d’Underlach.

Touchée du désespoir de la comtesse, la sensible Élodie, oubliant ses persécutions et sa cruauté, ne songe qu’à dissiper ses alarmes. De l’accent du repentir et de la tendresse, l’artificieuse amie de Palzo s’est écriée : — « Le perfide ! comme il m’a trompée !…. J’allais lui sacrifier ma fille ! j’allais unir mon Élodie à un chef de rebelles !… Impliquée dans la plus affreuse conspiration, peut-être périrai-je ; ma crédulité mérite un châtiment terrible. Je dois paraître coupable ; mais, fille bien aimée ! je ne me reproche que d’avoir voulu contraindre votre cœur ; un jour de plus, et vous étiez la victime de ma tyrannie !… Oh ! que Réné me plonge dans les cachots, que la terre entière me condamne, mais qu’Élodie me pardonne, et sans regrets je subirai mon sort. »

Son accent paraît celui de la vérité. L’innocence est crédule ; la fille de Saint-Maur rassure sa protectrice, et descend à la hâte auprès du comte de Norindall.

Ecbert attendait Élodie. Malgré ses efforts pour se vaincre, et ses combats intérieurs pour cacher ses sentimens, le noble comte de Norindall, que mille souvenirs accablent, se trouble à la vue de l’orpheline. Il lui expose le but de son voyage ; il lui détaille la vaste conspiration dont les preuves authentiques ont été remises entre les mains du duc de Lorraine, et termine en ces mots son récit : — « Le prince de Palzo, chef des conjurés, est chargé de fers. Le gouvernement suisse a permis son arrestation en ses états. Par un conseil de guerre, Palzo sera jugé à Nancy. Une mort honteuse l’attend : ses complices en Lorraine sont en ce moment arrêtés ; et le supplice du chef servira d’exemple aux rebelles. » — « Noble chevalier ! dit Élodie, mais qui donc a pu dévoiler à votre souverain la rame de Palzo ? » — « Qui !… répond Ecbert : le Solitaire. » — « Et comment lui-même a-t-il découvert le complot ? comment l’a-t-il pu révéler au duc de Lorraine ? » — « Eh ! qu’importe, s’écrie Ecbert, par quels moyens il ait déjoué le crime !…… Il a réussi, c’est assez. L’homme du mont Sauvage était né pour étonner la terre. Aujourd’hui même encore, qu’il dise un mot, et ce mot peut changer le sort de l’Europe. Qu’il s’élance de la montagne, il peut surprendre l’univers. »

— « Lui ! interrompt Élodie ; ô Ciel ! expliquez-vous ! »

Sans répondre à ces mots, et regardant les somptueux présens du prince exposés encore autour de la grande salle du monastère : — « Ce matin, dit Ecbert en poussant un profond soupir, ce matin même, Palzo devait vous conduire à l’autel. L’infortuné ! que je le plains ! »

Puis soulevant un voile d’un travail inestimable, surmonté d’un diadème de fleurs : — « Jamais, poursuit-il avec amertume, jamais sur le front d’une épouse ma main n’attachera le bandeau nuptial. Le souffle brûlant du malheur a éteint pour moi les flambeaux de l’Hymen, comme il a séché les guirlandes de l’Amour. » — « Et la sœur du duc de Lorraine ?….. reprend l’orpheline d’une voix timide. « Après vous avoir aimée, interrompt Ecbert avec passion, ce cœur eût-il pu battre pour une autre !… La froide ambition remplace-t-elle l’ardent amour !… Tombé aux pieds de son souverain, Ecbert lui a ouvert son âme tout entière : René lui a pardonné ses refus ; et la sœur du duc de Lorraine est l’heureuse épouse d’un prince de l’Allemagne. »

Émue jusqu’au fond de l’âme, Élodie craint de rencontrer le regard touchant du magnanime guerrier. — « Comte de Norindall ! dit-elle, je vous dois aujourd’hui plus que la vie, votre secours… » — « Vous ne me devez rien, interrompt vivement Ecbert ; vous devez tout au Solitaire. »

— « Homme généreux ! vous refusez ma reconnaissance !… » — « Cruelle ! n’avez-vous pas refusé mon amour ! »

Alors changeant d’entretien, la vierge d’Underlach hasarde un mot sur la comtesse Imberg. D’après les ordres de Réné, l’amie de Palzo sera conduite à Nancy pour y être interrogée. Élodie plaide avec chaleur la cause de sa protectrice ; et le comte de Norindall lui promet sa puissante intercession auprès du prince de Lorraine.

Ecbert doit, dès le lendemain, quitter la Suisse : l’orpheline demeurera-t-elle au monastère, lorsqu’à Nancy sa présence et ses prières pourraient contribuer à sauver la comtesse ?… Abandonnera-t-elle dans son malheur celle qui, dans sa prospérité, entreprit un long et pénible voyage pour venir lui servir de mère ?…. Non, l’honneur lui commande un généreux dévouement : mais, hélas ! il faut s’éloigner du Solitaire ! Comment se séparer de son puissant protecteur ! comment fuir ainsi l’être auquel est attachée sa destinée ! Grand Dieu ! quels violens combats se livrent en son cœur ! quel tourmens affreux déchirent son âme !…

Le devoir l’emporte enfin sur l’amour : c’en est fait, Élodie ne quittera point la protectrice que lui choisit Herstall, tant que les périls et l’adversité menaceront sa vie ; mais, la comtesse, redevenue libre et fortunée, la douce fille de l’Helvétie reviendra terminer ses jours au monastère d’Underlach.

Instruit des dernières résolutions d’Élodie, le comte de Norindall songe avec une secrète joie qu’il va devenir son guide, son défenseur, et que de long-temps il ne sera séparé d’elle.

Retournée auprès de l’ami de Palzo, ’orpheline lui répète les promesses d’Ecbert : elle lui communique les projets qu’elle a formés de quitter momentanément l’abbaye ; et la reconnaissance de la comtesse éclate en vifs transports.

L’entrée du cloître n’est plus interdite aux habitans de la vallée ; le père Anselme est auprès de sa jeune amie, ravi de la voir échappée à tout danger. — « En révélant la conspiration, dit le vieux pasteur, qui donc a pu vous délivrer de votre affreuse captivité ? » — « Le bienfaiteur de nos vallons, le Solitaire. » — « Encore le Solitaire ! s’écrie Anselme ; » et l’expression de son visage est celle du chagrin.

— « Élodie ! poursuit-il vivement, depuis l’arrivée du perfide Palzo dans ces contrées, avez-vous revu l’homme du mont Sauvage ? » — « Oui, répond en rougissant la jeune fille ingénue. » — « En ce lieu qui l’appelait ? » — « Élodie. » — « Pour vous défendre ? » — « Pour me sauver. »

Anselme garde un instant le silence. — « Ma fille, continue-t-il, en la regardant attentivement, répondez avec » sincérité : le Solitaire vous a-t-il jamais parlé d’amour ? » À cette question faite d’un ton sévère : — « Mon père, répond Élodie, levant sur Anselme un regard plein de tendresse et de douceur, lui serait-il défendu d’aimer ? »

Anselme éprouve une vive agitation : cette réponse ne peut lui paraître douteuse. — « Dieu puissant ! dit le pasteur, que ta volonté s’accomplisse !… »

La vierge d’Underlach alors annonce au vieillard la détermination qu’elle a prise d’accompagner à Nancy la comtesse Imberg, de la défendre auprès de ses juges, et de revenir ensuite en Helvétie. Quoique le pasteur d’Underlach condamne en sa pensée la coupable amie de Palzo, il ne peut qu’applaudir aux généreux sentimens de l’orpheline. Ce voyage en outre la sépare du Solitaire, du moins pour un temps. Quelque puissant chevalier de la cour de Lorraine ne pourrait-il faire oublier l’inconnu de la montagne ! Le Ciel peut-être appelle à Nancy la fille de Saint-Maur pour y fixer sa destinée. Anselme approuve son départ, et lui fait ses tendres adieux.

Pendant ses préparatifs de voyage, Élodie n’avait point senti son courage fléchir ; mais, au moment de quitter l’abbaye, il semble prêt à l’abandonner. — « Vallon chéri ! s’écrie l’orpheline, je vais donc m’éloigner de toi : plante abandonnée, enlevée à ma roche natale, et poussée par le vent des orages, où tomberai-je pâle et flétrie !… »

Ses yeux se sont tournés vers les montagnes du lac Morat : un douloureux soupir atteste ses tourmens secrets ; si du moins elle avait pu prévenir celui qui seul occupe son cœur, des motifs de son absence momentanée !… Mais à qui confier un message ! Qui s’en chargerait dans Underlach ! Nul montagnard de la contrée n’ose approcher du Solitaire.

D’après les instructions qu’a reçues Ecbert, pour éviter tout soulèvement de la part des rebelles, il ne doit traverser avec son prisonnier le canton de Morat qu’au milieu de la nuit. Montée, ainsi que la comtesse, sur une mule richement enharnachée, Élodie côtoie la vallée. Les habitans du village ont appris son départ ; quoique rassurés par ses promesses d’un prompt retour à l’abbaye, avec douleur ils se pressent autour d’elle ; des larmes coulent de tous les yeux ; et leur adieu muet a déchiré l’âme de l’orpheline.

Les ombres s’épaississaient dans la plaine que le soleil couchant avait cessé d’éclairer ; mais les cimes neigeuses des montagnes resplendissaient encore de lumière, et s’étaient revêtues d’un vaste L’air était doux et manteau de serein ; le hameau était paisible ; les teintes jaunes et rougeâtres de l’automne nuançaient la verdure des forêts ; le timide chamois de loin à loin se montrait pourpre. sur les roches désertes ; le laemmergeyer[1] planait lentement au-dessus des nues, et le torrent roulait ses eaux limpides. Jamais la nature n’avait semblé si belle à l’orpheline ; jamais l’aspect de la vallée ne lui avait paru si ravissant. Hélas ! tel est le cœur humain : souvent il ne sent la valeur de ce qu’il possède que lorsqu’il est au moment de le perdre. Plutôt destiné aux regrets qu’à la jouissance, il apprécie ce qu’il avait, lorsqu’il ne l’a plus et qu’il souffre. Les yeux de l’homme ne s’ouvrent-ils donc que lorsqu’ils pleurent !…..

Déjà les murailles grisâtres du monastère se perdent dans le lointain. Ses hautes tours solitaires s’élèvent silencieusement, habitées par l’oiseau des ténèbres et tapissées par les pampres de lierre. À travers leurs crevasses soufflent les vents. Maintenant nuls pas humains ne retentissent sur leurs sommets, qui paraissent ne plus communiquer qu’avec les nuages. Ruines encore imposantes, elles semblent dire tristement adieu au voyageur qui, moins heureux qu’elles, pressent les ravages, compte les temps, et connaît la faux qui le frappe.

Entouré de gardes et chargé de fers, le prince de Palzo marche en avant du cortége. Entre deux rocs escarpés, les troupes du comte de Norindall défilent lentement. Soudain la fille de Saint-Maur est tirée de sa profonde rêverie par un nom presque magique prononcé non loin d’elle. Que ce mot a puissamment réveillé son attention ! comme il a retenti jusqu’à son cœur ! Quel est-il ?… le mont Sauvage.

De tous côtés, autour d’Élodie, s’offrent de hautes montagnes, forteresses de la nature, dont les vastes remparts portent dans les nues leurs crénaux blanchâtres. Palais sublimes des glaces éternelles où se forment les avalanches, ces pics audacieux montrent jusqu’à quel point la terre peut se rapprocher du ciel. Leur colossal aspect élève l’homme, ce roi de la nature, dont la pensée dépasse autant les hauteurs du globe que son âme les merveilles de la création.

Élodie est au pied de la montagne redoutée. Ecbert et quelques chevaliers l’environnent. Ses yeux fixent avidement la forêt mystérieuse ; son cœur bat avec violence. L’orpheline est convaincue que l’homme qui pénètre jusqu’aux plus secrètes pensées des princes et des cours, a vu ses dispositions de départ et connaît ses projets de retour. Sans doute le Solitaire a su l’heure de son passage en ces gorges désertes ; il est là sans doute il aura voulu jeter un dernier regard sur elle….. Ah ! que ne peut-elle rencontrer ce regard !

Sur le penchant de la montagne, à travers les sapins et les rochers, Élodie aperçoit confusément une habitation sauvage. Plus elle regarde, et plus les objets qu’elle cherche à distinguer captivent son attention. D’une énorme masse de granit se détache un rustique édifice, dont les murailles sont des troncs d’arbres et la toiture des roseaux. Auprès de l’étrange demeure que voilent à demi quelques rameaux de la forêt, s’élève une sorte de trophée d’armes. À ce faisceau guerrier, suspendu, un bouclier armorié réfléchit les derniers rayons du jour. Ô surprise ! Ecbert s’arrête à cette vue ; il fait un signe à ses compagnons, et soudain, au roulement prolongé du tambour, leurs fronts s’inclinent humblement, leurs lances s’abaissent avec respect devant la hutte sauvage du Solitaire.

Le salut d’armes est achevé ; l’ami de Réné poursuit sa route, sans paraître remarquer l’étonnement de l’orpheline. Que signifie cet hommage éclatant rendu à l’homme du mont Sauvage ?… Quoi, devant la seule armure du Solitaire le comte de Norindall s’est prosterné !… Comment expliquer ce mystère !

Les troupes d’Ecbert ont hâté leur marche. Ils sont sortis des défilés du mont Sauvage, et déjà longent le lac Morat. La nuit s’avance, ils parviennent au pic Terrible, et là le plus affreux danger les menace.

Les rebelles ont appris l’arrestation de Palzo. Le départ d’Echert, la route qu’il doit suivre, le moment de son passage, tout leur est connu. Les chefs insurgés ont résolu de sauver le prince ; non loin du pic Terrible leurs montagnards embusqués attendent l’ami de Réné pour attaquer ses troupes à l’improviste, les mettre en fuite, et délivrer le prisonnier.

Le comte de Norindall s’éloigne rarement d’Élodie. Attentif à tous ses mouvemens, il voudrait l’entourer de toutes les puissances de son âme, de toutes les forces de sa vie. Tout l’inquiète pour elle, et l’amertume de ses regrets en quittant pour la première fois une terre natale, et les fatigues de la route, et l’air humide de la nuit, et jusqu’aux mugissemens de la forêt.

S’adressant à Ecbert, après un long silence : — « Quelle est, dit la comtesse, cette roche escarpée qui, teinte d’une couleur rougeâtre, semble un fragment détaché des cavernes infernales ? Son ombre gigantesque se projette au loin comme un spectre menaçant….. Écoutez ! serait-ce le vent dont j’entends s’échapper les plaintes lugubres à travers les fentes du rocher ?…… Chevalier, où sommes-nous ? Ici l’air lui-même est imprégné de terreur. Comte de Norindall, où nous conduisez-vous !… »

Sa voix est tremblante, et ses traits peignent l’effroi. — « Ce rocher est le pic Terrible, répond Ecbert : les superstitions populaires ont rendu son approche redoutable. C’est ici que les religieux du monastère d’Underlach périrent sous les coups d’une horde barbare. C’est ici, selon les montagnards, que le fantôme sanglant….. » — « Ecbert ! interrompt l’orpheline alarmée, éloignons-nous. »

La vierge d’Underlach avait à peine achevé ces mots, que du sein de la forêt partent des cris perçans. Une nuée de flèches a traversé les airs ; de piques et de soldats les rochers se hérissent ; et de toutes parts les montagnards rebelles ont cerné les troupes d’Ecbert.

Un combat épouvantable s’engage auprès du pic Terrible. Les gardes de Palzo tombent baignés dans leur sang. Les fers du prince sont brisés ; et déjà le chef des insurgés, armé d’un glaive étincelant, combat à la tête de ses libérateurs.

Ecbert fait entendre sa voix, il ranime ses guerriers que la terreur a saisis : il rallie ses troupes dispersées, et son audace téméraire a fait pâlir les assaillans. Aux postes les plus périlleux, au milieu de la plus affreuse mêlée son panache s’élève orgueilleusement comme une oriflamme de la victoire.

La nuit étend sur les combattans ses crêpes funéraires. À genoux contre le pic Terrible, l’orpheline infortunée lève au Ciel ses mains suppliantes. La comtesse l’a abandonnée. Pressant les flancs de sa mule, déjà la perfide s’est réfugiée sous la bannière des insurgés. Plusieurs fois, à l’oreille d’Élodie, la flèche meurtrière a sifflé. Comme un rempart impénétrable, Ecbert défend l’approche du pic Terrible. Comme un lion ensanglanté, il combat avec la fureur du désespoir.

Cependant la vaillance a triomphé du nombre : le désordre est dans les rangs des insurgés ; leurs cadavres jonchent la terre. Le prince de Palzo cherche la fille de Saint-Maur. S’il ne peut exterminer les troupes d’Ecbert, du moins, avant de fuir avec ses montagnards, il veut s’emparer de celle qu’il adore. Au pied du rocher célèbre il vient de l’apercevoir : il fond sur sa victime, il est prêt à la saisir… lorsque entre elle et lui s’élance le comte de Norindall.

Armés par la vengeance, implacables rivaux, les deux guerriers se frappent avec toute la violence de la haine, avec toute l’impétuosité de la rage ; leur sang inonde leur armure : tous deux paraissent invincibles. Ô désespoir ! un trait lancé par un montagnard a percé la cuirasse d’Ecbert, et reste enfoncé dans ses flancs. Le valeureux comte de Norindall veut arracher ce funeste javelot ; mais le fer s’est rompu dans sa blessure. Echert a senti s’affaiblir sa vigueur ; cependant il combat encore. Il lui reste l’énergie de son âme ; et cette énergie morale est une force libre des sens, une vie indépendante qui surmonte tous les obstacles d’une nature épuisée, et comme un nouveau souffle anime l’anéantissement.

La vierge d’Underlach jette un cri de détresse, et jamais le désespoir ne fit entendre une voix plus douloureuse ; elle a vu chanceler Ecbert : hélas ! plus de salut pour elle ; le prince de Palzo triomphe.

Du pic Terrible part à l’instant une épouvantable détonation. Sur le rocher s’élève une flamme éclatante. La forêt entière est éclairée par des feux rouges et brûlans qu’enveloppe une épaisse fumée : la terre tremble. Un noir tourbillon monte en colonne tortueuse vers les cieux. Une odeur pestiférée s’exhale de ce nuage infernal, d’où sort une voix menaçante et surnaturelle. La nuée s’entr’ouvre… et comme en un char enflammé, comme du milieu d’un météore, apparaît le fantôme sanglant.

Parmi les montagnards quels cris se font entendre !….. L’alarme est à son comble. Leurs cheveux se dressent sur leurs fronts. Saisis d’épouvante et d’horreur, les uns demeurent pétrifiés et sans mouvement, comme les soldats de Phinée devant la tête de la Gorgone ; d’autres ont fui vers la forêt, et courent au fond des antres ténébreux cacher leurs visages effarés ; la plupart tombant agenouillés, se laissent enchaîner par les vainqueurs : tous implorent la mort ; tous attendent qu’un abîme s’entr’ouvre pour les engloutir. Les soldats d’Ecbert n’ont plus d’ennemis à combattre.

Le prince de Palzo regarde le fantôme. Colosse gigantesque, il est revêtu d’une robe écarlate, et le sang paraît couler de son épaisse chevelure. Au milieu de la vapeur sulfureuse qui l’entoure, l’arc du prince des ténèbres, comme un noir serpent, s’élève en ses mains enflammées, et le javelot de la mort va partir. L’œil étincelant du spectre roulant çà et là dans son orbite, paraît devoir consumer les objets qu’il voudra fixer. Son regard semble l’éclair d’une explosion ; sa voix, le son fatal du jour des derniers jugemens. La nature épouvantée a fait silence. Le mugissement de la forêt a cessé. L’air frissonne sourdement. Qui commande ?… est-ce le ciel ? est-ce l’enfer ?

Le comte de Norindall résiste encore aux coups multipliés dont l’accable Palzo. L’orpheline lève vers eux ses yeux égarés. Pourquoi le chef des rebelles a-t-il tout à coup cessé de frapper son adversaire ?… Pourquoi son front audacieux, orné d’un panache vainqueur, a-t-il soudain fléchi ?… Pourquoi son fer échappe-t-il de sa main ?… Pourquoi le prince tombe-t-il inanimé ?.. De l’arc du fantôme sanglant est parti le trait de la mort. Palzo n’est plus.

La vierge d’Underlach succombe aux violentes secousses qui successivement l’ont frappée. Le comte de Norindall est sauvé ; l’orpheline a remercié l’Éternel. Tournant un dernier regard vers l’épouvantable apparition du pic Terrible, en ce moment Élodie voit descendre vers elle le fantôme sanglant… elle s’évanouit.

  1. Grand vautour des Alpes.